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Buch lesen: «Sodome et Gomorrhe», Seite 19

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La famille de Bloch avait beau n’avoir jamais soupçonné la raison pour laquelle son oncle ne déjeunait jamais à la maison et avoir accepté cela dès le début comme une manie de vieux célibataire, peut-être pour les exigences d’une liaison avec quelque actrice, tout ce qui touchait à M. Nissim Bernard était « tabou » pour le directeur de l’hôtel de Balbec. Et voilà pourquoi, sans en avoir même référé à l’oncle, il n’avait finalement pas osé donner tort à la nièce, tout en lui recommandant quelque circonspection. Or la jeune fille et son amie qui, pendant quelques jours, s’étaient figurées être exclues du Casino et du Grand-Hôtel, voyant que tout s’arrangeait, furent heureuses de montrer à ceux des pères de famille qui les tenaient à l’écart qu’elles pouvaient impunément tout se permettre. Sans doute n’allèrent-elles pas jusqu’à renouveler la scène publique qui avait révolté tout le monde. Mais peu à peu leurs façons reprirent insensiblement. Et un soir où je sortais du Casino à demi éteint, avec Albertine, et Bloch que nous avions rencontré, elles passèrent enlacées, ne cessant de s’embrasser, et, arrivées à notre hauteur, poussèrent des gloussements, des rires, des cris indécents. Bloch baissa les yeux pour ne pas avoir l’air de reconnaître sa sœur, et moi j’étais torturé en pensant que ce langage particulier et atroce s’adressait peut-être à Albertine.

Un autre incident fixa davantage encore mes préoccupations du côté de Gomorrhe. J’avais vu sur la plage une belle jeune femme élancée et pâle de laquelle les yeux, autour de leur centre, disposaient des rayons si géométriquement lumineux qu’on pensait, devant son regard, à quelque constellation. Je songeais combien cette jeune femme était plus belle qu’Albertine et comme il était plus sage de renoncer à l’autre. Tout au plus le visage de cette belle jeune femme était-il passé au rabot invisible d’une grande bassesse de vie, de l’acceptation constante d’expédients vulgaires, si bien que ses yeux, plus nobles pourtant que le reste du visage, ne devaient rayonner que d’appétits et de désirs. Or, le lendemain, cette jeune femme étant placée très loin de nous au Casino, je vis qu’elle ne cessait de poser sur Albertine les feux alternés et tournants de ses regards. On eût dit qu’elle lui faisait des signes comme à l’aide d’un phare. Je souffrais que mon amie vît qu’on faisait si attention à elle, je craignais que ces regards incessamment allumés n’eussent la signification conventionnelle d’un rendez-vous d’amour pour le lendemain. Qui sait ? ce rendez-vous n’était peut-être pas le premier. La jeune femme aux yeux rayonnants avait pu venir une autre année à Balbec. C’était peut-être parce qu’Albertine avait déjà cédé à ses désirs ou à ceux d’une amie que celle-ci se permettait de lui adresser ces brillants signaux. Ils faisaient alors plus que réclamer quelque chose pour le présent, ils s’autorisaient pour cela des bonnes heures du passé.

Ce rendez-vous, en ce cas, ne devait pas être le premier, mais la suite de parties faites ensemble d’autres années. Et, en effet, les regards ne disaient pas : « Veux-tu ? » Dès que la jeune femme avait aperçu Albertine, elle avait tourné tout à fait la tête et fait luire vers elle des regards chargés de mémoire, comme si elle avait eu peur et stupéfaction que mon amie ne se souvînt pas. Albertine, qui la voyait très bien, resta flegmatiquement immobile, de sorte que l’autre, avec le même genre de discrétion qu’un homme qui voit son ancienne maîtresse avec un autre amant, cessa de la regarder et de s’occuper plus d’elle que si elle n’avait pas existé.

Mais quelques jours après, j’eus la preuve des goûts de cette jeune femme et aussi de la probabilité qu’elle avait connu Albertine autrefois. Souvent, quand, dans la salle du Casino, deux jeunes filles se désiraient, il se produisait comme un phénomène lumineux, une sorte de traînée phosphorescente allant de l’une à l’autre. Disons en passant que c’est à l’aide de telles matérialisations, fussent-elles impondérables, par ces signes astraux enflammant toute une partie de l’atmosphère, que Gomorrhe, dispersée, tend, dans chaque ville, dans chaque village, à rejoindre ses membres séparés, à reformer la cité biblique tandis que, partout, les mêmes efforts sont poursuivis, fût-ce en vue d’une reconstruction intermittente, par les nostalgiques, par les hypocrites, quelquefois par les courageux exilés de Sodome.

Une fois je vis l’inconnue qu’Albertine avait eu l’air de ne pas reconnaître, juste à un moment où passait la cousine de Bloch. Les yeux de la jeune femme s’étoilèrent, mais on voyait bien qu’elle ne connaissait pas la demoiselle israélite. Elle la voyait pour la première fois, éprouvait un désir, guère de doutes, nullement la même certitude qu’à l’égard d’Albertine, Albertine sur la camaraderie de qui elle avait dû tellement compter que, devant sa froideur, elle avait ressenti la surprise d’un étranger habitué de Paris mais qui ne l’habite pas et qui, étant revenu y passer quelques semaines, à la place du petit théâtre où il avait l’habitude de passer de bonnes soirées, voit qu’on a construit une banque.

La cousine de Bloch alla s’asseoir à une table où elle regarda un magazine. Bientôt la jeune femme vint s’asseoir d’un air distrait à côté d’elle. Mais sous la table on aurait pu voir bientôt se tourmenter leurs pieds, puis leurs jambes et leurs mains qui étaient confondues. Les paroles suivirent, la conversation s’engagea, et le naïf mari de la jeune femme, qui la cherchait partout, fut étonné de la trouver faisant des projets pour le soir même avec une jeune fille qu’il ne connaissait pas. Sa femme lui présenta comme une amie d’enfance la cousine de Bloch, sous un nom inintelligible, car elle avait oublié de lui demander comment elle s’appelait. Mais la présence du mari fit faire un pas de plus à leur intimité, car elles se tutoyèrent, s’étant connues au couvent, incident dont elles rirent fort plus tard, ainsi que du mari berné, avec une gaieté qui fut une occasion de nouvelles tendresses.

Quant à Albertine, je ne peux pas dire que nulle part, au Casino, sur la plage, elle eût avec une jeune fille des manières trop libres. Je leur trouvais même un excès de froideur et d’insignifiance qui semblait plus que de la bonne éducation, une ruse destinée à dépister les soupçons. À telle jeune fille, elle avait une façon rapide, glacée et décente, de répondre à très haute voix : « Oui, j’irai vers cinq heures au tennis. Je prendrai mon bain demain matin vers huit heures », et de quitter immédiatement la personne à qui elle venait de dire cela – qui avait un terrible air de vouloir donner le change, et soit de donner un rendez-vous, soit plutôt, après l’avoir donné bas, de dire fort cette phrase, en effet insignifiante, pour ne pas « se faire remarquer ». Et quand ensuite je la voyais prendre sa bicyclette et filer à toute vitesse, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle allait rejoindre celle à qui elle avait à peine parlé.

Tout au plus, lorsque quelque belle jeune femme descendait d’automobile au coin de la plage, Albertine ne pouvait-elle s’empêcher de se retourner. Et elle expliquait aussitôt : « Je regardais le nouveau drapeau qu’ils ont mis devant les bains. Ils auraient pu faire plus de frais. L’autre était assez miteux. Mais je crois vraiment que celui-ci est encore plus moche. »

Une fois Albertine ne se contenta pas de la froideur et je n’en fus que plus malheureux. Elle me savait ennuyé qu’elle pût quelquefois rencontrer une amie de sa tante, qui avait « mauvais genre » et venait quelquefois passer deux ou trois jours chez Mme Bontemps. Gentiment, Albertine m’avait dit qu’elle ne la saluerait plus. Et quand cette femme venait à Incarville, Albertine disait : À propos, vous savez qu’elle est ici. Est-ce qu’on vous l’a dit ? » comme pour me montrer qu’elle ne la voyait pas en cachette. Un jour qu’elle me disait cela elle ajouta : « Oui je l’ai rencontrée sur la plage et exprès, par grossièreté, je l’ai presque frôlée en passant, je l’ai bousculée. » Quand Albertine me dit cela il me revint à la mémoire une phrase de Mme Bontemps à laquelle je n’avais jamais repensé, celle où elle avait dit devant moi à Mme Swann combien sa nièce Albertine était effrontée, comme si c’était une qualité, et comment elle avait dit à je ne sais plus quelle femme de fonctionnaire que le père de celle-ci avait été marmiton. Mais une parole de celle que nous aimons ne se conserve pas longtemps dans sa pureté ; elle se gâte, elle se pourrit. Un ou deux soirs après, je repensai à la phrase d’Albertine, et ce ne fut plus la mauvaise éducation dont elle s’enorgueillissait – et qui ne pouvait que me faire sourire – qu’elle me sembla signifier, c’était autre chose, et qu’Albertine, même peut-être sans but précis, pour irriter les sens de cette dame ou lui rappeler méchamment d’anciennes propositions, peut-être acceptées autrefois, l’avait frôlée rapidement, pensait que je l’avais appris peut-être, comme c’était en public, et avait voulu d’avance prévenir une interprétation défavorable.

Au reste, ma jalousie causée par les femmes qu’aimait peut-être Albertine allait brusquement cesser.

* * *

Nous étions, Albertine et moi, devant la station Balbec du petit train d’intérêt local. Nous nous étions fait conduire par l’omnibus de l’hôtel, à cause du mauvais temps. Non loin de nous était M. Nissim Bernard, lequel avait un œil poché. Il trompait depuis peu l’enfant des chœurs d’Athalie avec le garçon d’une ferme assez achalandée du voisinage, « Aux Cerisiers ». Ce garçon rouge, aux traits abrupts, avait absolument l’air d’avoir comme tête une tomate. Une tomate exactement semblable servait de tête à son frère jumeau. Pour le contemplateur désintéressé, il y a cela d’assez beau, dans ces ressemblances parfaites de deux jumeaux, que la nature, comme si elle s’était momentanément industrialisée, semble débiter des produits pareils. Malheureusement, le point de vue de M. Nissim Bernard était autre et cette ressemblance n’était qu’extérieure. La tomate n° 2 se plaisait avec frénésie à faire exclusivement les délices des dames, la tomate n° 1 ne détestait pas condescendre aux goûts de certains messieurs. Or chaque fois que, secoué, ainsi que par un réflexe, par le souvenir des bonnes heures passées avec la tomate n° 1, M. Bernard se présentait « Aux Cerisiers », myope (et du reste la myopie n’était pas nécessaire pour les confondre), le vieil Israélite, jouant sans le savoir Amphitryon, s’adressait au frère jumeau et lui disait : « Veux-tu me donner rendez-vous pour ce soir. » Il recevait aussitôt une solide « tournée ». Elle vint même à se renouveler au cours d’un même repas, où il continuait avec l’autre les propos commencés avec le premier. À la longue elle le dégoûta tellement, par association d’idées, des tomates, même de celles comestibles, que chaque fois qu’il entendait un voyageur en commander à côté de lui, au Grand-Hôtel, il lui chuchotait : « Excusez-moi, Monsieur, de m’adresser à vous, sans vous connaître. Mais j’ai entendu que vous commandiez des tomates. Elles sont pourries aujourd’hui. Je vous le dis dans votre intérêt car pour moi cela m’est égal, je n’en prends jamais. » L’étranger remerciait avec effusion ce voisin philanthrope et désintéressé, rappelait le garçon, feignait de se raviser : « Non, décidément, pas de tomates. » Aimé, qui connaissait la scène, en riait tout seul et pensait : « C’est un vieux malin que Monsieur Bernard, il a encore trouvé le moyen de faire changer la commande. » M. Bernard, en attendant le tram en retard, ne tenait pas à nous dire bonjour, à Albertine et à moi, à cause de son œil poché. Nous tenions encore moins à lui parler. C’eût été pourtant presque inévitable si, à ce moment-là, une bicyclette n’avait fondu à toute vitesse sur nous ; le lift en sauta, hors d’haleine. Mme Verdurin avait téléphoné un peu après notre départ pour que je vinsse dîner, le surlendemain ; on verra bientôt pourquoi. Puis après m’avoir donné les détails du téléphonage, le lift nous quitta, et comme ces « employés » démocrates, qui affectent l’indépendance à l’égard des bourgeois, et entre eux rétablissent le principe d’autorité, voulant dire que le concierge et le voiturier pourraient être mécontents s’il était en retard, il ajouta : « Je me sauve à cause de mes chefs. »

Les amies d’Albertine étaient parties pour quelque temps. Je voulais la distraire. À supposer qu’elle eût éprouvé du bonheur à passer les après-midi rien qu’avec moi, à Balbec, je savais qu’il ne se laisse jamais posséder complètement et qu’Albertine, encore à l’âge (que certains ne dépassent pas) où on n’a pas découvert que cette imperfection tient à celui qui éprouve le bonheur non à celui qui le donne, eût pu être tentée de faire remonter à moi la cause de sa déception. J’aimais mieux qu’elle l’imputât aux circonstances qui, par moi combinées, ne nous laisseraient pas la facilité d’être seuls ensemble, tout en l’empêchant de rester au Casino et sur la digue sans moi. Aussi je lui avais demandé ce jour-là de m’accompagner à Doncières où j’irais voir Saint-Loup. Dans ce même but de l’occuper, je lui conseillais la peinture, qu’elle avait apprise autrefois. En travaillant elle ne se demanderait pas si elle était heureuse ou malheureuse. Je l’eusse volontiers emmenée aussi dîner de temps en temps chez les Verdurin et chez les Cambremer qui, certainement, les uns et les autres, eussent volontiers reçu une amie présentée par moi, mais il fallait d’abord que je fusse certain que Mme Putbus n’était pas encore à la Raspelière. Ce n’était guère que sur place que je pouvais m’en rendre compte, et comme je savais d’avance que, le surlendemain, Albertine était obligée d’aller aux environs avec sa tante, j’en avais profité pour envoyer une dépêche à Mme Verdurin lui demandant si elle pourrait me recevoir le mercredi. Si Mme Putbus était là, je m’arrangerais pour voir sa femme de chambre, m’assurer s’il y avait un risque qu’elle vînt à Balbec, en ce cas savoir quand, pour emmener Albertine au loin ce jour-là. Le petit chemin de fer d’intérêt local, faisant une boucle qui n’existait pas quand je l’avais pris avec ma grand’mère, passait maintenant à Doncières-la-Goupil, grande station d’où partaient des trains importants, et notamment l’express par lequel j’étais venu voir Saint-Loup, de Paris, et y étais rentré. Et à cause du mauvais temps, l’omnibus du Grand-Hôtel nous conduisit, Albertine et moi, à la station de petit tram, Balbec-plage.

Le petit chemin de fer n’était pas encore là, mais on voyait, oisif et lent, le panache de fumée qu’il avait laissé en route, et qui maintenant, réduit à ses seuls moyens de nuage peu mobile, gravissait lentement les pentes vertes de la falaise de Criquetot. Enfin le petit tram, qu’il avait précédé pour prendre une direction verticale, arriva à son tour, lentement. Les voyageurs qui allaient le prendre s’écartèrent pour lui faire place, mais sans se presser, sachant qu’ils avaient affaire à un marcheur débonnaire, presque humain et qui, guidé comme la bicyclette d’un débutant, par les signaux complaisants du chef de gare, sous la tutelle puissante du mécanicien, ne risquait de renverser personne et se serait arrêté où on aurait voulu.

Ma dépêche expliquait le téléphonage des Verdurin et elle tombait d’autant mieux que le mercredi (le surlendemain se trouvait être un mercredi) était jour de grand dîner pour Mme Verdurin, à la Raspelière comme à Paris, ce que j’ignorais. Mme Verdurin ne donnait pas de « dîners », mais elle avait des « mercredis ». Les mercredis étaient des œuvres d’art. Tout en sachant qu’ils n’avaient leurs pareils nulle part, Mme Verdurin introduisait entre eux des nuances. « Ce dernier mercredi ne valait pas le précédent, disait-elle. Mais je crois que le prochain sera un des plus réussis que j’aie jamais donnés. » Elle allait parfois jusqu’à avouer : « Ce mercredi-ci n’était pas digne des autres. En revanche, je vous réserve une grosse surprise pour le suivant. » Dans les dernières semaines de la saison de Paris, avant de partir pour la campagne, la Patronne annonçait la fin des mercredis. C’était une occasion de stimuler les fidèles : « Il n’y a plus que trois mercredis, il n’y en a plus que deux, disait-elle du même ton que si le monde était sur le point de finir. Vous n’allez pas lâcher mercredi prochain pour la clôture. » Mais cette clôture était factice, car elle avertissait : « Maintenant, officiellement il n’y a plus de mercredis. C’était le dernier pour cette année. Mais je serai tout de même là le mercredi. Nous ferons mercredi entre nous ; qui sait ? ces petits mercredis intimes, ce seront peut-être les plus agréables. » À la Raspelière, les mercredis étaient forcément restreints, et comme, selon qu’on avait rencontré un ami de passage, on l’avait invité tel ou tel soir, c’était presque tous les jours mercredi. « Je ne me rappelle pas bien le nom des invités, mais je sais qu’il y a Madame la marquise de Camembert », m’avait dit le lift ; le souvenir de nos explications relatives aux Cambremer n’était pas arrivé à supplanter définitivement celui du mot ancien, dont les syllabes familières et pleines de sens venaient au secours du jeune employé quand il était embarrassé pour ce nom difficile, et étaient immédiatement préférées et réadoptées par lui, non pas paresseusement et comme un vieil usage indéracinable, mais à cause du besoin de logique et de clarté qu’elles satisfaisaient.

Nous nous hâtâmes pour gagner un wagon vide où je pusse embrasser Albertine tout le long du trajet. N’ayant rien trouvé nous montâmes dans un compartiment où était déjà installée une dame à figure énorme, laide et vieille, à l’expression masculine, très endimanchée, et qui lisait la Revue des Deux-Mondes. Malgré sa vulgarité, elle était prétentieuse dans ses goûts, et je m’amusai à me demander à quelle catégorie sociale elle pouvait appartenir ; je conclus immédiatement que ce devait être quelque tenancière de grande maison de filles, une maquerelle en voyage. Sa figure, ses manières le criaient. J’avais ignoré seulement jusque-là que ces dames lussent la Revue des Deux-Mondes. Albertine me la montra, non sans cligner de l’œil en me souriant. La dame avait l’air extrêmement digne ; et comme, de mon côté, je portais en moi la conscience que j’étais invité pour le lendemain, au point terminus de la ligne du petit chemin de fer, chez la célèbre Mme Verdurin, qu’à une station intermédiaire j’étais attendu par Robert de Saint-Loup, et qu’un peu plus loin j’aurais fait grand plaisir à Mme de Cambremer en venant habiter Féterne, mes yeux pétillaient d’ironie en considérant cette dame importante qui semblait croire qu’à cause de sa mise recherchée, des plumes de son chapeau, de sa Revue des Deux-Mondes, elle était un personnage plus considérable que moi. J’espérais que la dame ne resterait pas beaucoup plus que M. Nissim Bernard et qu’elle descendrait au moins à Toutainville, mais non. Le train s’arrêta à Evreville, elle resta assise. De même à Montmartin-sur-Mer, à Parville-la-Bingard, à Incarville, de sorte que, de désespoir, quand le train eut quitté Saint-Frichoux, qui était la dernière station avant Doncières, je commençai à enlacer Albertine sans m’occuper de la dame. À Doncières, Saint-Loup était venu m’attendre à la gare, avec les plus grandes difficultés, me dit-il, car, habitant chez sa tante, mon télégramme ne lui était parvenu qu’à l’instant et il ne pourrait, n’ayant pu arranger son temps d’avance, me consacrer qu’une heure. Cette heure me parut, hélas ! bien trop longue car, à peine descendus du wagon, Albertine ne fit plus attention qu’à Saint-Loup. Elle ne causait pas avec moi, me répondait à peine si je lui adressais la parole, me repoussa quand je m’approchai d’elle. En revanche, avec Robert, elle riait de son rire tentateur, elle lui parlait avec volubilité, jouait avec le chien qu’il avait, et, tout en agaçant la bête, frôlait exprès son maître. Je me rappelai que, le jour où Albertine s’était laissé embrasser par moi pour la première fois, j’avais eu un sourire de gratitude pour le séducteur inconnu qui avait amené en elle une modification si profonde et m’avait tellement simplifié la tâche. Je pensais à lui maintenant avec horreur. Robert avait dû se rendre compte qu’Albertine ne m’était pas indifférente, car il ne répondit pas à ses agaceries, ce qui la mit de mauvaise humeur contre moi ; puis il me parla comme si j’étais seul, ce qui, quand elle l’eût remarqué, me fit remonter dans son estime. Robert me demanda si je ne voulais pas essayer de trouver, parmi les amis avec lesquels il me faisait dîner chaque soir à Doncières quand j’y avais séjourné, ceux qui y étaient encore. Et comme il donnait lui-même dans le genre de prétention agaçante qu’il réprouvait : « À quoi ça te sert-il d’avoir fait du charme pour eux avec tant de persévérance si tu ne veux pas les revoir ? » je déclinai sa proposition, car je ne voulais pas risquer de m’éloigner d’Albertine, mais aussi parce que maintenant j’étais détaché d’eux. D’eux, c’est-à-dire de moi. Nous désirons passionnément qu’il y ait une autre vie où nous serions pareils à ce que nous sommes ici-bas. Mais nous ne réfléchissons pas que, même sans attendre cette autre vie, dans celle-ci, au bout de quelques années, nous sommes infidèles à ce que nous avons été, à ce que nous voulions rester immortellement. Même sans supposer que la mort nous modifiât plus que ces changements qui se produisent au cours de la vie, si, dans cette autre vie, nous rencontrions le moi que nous avons été, nous nous détournerions de nous comme de ces personnes avec qui on a été lié mais qu’on n’a pas vues depuis longtemps – par exemple les amis de Saint-Loup qu’il me plaisait tant chaque soir de retrouver au Faisan Doré et dont la conversation ne serait plus maintenant pour moi qu’importunité et que gêne. À cet égard, parce que je préférais ne pas aller y retrouver ce qui m’y avait plu, une promenade dans Doncières aurait pu me paraître préfigurer l’arrivée au paradis. On rêve beaucoup du paradis, ou plutôt de nombreux paradis successifs, mais ce sont tous, bien avant qu’on ne meure, des paradis perdus, et où l’on se sentirait perdu.

Il nous laissa à la gare. « Mais tu peux avoir près d’une heure à attendre, me dit-il. Si tu la passes ici tu verras sans doute mon oncle Charlus qui reprend tantôt le train pour Paris, dix minutes avant le tien. Je lui ai déjà fait mes adieux parce que je suis obligé d’être rentré avant l’heure de son train. Je n’ai pu lui parler de toi puisque je n’avais pas encore eu ton télégramme. » Aux reproches que je fis à Albertine quand Saint-Loup nous eut quittés, elle me répondit qu’elle avait voulu, par sa froideur avec moi, effacer à tout hasard l’idée qu’il avait pu se faire si, au moment de l’arrêt du train, il m’avait vu penché contre elle et mon bras passé autour de sa taille. Il avait, en effet, remarqué cette pose (je ne l’avais pas aperçu, sans cela je me fusse placé plus correctement à côté d’Albertine) et avait eu le temps de me dire à l’oreille : « C’est cela, ces jeunes filles si pimbêches dont tu m’as parlé et qui ne voulaient pas fréquenter Mlle de Stermaria parce qu’elles lui trouvaient mauvaise façon ? » J’avais dit, en effet, à Robert, et très sincèrement, quand j’étais allé de Paris le voir à Doncières et comme nous reparlions de Balbec, qu’il n’y avait rien à faire avec Albertine, qu’elle était la vertu même. Et maintenant que, depuis longtemps, j’avais, par moi-même, appris que c’était faux, je désirais encore plus que Robert crût que c’était vrai. Il m’eût suffi de dire à Robert que j’aimais Albertine. Il était de ces êtres qui savent se refuser un plaisir pour épargner à leur ami des souffrances qu’ils ressentiraient encore si elles étaient les leurs. « Oui, elle est très enfant. Mais tu ne sais rien sur elle ? ajoutai-je avec inquiétude. – Rien, sinon que je vous ai vus posés comme deux amoureux. »

« Votre attitude n’effaçait rien du tout, dis-je à Albertine quand Saint-Loup nous eut quittés. – C’est vrai, me dit-elle, j’ai été maladroite, je vous ai fait de la peine, j’en suis bien plus malheureuse que vous. Vous verrez que jamais je ne serai plus comme cela ; pardonnez-moi », me dit-elle en me tendant la main d’un air triste. À ce moment, du fond de la salle d’attente où nous étions assis, je vis passer lentement, suivi à quelque distance d’un employé qui portait ses valises, M. de Charlus.

À Paris, où je ne le rencontrais qu’en soirée, immobile, sanglé dans un habit noir, maintenu dans le sens de la verticale par son fier redressement, son élan pour plaire, la fusée de sa conversation, je ne me rendais pas compte à quel point il avait vieilli. Maintenant, dans un complet de voyage clair qui le faisait paraître plus gros, en marche et se dandinant, balançant un ventre qui bedonnait et un derrière presque symbolique, la cruauté du grand jour décomposait sur les lèvres, en fard, en poudre de riz fixée par le cold cream, sur le bout du nez, en noir sur les moustaches teintes dont la couleur d’ébène contrastait avec les cheveux grisonnants, tout ce qui aux lumières eût semblé l’animation du teint chez un être encore jeune.

Tout en causant avec lui, mais brièvement, à cause de son train, je regardais le wagon d’Albertine pour lui faire signe que je venais. Quand je détournai la tête vers M. de Charlus, il me demanda de vouloir bien appeler un militaire, parent à lui, qui était de l’autre côté de la voie exactement comme s’il allait monter dans notre train, mais en sens inverse, dans la direction qui s’éloignait de Balbec. « Il est dans la musique du régiment, me dit M. de Charlus. Vous avez la chance d’être assez jeune, moi, l’ennui d’être assez vieux pour que vous puissiez m’éviter de traverser et d’aller jusque-là. » Je me fis un devoir d’aller vers le militaire désigné, et je vis, en effet, aux lyres brodées sur son col qu’il était de la musique. Mais au moment où j’allais m’acquitter de ma commission, quelle ne fut pas ma surprise, et je peux dire mon plaisir, en reconnaissant Morel, le fils du valet de chambre de mon oncle et qui me rappelait tant de choses. J’en oubliai de faire la commission de M. de Charlus. « Comment, vous êtes à Doncières ? – Oui et on m’a incorporé dans la musique, au service des batteries. » Mais il me répondit cela d’un ton sec et hautain. Il était devenu très « poseur » et évidemment ma vue, en lui rappelant la profession de son père, ne lui était pas agréable. Tout d’un coup je vis M. de Charlus fondre sur nous. Mon retard l’avait évidemment impatienté. « Je désirerais entendre ce soir un peu de musique, dit-il à Morel sans aucune entrée en matière, je donne 500 francs pour la soirée, cela pourrait peut-être avoir quelque intérêt pour un de vos amis, si vous en avez dans la musique. » J’avais beau connaître l’insolence de M. de Charlus, je fus stupéfait qu’il ne dît même pas bonjour à son jeune ami. Le baron ne me laissa pas, du reste, le temps de la réflexion. Me tendant affectueusement la main : « Au revoir, mon cher », me dit-il pour me signifier que je n’avais qu’à m’en aller. Je n’avais, du reste, laissé que trop longtemps seule ma chère Albertine. « Voyez-vous, lui dis-je en remontant dans le wagon, la vie de bains de mer et la vie de voyage me font comprendre que le théâtre du monde dispose de moins de décors que d’acteurs et de moins d’acteurs que de « situations ». – À quel propos me dites-vous cela ? – Parce que M. de Charlus vient de me demander de lui envoyer un de ses amis, que juste, à l’instant, sur le quai de cette gare, je viens de reconnaître pour l’un des miens. » Mais, tout en disant cela, je cherchais comment le baron pouvait connaître la disproportion sociale à quoi je n’avais pas pensé. L’idée me vint d’abord que c’était par Jupien, dont la fille, on s’en souvient, avait semblé s’éprendre du violoniste. Ce qui me stupéfiait pourtant, c’est que, avant de partir pour Paris dans cinq minutes, le baron demandât à entendre de la musique. Mais revoyant la fille de Jupien dans mon souvenir, je commençais à trouver que les « reconnaissances » exprimeraient au contraire une part importante de la vie, si on savait aller jusqu’au romanesque vrai, quand tout d’un coup j’eus un éclair et compris que j’avais été bien naïf. M. de Charlus ne connaissait pas le moins du monde Morel, ni Morel M. de Charlus, lequel, ébloui mais aussi intimidé par un militaire qui ne portait pourtant que des lyres, m’avait requis, dans son émotion, pour lui amener celui qu’il ne soupçonnait pas que je connusse. En tout cas l’offre des 500 francs avait dû remplacer pour Morel l’absence de relations antérieures, car je les vis qui continuaient à causer sans penser qu’ils étaient à côté de notre tram. Et me rappelant la façon dont M. de Charlus était venu vers Morel et moi, je saisissais sa ressemblance avec certains de ses parents quand ils levaient une femme dans la rue. Seulement l’objet visé avait changé de sexe. À partir d’un certain âge, et même si des évolutions différentes s’accomplissent en nous, plus on devient soi, plus les traits familiaux s’accentuent. Car la nature, tout en continuant harmonieusement le dessin de sa tapisserie, interrompt la monotonie de la composition grâce à la variété des figures interceptées. Au reste, la hauteur avec laquelle M. de Charlus avait toisé le violoniste est relative selon le point de vue auquel on se place. Elle eût été reconnue par les trois quarts des gens du monde, qui s’inclinaient, non pas par le préfet de police qui, quelques années plus tard, le faisait surveiller.

« Le train de Paris est signalé, Monsieur », dit l’employé qui portait les valises. « Mais je ne prends pas le train, mettez tout cela en consigne, que diable ! » dit M. de Charlus en donnant vingt francs à l’employé stupéfait du revirement et charmé du pourboire. Cette générosité attira aussitôt une marchande de fleurs. « Prenez ces œillets, tenez, cette belle rose, mon bon Monsieur, cela vous portera bonheur. » M. de Charlus, impatienté, lui tendit quarante sous, en échange de quoi la femme offrit ses bénédictions et derechef ses fleurs. « Mon Dieu, si elle pouvait nous laisser tranquilles, dit M. de Charlus en s’adressant d’un ton ironique et gémissant, et comme un homme énervé, à Morel à qui il trouvait quelque douceur de demander appui, ce que nous avons à dire est déjà assez compliqué. » Peut-être, l’employé de chemin de fer n’étant pas encore très loin, M. de Charlus ne tenait-il pas à avoir une nombreuse audience, peut-être ces phrases incidentes permettaient-elles à sa timidité hautaine de ne pas aborder trop directement la demande de rendez-vous. Le musicien, se tournant d’un air franc, impératif et décidé vers la marchande de fleurs, leva vers elle une paume qui la repoussait et lui signifiait qu’on ne voulait pas de ses fleurs et qu’elle eût à fiche le camp au plus vite. M. de Charlus vit avec ravissement ce geste autoritaire et viril, manié par la main gracieuse pour qui il aurait dû être encore trop lourd, trop massivement brutal, avec une fermeté et une souplesse précoces qui donnaient à cet adolescent encore imberbe l’air d’un jeune David capable d’assumer un combat contre Goliath. L’admiration du baron était involontairement mêlée de ce sourire que nous éprouvons à voir chez un enfant une expression d’une gravité au-dessus de son âge. « Voilà quelqu’un par qui j’aimerais être accompagné dans mes voyages et aidé dans mes affaires. Comme il simplifierait ma vie », se dit M. de Charlus.