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Buch lesen: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», Seite 23

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La vice-reine (Auguste-Amélie de Bavière) était belle et bonne comme un ange. Je me trouvais à la Malmaison un jour que l'impératrice venait de recevoir le portrait de sa belle-fille, entourée de trois ou quatre enfans, l'un sur son épaule, l'autre à ses pieds, un troisième sur les bras; tous avaient des figures angéliques. En me voyant, l'impératrice daigna m'appeler pour me faire admirer cette réunion de têtes charmantes. Je m'aperçus qu'en me parlant elle avait les larmes aux yeux: ces portraits étaient bien faits, et j'eus occasion de voir dans la suite qu'ils étaient parfaitement ressemblans. Alors il ne fut plus question que de joujoux, de raretés à acheter pour ces chers enfans. L'impératrice allait elle-même choisir les présens qu'elle leur destinait, et les faisait emballer sous ses yeux.

Un valet de chambre du prince m'a assuré qu'à l'époque du divorce, le prince Eugène avait écrit à son épouse une lettre fort triste. Peut-être y exprimait-il quelque regret de n'être pas le fils adoptif de l'empereur. La princesse lui répondit avec tendresse; elle lui disait, entre autres choses: «Ce n'est pas l'héritier de l'empereur que j'ai épousé et que j'aime, c'est Eugène de Beauharnais.» Le prince lut cette phrase et quelques autres devant la personne dont je tiens le fait, et qui était émue jusqu'aux larmes. Une pareille femme méritait plus qu'un trône.

Après cet événement, si terrible pour le cœur de l'impératrice qui n'a jamais pu s'en consoler, l'excellente princesse ne quitta plus la Malmaison, excepté pour faire quelques voyages à Navarre. Chaque fois que je rentrais à Paris avec l'empereur, je n'étais pas plutôt arrivé que mon premier soin était d'aller à la Malmaison. Rarement j'étais porteur d'une lettre de l'empereur; il n'écrivait à Joséphine que dans les grandes occasions. «Dites à l'impératrice que je me porte bien et que je désire qu'elle soit heureuse.» Voilà ce que me disait presque toujours Sa Majesté en me voyant partir. Aussitôt que j'arrivais, l'impératrice quittait tout pour me parler; souvent je restais une heure et même deux heures avec elle; pendant ce temps, il n'était question que de l'empereur; il me fallait dire tout ce qu'il avait souffert en voyage, s'il avait été triste ou gai, malade ou bien portant. Elle pleurait aux détails que je lui donnais, me faisait mille recommandations pour sa santé, pour les soins dont elle désirait que je l'entourasse; ensuite elle daignait me questionner sur moi, sur mon sort, sur la santé de ma femme, son ancienne protégée; puis elle me congédiait enfin avec une lettre pour Sa Majesté, me priant de dire à l'empereur combien elle serait heureuse s'il voulait la venir voir.

Avant le départ pour la Russie, l'impératrice, inquiète de cette guerre qu'elle désapprouvait complétement, redoubla encore ses recommandations. Elle me fit présent de son portrait en me disant: «Mon bon Constant, je compte sur vous; si l'empereur était malade, vous m'en instruiriez, n'est-ce pas? ne me cachez rien, je l'aime tant!» Certainement l'impératrice avait mille moyens de savoir des nouvelles de Sa Majesté, mais je suis persuadé qu'eût-elle reçu cent lettres par jour des personnes qui entouraient l'empereur, elles les aurait lues et relues toutes avec la même avidité.

Quand j'étais de retour à Saint-Cloud ou aux Tuileries, l'empereur me demandait comment se portait Joséphine et si je l'avais trouvée gaie; il recevait avec plaisir les lettres que je lui apportais et s'empressait de les ouvrir. Toutes les fois qu'étant en voyage ou à la campagne à la suite de Sa Majesté, j'écrivais à ma femme, je parlais de l'empereur, et la bonne princesse était enchantée que ma femme lui montrât mes lettres. Toute chose enfin ayant le plus petit rapport avec son époux intéressait l'impératrice à un degré qui prouvait bien la tendresse unique qu'elle lui a toujours portée, après comme avant leur séparation. Trop généreuse et incapable de mesurer ses dépenses sur ses ressources, il arriva fort souvent que l'impératrice se vit obligée de renvoyer ses fournisseurs les jours qu'elle avait elle-même fixés pour le paiement de leurs mémoires. Ceci vint une fois aux oreilles de l'empereur, et il y eut à ce sujet, entre les deux augustes époux, une discussion très-vive qui se termina par une décision qu'à l'avenir aucun marchand ou fournisseur ne pourrait venir au château sans une lettre de la dame d'atours ou du secrétaire des commandemens. Cette marche bien arrêtée fut suivie avec beaucoup d'exactitude jusqu'au divorce. À la suite de cette explication, l'impératrice pleura beaucoup, promit d'être plus économe; l'empereur lui pardonna, l'embrassa, et la paix fut faite. C'est, je crois, la dernière querelle de ce genre qui troubla le ménage impérial.

On m'a dit qu'après le divorce, le budget de l'impératrice ayant été dépassé, l'empereur en fit à l'intendant de la Malmaison des reproches qui vinrent naturellement à Joséphine. Cette bonne maîtresse, vivement affligée du désagrément qu'avait éprouvé son intendant, et ne sachant comment faire pour établir un ordre des choses meilleur, assembla un conseil de sa maison, qu'elle voulut présider en robe de toile sans garniture. Cette robe de toile avait été faite en grande hâte, et ne servit que cette fois. L'impératrice, que la nécessité d'un refus mettait toujours au désespoir, était continuellement assiégée de marchands qui lui assuraient avoir fait faire telle ou telle chose expressément pour son usage, la conjurant de ne pas les renvoyer, parce qu'ils ne sauraient comment et où placer leurs marchandises. L'impératrice gardait tout ce que les marchands avaient apporté: mais ensuite il fallait payer.

L'impératrice mettait toujours une extrême politesse dans ses rapports avec les personnes de sa maison; il n'arrivait jamais qu'un reproche sortît de cette bouche qui ne s'ouvrait que pour dire des choses flatteuses. Si quelqu'une de ses dames lui donnait un sujet de mécontentement, la seule punition qu'elle lui infligeait, c'était un silence absolu de sa part qui durait un, deux, trois, huit jours plus ou moins, selon la gravité de la faute. Eh bien, cette peine, si douce en apparence, était cruelle pour le plus grand nombre: l'impératrice savait si bien se faire aimer!

Au temps du consulat, madame Bonaparte recevait souvent des villes conquises par son époux, ou des personnes qui désiraient obtenir sa protection auprès du premier consul, des envois de meubles précieux, et de curiosités en tous genres, de tableaux, d'étoffes, etc. Au commencement, ces cadeaux flattaient vivement madame Bonaparte; elle prenait un plaisir d'enfant à faire ouvrir les caisses pour voir ce qui était dedans: elle aidait elle-même à déballer, à transporter toutes ces jolies choses. Mais bientôt les envois devinrent si considérables et se répétaient si souvent qu'il fallut avoir pour les déposer un appartement dont mon beau-père avait la clef. Là, les caisses restaient intactes jusqu'à ce qu'il plût à madame Bonaparte de les faire ouvrir.

Quand le premier consul décida qu'il irait demeurer à Saint-Cloud, mon beau-père dut quitter la Malmaison pour aller s'installer dans le nouveau palais dont le maître voulait qu'il surveillât l'ameublement. Avant de partir, mon beau-père rendit compte à madame Bonaparte de tout ce qu'il avait sous sa responsabilité. On fit donc, devant elle, l'ouverture des caisses qui étaient empilées dans deux chambres depuis le plancher jusqu'au plafond. Madame Bonaparte fut émerveillée de tant de richesses: ce n'était que marbres, bronzes, tableaux magnifiques. Eugène, Hortense, et les sœurs du premier consul en eurent une bonne part: le reste fut employé à décorer les appartemens de la Malmaison.

Le goût que l'impératrice avait pour les bijoux s'étendit pendant quelque temps aux curiosités antiques, aux pierres gravées, aux médailles. M. Denon flattait cette fantaisie, et finit par persuader à la bonne Joséphine qu'elle se connaissait parfaitement en antiques et qu'il lui fallait avoir à la Malmaison un cabinet, un conservateur, etc. Cette proposition, qui caressait l'amour-propre de l'impératrice, fut accueillie favorablement. On choisit l'emplacement, on prit pour conservateur M. de M…, et le nouveau cabinet s'enrichit en diminuant d'autant le riche mobilier des appartemens du château. M. Denon, qui avait donné cette idée, se chargea de faire une collection de médailles: mais ce goût, venu subitement, s'en alla comme il était venu; le cabinet fut pris pour faire un salon de compagnie, les antiques furent relégués dans l'antichambre de la salle de bain, et M. de M…, n'ayant plus rien à conserver, vivait habituellement à Paris.

À quelque temps de là, il prit fantaisie à deux dames du palais de persuader à sa majesté l'impératrice que rien ne serait plus beau ni plus digne d'elle qu'une parure de pierres antiques, grecques et romaines, assorties. Plusieurs chambellans appuyèrent l'invention, qui ne manqua pas de plaire à l'impératrice: elle aimait fort tout ce qui tendait à l'originalité. Un matin donc, comme j'habillais Sa Majesté, je vis entrer l'impératrice. Après quelques instans de conversation, «Bonaparte, dit-elle, ces dames m'ont conseillé d'avoir une parure en pierres antiques; je viens te prier de dire à M. Denon qu'il m'en choisisse de bien belles.» L'empereur se mit à rire aux éclats, et refusa nettement d'abord. Arrive le grand maréchal du palais que l'empereur informe de la requête présentée par l'impératrice en lui demandant son avis. M. le duc de Frioul trouva la chose fort raisonnable et joignit ses instances à celles de l'impératrice: «C'est une folie insigne, dit l'empereur, mais enfin il faut en passer par ce que veulent les femmes. Duroc, allez vous-même au cabinet des antiques et choisissez ce qui sera nécessaire.»

Le duc de Frioul revint bientôt avec les plus belles pierres de la collection. Le joaillier de la couronne les monta magnifiquement: mais cette parure était d'un poids énorme, et l'impératrice ne la porta jamais.

Quand on devrait m'accuser de tomber dans des répétitions oiseuses, je dirai que l'impératrice saisissait avec un empressement dont rien n'approche toutes les occasions de faire du bien. Un matin qu'elle déjeunait seule avec Sa Majesté, on entendit tout à coup des cris d'enfant partir d'un escalier dérobé. L'empereur devint sombre, il fronça le sourcil et demanda brusquement ce que cela signifiait. J'allai aux informations et je trouvai un enfant nouveau-né soigneusement et proprement emmailloté, couché dans une espèce de barcelonnette, et le corps entouré d'un ruban auquel pendait un papier lié. Je revins dire ce que j'avais vu: «Oh! Constant, apportez-moi le berceau,» dit aussitôt l'impératrice. L'empereur s'y refusa d'abord, et témoigna sa surprise et son mécontentement de ce qu'on avait pu s'introduire ainsi jusque dans l'intérieur de ses appartemens. Là-dessus sa majesté l'impératrice lui ayant fait observer que ce ne pouvait être que quelqu'un de la maison, il se tourna vers moi et me regarda comme pour demander si c'était moi qui avais eu cette idée. Je fis un signe de tête négatif. En ce moment l'enfant s'étant mis à crier, l'empereur ne put s'empêcher de sourire tout en murmurant et en disant: «Joséphine, renvoyez donc ce marmot.» L'impératrice voulant profiter de ce retour de bonne humeur, m'envoya chercher le berceau, que je lui apportai. Elle caressa le nouveau-né, l'apaisa, et lut un papier qui était un placet des parens. Ensuite elle s'approcha de l'empereur, en l'engageant à caresser un peu l'enfant à son tour, et à pincer ses bonnes grosses joues; ce qu'il fit sans trop se faire prier: car l'empereur lui-même aimait à jouer avec les enfans. Enfin sa majesté l'impératrice, après avoir mis un rouleau de napoléons dans la barcelonnette, fit porter le maillot chez le concierge du palais, pour qu'il fût rendu à ses parens.

Voici un autre trait de bonté de sa majesté l'impératrice; j'eus le bonheur d'en être témoin, comme du précédent.

Quelques mois avant le couronnement, une petite fille de quatre ans et demi avait été retirée de la Seine, et une dame charitable, madame Fabien Pillet, s'était empressée de donner asile à la pauvre orpheline. À l'époque du sacre, l'impératrice, instruite de ce fait, désira voir cet enfant, et après l'avoir considéré quelques minutes avec attendrissement, après avoir offert avec grâce et sincérité sa protection à madame Pillet et à son mari, elle leur annonça qu'elle se chargeait du sort de la petite fille; puis avec cette délicatesse et de ce ton affectueux qui lui étaient naturels, l'impératrice ajouta: «Votre bonne action vous a acquis trop de droits sur la pauvre petite pour que je vous prive d'achever vous-même votre ouvrage. Ainsi, je vous demande la permission de fournir aux frais de son éducation; mais c'est vous qui la mettrez en pension et qui la surveillerez; je ne veux être sa bienfaitrice qu'en second.» C'était la chose du monde la plus touchante que de voir Sa Majesté, en prononçant ces paroles délicates et généreuses, passer sa main dans les cheveux de la pauvre petite, comme elle venait de l'appeler, et la baiser au front avec une bonté de mère. M. et madame Pillet se retirèrent on ne peut plus attendris de cette scène touchante.

CHAPITRE VIII

Le général Junot nommé ambassadeur en Portugal.—Anecdote sur ce général.—La poudre et la titus.—Le grognard récalcitrant, et Junot faisant l'office de perruquier.—Emportemens de Junot.—Junot, gouverneur de Paris, bat les employés d'une maison de jeu.—L'empereur le réprimande dans des termes de mauvais augure.—Adresse de Junot au pistolet.—La pipe coupée, etc.—La belle Louise, maîtresse de Junot.—La femme de chambre de madame Bonaparte rivale de sa maîtresse.—Indulgence de Joséphine.—Brutalité d'un jockey anglais.—Napoléon, roi d'italie.—Second voyage de Constant en Lombardie.—Contraste entre ce voyage et le premier.—Baptême du second fils du prince Louis.—Les trois fils d'Hortense, filleuls de l'empereur.—L'impératrice aimant à suivre l'empereur dans ses voyages.—Anecdote à ce sujet.—L'empereur obligé malgré lui d'emmener l'impératrice.—Joséphine à peine vêtue dans la voiture de l'empereur.—Séjour de l'empereur à Brienne.—Mesdames de Brienne et de Loménie.—Souvenirs d'enfance de l'empereur.—Le dîner, wisk, etc.—Le champ de la Rothière.—L'empereur se plaisant à dire le nom de chaque localité.—Le paysan de Brienne et l'empereur.—La mère Marguerite.—L'empereur lui rend visite, cause avec elle et lui demande à déjeuner.—Scène de bonhomie et de bonheur.—Nouvelle anecdote sur le duc d'Abrantès.—Junot et son ancien maître d'école.—L'empereur et son ancien préfet des études.—Bienfaits de l'empereur à Brienne.—Passage par Troyes.—Détresse de la veuve d'un officier-général de l'ancien régime.—L'empereur accorde à cette dame une pension de mille écus.—Séjour à Lyon.—Soins délicats, mais non désintéressés, du cardinal Fesch.—Générosité de son éminence bien rétribuée.—Passage du Mont-Cénis.—Litières de Leurs Majestés.—Halte à l'hospice.—Bienfaits accordés par l'empereur aux religieux.—Séjour à Stupinigi.—Visite du pape.—Présens de Leurs Majestés au pape et aux cardinaux romains.—Arrivée à Alexandrie.—Revue dans la plaine de Marengo.—L'habit et le chapeau de Marengo.—Le costume de l'empereur à Marengo, prêté à David pour un de ses tableaux.—Description de la revue.—Le nom du général Desaix.—Souvenir triste et glorieux.—Entrevue de l'empereur et du prince Jérôme.—Cause du mécontentement de l'empereur.—Jérôme et Miss Paterson.—Le prince Jérôme va délivrer des Génois prisonniers à Alger.—Affection de Napoléon pour Jérôme.

Lorsque le général Junot fut nommé ambassadeur en Portugal, je me rappelai une anecdote passablement comique et qui avait fort égayé l'empereur. Au camp de Boulogne, l'empereur avait fait mettre à l'ordre du jour que tout militaire ait à quitter la poudre et à se coiffer à la Titus. Beaucoup murmurèrent, mais tous finirent par se soumettre à l'ordre du chef, hormis un vieux grenadier appartenant au corps commandé par le général Junot. Ne pouvant se décider au sacrifice de ses cadenettes et de sa queue, ce brave jura qu'il ne s'y résignerait que dans le cas où son général voudrait bien lui-même couper la première mèche. Tous les officiers qui s'employèrent dans cette affaire ne pouvant obtenir d'autre réponse, la rapportèrent au général. «Qu'à cela ne tienne, répondit celui-ci; faites-moi venir ce drôle.» Le grenadier fut appelé, et le général Junot porta sur une tresse grasse et poudrée le premier coup de ciseaux; puis il donna vingt francs au grognard, qui s'en alla content faire achever l'opération chez le barbier du régiment.

L'empereur ayant appris cette aventure en rit de tout son cœur, et approuva fort le général Junot, à qui il fit compliment de sa condescendance.

On pourrait citer mille traits pareils de la bonté mêlée de brusquerie militaire qui caractérisait le général Junot. On en pourrait citer aussi d'une autre espèce et qui feraient moins d'honneur à sa tête. Le peu d'habitude qu'il avait de se contraindre le jetait parfois dans des emportemens dont le résultat le plus ordinaire était l'oubli de son rang et de la réserve qu'il aurait dû lui imposer. Tout le monde sait son aventure de la maison de jeu dont il déchira les cartes, bouleversa les meubles et rossa banquiers et croupiers, pour se dédommager de la perte de son argent. Le pis est qu'il était alors gouverneur de Paris. L'empereur, informé de cet esclandre, l'avait fait venir et lui avait demandé, fort en colère, s'il avait juré de vivre et de mourir fou. Cela aurait pu, dans la suite, être pris pour une prédiction, lorsque le malheureux général mourut dans des accès d'aliénation mentale. Il répondit avec peu de mesure aux réprimandes de l'empereur, et fut envoyé, peut-être pour avoir le temps de se calmer, à l'armée d'Angleterre. Ce n'était pas seulement dans les maisons de jeu que le gouverneur de Paris compromettait ainsi sa dignité. On m'a conté de lui d'autres aventures d'un genre encore plus gai, mais dont je dois m'interdire le récit. Le fait est que le général Junot se piquait beaucoup moins de respecter les convenances que d'être un des plus habiles tireurs au pistolet de l'armée. En se promenant dans la campagne, il lui arrivait souvent de lancer son cheval au galop, un pistolet dans chaque main, et il ne manquait jamais d'abattre en passant la tête des canards ou des poules qu'il prenait pour but de ses coups. Il coupait une petite branche d'arbre à vingt-cinq pas, et j'ai même entendu dire (je suis loin de garantir la vérité de ce fait) qu'il avait une fois, avec le consentement de la partie dont son imprudence mettait ainsi la vie en péril, coupé par le milieu du tuyau une pipe en terre, et à peine longue de trois pouces, qu'un soldat tenait entre ses dents.

Dans le premier voyage qu'avait fait madame Bonaparte en Italie pour rejoindre son mari, elle s'était arrêtée quelque temps à Milan. Elle avait alors à son service une femme de chambre nommée Louise, grande et fort belle, et qui avait des bontés bien payées pour le brave Junot. Sitôt son service fait, Louise, encore plus parée que madame Bonaparte, montait dans un élégant équipage, parcourait la ville et les promenades, et souvent éclipsait la femme du général en chef. De retour à Paris, celui-ci obligea sa femme à congédier la belle Louise, qui, abandonnée de son inconstant amant, tomba dans une grande misère. Je l'ai vue souvent depuis venir chez l'impératrice Joséphine demander des secours qui lui furent toujours accordés avec bonté. Cette jeune femme, qui avait osé rivaliser d'élégance avec madame Bonaparte, a fini, je crois, par épouser un jockey anglais, qui l'a rendue fort malheureuse, et elle est morte dans le plus misérable état.

Le premier consul de la république française, devenu empereur des Français, ne pouvait plus se contenter en Italie du titre de président. Aussi de nouveaux députés de la république cisalpine passèrent les monts, et réunis à Paris en consulte, ils déférèrent à Sa Majesté le titre de roi d'Italie, qu'elle accepta. Peu de jours après son acceptation l'empereur partit pour Milan, où il devait être couronné. Je retournai avec le plus grand plaisir dans ce beau pays, dont, malgré la fatigue et les dangers de la guerre, il m'était resté les plus agréables souvenirs. Maintenant les circonstances étaient bien différentes. C'était comme souverain que l'empereur allait traverser les Alpes, le Piémont et la Lombardie, dont il avait fallu, à notre premier voyage, emporter militairement chaque gorge, chaque rivière et chaque défilé. En 1800, l'escorte du premier consul était une armée; en 1805, ce fut un cortége tout pacifique de chambellans, de pages, de dames d'honneur et d'officiers du palais.

Avant son départ, l'empereur tint à Saint-Cloud, sur les fonts baptismaux, avec Madame-mère, le prince Napoléon-Louis, second fils du prince Louis, frère de Sa Majesté. Les trois fils de la reine Hortense eurent, si je ne me trompe, l'empereur pour parrain. Mais celui qu'il affectionnait le plus était l'aîné des trois, le prince Napoléon-Charles, qui est mort à cinq ans, prince royal de Hollande. Je parlerai plus tard de cet aimable enfant, dont la mort fit le désespoir de son père et de sa mère, fut un des plus grands chagrins de l'empereur, et peut être considérée comme la cause des plus graves événemens.

Après les fêtes du baptême, nous partîmes pour l'Italie. L'impératrice Joséphine était du voyage. Toutes les fois que cela se pouvait, l'empereur aimait à l'emmener avec lui. Pour elle, elle aurait voulu toujours accompagner son mari, que cela fût possible ou non. L'empereur tenait le plus souvent ses voyages fort secrets jusqu'au moment du départ, et il demandait à minuit des chevaux pour aller à Mayence, ou à Milan, comme s'il se fût agi d'une course à Saint-Cloud ou à Rambouillet.

Je ne sais dans lequel de ses voyages Sa Majesté avait décidé de ne point emmener l'impératrice Joséphine. L'empereur était moins effrayé de cette suite de dames et de femmes qui formaient la suite de Sa Majesté, que des embarras causés par les paquets et les cartons dont elles sont ordinairement accompagnées. Il voulait de plus voyager rapidement et sans faste, et épargner aux villes qui se trouveraient sur son passage un énorme surcroît de dépense.

Il ordonna donc que tout fût prêt pour le départ à une heure du matin, heure à laquelle l'impératrice était ordinairement endormie; mais en dépit de toutes les précautions, une indiscrétion avertit l'impératrice de ce qui allait se passer. L'empereur lui avait promis qu'elle l'accompagnerait dans son premier voyage. Il la trompait cependant, et il partait sans elle!… Aussitôt elle appelle ses femmes; mais impatientée de leur lenteur, Sa Majesté saute à bas du lit, passe le premier vêtement qui se trouve sous sa main, court hors de sa chambre, en pantoufles et sans bas. Pleurant comme une petite fille que l'on reconduit en pension, elle traverse les appartemens, descend les escaliers d'un pas rapide, et se jette dans les bras de l'empereur, au moment où il s'apprêtait à monter en voiture. Il était grand temps, car une minute plus tard, celui-ci était parti. Comme il arrivait presque toujours en voyant couler les pleurs de sa femme, l'empereur s'attendrit; elle s'en aperçoit, et déjà elle est blottie au fond de la voiture; mais sa majesté l'impératrice est à peine vêtue. L'empereur la couvre de sa pelisse, et avant de partir il donne lui-même l'ordre qu'au premier relais sa femme trouve tout ce qui pouvait lui être nécessaire.

L'empereur, laissant l'impératrice à Fontainebleau, se rendit à Brienne, où il arriva à six heures du soir. Mesdames de Brienne et de Loménie et plusieurs dames de la ville l'attendaient au bas du perron du château. Il entra au salon, et fit l'accueil le plus gracieux à toutes les personnes qui lui furent présentées. De là il passa dans les jardins, s'entretenant familièrement avec mesdames de Brienne et de Loménie, et se rappelant avec une fidélité de mémoire surprenante les moindres particularités du séjour qu'il avait fait, dans son enfance, à l'école militaire de Brienne.

Sa Majesté admit à sa table ses hôtes et quelques personnes de leur société. Elle fit après le dîner une partie de wisk avec mesdames de Brienne, de Vandeuvre et de Nolivres; et, au jeu comme à table, la conversation de l'empereur paraissait animée, pleine d'intérêt, et lui-même d'une gaîté et d'une affabilité dont tout le monde était ravi.

Sa Majesté passa la nuit au château de Brienne, et se leva de bonne heure pour aller visiter le champ de la Rothière, une de ses anciennes promenades favorites. L'empereur parcourut avec le plus grand plaisir ces lieux où s'était passée sa première jeunesse. Il les montrait avec une espèce d'orgueil, et chacun de ses mouvemens, chacune de ses réflexions semblait dire: «Voyez d'où je suis parti, et où je suis arrivé.»

Sa Majesté marchait en avant des personnes qui l'accompagnaient, et elle se plaisait à nommer la première les divers endroits où elle se trouvait. Un paysan, la voyant ainsi écartée de sa suite, lui cria familièrement: «Eh! citoyen, l'empereur va-t-il bientôt passer?—Oui, répondit l'empereur lui même; prenez patience.»

L'empereur avait demandé la veille à madame de Brienne des nouvelles de la mère Marguerite; c'était ainsi qu'on appelait une bonne femme qui occupait une chaumière au milieu du bois, et à laquelle les élèves de l'école militaire avaient autrefois coutume d'aller faire de fréquentes visites. Sa Majesté n'avait point oublié ce nom, et elle apprit avec autant de joie que de surprise que celle qui le portait vivait encore. L'empereur, en continuant sa promenade du matin, galopa jusqu'à la porte de la chaumière, descendit de cheval, et entra chez la bonne paysanne. La vue de celle-ci avait été affaiblie par l'âge; et d'ailleurs l'empereur avait tellement changé, depuis qu'elle ne l'avait vu, qu'il lui eût été, même avec de bons yeux, difficile de le reconnaître. «Bonjour, la mère Marguerite, dit Sa Majesté en saluant la vieille; vous n'êtes donc pas curieuse de voir l'empereur?—Si fait, mon bon monsieur; j'en serais bien curieuse; et si bien que voilà un petit panier d'œufs frais que je vas porter à Madame; et puis je resterai au château pour tâcher d'apercevoir l'empereur. Ça n'est pas l'embarras, je ne le verrai pas si bien aujourd'hui qu'autrefois, quand il venait avec ses camarades boire du lait chez la mère Marguerite. Il n'était pas empereur dans ce temps-là; mais c'est égal: il faisait marcher les autres; dame! fallait voir. Le lait, les œufs, le pain bis, les terrines cassées, il avait soin de me faire tout payer, et il commençait lui-même par payer son écot.—Comment! mère Marguerite, reprit en souriant Sa Majesté, vous n'avez pas oublié Bonaparte?—Oublié! mon bon monsieur; vous croyez qu'on oublie un jeune homme comme ça, qui était sage, sérieux, et même quelquefois triste, mais toujours bon pour les pauvres gens. Je ne suis qu'une paysanne; mais j'aurais prédit que ce jeune homme-là ferait son chemin.—Il ne l'a pas trop mal fait, n'est-ce pas?—Ah dame! non.»

Pendant ce court dialogue, l'empereur avait d'abord tourné le dos à la porte, et par conséquent au jour, qui ne pouvait pénétrer que par là dans la chaumière. Mais peu à peu Sa Majesté s'était rapprochée de la bonne femme, et lorsqu'il fut tout près d'elle, l'empereur, dont le visage se trouvait alors éclairé par la lumière du dehors, se mit à se frotter les mains, et à dire, en tâchant de se rappeler le ton et les manières qu'il avait eues dans sa première jeunesse, lorsqu'il venait chez la paysanne: «Allons, la mère Marguerite! du lait, des œufs frais; nous mourons de faim.» La bonne vieille parut chercher à rassembler ses souvenirs, et elle se mit à considérer l'empereur avec une grande attention. «—Oh bien! la mère, vous étiez si sûre tout-à-l'heure de reconnaître Bonaparte? nous sommes de vieilles connaissances, nous deux.» La paysanne, pendant que l'empereur lui adressait ces derniers mots, était tombée à ses pieds. Il la releva avec la bonté la plus touchante, et lui dit: «En vérité, mère Marguerite, j'ai un appétit d'écolier. N'avez-vous rien à me donner?» La bonne femme, que son bonheur mettait hors d'elle-même, servit à Sa Majesté des œufs et du lait. Son repas fini, Sa Majesté donna à sa vieille hôtesse une bourse pleine d'or, en lui disant: «Vous savez, mère Marguerite, que j'aime qu'on paie son écot. Adieu, je ne vous oublierai pas.» Et, tandis que l'empereur remontait à cheval, la bonne vieille, sur le seuil de sa porte, lui promettait, en pleurant de joie, de prier le bon Dieu pour lui.

À son lever, Sa Majesté s'était entretenue avec quelqu'un de la possibilité de retrouver d'anciennes connaissances, et on lui avait raconté un trait du général Junot qui l'avait beaucoup diverti. Le général se trouvant à son retour d'Égypte à Montbard, où il avait passé plusieurs années de son enfance, avait recherché avec le plus grand soin ses camarades de pension et d'espiégleries, et il en avait retrouvé plusieurs avec lesquels il avait gaîment et familièrement causé de ses premières fredaines et de ses tours d'écolier. Ensuite, ils étaient allés ensemble revoir les différentes localités, dont chacune réveillait en eux quelque souvenir de leur jeunesse. Sur la place publique de la ville, le général aperçoit un bon vieillard qui se promenait magistralement, sa grande canne à la main. Aussitôt il court à lui, se jette à son cou et l'embrasse à l'étouffer à plusieurs reprises. Le promeneur se dégageant à grand'peine de ses chaudes accolades, regarde le général Junot d'un air ébahi, et ne sait à quoi attribuer une tendresse si expressive de la part d'un militaire portant l'uniforme d'officier supérieur, et toutes les marques d'un rang élevé. «Comment, s'écrie celui-ci, vous ne me reconnaissez pas?—Citoyen général, je vous prie de m'excuser, mais je n'ai aucune idée…—Eh! morbleu, mon cher maître, vous avez oublié le plus paresseux, le plus libertin, le plus indisciplinable de vos écoliers.—Mille pardons, seriez-vous M. Junot?—Lui-même,» répond le général en renouvelant ses embrassades et en riant avec ses amis des singulières enseignes auxquelles il s'était fait reconnaître. Pour sa majesté l'empereur, si la mémoire eût manqué à quelqu'un de ses anciens maîtres, ce n'est point sur un signalement de ce genre qu'il aurait été reconnu, car tout le monde sait qu'il s'était distingué à l'École militaire par son assiduité au travail, et par la régularité et le sérieux de sa conduite.