Une chambre spacieuse dans la maison de Daland. Aux murs sont accrochés des instruments de marine, des cartes, etc.—Au fond un portrait d'homme au visage pâle, à la barbe brune, au vêtement noir.
SENTA, MARIE, JEUNES FILLES.
(Marie et les Jeunes Filles filent, assises autour de la cheminée. Senta, au fond d'un grand fauteuil les bras croisés, semble absorbée dans la contemplation du portrait.)
Bon rouet, gronde et bourdonne!
Tourne, tourne, va gaîment.
Bon rouet tourne et nous donne
Mille fils en bourdonnant.
Mon bien-aimé s'en va voguant
Et pense à celle qui l'attend.
Mon bon rouet tourne en sifflant
Si tu pouvais donner le vent
Comme il viendrait promptement.
File vite, ô jeune fille!…
Bon rouet tourne et babille.
Courage!
Voyez comme va l'ouvrage!
Chacune pense au mariage.
Marie!
Silence vous savez bien
Que la chanson n'est pas finie!
Chantez et que le rouet crie!
Mais toi, Senta, tu ne dis rien?…
Bon rouet, tourne et bourdonne,
Tourne, tourne, va gaîment
Bon rouet tourne et nous donne
Mille fils en bourdonnant
Mon bien-aimé voyage encore
Au sud il va gagner de l'or.
Mon bon rouet tourne gaîment
Cet or est pour la belle enfant
Qui file, file vaillamment
File vite ô jeune fille
Bon rouet, tourne et babille
Méchante enfant,
Si tu ne files, vraiment,
Tu n'auras nul présent.
Elle a le temps, le fait est clair.
Son bien-aimé n'est pas en mer
C'est du gibier qu'il lui promet…
Ce qu'un chasseur vaut, on le sait.
Ah! ah! ah! ah!…
(Senta semble chanter tout bas et comme pour elle un motif de la ballade.)
Voyez-la! toujours même attrait!…
Veux-tu passer ta vie entière
À rêver devant un portrait?
Pourquoi m'avoir dit sa misère?
Pourquoi m'avoir dit ce qu'il est?
(Soupirant.)
L'infortuné!
Que dieu t'assiste!…
Eh! eh! eh! eh! comment juger?…
Le noir marin la fait songer.
Toujours cet air pensif et triste!
Voyez ce que peut un portrait!
Toujours je gronde et sans effet;
Viens, Senta; viens donc, s'il te plaît.
Son cœur est sourd
Il est rempli d'un fol amour,
Cela peut mal finir vraiment!
Érik est vif! au sang ardent!
Un malheur vient si promptement.
(Elles s'interrompent en riant.)
Assez!…
(Entre elles.)
Sa balle percerait
De son noir rival le portrait:
Ah! ah!…
Cessez! ce jeu ne peut me plaire.
Voulez-vous me mettre en colère?
Bon rouet tourne et bourdonne,
Tourne, tourne, va gaîment.
Bon rouet tourne et nous donne
Mille fils en bourdonnant!
Oh! quelle chanson déplaisante
Qui gronde et bourdonne sans fin!
Si vous voulez qu'aussi je chante
Il faut chercher meilleur refrain!
Bien chante alors!
Non. Toi, Marie.
Dis la ballade je t'en prie.
Moi! la chanter! oh! non! jamais!
Que le Vaisseau Fantôme reste en paix!
Je vais la dire, écoutez bien
Et que votre âme s'attendrisse
Sur ce cruel et long supplice!
Oui! chante donc!
N'en perdez rien!
Laissons là nos rouets,
Et moi je prends le mien.
(Les jeunes filles quittent leurs rouets et se groupent autour de Senta placée dans le grand fauteuil. Marie prend son rouet et va filer près de la cheminée.)
Hiva! hiva!…
Avez-vous vu le vaisseau mort,
Mât noir et voile rouge?
Un homme pâle veille à bord
Sans que jamais il bouge:
Hui!… quel sifflement
Hui!… quel bruit du vent
Hiva!…
Il doit fuir sur les flots
Et sans fin, sans merci, sans repos!
Dans son malheur
L'instant peut venir de la délivrance
S'il trouve un cœur
Qui jusqu'à la mort l'aime avec constance.
Pauvre marin
Exauçant ma prière,
Le ciel j'espère
Te le fera trouver enfin!
(Vers la fin Senta se tourne vers le portrait. Les jeunes filles écoutent avec intérêt. Marie a cessé de filer.)
Doublant un cap, il blasphémait,
En vain la foudre gronde,
Je veux lutter quand ce serait
Jusqu'à la fin du monde!
Hui! Satan bientôt
Hui! l'a pris au mot!
Hiva!
Son arrêt est d'errer sur les flots
Sans merci, sans repos!
Dans son malheur,
L'instant peut venir de la délivrance.
L'ange sauveur
En lui du salut a mis l'espérance.
Pauvre marin,
Exauçant ma prière
Le ciel j'espère
Te le fera trouver enfin!
Pauvre marin,
Exauçant ma prière
Le ciel j'espère
Te le fera trouver enfin.
(Après que les Jeunes Filles ont répété le refrain, elle continue avec une émotion croissante.)
À l'ancre il vient tous les sept ans
Pour chercher une belle.
Pas une, hélas! depuis le temps
Ne lui resta fidèle.
Hui! la voile au vent!
Hui! Vite en avant!
Hiva! Ah! faux amour! faux serment!
Sans merci, sans repos, en avant!
Ah! vers quel port
Celle que promit Dieu se trouve-t-elle?
Jusqu'à la mort
Où trouver ce cœur qui sera fidèle?
C'est moi qui veux t'aimer sans cesse,
Dieu tout-puissant, fais qu'il paraisse,
Que grâce à moi sa peine cesse!
(Les Jeunes Filles se lèvent effrayées.)
—Qu'entends-je? Dieu!
Les Mêmes, ÉRIK.
—Senta! veux-tu donc que j'expire?…
À l'aide, Érik; ah! quel délire!
De crainte à peine je respire.
Portrait maudit! Il s'en ira.
Dès que le père reviendra,
Le père vient.
Mon père vient!
Déjà
L'on peut voir son navire.
On s'amuse à quelque chanson
Et rien n'est prêt dans la maison!
Ils sont venus! Courons vers eux!
Holà! restez donc, je le veux!
Les marins ont fait maigre chère
À la cuisine il faut courir.
Que de questions à lui faire!
Je ne saurais me contenir.
Faisons d'abord ce qu'il faut faire,
C'est son devoir qu'on doit remplir.
C'est bon! Hâtons-nous de tout faire
Rien ne pourra nous retenir.
(Marie pousse les Jeunes Filles devant elle et les suit.)
SENTA, ÉRIK.
Senta veut suivre les Jeunes Filles, Érik la retient.
Ô reste! reste encore un seul instant!
Délivre moi de mon tourment,
Ou bien achève, ôte-moi l'existence?
Comment! Eh quoi!
Senta! Que faut-il que je pense?
Ton père vient; et s'il doit repartir,
À son désir il faudra bien te rendre.
Et quel désir?
Il fera choix d'un gendre.
Mon cœur toujours fidèle et tendre,
Mon peu de bien, ma chance de chasseur,
À toi, réponds, est-ce assez pour prétendre,
Est-ce un refus qu'il faut attendre?
Et quand mon cœur sera meurtri,
Senta, qui doit parler pour lui?
Ah! c'est assez, Érik; car, de ce pas,
Je vais chercher mon père
À son retour, s'il ne me voyait pas,
Cela pourrait déplaire.
Eh! quoi, tu pars!
Voici l'instant.
Tu veux me fuir!
Mon père attend.
Tu fuis l'aspect de ma blessure!
Tu fuis devant ma folle ardeur!
Entends encor, je t'en conjure,
Ce dernier cri de ma douleur;
Lorsque mon cœur sera meurtri
Senta, qui doit parler pour lui?…
Quoi! sans compter sur ma tendresse
Ainsi tu doutes de mon cœur?
D'où vient le trouble qui t'oppresse,
Dis-moi qui cause ta douleur?
Ton père! c'est l'or seul qui le séduit.
En toi, Senta, faut-il donc que j'espère?
Exauças-tu jamais une prière?
Mon cœur gémit et jour et nuit!
Ton cœur…
Que dois-je faire?
Ce portrait…
Le portrait?
D'un rêve ardent quand finira l'effet.
Puis-je empêcher un charme qui me tente?
Et la ballade… encor tu la chantais?
Comme une enfant, sais-je ce que je chante?
Réponds! as-tu donc peur des chansons, des portraits?
Ton front pâlit, dis, n'ai-je rien à craindre?
L'infortuné n'est-il donc pas à plaindre?
Songe plutôt aux maux que je ressens!
Ah! ne t'en vante pas! Que sont donc tes tourments?
(Conduisant Érik près du portrait.)
Connais-tu donc le sort de ce marin?
Vois comme avec un noir chagrin
Son œil voilé vers moi s'abaisse.
Ah! de son sort l'éternelle détresse
Me fait souffrir d'affreux tourments!
Malheur!
Tu disais vrai, songe d'horreur!
Dieu te protége!
Satan t'a prise au piége.
Mais quel effroi soudain?
Écoute-moi, Senta!
Un rêve ici t'éclairera.
(Senta s'assied épuisée dans le fauteuil. Au commencement du récit d'Érik elle semble tomber dans un sommeil magnétique et voir à son tour tout ce qu'on lui raconte. Érik est debout auprès d'elle, appuyé sur le siége.)
Sur le sommet d'un roc sauvage
Je contemplais le flot bruyant,
Et chaque vague sur la plage
Venait s'abattre en écumant,
Quand un vaisseau fend l'onde amère
Étrange, bizarre, inconnu.
Deux hommes s'avançaient à terre,
L'un d'eux, Senta, c'était ton père.
Et l'autre?
Je l'ai reconnu!
Au noir habit, au front sévère.
À l'œil chagrin!
C'était bien lui!
Et moi?…
Sortant alors d'ici,
Tu vins pour saluer ton père.
Avec ferveur tu t'es hâtée,
Vers l'étranger lors emportée,
À ses genoux tu t'es jetée.
Il prit mes mains…
Et sur son cœur
Il te pressait dans son ardeur.
Tu l'embrassais avec bonheur…
Et puis?…
Sur mer tous deux enfuis!…
Il vient à moi! Je dois le voir!
L'effroi me tue!…
Unie à lui, moi je mourrai!
Ô sort trop clair! Elle est perdue!…
Mon rêve est vrai!…
(Érik s'enfuit rempli d'épouvante. Senta après un élan d'enthousiasme retombe dans une muette contemplation et reste à la même place l'œil fixé sur le portrait.)
Pauvre marin,
Qu'exauçant ma prière
Ce cœur sincère
Le ciel te le réserve enfin!