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Buch lesen: «Pastels: dix portraits de femmes», Seite 10

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– «Accepté, mon général,» répliquai-je; et, mon pas réglé sur le sien, nous dévalons vers l'Arc de Triomphe. Le crépuscule d'hiver envahit le ciel. Les lanternes des voitures et la flamme des becs de gaz luttent contre le brouillard qui se lève, et j'écoute ce géant aux muscles d'acier me raconter avec une voix qui s'adoucit, s'adoucit toujours, un de ces chagrins d'enfance qui sont comme ces blessures que l'on se fait au front ou aux joues en tombant, tout petit, sur un escalier. C'est vrai cependant que l'on en porte la cicatrice jusqu'à la fin.

– «Savez-vous,» commença-t-il, «que j'ai grandi, moi qui vous parle, comme un de ces mauvais galopins que nous quittons, pour qui l'on dépense deux ou trois fois la paie d'un colonel, et qui ont là, pour les servir, des cinq ou six grands flandrins de valets?.. Et puis, ça entre dans la vie avec des goûts de luxe à être malheureux partout. Ça mène des existences de remplaçants qui vous détruisent un homme en quelques années plus que dix campagnes!.. Ah! quand j'étais colonel et qu'il m'en passait par les mains, de ces fils à papa… Vli! vlan!» Nouveau geste de la canne, comme pour la petite Nadia. C'est fort heureux pour les jeunes gens auxquels il pensait, que le règlement défende les corrections physiques! Et il continue: – «Qu'il vous suffise de savoir que jusqu'à l'année 1848, mon père avait deux cent mille francs de rente. Il était dans les affaires. Lesquelles? Ne me le demandez pas. J'ai appris l'arabe en un an, lorsque j'étais jeune officier. Je mourrai avant d'avoir compris un mot aux spéculations qui ruinèrent ce pauvre père dans cette fatale année de la révolution. Ce que je sais bien, par exemple, c'est qu'il paya tout ce qu'il devait, mais à quel prix?.. Il en mourut de douleur. Cette catastrophe mit six mois à s'accomplir. En janvier, nous avions plus de quatre millions; en septembre, ma mère était veuve, avec dix mille francs d'une rente viagère, produit d'une ancienne assurance; et en octobre, au lieu de continuer mon éducation, avec un précepteur, dans notre somptueux hôtel de la rue de la Ville-l'Évêque, j'entrais comme interne au lycée de Tours. Des amis de notre famille m'y avaient obtenu une bourse, en souvenir de mon grand-père maternel, celui qui est mort général à Waterloo. Avez-vous vu son portrait à Versailles, avec le hussard qui fume la pipe dans un coin? Je lui ressemble, en moins robuste, j'en suis sûr. Il pouvait porter quatre fusils à bras tendu en introduisant les doigts dans les canons,» il étendit la main et fit le geste de ce tour de force. – «Moi, je n'ai jamais pu en porter que trois.» – Ici, un soupir; puis de reprendre:

– «J'avais quatorze ans, lorsque je partis ainsi pour Tours avec ma mère qui allait m'installer dans ma première caserne. Et savez-vous ce qui me faisait le cœur bien gros, quand je passai le seuil du collège? Le souvenir de mon père? Non. L'idée de la mort n'offre rien d'assez précis à cet âge pour qu'on en souffre vraiment. Le regret de ma liberté perdue, de quitter ma mère et ma sœur, mon aînée d'un an, qui me gâtaient à qui mieux mieux?.. Vous n'y êtes pas. Le lycée me représentait des camarades, et j'avais déjà des poings si vigoureux que je n'avais peur de personne. Ma mère et ma sœur m'avaient promis de m'écrire, et puis, je savais qu'en entrant comme boursier dans le collège, leur bien-être était augmenté d'autant. Mais voilà, j'étais amoureux. Vous entendez bien, malgré mes quatorze ans à peine sonnés, amoureux comme une bête, d'une petite amie de ma sœur, qui avait juste mon âge et qui s'appelait Lucie. C'était exactement le même type que cette Nadia: des cheveux blonds comme les blés, – il y a une romance là-dessus, – des yeux comme des bleuets, – autre romance, – et la souplesse la plus gracieuse de tous les mouvements. Un charme de jeune fille, avec des gamineries d'enfant… Souriez, ayez l'air de ne pas y croire. Oui, je l'aimais, si c'est aimer que de penser toujours à la même personne, d'exécuter avec délices ses trente-six volontés, d'être malheureux quand elle fronce le sourcil, heureux quand elle vous sourit, d'aller quand elle vous dit: «Va,» de rester quand elle vous dit: «Reste,» enfin un de ces sentiments que nous jugeons frais comme une rose ou bête comme un chou, suivant qu'il s'agit de nous ou de notre prochain.»

– «Je n'ai pas de peine à vous croire, mon général,» répondis-je; «le plus délicat de nos poètes a fait des vers sur un sentiment pareil:

 
Vous aviez l'âge où flotte encore
La double natte sur le dos…»
 

– «Connais pas,» fit-il, en me coupant ma citation; «toujours est-il que ce furent, quand je dus partir pour le collège, les adieux les plus déchirants, entre Lucie et moi, – du moins de ma part. – Pensez donc que nous nous voyions deux fois, trois fois la semaine; que depuis des années nous jouions au petit mari et à la petite femme; que nous avions encore passé une partie de l'été chez ses parents, à la campagne, tandis que son père s'occupait du règlement des affaires de mon père, à moi. Nous nous fîmes, dans la chambre de ma sœur, de grandes promesses de ne pas nous oublier: elle me donna une médaille pour me porter bonheur, que j'attachai à ma chaîne de montre en lui jurant de la porter toujours, et me voilà embarqué pour mon lycée de province! Il fallut me lever à cinq heures et demie et au son du tambour, moi qui dormais à la maison jusqu'à sept heures en été, huit en hiver. J'appris à me laver à l'eau froide, dans un dortoir sans feu et devant un robinet de cuivre qui nous pleurait cette eau, moi qui avais autrefois un valet de chambre pour m'ouvrir mes rideaux, faire flamber le bois dans la cheminée, et me préparer un bain tiède. Je dus remplacer la fine cuisine d'un chef de financier par l'ordinaire du réfectoire, servi en deux temps et trois mouvements, sur des tables de marbre, sans serviette et dans une vaisselle épaisse comme ma main. Mais j'avais dans les veines quelques gouttes du sang du grand-père, de ce bon sang qui a supporté l'Espagne et la Russie, et en trois jours j'étais acclimaté, si bien que ma mère, quand elle vint me voir aux vacances de la Toussaint, me trouva grandi et forci. Je me vois encore, assis auprès d'elle dans la chambre d'hôtel où elle était descendue. – «Mon pauvre enfant…» et elle m'embrassait. «Tu n'es pas trop malheureux? – Non, maman. – Tout le monde a été bon pour toi? – Oui, maman…» – Et elle me décrit alors la rue de Neuilly où elle s'est installée. Elle me raconte l'appartement par le menu, et leurs habitudes, et qu'elles n'ont plus qu'une bonne, et qu'il lui faut penser à mettre de l'argent de côté pour ma sœur, si elle-même venait à manquer… Toutes ces choses me touchaient, celles du moins que je pouvais comprendre; mais je dois avouer à ma honte que j'étais beaucoup plus préoccupé de lui poser une certaine question. – Vous devinez laquelle? J'avais écrit à Lucie: elle m'avait répondu, une fois; puis j'avais récrit, et pas de réponse. Et c'est justement de Lucie que je voulais demander des nouvelles à ma mère. Le croiriez-vous: avec ce coffre-là,» – et il fit: «hum, hum!» fortement, – «avec cette figure,» – et il tourna vers moi son espèce de mufle léonin, «j'ai toujours été timide pour ce qui me tenait au cœur, et ce fut le second jour seulement que j'osai dire à ma pauvre mère: – «Et Lucie?..» avec le pourpre de la honte sur mon visage. Ma mère, grâce au ciel, n'y prit pas garde. Elle avait d'autres soucis en tête: – «Lucie?» fit-elle, «nous ne l'avons guère vue ces derniers temps. Je pense qu'elle va bien. Nous avons été si occupées de notre installation…» Et ce fut tout. Ma mère partit. Je demeurai seul de nouveau dans le vieux lycée. J'écrivis une autre fois encore, puis une autre fois. Toujours pas de réponse. Je me cassais la tête à m'expliquer ce silence, à l'abri de mes dictionnaires, durant l'étude du soir, et plus prosaïquement je cassais d'innombrables lames de canif à graver dans le bois de mon pupitre un L. H. digne d'elle, car je continuais de l'aimer, aussi naïvement que j'ai vu depuis des conscrits aimer leur promise. Paysans et enfants, ça se ressemble, et ça ressemble aux bœufs, ça rumine, rumine, rumine, sans trop le savoir. Ce qui ajoutait encore à ma secrète exaltation, c'était la lecture assidue, le dimanche soir, et la semaine finie, des mauvais romans de Gustave Aymard. Je me voyais partant avec Lucie pour les pampas, la nourrissant de ma chasse, un tas de sornettes qui ne sont pas beaucoup plus absurdes que celles dont vous gratifiez les amoureux de vos livres, et les miennes avaient pour excuse d'être doublées d'un sentiment sincère. J'étais de bonne foi dans ma folie enfantine. Combien d'hommes peuvent en dire autant?

«Il était convenu que je viendrais à Paris pour le 1er janvier, et le 28 décembre 1848, – 1848, 1888, c'est une étape, et c'est hier pour moi, – je me trouvais en fiacre vers cinq heures du soir, par un temps comme celui-ci, assis sur la banquette en face de ma mère et de ma sœur, et si content de me retrouver entre ces deux tendresses! J'embrassais l'une. J'embrassais l'autre. Je riais. J'avais des larmes aux yeux. Je leur disais que je les aimais et que j'avais été premier en thème, que le pion était méchant et que nous serions bien heureux de dîner ensemble tous les trois. Enfin de ces incohérents discours où s'épanche la joie nerveuse des enfants. La mienne, hélas! tomba bien vite, rien qu'à passer le seuil du logement où vivait ma mère. Quand j'étais parti pour Tours, elle habitait encore notre hôtel, provisoirement. Ce fut là, dans ces étroites pièces, que j'eus pour la première fois, par le contraste, l'impression vraie que nous étions ruinés. Les quelques meubles que ma mère avait sauvés du naufrage contrastaient cruellement par leur élégance avec la pauvreté du logis. Son portrait en pied et celui de mon père, qui décoraient autrefois le panneau de notre grand salon, touchaient presque le tapis maintenant avec la bordure de leur cadre, tant le plafond était abaissé. Plus de valets de pied pour nous recevoir, mais une bonne à tout faire, qui s'agenouilla devant la cheminée pour y allumer un feu économique de coke dans une grille. D'un coup d'œil je saisis ces détails et je compris!.. Mon cœur se serra bien fort, et davantage lorsque, ayant questionné ma sœur au sujet de Lucie, elle me répondit avec une amertume que je ne lui connaissais pas: – «Je la vois à peine maintenant, nous ne sommes plus d'assez beau monde pour elle. C'est une sans-cœur.»

«Une sans-cœur?.. Pas d'assez beau monde?.. Voulez-vous la preuve que, malgré mes quatorze ans, j'étais un vrai amoureux, avec tous les niais espoirs qui luttent contre l'évidence? Ce que venait de me dire ma sœur s'accordait trop bien avec le silence de Lucie. J'aurais dû deviner, pressentir au moins que c'en était fini de ce petit roman d'enfance, mon premier et, ma foi, mon dernier. Depuis je n'ai plus eu le temps ni le goût de faire l'Hercule aux pieds d'Omphale, comme vous dites, vous autres… Hé bien! non! Je ne pus pas admettre cette fin-là, et le lendemain de mon arrivée je m'acheminais vers la maison de Lucie, un hôtel, rue Chaptal, aussi beau qu'avait été le nôtre. J'arrive. Je sonne. La porte tourne dans le vestibule. Je vois des amas de pardessus. J'entends de la musique. Sans réfléchir je passe dans le salon que m'ouvre le domestique, et je me trouve au milieu d'un petit bal costumé où polkaient, valsaient, quadrillaient, gais comme ceux de tout à l'heure, une cinquantaine d'enfants de mon âge. Les étoffes brillaient, les rires éclataient, les petits pieds tournaient, le piano chantait, et moi, ahuri comme un oiseau de nuit subitement jeté dans une volière d'oiseaux de jour, j'entendais la mère de Lucie me dire avec la réelle bonté qu'elle eut toujours, allez donc croire à vos sottises sur l'hérédité, après cela: – «Que tu arrives bien! Mais tu vas danser avec les autres et rester à goûter… Lucie!..» – Et elle appela sa fille qui, déguisée en bergère, avait pour danseur, je m'en souviens comme de ma première bataille, un petit torero, avec un taureau en baudruche sous son bras resté libre. Lucie s'approche, elle me voit. J'ai eu quelques sensations dures dans ma vie, j'en porte la trace,» – il met l'index sur la cicatrice qui balafre son visage, – «mais le salut de celle que j'avais l'habitude d'appeler en moi-même ma petite femme, mais le regard de ses yeux bleus, mais sa manière de me donner le bout des doigts et de se sauver tout de suite pour continuer sa danse, ce fut quelque chose de si imprévu, de si contraire à tous mes rêves, de si dédaigneux aussi, que je demeurai cloué sur place, tandis que la maîtresse de maison, croyant m'avoir confié à des mains amies, s'occupait à d'autres soins pour ses invités. Il y avait bien parmi ces visages des figures d'anciens camarades, dont quelques-uns me reconnurent et me dirent bonjour, avec cette indifférence des enfants entraînés par le plaisir. Que m'importait d'ailleurs? Assommé par l'accueil de Lucie, et affolé de timidité, je voulais pourtant essayer de lui parler. Comme elle dansait toujours du même côté, j'arrivai à me glisser jusque-là, non sans heurter nombre de chaises et sans marcher sur nombre de pieds. Enfin, me voici dans un angle de fenêtre, perdu entre deux hommes qui se tenaient debout, comme vous et moi, tout à l'heure, et à une longueur de bras de Lucie qui bavardait en s'éventant. Je l'écoute. Elle cause de ceci, de cela, avec le torero. Ah! que j'aurais aimé le tenir dans la cour de mon lycée, et au bout de mes poings! Et en une minute, voici exactement ce que j'entends: – «Quel est donc ce vilain petit collégien avec qui votre mère parlait tout à l'heure?» – Je vois un peu de feu sur les joues de Lucie. Elle rougit de moi et elle dit d'un air gauche: – «Je crois que c'est un petit Garnier. – Quelle touche!» fait le torero, et Lucie de rire et de répéter: – «Oui, quelle touche!» – En ce moment les messieurs se déplacent, je me regarde dans une glace qui est juste en face de moi, de l'autre côté de la chambre, et je me vois avec ma tête tondue, mes grandes oreilles écartées de cette tête, mon menton coupé par le col de satin noir que nous portions militairement, mon corps boudiné dans ma tunique, et cet air potache, où il y a un peu de tout, de l'enfant de troupe et du poulain trop haut sur pattes, du déluré et de l'hébété. Je me trouve si laid que ma rage contre mon ancienne amie se noie dans un sentiment de honte. Si je reste là, je sens que je vais pleurer et crier. Et je m'échappe en bousculant de nouveau chaises et gens, la figure rouge comme le liséré de ma tunique, et quand je suis dans la rue, je me mets à sangloter comme une bête. Je n'aurais su dire au juste si ce que je sentais était de l'indignation, de la jalousie, de la vanité blessée, ou tout simplement de l'amour trahi. Toujours est-il que, mes sanglots une fois rentrés, et tout en reprenant le chemin de l'humble logis où du moins j'avais de vrais cœurs à moi, je fus arrêté sur le bord d'un trottoir par un flot de peuple qui regardait passer un escadron de lanciers en train de revenir d'une corvée officielle. J'eus la bonne chance d'être poussé contre un banc sur lequel je me hissai et d'où je pus voir défiler ces superbes soldats. Vous vous les rappelez? Je voyais leur shapska avec son plumet rouge, leur lance avec son guidon, les têtes et les croupes de leurs montures: – «Comme ils sont beaux!» – dit avec extase à côté de moi une petite fille du peuple. Est-ce étrange, cela? C'est à cette même place, et en entendant ce cri d'admiration de cette gamine des rues, presque aussitôt après avoir entendu la phrase de dédain à mon égard, prononcée par la petite fille riche; oui, c'est à cette place que j'eus pour la première fois l'idée de porter, moi aussi, un uniforme comme celui-là, et d'entendre dire: «Comme il est beau!» sur mon passage. Ai-je besoin de vous avouer que j'y mêlais la plus extravagante espérance de reconquérir le cœur de Lucie? – Cette espérance disparue bien vite, mais le grain qui était tombé dans mon cœur, par cette après-midi de décembre, a levé, et vous savez la moisson… Comprenez-vous pourquoi je regardais caqueter la petite Nadia avec tant d'intérêt tout à l'heure, et pourquoi je vous disais: – Il n'y a pas d'enfantillages?»

Nous étions devant sa porte. Je le quittai, la tête remplie de la seule histoire sentimentale que je doive jamais l'entendre conter. Tout en remontant les Champs-Élysées et dans le soir tout à fait venu, je me souvenais de ce que Mérimée disait de lui-même, que le premier germe de la défiance et du scepticisme avait été jeté dans son cœur par une moquerie de sa mère, surprise derrière une porte; et, pensant à cette espèce de poussière de sensations qui voltige autour des âmes d'enfant, à ces mille grains invisibles qui peuvent lever, pour le bien ou le mal, – comme avait dit le général, – je pensais que c'est une chose bien grave que d'avoir des fils et des filles, et que beaucoup la prennent, cette chose bien grave, bien légèrement.

Venise, mai 1888.

III
ALINE
AUTRE RÉCIT DE NOËL

Quoique j'aie à peine atteint cet âge dont parle si mélancoliquement le poète,

 
Nel mezzo del cammin di nostra vita…
 

je compte déjà presque autant d'amis sous terre que sur terre, et, à de certains moments de l'année, lorsque c'est fête sur les calendriers et dans les rues, aux foyers des familles et dans les yeux des enfants, il m'arrive de me souvenir de ceux pour qui ce ne sera plus jamais fête, avec une tendresse singulière, – avec bien du repentir aussi quelquefois. Comment penser aux morts sans le regret de ne pas les avoir assez aimés lorsqu'ils vivaient? Que de visages m'apparaissent dans ces heures-là! Ceux-ci fatigués, vieillis, travaillés par le temps; d'autres tout jeunes, avec la fraîcheur de la grâce adolescente! Hélas! il n'y a plus ni jeunesse ni vieillesse dans l'ombre éternelle où ils se sont tous également évanouis. Puis, comme le visiteur d'un musée, après avoir erré parmi les tableaux, finit par se fixer sur une toile qu'il contemple seule, je finis, moi, par choisir entre ces fantômes une forme et un souvenir auquel je m'attache. Cette forme se fait presque palpable, ce souvenir se précise jusqu'à remuer mon cœur d'un battement plus rapide. La pourpre du sang colore à nouveau des joues à jamais décomposées. Des prunelles qui ont cessé de voir depuis bien longtemps, s'éclairent et regardent. Des lèvres se déploient et tremblent. Elles vont sourire. Elles vont parler… Voici des mains, des épaules, une silhouette, une respiration, une âme. C'est une demi-hallucination si forte que je redoute ces crises de mémoire à cause des rêves inévitables qui hantent le sommeil de la nuit suivante. Mais qui ne les a connus au lendemain d'un enterrement, ces cauchemars obscurs, si étrangement mêlés de délice et de terreur, où l'on voit les morts avec cette double sensation qu'ils sont bien là, réellement, devant nos yeux, – et qu'ils sont des morts? On cause avec eux, on les presse contre sa poitrine, on erre en leur compagnie dans le décor de l'existence quotidienne; et on se rappelle en même temps le détail de leur convoi funèbre que l'on a suivi, que l'on a conduit quelquefois, sans comprendre comment ils sont ici, quand nous savons qu'ils sont là-bas.

J'ignore si tous les hommes sont également les victimes de ce reflux douloureux du passé sur le présent. Il faut croire que non, puisque tant de vieilles gens survivent avec tant de gaieté à tous leurs compagnons. Ma destinée a voulu que je visse, moi, tout enfant, s'en aller des êtres bien chers, et j'ai trop continué de les aimer, même alors. J'ai eu ainsi, dès cette époque où chaque journée nouvelle semble une vie nouvelle, des anniversaires trop nombreux. Et, pour n'en prendre qu'un parmi tant d'autres, dès ma dixième année, ce jour de Noël, si rempli de gaieté pour les autres petits garçons, m'a représenté le plus mélancolique des souvenirs, celui d'une enfant de mon âge qui mourut deux jours avant cette fête, et qui avait été ma première amie. Encore aujourd'hui, que cette mort date de plus d'un quart de siècle, et que j'ai d'autres croix auxquelles pendre d'autres couronnes dans le cimetière des affections éteintes, je ne saurais doubler ce tournant d'année sans revoir Aline, – c'était le nom de la petite morte, – et la vieille maison de province où nous habitions alors, elle au troisième étage et moi au second, et le jardin de cette maison, et le cirque de montagnes volcaniques qui s'aperçoit à l'horizon de toutes les rues. Je revois la couleur presque noire de la lave dont la ville est bâtie, les rues étroites avec leur cailloutis sur lequel sonnait le bois des galoches quand les paysans venaient au marché, la cathédrale inachevée qui dominait cette sombre ville, et d'autres détails: au rez-de-chaussée de notre maison, un boulanger qui cuisait des échaudés au beurre en forme de trèfle, un maréchal ferrant chez qui des bras nus battaient le fer rouge dans un tourbillon d'étincelles; devant les fenêtres, la place où se dresse la statue d'un général de la première république, sabrant l'ennemi, et mon amie Aline en robe de deuil, – elle venait de perdre sa mère quand son père s'établit au-dessus de nous, – et autour d'elle le cadre du jardin qui fut l'asile de nos plus beaux jeux.

Il appartenait, ce jardin, à la propriétaire, une vieille dame très pieuse et malade, qui n'y descendait jamais. Nous apercevions son profil, ennobli par deux longues anglaises blanches et coiffé d'un bonnet à rubans clairs, derrière la croisée du premier étage. Un des carreaux de cette fenêtre était d'un verre plus glauque, différence de nuances qui donnait un je ne sais quel air plus vieilli encore à ce visage toujours penché sur un livre de prières ou sur un travail de crochet destiné aux pauvres. Par delà le mur du jardin, qui était borné par d'autres, les montagnes dressaient leurs cônes tronqués ou leurs ballons renflés, et des silhouettes de châteaux-forts ruinés qui s'esquissaient sur leurs crêtes. Je le dessinerais à une allée près, ce jardin, avec ses bordures de buis, ses groseilliers que l'on empaillait à l'automne, ses poiriers ouverts comme des mains le long des murailles. Rien qu'à y songer, je retrouve l'arome du seringa du fond, sous lequel Aline s'assit une des dernières après-midi où elle put sortir, toussant fébrilement, et pâle comme les fleurs de l'arbuste. Il y avait aussi des files de rosiers dressés sur leurs minces bâtons, et, dans la saison, sur ces rosiers, de si magnifiques roses au cœur pourpré, d'autre que j'arrachais avant l'heure pour ouvrir de mes doigts curieux les pétales encore repliés. «Ah! méchant Claude,» me disait Aline, «tu les as tuées tout de suite.» Des papillons comme ceux qui voletaient parmi ces fleurs, il me semble n'en avoir plus revu, quoique ce ne fussent que des Vulcains bariolés, des Citrons couleur de soufre, des Machaons aux ailes garnies d'un éperon, des Paons de jour ocellés de bleu. Je les poursuivais avec un acharnement de chasseur; mais Aline ne me permettait pas de les piquer, comme c'était mon rêve, et quand je lui apportais un de ces frêles insectes, elle le prenait entre ses doigts pour admirer la délicatesse des teintes, puis elle ouvrait sa main et le regardait s'échapper de son vol inégal et tournoyant. C'étaient là nos joies de l'été, mais nous adorions aussi le jardin, l'hiver, lorsque la neige effaçait les formes des allées, que sur les murs et sur les branches la gelée de la nuit aiguisait de véritables poignards de glace, et que nous recommencions notre grand projet, à jamais irréalisable, de construire dans cette neige une vraie maison pour nous abriter tous les trois, Aline, moi, et, faut-il l'avouer? une grande poupée qu'elle avait et qu'elle appelait tour à tour «Marie» et «Notre fille,» une merveilleuse poupée aux yeux bleus entre de vrais cils, aux joues roses, aux cheveux de soie blonde, aux jambes et aux bras articulés, enfin un incomparable joujou qui m'aurait été une cause de honte éternelle si mes camarades du lycée, – j'y allais déjà, – avaient pu soupçonner son existence. Mais quand Aline était là, que ne m'aurait-elle pas fait faire, tant je l'aimais, cette sœur de hasard que m'avait donnée le voisinage?

Le charme d'Aline résidait dans une espèce de douceur sérieuse qui faisait d'elle une enfant très différente de toutes celles que j'ai connues depuis lors. Elle était petite, délicate, comme fragile, et, je l'ai dit, trop pâle, ce qui serrait le cœur quand on songeait que sa mère était morte d'une maladie de poitrine. Dès cette époque, elle avait la gravité précoce des créatures jeunes qui ne doivent pas vivre, avec ce rien d'achevé déjà, de trop accompli, qui les distingue. La mesure que cette petite fille de neuf ans apportait à ses moindres actions, la modestie de ses gestes, l'ordre soigneux de tous les objets autour d'elle, une involontaire antipathie qu'elle éprouvait pour les jeux bruyants, l'irréprochable sagesse de sa conduite, la visible sensibilité de son être intime, – autant de qualités qui auraient dû, semble-t-il, la rendre odieuse à un garçon comme j'étais, fougueux, dégingandé, désobéissant et brutal. Ce fut pourtant l'effet contraire qui se produisit, et du jour où je commençai d'être son ami, elle acquit sur moi une influence d'autant plus irrésistible que j'y cédais comme par instinct. Aujourd'hui que j'essaie de reconstruire mon âme d'enfant par delà les années, je reconnais que cette innocente fillette, dont les pieds légers descendaient sans bruit les marches de pierre dans l'escalier de la vieille maison, éveilla la première en moi ce culte du doux esprit féminin que les plus cruelles expériences n'arrachent jamais tout à fait d'un cœur. Avec mes autres camarades, il n'était point de gamineries dont je ne fusse capable, et j'avais dû être sévèrement puni pour avoir, à diverses reprises, trompé la surveillance de ma bonne dans le but d'accomplir un certain nombre d'exploits réservés aux pires vagabonds de la ville: monter tout debout sur le rebord de la fontaine qui décore la place de la Poterne et boire l'eau à même la gueule de lion en cuivre; m'asseoir à califourchon sur la rampe en fer du grand escalier qui joint le boulevard de l'Hôpital à une ruelle construite en soubassement et me laisser glisser jusqu'en bas. Naturellement j'étais tombé dans la fontaine et j'avais dégringolé le long de l'escalier. J'avais été mouillé, déchiré, écorché, puis fortement puni… Hé bien! je ne me retrouvais pas plus tôt auprès d'Aline, durant les après-midi des jeudis et des dimanches où il nous était permis de jouer ensemble, qu'une personne nouvelle s'éveillait dans le garçonnet à demi sauvage. – Je cessais de crier, de sauter, de gesticuler, par crainte de déplaire à cette fée en miniature, dont les doigts fins n'avaient jamais une tache, les vêtements jamais un accroc. On me la proposait pour modèle et je ne me révoltais pas là contre. Je lui obéissais aussi naturellement que je désobéissais aux autres. J'acceptais ses jeux au lieu de lui proposer les miens. J'admirais tout d'elle, depuis la finesse de ses cheveux blonds et la douceur de sa voix jusqu'aux signes les plus petits de sa raison; – par exemple, le soin qu'elle avait de garder sans y toucher l'arbre de buis garni de gâteaux que l'on nous donnait au matin des Rameaux. Mon arbre à moi était pillé dès le soir. Le sien durait tard encore dans l'automne. Il est vrai qu'ayant voulu faire un jour la dînette avec un de ces gâteaux ainsi conservés, nous dûmes le broyer avec une pierre, tant il était sec! Jamais les miens ne m'avaient fait un tel plaisir.

Lorsque nous ne jouions pas dans le grand jardin, – et durant la dernière année, nous ne pûmes guère y descendre, parce que ma petite amie était trop faible, – notre endroit de prédilection était sa chambre à elle, une pièce étroite, avec une seule fenêtre qui ouvrait sur la place et d'où nous pouvions voir très distinctement les plumes dont s'ornait le chapeau du général de bronze juché sur son socle de canons et de boulets. Ai-je dit qu'Aline vivait seule avec son père et une bonne, une payse de la mienne, qui s'appelait Miette? Le père occupait une modeste place à la préfecture. Mais la famille avait dû connaître des jours plus fortunés, car l'appartement était rempli de meubles aux formes démodées qui attestaient d'anciennes élégances, et tout tendu de vieux tapis qui étouffaient le bruit des pas. Pour que cette impression de jadis fût plus complète, il arrivait qu'Aline et moi nous étalions, sur ce tapis aux nuances passées, les divers jouets qui lui venaient de sa mère. Sans doute cette malheureuse femme avait été une enfant aussi soigneuse que sa fille, car elle avait dû jouer elle-même avec les jouets que nous passions ainsi en revue. Presque tous gardaient une physionomie d'un autre temps, un délicieux air de choses fragiles et un peu fanées. Nous aimions surtout une suite de personnages en carton colorié, qui se tenaient debout grâce à un mince morceau de bois collé à leurs pieds et qui représentaient dans un décor approprié les habitants d'un village; mais c'était un village où les paysans portaient des costumes de bergers et de bergères de l'ancien régime. Nous les comparions, nous, avec un intérêt jamais épuisé, aux brayauds et aux brayaudes qui venaient vendre leurs pommes de terre et leurs poulets, leurs poires et leurs raisins, suivant la saison, sur la grande place, le jour du marché. Nous aimions aussi de petits livres, des almanachs d'années lointaines, serrés dans des reliures et des gaines d'une soie décolorée, et d'autres livres à images où nous nous hébétions à regarder des petits garçons en chapeau de haute forme, drapés d'un habit à collet monumental, et des petites filles en fourreaux, coiffées de cheveux à la Prud'hon. C'étaient encore d'anciens ménages, aux porcelaines délavées par le temps; des lanternes magiques dans les verres desquels nous distinguions les uniformes des soldats de l'Empereur. La mère morte de ma petite amie revivait dans un tableau pendu au mur où elle était représentée dans une scène de famille, d'après le goût ancien, toute petite et serrant la tête d'un mouton. Les rideaux baissés atténuaient la lumière. Le feu brûlait à petit bruit. Il n'y avait pas d'autre horloge dans cette chambre que les rais du soleil, qui, par la fenêtre, entraient en faisant danser une poussière d'atomes, et qui tournaient, tournaient avec la fuite du jour. Sur la cheminée une maisonnette barométrique laissait tour à tour sortir et entrer un capucin et une religieuse, et j'aurais été parfaitement heureux si je n'avais surpris des larmes dans les yeux du père d'Aline, lorsque par hasard il venait regarder notre jeu et que ma compagne toussait de cette toux déchirante qui m'avait déjà inquiété vaguement, pour la première fois, sous le seringa.

Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
25 Juni 2017
Umfang:
230 S. 1 Illustration
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/37468
Rechteinhaber:
Public Domain