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Buch lesen: «Discours par Maximilien Robespierre — 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792», Seite 3

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Mais, d'ailleurs, qui jugera les juges eux-mêmes? Car, enfin, il faut bien que leurs prévarications ou leurs erreurs ressortissent, comme celles des autres magistrats, au tribunal de la censure publique. Qui jugera le dernier jugement qui décidera ces contestations? Car il faut qu'il y en ait un qui soit le dernier; il faut bien aussi qu'il soit soumis à la liberté des opinions. Concluons qu'il faut toujours revenir au principe, que les citoyens doivent avoir la faculté de s'expliquer et d'écrire sur la conduite des hommes publics, sans être exposés à aucune condamnation légale.

Attendrai-je des preuves juridiques de la conjuration de Catilina, et n'oserai-je la dénoncer au moment où il faudrait déjà l'avoir étouffée? Comment oserai-je dévoiler les desseins perfides de tous ces chefs de parti, qui s'apprêtent à déchirer le sein de la république, qui tous se couvrent du voile du bien public et de l'intérêt du peuple, et qui ne cherchent qu'à l'asservir et le vendre au despotisme? Comment vous développerai-je la politique ténébreuse de Tibère? Comment les avertirai-je que ces pompeux dehors de vertus, dont il s'est tout à coup revêtu, ne cachent que le dessein de consommer plus sûrement cette terrible conspiration qu'il trame depuis longtemps contre le salut de Rome? Eh! devant quel tribunal voulez-vous que je lutte contre lui? Sera-ce devant le Préteur? Mais s'il est enchaîné par la crainte, ou séduit par l'intérêt? Sera-ce devant les Ediles? Mais s'ils sont soumis à son autorité, s'ils sont à la fois ses esclaves et ses complices? Sera-ce devant le Sénat? Mais si le Sénat lui-même est trompé ou asservi? Enfin, si le salut de la patrie exige que j'ouvre les yeux à mes concitoyens sur la conduite même du Sénat, du Préteur et des Ediles, qui jugera entre eux et moi?

Mais une autre raison sans réplique semble achever de mettre cette vérité dans tout son jour. Rendre les citoyens responsables de ce qu'ils peuvent écrire contre les personnes publiques, ce serait nécessairement supposer qu'il ne leur serait pas permis de les blâmer, sans pouvoir appuyer leurs inculpations par des preuves juridiques. Or, qui ne voit pas combien une pareille supposition répugne à la nature même de la chose, et aux premiers principes de l'intérêt social? Qui ne sait combien il est difficile de se procurer de pareilles preuves; combien il est facile au contraire à ceux qui gouvernent d'envelopper leurs projets ambitieux des voiles du mystère, de les couvrir même du prétexte spécieux du bien public? N'est-ce pas même là la politique ordinaire des plus dangereux ennemis de la patrie? Ainsi ce seraient ceux qu'il importerait le plus de surveiller, qui échapperaient à la surveillance de leurs concitoyens. Tandis que l'on chercherait les preuves exigées pour avertir de leurs funestes machinations, elles seraient déjà exécutées, et l'Etat périrait avant que l'on eût osé dire qu'il était en péril. Non, dans tout Etat libre, chaque citoyen est une sentinelle de la liberté, qui doit crier, au moindre bruit, à la moindre apparence du danger qui la menace. Tous les peuples qui l'ont connue n'ont-ils pas craint pour elle jusqu'à l'ascendant même de la vertu?

Aristide, banni par l'ostracisme, n'accusait pas cette jalousie ombrageuse qui l'envoyait à un glorieux exil. Il n'eût point voulu que le peuple athénien fût privé du pouvoir de lui faire une injustice. Il savait que la même loi qui eût mis le magistrat vertueux à couvert d'une téméraire accusation aurait protégé l'adroite tyrannie de la foule des magistrats corrompus. Ce ne sont pas ces hommes incorruptibles, qui n'ont d'autre passion que celle de faire le bonheur et la gloire de leur patrie, qui redoutent l'expression publique des sentiments de leurs concitoyens. Ils sentent bien qu'il n'est pas si facile de perdre leur estime, lorsqu'on peut opposer à la calomnie une vie irréprochable et les preuves d'un zèle pur et désintéressé; s'ils éprouvent quelquefois une persécution passagère, elle est pour eux le sceau de leur gloire et le témoignage éclatant de leur vertu; ils se reposent, avec une douce confiance, sur le suffrage d'une conscience pure, et sur la force de la vérité qui leur ramène bientôt ceux de leurs concitoyens.

Qui sont ceux qui déclament sans cesse contre la licence de la presse, et qui demandent des lois pour la captiver? Ce sont ces personnages équivoques, dont la réputation éphémère, fondée sur les succès du charlatanisme, est ébranlée par le moindre choc de la contradiction; ce sont ceux qui, voulant à la fois plaire au peuple et servir ses tyrans, combattus entre le désir de conserver la gloire acquise en défendant la cause publique, et les honteux avantages que l'ambition peut obtenir en l'abandonnant, qui, substituant la fausseté au courage, l'intrigue au génie, tous les petits manèges des cours aux grands ressorts des révolutions, tremblent sans cesse que la voix d'un homme libre vienne révéler le secret de leur nullité ou de leur corruption, qui sentent que pour tromper ou pour asservir leur patrie il faut, avant tout, réduire au silence les écrivains courageux qui peuvent la réveiller de sa funeste léthargie, à peu près comme on égorge les sentinelles avancées pour surprendre le camp ennemi; ce sont tous ceux enfin qui veulent être impunément faibles, ignorants, traîtres ou corrompus. Je n'ai jamais ouï dire que Caton, traduit cent fois en justice, ait poursuivi ses accusateurs; mais l'histoire m'apprend que les décemvirs à Rome firent des lois terribles contre les libelles.

C'est en effet uniquement aux hommes que je viens de peindre, qu'il appartient d'envisager avec effroi la liberté de la presse; car ce serait une grande erreur de penser que dans un ordre de choses paisible, où elle est solidement établie, toutes les réputations soient en proie au premier qui veut les détruire.

Que sous la verge du despotisme, où l'on est accoutumé à entendre traiter de libelles les justes réclamations de l'innocence outragée et les plaintes les plus modérées de l'humanité opprimée, un libelle même digne de ce nom soit adopté avec empressement et cru avec facilité, qui pourrait en être surpris? Les crimes du despotisme et la corruption des moeurs rendent toutes les inculpations si vraisemblables! Il est si naturel d'accueillir comme une vérité un écrit qui ne parvient à vous qu'en échappant aux inquisitions des tyrans! Mais sous le régime de la liberté, croyez-vous que l'opinion publique, accoutumée à la voir s'exercer en tout sens, décide en dernier ressort de l'honneur des citoyens, sur un seul écrit, sans peser ni les circonstances, ni les faits, ni le caractère de l'accusateur, ni celui de l'accusé? Elle juge en général et jugera surtout alors avec équité: souvent même les libelles seront des titres de gloire pour ceux qui en seront les objets, tandis que certains éloges ne seront à ses yeux qu'un opprobre: et, en dernier résultat, la liberté de la presse ne sera que le fléau du vice et de l'imposture, et le triomphe de la vertu et de la vérité.

Le dirai-je enfin? Ce sont nos préjugés, c'est notre corruption qui nous exagère les inconvénients de ce système nécessaire. Chez un peuple où l'égoïsme a toujours régné, où ceux qui gouvernent, où la plupart des citoyens qui ont usurpé une espèce de considération ou de crédit, sont forcés à s'avouer intérieurement à eux-mêmes qu'ils ont besoin non seulement de l'indulgence, mais de la clémence publique, la liberté de la presse doit nécessairement inspirer une certaine terreur, et tout système qui tend à la gêner trouve une foule de partisans qui ne manquent pas de le présenter sous les dehors spécieux du bon ordre et de l'intérêt public.

A qui appartient-il plus qu'à vous, législateurs, de triompher de ce préjugé fatal qui ruinerait et déshonorerait à la fois votre ouvrage? Que tous ces libelles répandus autour de vous par les factions ennemies du peuple ne soient point pour vous une raison de sacrifier aux circonstances du moment les principes éternels sur lesquels doit reposer la liberté des nations. Songez qu'une loi sur la presse n'arrêterait point, ne réparerait point le mal, et vous enlèverait le remède. Laissez passer ce torrent fangeux, dont il ne restera bientôt plus aucune trace, pourvu que vous conserviez cette source immense et éternelle de lumières qui doit répandre sur le monde politique et moral la chaleur, la force, le bonheur et la vie. N'avez-vous pas déjà remarqué que la plupart des dénonciations qui vous ont été faites étaient dirigées non contre ces écrits sacrilèges où les droits de l'humanité sont attaqués, où la majesté du peuple est outragée, au nom des despotes, par des esclaves lâchement audacieux, mais contre ceux que l'on accuse de défendre la cause de la liberté avec un zèle exagéré et irrespectueux envers les despotes? N'avez-vous pas remarqué qu'elles vous ont été faites par des hommes qui réclament amèrement contre des calomnies que la voix publique a mises au rang des vérités, et qui se taisent sur les blasphèmes séditieux que leurs partisans ne cessent de vomir contre la nation et contre ses représentants? Que tous mes concitoyens m'accusent et me punissent comme un traître à la patrie, si jamais je vous dénonce aucun libelle, sans en excepter ceux où, couvrant mon nom des plus infâmes calomnies, les ennemis de la révolution me désignent à la fureur des factieux comme l'une des victimes qu'elle doit frapper! Eh! que nous importent ces méprisables écrits! Ou bien la nation française approuvera les efforts que nous avons faits pour assurer sa liberté, ou elle les condamnera. Dans le premier cas, les attaques de nos ennemis ne seront que ridicules; dans le second cas, nous aurons à expier le crime d'avoir pensé que les Français étaient dignes d'être libres, et pour mon compte je me résigne volontiers à cette destinée.

Enfin faisons des lois, non pour un moment, mais pour les siècles; non pour nous, mais pour l'univers; montrons-nous dignes de fonder la liberté, en nous attachant invariablement à ce grand principe, qu'elle ne peut exister là où elle ne peut s'exercer avec une étendue illimitée sur la conduite de ceux que le peuple a armés de son autorité. Que devant lui disparaissent tous ces inconvénients attachés aux plus excellentes institutions, tous ces sophismes inventés par l'orgueil et par la fourberie des tyrans. Il faut, vous disent-ils, mettre ceux qui gouvernent à l'abri de la calomnie; il importe au salut du peuple de maintenir le respect qui leur est dû. Ainsi auraient raisonné les Guises contre ceux qui auraient dénoncé les préparatifs de la Saint-Barthélémy; ainsi raisonneront tous leurs pareils, parce qu'ils savent bien que tant qu'ils seront tout-puissants, les vérités qui leur déplaisent seront toujours des calomnies, parce qu'ils savent bien que ce respect superstitieux qu'ils réclament pour leurs fautes et pour leurs forfaits mêmes leur assure le pouvoir de violer impunément celui qu'ils doivent à leur souverain, au peuple qui mérite sans doute autant d'égards que ses délégués et ses oppresseurs. Mais qui voudra à ce prix, osent-ils dire encore, qui voudra être roi, magistrat, qui voudra tenir les rênes du gouvernement? Qui? Les hommes vertueux, dignes d'aimer leur patrie et la véritable gloire, qui savent bien que le tribunal de l'opinion publique n'est redoutable qu'aux méchants. Qui encore? Les ambitieux mêmes. Eh! plût à Dieu qu'il y eût sur la terre un moyen de leur faire perdre l'envie ou l'espoir de tromper ou d'asservir les peuples!

En deux mots, il faut ou renoncer à la liberté, ou consentir à la liberté indéfinie de la presse. A l'égard des personnes publiques, la question est décidée.

Il ne nous reste plus qu'à la considérer par rapport aux personnes privées. On voit que cette question se confond avec celle du meilleur système de législation sur la calomnie, soit verbale, soit écrite, et qu'ainsi elle n'est plus uniquement relative à la presse.

II est juste sans doute que les particuliers attaqués par la calomnie puissent poursuivre la réparation du tort qu'elle leur a fait; mais il est utile de faire quelques observations sur cet objet.

Il faut d'abord considérer que nos anciennes lois sur ce point sont exagérées, et que leur rigueur est le fruit évident de ce système tyrannique que nous avons développé, et de cette terreur excessive que l'opinion publique inspire au despotisme qui les a promulguées. Comme nous les envisageons avec plus de sang-froid, nous consentirons volontiers à modérer le code pénal qu'il nous a transmis; il me semble du moins que la peine qui sera prononcée contre les auteurs d'une inculpation calomnieuse doit se borner à la publicité du jugement qui la déclare telle et à la réparation pécuniaire du dommage qu'elle aura causé à celui qui en était l'objet. On sent bien que je ne comprends pas dans cette classe le faux témoignage contre un accusé, parce que ce n'est point ici une simple calomnie, une simple offense envers un particulier; c'est un mensonge fait à la loi pour perdre l'innocence, c'est un véritable crime public.

En général, quant aux calomnies ordinaires, il y a deux espèces de tribunaux pour les juger, celui des magistrats et celui de l'opinion publique. Le plus naturel, le plus équitable, le plus compétent, le plus puissant, c'est sans contredit le dernier; c'est celui qui sera préféré par les hommes les plus vertueux et les plus dignes de braver les attaques de la haine et de la méchanceté; car il est à remarquer qu'en général l'impuissance de la calomnie est en raison de la probité et de la vertu de celui qu'elle attaque; et que plus un homme a le droit d'en appeler à l'opinion, moins il a besoin d'invoquer la protection du juge: il ne se déterminera donc pas facilement à faire retentir les tribunaux des injures qui lui auront été adressées, et il ne les occupera de ses plaintes que dans les occasions importantes où la calomnie sera liée à une trame coupable ourdie pour lui causer un grand mal, et capable de ruiner la réputation même la plus solidement affermie. Si l'on suit ce principe, il y aura moins de procès ridicules, moins de déclamations sûr l'honneur, mais plus d'honneur, surtout plus d'honnêteté et de vertu.

Je borne ici mes réflexions sur cette troisième question, qui n'est pas le principal objet de cette discussion, et je vous propose de cimenter la première base de la liberté par le décret suivant.

L'Assemblée nationale déclare:

1° Que tout homme a le droit de publier ses pensées, par quelques moyens que ce soit; et que la liberté de la presse ne peut être gênée ni limitée en aucune manière;

2° Que quiconque portera atteinte à ce droit doit être regardé comme ennemi de la liberté, et puni par la plus grande des peines qui seront établies par l'Assemblée nationale;

3° Pourront néanmoins les particuliers qui auront été calomniés se pourvoir pour obtenir la réparation du dommage que la calomnie leur aura causé, par les moyens que l'Assemblée nationale indiquera.

Discours de Maximilien Robespierre à l'Assemblée nationale, sur la réélection des membres de l'Assemblée nationale (16 mai 1791)

Messieurs,

Les plus grands législateurs de l'antiquité, après avoir donné une constitution à leur pays, se firent un devoir de rentrer dans la foule des simples citoyens, et de se dérober même quelquefois à l'empressement de la reconnaissance publique. Ils pensaient que le respect des lois nouvelles dépendait beaucoup de celui qu'inspirait la personne des législateurs, et que le respect qu'imprime le législateur est attaché en grande partie à l'idée de son caractère et de son désintéressement. Du moins faut-il convenir que ceux qui fixent la destinée des nations et des races futures doivent être absolument isolés de leur propre ouvrage; qu'ils doivent être comme la nation entière, et comme la postérité. Il ne suffit pas même qu'ils soient exempts de toute vue personnelle et de toute ambition; il faut encore qu'ils ne puissent pas en être soupçonnés. Pour moi, je l'avoue, je n'ai pas besoin de chercher dans des raisonnements bien subtils la solution de la question qui vous occupe; je la trouve dans les premiers principes de la droiture et dans ma conscience. Nous allons délibérer sur la partie de la Constitution qui est la première base de la liberté et du bonheur public, l'organisation du Corps législatif; sur les règles constitutionnelles des élections, sur le renouvellement des corps électoraux. Avant de prononcer sur ces questions, faisons qu'elles nous soient parfaitement étrangères: pour moi, du moins, je crois pouvoir m'appliquer ce principe. En effet, je suppose que je ne fusse pas inaccessible à l'ambition d'être membre du Corps législatif, et certes, je déclare avec franchise que c'est peut-être le seul objet qui puisse exciter l'ambition d'un homme libre; je suppose que les chances qui pourraient me porter à cet emploi fussent liées à la manière dont les grandes questions nationales dont j'ai parlé seraient résolues; serais-je dans cet état d'impartialité et de désintéressement absolu qu'exige une tâche aussi importante? Et si un juge se récuse lorsqu'il tient par quelque affection, par quelque intérêt, même indirect, à une cause particulière, serais-je moins sévère envers moi-même, lorsqu'il s'agit de la cause des peuples? Non. Et puisqu'il n'existe pour tous les hommes qu'une même morale, qu'une même conscience, je conclus que cette opinion est celle de l'Assemblée nationale tout entière. C'est la nature même des choses qui a élevé une barrière entre les auteurs de la Constitution et les assemblées qui doivent venir après eux. En fait de politique, rien n'est utile que ce qui est juste et honnête; et rien ne prouve mieux cette maxime que les avantages attachés au parti que je propose.

Concevez-vous quelle autorité imposante donnerait à votre Constitution le sacrifice prononcé par vous-mêmes des plus grands honneurs auxquels vos concitoyens puissent vous appeler? Combien les efforts de la calomnie seront faibles, lorsqu'elle ne pourra pas reprocher à un seul de ceux qui l'ont élevée d'avoir voulu mettre à profit le crédit que leur mission même leur donne sur leurs commettants, pour prolonger son pouvoir; lorsqu'elle ne pourra pas même dire que ceux qui passent pour avoir exercé une très grande influence sur vos délibérations ont eu la prétention de se faire de leur réputation et de leur popularité un moyen d'étendre leur empire sur une Assemblée nouvelle; lorsqu'enfin on ne pourra pas les soupçonner d'avoir plié au désir très louable en soi de servir la patrie sur un grand théâtre, les principes des importantes délibérations qui nous restent à prendre!

Cependant, si, incapables de tout retour personnel sur eux-mêmes, ils étaient attachés au système contraire, par des scrupules purement relatifs à l'intérêt public, il me semble qu'il serait facile de les dissiper.

Plusieurs semblent croire à la nécessité de conserver dans la législature prochaine une partie des membres de l'Assemblée actuelle; d'abord, parce que, pleins d'une juste confiance en vous, ils désespèrent que nous puissions être remplacés par des successeurs également dignes de la confiance publique.

En partageant le sentiment, honorable pour l'Assemblée actuelle, qui est la base de cette opinion, je crois exprimer le vôtre, en disant que nous n'avons ni le droit, ni la présomption de penser qu'une nation de vingt-cinq millions d'hommes, libre et éclairée, est réduite à l'impuissance de trouver facilement 720 défenseurs qui nous vaillent. Et si, dans un temps où l'esprit public n'était point encore né, où la nation ignorait ses droits et ne prévoyait point encore sa destinée, elle a pu faire des choix dignes de cette révolution, pourquoi n'en ferait-elle pas de meilleurs encore, lorsque l'opinion publique est éclairée et fortifiée par une expérience de deux années si fécondes en grands événements et en grandes leçons?

Les partisans de la réélection disent encore qu'un certain nombre de membres, et même que certains membres de cette Assemblée sont nécessaires pour éclairer, pour guider la législature suivante par les lumières de leur expérience, et par la connaissance plus parfaite des lois qui sont leur ouvrage.

Pour moi, sans m'arrêter à cette idée qui a peut-être quelque chose do spécieux, je pense d'abord que ceux qui, hors de cette Assemblée, ont lu, ont suivi nos opérations, qui ont adopté nos décrets, qui les ont défendus, qui ont été chargés par la confiance publique de les faire exécuter, que cette foule de citoyens dont les lumières et le civisme fixent les regards de leurs compatriotes, connaissent aussi les lois et la Constitution; je crois qu'il n'est pas plus difficile de les connaître qu'il ne l'a été de les faire. Je pourrais même ajouter que ce n'est pas au milieu de ce tourbillon immense d'affaires où nous nous sommes trouvés, qu'on a été le plus à portée de reconnaître l'ensemble et les détails de toutes nos opérations; je pense d'ailleurs que les principes de notre Constitution sont gravés dans le coeur de tous les hommes, et dans l'esprit de la majorité des Français; que ce n'est point de la tête de tels ou tels orateurs qu'elle est sortie, mais du sein même de l'opinion publique qui nous avait précédés et qui nous a soutenus. C'est à elle, c'est à la volonté de la nation, qu'il faut confier sa durée et sa perfection, et non à l'influence de quelques-uns de ceux qui la représentent en ce moment. Si elle esl votre ouvrage, n'est-elle pas le patrimoine des citoyens qui ont juré de la défendre contre tous ses ennemis? N'est-elle pas l'ouvrage de la nation qui l'a adoptée? Pourquoi les assemblées de représentants choisis par elle n'auront-elles pas droit à la même confiance? Et quelle est celle qui oserait renverser la Constitution contre sa volonté? Quant aux prétendus guides qu'une assemblée pourrait transmettre à celles qui la suivent, je ne crois point du tout à leur utilité. Ce n'est point dans l'ascendant des orateurs qu'il faut placer l'espoir du bien public, mais dans les lumières et dans le civisme de la masse des assemblées représentatives: l'influence de l'opinion publique et de l'intérêt général diminue en proportion de celle que prennent les orateurs; et quand ceux-ci parviennent à maîtriser les délibérations, il n'y a plus d'assemblée, il n'y a plus qu'un fantôme de représentation. Alors se réalise le mot de Thémistocle, lorsque, montrant son fils enfant, il disait: "Voilà celui qui gouverne la Grèce; ce marmot gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent la Grèce." Ainsi une nation de vingt-cinq millions d'hommes serait gouvernée par l'Assemblée représentative, celle-ci par un petit nombre d'orateurs adroits, et par qui ces orateurs seraient-ils gouvernés quelquefois?.. Je n'ose le dire, mais vous pourrez facilement le deviner. Je n'aime point cette science nouvelle qu'on appelle la tactique des grandes assemblées: elle ressemble trop à l'intrigue: la vérité et la raison doivent seules régner dans les assemblées législatives. Je n'aime pas que des hommes habiles puissent, en dominant une assemblée par ces moyens, préparer, assurer leur domination sur une autre, et perpétuer ainsi un système de coalition qui est le fléau de la liberté. J'ai de la confiance en des représentants qui, ne pouvant étendre au delà de deux ans les vues de leur ambition, seront forcés de la borner à la gloire de servir leur pays et l'humanité, de mériter l'estime et l'amour des citoyens dans le sein desquels ils sont sûrs de retourner à la fin de leur mission. Deux années de travaux aussi brillants qu'utiles sur un tel théâtre suffisent à leur gloire. Si la gloire, si le bonheur de placer leurs noms parmi ceux des bienfaiteurs de la patrie ne leur suffit pas, ils sont corrompus, ils sont au moins dangereux; il faut bien se garder de leur laisser les moyens d'assouvir un autre genre d'ambition. Je me défierais de ceux qui, pendant quatre ans, resteraient en butte aux caresses, aux séductions royales, à la séduction de leur propre pouvoir, enfin à toutes les tentations de l'orgueil ou de la cupidité. Ceux qui me représentent, ceux dont la volonté est censée la mienne, ne sauraient être trop rapprochés de moi, trop identifiés avec moi; sinon la loi, loin d'être la volonté générale, ne sera plus que l'expression des caprices ou des intérêts particuliers de quelques ambitieux; les représentants, ligués contre le peuple, avec le ministère et la cour, deviendront des souverains, et bientôt des oppresseurs. Ne nous dites donc plus que s'opposer à la réélection, c'est violer la liberté du peuple. Quoi! est-ce violer la liberté que d'établir les formes, que de fixer les règles nécessaires pour que les élections soient utiles à la liberté? Tous les peuples n'ont-ils pas adopté cet usage? n'ont-ils pas surtout proscrit la réélection dans les magistratures importantes, pour empêcher que, sous ce prétexte, les ambitieux ne se perpétuassent par l'intrigue et par la facilité des peuples? N'avez-vous pas vous-mêmes déterminé des conditions d'éligibilité? Les partisans de la réélection ont-ils alors réclamé contre ces décrets? Or, faut-il que l'on puisse nous accuser de n'avoir cru à la liberté indéfinie en ce genre que lorsqu'il s'agissait de nous-mêmes, et de n'avoir montré ce scrupule excessif que lorsque l'intérêt public exigeait la plus salutaire de toutes les règles qui peuvent en diriger l'exercice? Oui, sans doute, toute restriction injuste, contraire aux droits des bommes, et qui ne tourne point au profit de l'égalité, est une atteinte portée à la liberté du peuple: mais toute précaution sage et nécessaire, que la nature même des choses indique, pour protéger la liberté contre la brigue et contre les abus du pouvoir des représentants, n'est-elle pas commandée par l'amour même de la liberté?

Et d'ailleurs, n'est-ce pas au nom du peuple que vous faites ces lois? C'est mal raisonner que de présenter vos décrets comme des lois dictées par des souverains à des sujets; c'est la Nation qui les porte elle-même, par l'organe de ses représentants. Dès qu'ils sont justes et conformes aux droits de tous, ils sont toujours légitimes. Or, qui peut douter que la Nation ne puisse convenir des règles qu'elle suivra dans ses élections pour se défendre elle-même contre l'erreur et contre la surprise?

Au reste, pour ne parler que de ce qui concerne l'Assemblée actuelle, j'ai fait plus que prouver qu'il était utile de ne point permettre la réélection; j'ai fait voir une véritable incompatibilité, fondée sur la nature même de ses droits. S'il était convenable de paraître avoir besoin d'insister sur une question de cette nature, j'ajouterais encore d'autres raisons.

Je dirais qu'il importe de ne point donner lieu de dire que ce n'était point la peine de tant presser la fin de notre mission, pour la continuer, en quelque sorte, sous une forme nouvelle. Je dirais surtout une raison qui est aussi simple que décisive. S'il est une assemblée dans le monde à qui il convienne de donner le grand exemple que je propose, c'est, sans contredit, celle qui, durant deux années entières, a supporté des travaux dont l'immensité et la continuité semblaient être au-dessus des forces humaines.

Il est un moment où la lassitude affaiblit nécessairement les ressorts de l'âme et de la pensée; et lorsque ce moment est arrivé, il y aurait au moins de l'imprudence, pour tout le monde, à se charger encore, pour deux ans, du fardeau des destinées d'une nation. Quand la nature même et la raison nous ordonnent le repos, pour l'intérêt public autant que pour le nôtre, l'ambition ni même le zèle n'ont point le droit de les contredire. Athlètes victorieux, mais fatigués, laissons la carrière à des successeurs frais et vigoureux, qui s'empresseront de marcher sur nos traces, sous les yeux de la nation attentive, et que nos regards seuls empêcheront de trahir leur gloire et leur patrie. Pour nous, hors de l'Assemblée législative, nous servirons mieux notre pays qu'en restant dans son sein. Répandus sur toutes les parties de cet Empire, nous éclairerons ceux de nos concitoyens qui ont besoin de lumières; nous propagerons partout l'esprit public, l'amour de la paix, de l'ordre, des lois et de la liberté. Oui, voilà, dans ce moment, la manière la plus digne de nous, et la plus utile à nos concitoyens, de signaler notre zèle pour leurs intérêts. Rien n'élève les âmes des peuples, rien ne forme les moeurs publiques comme les vertus des législateurs. Donnez à vos concitoyens ce grand exemple d'amour pour l'égalité, d'attachement exclusif au bonheur de la patrie, donnez-le à vos successeurs, à tous ceux qui sont destinés à influer sur le sort des nations. Que les Français comparent le commencement de votre carrière avec la manière dont vous l'aurez terminée, et qu'ils doutent quelle est celle de ces deux époques où vous vous serez montrés plus purs, plus grands, plus dignes de leur confiance.

Je souhaite que ce parti soit agréable à ceux mêmes qui croiraient avoir les prétentions les plus fondées aux honneurs de la législature. S'ils ont toujours marché d'un pas ferme vers le bien public et vers la liberté, il ne leur reste rien de plus à désirer: si quelqu'un aspirait à d'autres avantages, ce serait une raison pour lui de fuir une carrière où peut-être l'ambition pourrait à la fin rencontrer des écueils. Au reste, je pense que toutes les ressources de l'éloquence et de la dialectique seraient ici inutiles pour obscurcir des vérités que le sentiment, autant que le bon sens, découvre à tous les hommes honnêtes; et s'il est facile en général de tenir l'opinion suspendue par des raisonnements plus ou moins spécieux, il est au moins dangereux, dans certaines occasions, qu'un oeil attentif ne voie l'intérêt personnel percer à travers les plus beaux lieux communs sur les droits et sur la liberté du peuple. Je suis loin de prévoir ici de pareils obstacles pour une proposition qui, par sa nature, semble appeler un assentiment aussi prompt que général; mais, si elle en éprouvait, je la crois tellement nécessaire à l'intérêt de la nation et liée à la gloire de ses représentants, que je n'hésiterais pas à leur demander une permission qu'ils n'ont jamais refusée à personne: celle de dire quelques mois pour répondre aux objections que ma motion pourrait essuyer.