Le Fichier Zéro

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CHAPITRE DEUX

À bord de l’USS Constitution, Golfe Persique

16 avril, 18h30

La guerre était bien la dernière chose que le Lieutenant Thomas Cohen avait à l’esprit.

Assis devant un ensemble de radars à bord de l’USS Constitution, en train de regarder les petites formes lumineuses qui serpentaient paresseusement à l’écran, il pensait à sa petite-amie Melanie, chez eux, à Pensacola. Il restait moins de trois semaines avant qu’il soit en permission et puisse rentrer chez lui. Il avait déjà la bague. Il l’avait achetée une semaine plus tôt lors d’une escale d’une journée au Qatar. Thomas doutait qu’il reste encore quelqu’un sur le bateau à qui il ne l’ait pas montrée avec fierté.

Le ciel au-dessus du Golfe Persique était clair et ensoleillé, sans le moindre nuage. Mais Thomas n’allait pas pouvoir en profiter, retiré qu’il était dans un coin du pont avec les épaisses fenêtres blindées obscurcies par la console radar. Il ne pouvait s’empêcher d’envier légèrement celui qui se trouvait sur le pont et avec qui il communiquait par radio, le jeune homme ayant visuellement en ligne de mire les bateaux qui, pour Thomas, n’étaient que des tâches à l’écran.

Soixante milliards de dollars, songea-t-il avec un sourire amusé. Voilà le montant annuel que les États-Unis dépensaient pour maintenir une présence dans le Golfe Persique, la Mer d’Arabie et le Golfe d’Oman. La Cinquième Flotte de l’US Navy considérait Bahreïn comme son QG et était constituée de plusieurs forces opérationnelles avec des routes spécifiques de patrouilles le long des côtes d’Afrique du Nord et du Moyen Orient. Le Constitution, un bateau de type destroyer, faisait partie de la Force Opérationnelle Combinée 152, qui patrouillait dans le Golfe Persique depuis son extrémité nord jusqu’au Détroit d’Hormuz, entre Oman et l’Iran.

Chez lui, les amis de Thomas trouvaient ça tellement cool qu’il travaille sur un destroyer de l’US Navy. Il ne les contredisait pas. Mais, en réalité, il vivait seulement une étrange existence répétitive et relativement ennuyeuse. Il était assis dans une merveille d’ingénierie équipée de la meilleure technologie et d’assez d’armes pour dévaster la moitié d’une ville. Pourtant, leur seul but se résumait essentiellement à ce que Thomas était en train de faire en ce moment-même : surveiller des tâches sur un écran radar. Toute cette puissance de frappe, tout cet argent et tous ces hommes pour sortir vainqueurs au cas où une situation de menace se produirait.

Ça ne voulait pas dire pour autant qu’il ne se passait jamais rien d’excitant. Thomas et les autres types qui étaient là depuis un an ou plus s’amusaient à observer la nervosité chez les nouveaux arrivants la première fois qu’ils entendaient dire que les iraniens allaient leur tirer dessus. Ça n’arrivait pas tous les jours, mais c’était assez fréquent. L’Iran et l’Irak étaient des territoires dangereux et ils se devaient au moins de sauver les apparences, supposait Thomas. De temps à autres, le Constitution recevait des menaces de la Marine du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique, la force maritime iranienne dans le Golfe Persique. Leurs bateaux s’approchaient d’un peu trop près et, parfois même, lors des jours particulièrement excitants, ils tiraient quelques roquettes. En général, ils tiraient dans la direction totalement opposée aux bateaux américains. Esbroufe, se disait Thomas. Mais les jeunes recrues se pissaient dessus et ils faisaient encore l’objet de plaisanteries quelques semaines après.

Le trio de traînées à l’écran approchait toujours plus près de leur emplacement, arrivant depuis le nord-est. “Gilbert,” dit Thomas dans la radio, “qu’est-ce que tu vois de beau là-haut ?”

“Oh, c’est un très bel après-midi. Pas loin de dix degrés et ensoleillé,” dit l’Officier Gilbert dans la radio, faisant de son mieux pour dissimuler le rire dans sa voix. “Humidité faible. Vent d’environ huit kilomètres heure. Si je ferme les yeux, on dirait la Floride au début du printemps. Comment ça va, vous, là-dedans ?”

“Crétin,” murmura le Lieutenant Davis, l’officier des communications assis à côté de Thomas devant les écrans radar. Il sourit et dit dans la radio, “Désolé, Officier Gilbert ? Peux-tu répéter ça pour ton lieutenant ?”

Thomas rigola, tandis que Gilbert laissait échapper un léger soupir. “D’accord, d’accord,” dit le jeune homme posté sur le pont supérieur. “J’ai en visuel trois bateaux CGRI venant du nord-est et avançant à environ quatorze nœuds, apparemment à un peu plus de huit-cents mètres de nous.” Puis il se hâta d’ajouter, “Monsieur.”

Thomas hocha la tête, impressionné. “Tu es efficace. Ils sont à neuf-cents mètres. Quelqu’un veut parier là-dessus ?”

“Je mets un billet de cinq sur le fait qu’ils vont changer de cap à six-cents mètres,” dit Davis.

“J’en suis et je surenchéris,” dit le Maître de Pont Miller derrière lui en pivotant sur sa chaise. “Dix dollars qu’ils continuent jusqu’à cinq-cents mètres. Tu suis, Cohen ?”

Thomas secoua la tête. “Certainement pas. La dernière fois, vous m’avez fait perdre vingt-cinq dollars.”

“Et il doit économiser pour son mariage,” plaisanta Davis en lui donnant un coup de coude.

“Vous êtes tous de petits joueurs,” dit Gilbert dans la radio. “Ces types sont des cowboys, je le sens. Un dénommé Monsieur Jackson dit qu’ils vont non seulement approcher jusqu’à quatre-cents mètres, mais qu’on verra aussi une bite iranienne à l’image.”

“Ne sois pas grossier,” dit Davis à l’attention de Gilbert pour sa métaphore obscène des CGRI tirant une roquette.

“Ce serait un sacré événement,” murmura Miller. “La chose la plus excitante qui se soit produite ici en deux semaines, c’est quand il y a eu des enchilada à la cantine.”

Le Lieutenant Cohen était pleinement conscient qu’un observateur extérieur les prendrait pour des fous à faire de petits paris sur le fait qu’un navire tire ou non un missile. Mais après tant de soi-disant confrontations qui ne débouchaient sur rien du tout, les occasions de s’amuser un peu étaient rares. De plus, les règles d’engagement des USA étaient claires : ils n’ouvriraient pas le feu tant qu’on ne leur aurait pas directement tiré dessus en premier et les iraniens le savaient. Le Constitution était exactement ce qu’impliquait sa classe : un destroyer. Si une roquette passait assez près pour qu’ils en sentent la chaleur, ils pouvaient anéantir le navire CGRI en quelques secondes.

“Ils viennent de passer les six-cents mètres et continuent de se rapprocher,” annonça Thomas. “Désolé, Davis. Tu as perdu.”

Il haussa les épaules. “On ne peut pas gagner à tous les coups.”

Thomas fronça les yeux en regardant les écrans. On aurait dit que les deux navires de chaque côté du troisième viraient de bord, mais que le bateau central continuait tout droit. “Gilbert, qu’est-ce que tu vois.”

“Aïe, aïe.” Il y eut un moment de silence avant que l’officier ne dise. “On dirait que deux des bateaux virent vers le sud-est et le sud-ouest. Mais je pense que le troisième bateau veut copiner avec nous. Qu’est-ce que je t’avais dit, Cohen ? Des cowboys.”

Miller soupira. “Où est le Capitaine Warren ? Nous devrions l’alerter…”

“Le Capitaine est sur le pont !” cria soudain une voix puissante. Thomas se leva de son siège et fit un salut crispé, tout comme les quatre autres officiers présents dans la salle de contrôle.

Le second entra en premier, un homme grand à la mâchoire carrée qui avait l’air beaucoup plus grave que d’habitude. Il fut suivi de près par le Capitaine Warren, son léger embonpoint forçant un peu sur les boutons du bas de sa chemise à manches courtes. Sur la tête, il portait une casquette de baseball de la Navy, dont le bleu marine semblait presque noir sous l’éclairage du pont.

“Repos,” dit Warren sur un ton bourru. Thomas se rassit lentement sur son siège en échangeant un regard avec Davis. Le capitaine était certainement au courant pour les trois bateaux CGRI en approche et le fait qu’il soit ici alors que ces trois navires s’approchaient de plus en plus signifiait qu’il se passait quelque chose d’anormal. “Ouvrez grand vos oreilles et écoutez-moi bien, car je vais vous dire rapidement les choses.” Le capitaine fronça profondément les sourcils. Il avait coutume de froncer les sourcils et, d’ailleurs, Thomas ne se souvenait pas avoir déjà vu Warren sourire. Mais ce froncement-là semblait particulièrement inhabituel. “Les ordres viennent tout juste de tomber. Il y a eu un changement dans les règles d’engagement. Tout bateau qui ouvre le feu à moins de huit-cents mètres de distance doit être considéré comme étant hostile et traité avec une volonté de préjudice extrême.”

Thomas cligna des yeux à ce flot soudain de paroles et eut même du mal à saisir au départ.

Le Maître de Pont Miller, interloqué, s’aventura à prendre la parole, “Traité ? Vous voulez dire détruit ?”

“C’est exact, Miller,” dit le Capitaine Warren en regardant le jeune homme dans les yeux. “Je veux dire détruit, démoli, effacé, dévasté, écrasé et/ou anéanti.”

“Euh, Monsieur ?” intervint Davis. “S’il ouvre le feu ? Ou qu’il tire sur nous ?”

“On riposte avec une arme pouvant causer des pertes humaines, Lieutenant,” lui répondit le Capitaine Warren. “Qu’il nous vise ou pas.”

Thomas n’arrivait pas à croire ce qu’il venait d’entendre. Le CGRI avait tiré des roquettes à de nombreuses reprises depuis qu’il était à bord du Constitution, dont plusieurs fois à moins de huit-cents mètres d’eux. Il trouvait extrêmement bizarre et fortuit que les règles d’engagement aient changé si vite… et pile au moment où le navire iranien fondait sur eux.

 

“Écoutez,” dit Warren, “je n’aime pas ça plus que vous, mais vous savez tous ce qui s’est passé. Franchement, je suis surpris que le gouvernement ait mis si longtemps à réagir. Mais voilà, nous y sommes maintenant.”

Thomas savait exactement ce à quoi faisait référence le capitaine. Quelques jours auparavant, une organisation terroriste avait tenté de faire sauter l’USS New York, un destroyer Arleigh-Burke stationné dans le Port d’Haïfa en Israël. Et à peine deux jours plus tôt, la même cellule rebelle avait fait exploser un tunnel sous-marin à New York. Le Capitaine Warren avait réuni tout l’équipage dans le mess pour leur apprendre la triste nouvelle. La CIA avait eu vent de l’attaque seulement quelques heures avant qu’elle n’ait lieu et avait réussi à sauver de nombreuses vies. Toutefois, des centaines de personnes avaient tout de même péri et il y en avait encore beaucoup qui étaient toujours portées disparues. L’ampleur de l’attaque restait loin de celle du 11 Septembre, mais c’était tout de même l’une des attaques les plus importantes de ces cent dernières années sur le sol américain.

“C’est le monde dans lequel nous vivons maintenant, mes garçons,” dit Warren en secouant la tête de dépit. Il pensait clairement la même chose que Thomas. Ils pensaient tous pareil.

“Il change de cap,” dit Gilbert à travers la radio, tirant Thomas de ses pensées pour revenir sa console. L’officier avait raison : le troisième bateau était soudain devenu timide à cinq-cents mètres et bifurquait vers l’ouest. “On dirait bien que j’ai perdu vingt dollars.”

Thomas laissa échapper un soupir de soulagement. Dans une minute, le bateau serait à plus de huit-cents mètres de distance et le Constitution poursuivrait sa patrouille à l’est vers le détroit. S’il vous plaît, ne faites rien de stupide, pensa-t-il en disant, “Le navire CGRI est à quatre-cent-cinquante mètres et se dirige vers l’est. On dirait bien qu’on ne l’intéresse pas, Monsieur.”

Warren acquiesça d’un signe de tête. S’il était aussi soulagé que Thomas, il n’en laissait rien paraître. Le lieutenant comprenait aisément pourquoi : les règles d’engagement avaient changé soudainement. Combien de temps faudrait-il avant qu’ils ne se retrouvent dans une autre situation telle que celle-là ?

Le Lieutenant Davis leva soudain les yeux vivement. “Ils nous saluent, Monsieur.”

Le Capitaine Warren ferma les yeux et soupira. “Très bien. Relayez ceci, et fissa.” Plus qu’un simple officier des communications, Davis parlait couramment l’arabe et le farsi. Il traduisit le message du capitaine pendant que Warren le prononçait, écoutant et parlant en même temps. “Ici le Capitaine James Warren de l’USS Constitution. Les règles d’engagement de la Marine des USA ont changé. Vos supérieurs doivent certainement être déjà au courant mais, si ce n’est pas le cas, sachez que nous sommes pleinement autorisés par le gouvernement américain à utiliser la force léthale si le moindre bateau…”

“Tir de roquette !” cria Gilbert dans l’oreille de Thomas.

“Tir de roquette !” répéta Thomas. Avant même qu’il ne sache ce qu’il faisait, il retira le casque de sa tête et se précipita vers les fenêtres. À distance, il vit le navire CGRI, ainsi que la bande rouge vif qui traversa le ciel dans un arc de cercle avec un voile de fumée derrière elle.

Alors qu’il regardait la scène, une deuxième roquette partit du pont du bateau iranien. Elles étaient tirées sur une trajectoire parallèle au Constitution, assez loin pour générer à peine quelques vagues ressenties par le destroyer.

Thomas se tourna vers le capitaine. Le visage de Warren était devenu un peu plus pâle. “Monsieur…”

“Retournez à votre poste, Lieutenant Cohen,” dit Warren d’une voix tendue.

Un nœud d’effroi se forma dans l’estomac de Thomas. “Mais Monsieur, nous ne pouvons pas sérieusement…”

“Retournez à votre poste, Lieutenant,” répéta le capitaine en serrant les dents. Thomas s’exécuta, s’asseyant lentement sur son siège sans toutefois quitter Warren des yeux.

“Ça ne vient pas de l’amiral,” dit-il, comme s’il essayait de leur expliquait ce qu’il savait qu’il allait devoir faire. “Ni même du Chef des Opérations Navales. Ça émane du Secrétaire de la Défense. Est-ce que vous comprenez ? C’est un ordre direct dans l’intérêt de la sécurité nationale.”

Sans dire un mot de plus, Warren s’empara d’un téléphone rouge fixé au mur. “Ici le Capitaine Warren. Tirez les torpilles.” Il y eut un moment de silence, puis le capitaine répéta avec insistance, “Affirmatif. Tirez les torpilles.” Il raccrocha le téléphone, mais sa main resta posée dessus. “Que dieu nous vienne en aide,” murmura-t-il.

Thomas Cohen retint son souffle. Il comptait les secondes. Il venait d’atteindre le chiffre douze quand il entendit la voix de Gilbert, basse, haletante et presque solennelle dans la radio.

“Dieu tout puissant.”

Thomas se leva sans quitter son poste, mais juste pour avoir une vue partielle depuis la fenêtre. Ils n’entendirent aucune explosion à travers la vitre blindée de la cabine du pont, conçue pour supporter de puissants tirs balistiques. Ils ne sentirent aucune onde de choc, absorbée qu’elle fut par le vaste Golfe Persique. Mais il la vit. Il vit la boule de feu orange s’élever dans le ciel tandis que le navire CGRI était, comme il l’avait prédit, détruit en quelques secondes par une rafale de torpilles venant du destroyer américain.

La traînée verte disparut de son écran. “Cible détruite,” confirma-t-il d’une voix basse. Il n’avait aucune idée du nombre de personnes qui venaient d’être tuées. Vingt. Peut-être cinquante. Ou même une centaine.

Davis se leva aussi et regarda par la fenêtre. Alors que le feu orange se dissipait, le navire déchiré sombra rapidement dans les profondeurs du Golfe Persique. C’était peut-être dû à l’angle ou au reflet du soleil, mais il aurait juré voir ses yeux briller sous la menace des larmes.

“Cohen ?” dit-il à voix basse, presque dans un murmure. “Est-ce qu’on vient juste de déclencher la Troisième Guerre Mondiale ?”

Cinq minutes auparavant, la guerre était bien la dernière chose que le Lieutenant Thomas Cohen avait à l’esprit. Mais, à présent, il avait toutes les raisons de croire qu’il ne serait pas chez lui, à Pensacola, dans trois semaines.

CHAPITRE TROIS

“Excusez-moi,” dit Zéro, “pensez-vous pouvoir conduire juste un peu plus vite ?” Il était assis sur la banquette arrière d’une berline noire, tandis que le chauffeur de la Maison Blanche le ramenait à Alexandria, à moins de trente minutes de Washington, DC. Le trajet se déroula quasiment en silence, au grand soulagement de Zéro qui eut quelques précieuses minutes pour pouvoir réfléchir. Ce n’était pas le moment de passer en revue le déluge de nouvelles compétences retrouvées ou d’éléments déverrouillés dans sa tête. Il devait se concentrer sur la tâche à accomplir.

Réfléchis, Zéro. Qui, à ta connaissance, trempe là-dedans ? Le secrétaire de la défense, le vice-président, des membres du congrès, une poignée de sénateurs, des membres de la NSA, du Conseil de la Sécurité Nationale et même de la CIA… Des noms et des visages traversèrent son esprit comme dans une liste déroulante. Zéro inspira d’un coup, tandis qu’une céphalée de tension commençait à se former à l’avant de son crâne. Il avait enquêté sur bon nombre d’entre eux et même trouvé quelques preuves dont il avait enfermé les documents dans son coffre-fort d’Arlington, mais il craignait fort que ce ne soit pas suffisant pour réellement prouver ce qui était en train de se passer.

Son téléphone mobile se mit à sonner dans sa poche mais il décida de ne pas répondre.

Pourquoi maintenant ? Il n’avait pas besoin de ses nouveaux souvenirs pour répondre à cette question-là. C’était une année électorale. Dans un peu plus de six mois, Pierson serait soit réélu pour un second mandat ou alors remplacé par un Démocrate. Et rien ne susciterait plus de soutien qu’une campagne réussie contre un ennemi hostile.

Il était certain que Pierson ne faisait pas partie du complot. D’ailleurs, Zéro se souvint tout à coup que Pierson, lors de sa première année au pouvoir, avait signé un décret pour diminuer la présence militaire américaine en Irak et en Iran. Il était opposé à une nouvelle guerre au Moyen Orient sans provocation… raison pour laquelle ceux qui œuvraient dans l’ombre avaient besoin d’un catalyseur comme la Confrérie.

Et pendant que les USA diminuaient leur présence, les russes augmentaient la leur. Maria avait mentionné le fait que les ukrainiens s’inquiétaient que la Russie tente de s’emparer de sites de production de pétrole dans la Mer Noire. C’était la raison pour laquelle elle s’était prudemment alliée à eux afin de partager des informations. Les conspirateurs américains étaient de mèche avec les russes. Les USA auraient le détroit et les russes obtiendraient la Mer Noire. Les États-Unis ne feraient rien pour empêcher la Russie d’atteindre ses objectifs, et la Russie répondrait de la même façon, peut-être même en les soutenant au Moyen Orient.

Deux des super-puissances mondiales deviendraient plus riches, plus puissantes et quasiment inarrêtables. Et tant qu’elles demeureraient en paix ensemble, il n’y aurait personne pour s’opposer à elles.

Son téléphone sonna à nouveau. C’était un appel en inconnu. Il se demanda un bref instant s’il pouvait s’agir du Directeur Adjoint Cartwright. Le patron direct de Zéro à la Division des Activités Spéciales de la CIA avait été étrangement absent lors de la réunion dans le Bureau Ovale avec le Président Pierson. Des obligations professionnelles l’avaient peut-être retenu, mais Zéro avait des doutes. Toutefois, l’appelant (ou les appelants) n’avait pas laissé de message vocal et Zéro se fichait pas mal de qui pouvait vouloir le joindre à la CIA.

Alors qu’ils se rapprochaient de sa maison de Spruce Street, il passa deux appels. Le premier fut pour l’Université de Georgetown. “C’est le Professeur Reid Lawson. J’ai bien peur d’avoir attrapé un virus. Ce doit être la grippe. Je vais aller voir le médecin aujourd’hui. Pouvez-vous demander au Dr. Ford s’il est disponible pour assurer mes cours ?”

Le deuxième appel fut pour le Third Street Garage.

“Ouais,” répondit le type sur un ton bourru.

“Mitch ? C’est Zéro.”

“Mmh,” grommela le mécanicien comme s’il s’était attendu à son appel. Mitch était un homme qui parlait peu. C’était également une ressource de la CIA qui avait aidé Zéro quand il avait eu besoin de sortir ses filles des griffes de Rais et d’un réseau de trafiquants humains.

“Quelque chose se trame. Je vais peut-être avoir besoin d’une extraction pour deux. Peux-tu rester en standby ?” Les mots sortirent de sa bouche comme s’ils étaient bien rodés… parce que c’était le cas, se dit-il, même s’il ne les avait pas prononcés depuis un bout de temps. Il ne pouvait pas risquer de le demander à Watson ou Strickland : ils étaient probablement surveillés tout autant que lui. Mais Mitch opérait en dehors des radars.

“Compte sur moi,” se contenta de dire Mitch.

“Merci. Je te rappelle.” Il raccrocha. Son premier instinct lui dictait d’emmener ses filles immédiatement dans une planque sécurisée, mais tout changement dans leur emploi du temps habituel ne ferait qu’éveiller les soupçons. L’extraction de Mitch était une mesure de sécurité au cas où il aurait des raisons de croire que les vies de ses filles seraient en danger imminent. Et malgré l’inquiétude suscitée par son sentiment accru de paranoïa, il avait de nombreuses raisons de penser que c’était justifié.

Sa maison de deux étages se trouvait à l’angle d’un lotissement du quartier résidentiel d’Alexandria. De l’autre côté de la rue, se trouvait une maison vacante actuellement à la vente. C’était l’ancienne résidence de David Thompson, agent de terrain de la CIA à la retraite qui avait été tué dans l’entrée de chez Zéro.

Il ouvrit la porte et saisit rapidement le code de sécurité du système d’alarme. Il avait configuré le système pour que ce code soit saisi à chaque fois que quelqu’un entrait ou sortait, peu importe qui se trouvait à la maison à ce moment-là. Si le code n’était pas entré dans les soixante secondes suivant l’ouverture de la porte, une alarme sonnait et la police locale était alertée. En plus du système d’alarme, il y avait des caméras de sécurité, à la fois dehors et dedans, des verrous aux portes et aux fenêtres, ainsi qu’une salle de crise au sous-sol avec une porte de sécurité en acier.

Toutefois, il avait peur que ce ne soit pas suffisant pour assurer la sécurité de ses filles.

 

Il trouva Maya allongée sur le dos dans le canapé, en train de jouer à un jeu sur son smartphone. Elle avait presque dix-sept ans et oscillait souvent entre l’angoisse soudaine de l’adolescence et la maturité de l’adulte en devenir. Elle avait hérité des cheveux bruns et des traits anguleux de son père, tandis qu’elle tirait son intelligence accrue et son esprit vif de sa mère.

“Salut,” dit-elle sans lever les yeux de l’écran. “Est-ce que tu as mangé avec le président ? Parce que je serais bien partante pour un chinois ce soir.”

“Où est ta sœur ?” demanda-t-il rapidement.

“Dans la salle à manger.” Maya fronça les sourcils et s’assit, percevant l’urgence dans sa voix. “Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?”

“Rien pour l’instant,” répondit-il énigmatiquement. Zéro traversa la cuisine et trouva sa plus jeune fille, Sara, assise à table en train de faire ses devoirs.

Elle leva les yeux à cette soudaine intrusion de son père. “Salut, Papa.” Puis elle fronça les sourcils à son tour, prenant conscience que quelque chose ne tournait pas rond. “Tout va bien ?”

“Ouais, ma puce. Je vais bien. Je voulais juste vérifier que vous aussi.” Sans un mot de plus, il monta rapidement à l’étage dans son bureau. Il savait déjà ce dont il avait besoin et où le trouver exactement. Le premier objet était un téléphone à carte prépayée qu’il avait acheté et payé en espèces avec quelques centaines de minutes prépayées dessus. Maya possédait le numéro. Le deuxième était la clé du coffre-fort. Il savait où elle était comme s’il l’avait toujours su. Pourtant, le matin même, il n’aurait su dire à quoi elle servait ou pourquoi il l’avait. La clé se trouvait dans sa vieille boîte de pêche qu’il surnommait sa “boîte à ordures,” remplie de toutes sortes de vieux trucs dont il ne parvenait pas à se débarrasser, même s’ils semblaient totalement inutiles.

Quand il retourna dans la cuisine, il ne fut pas du tout surpris de trouver ses deux filles qui l’attendaient là.

“Papa ?” dit Maya avec hésitation. “Qu’est-ce qui se passe ?”

Zéro prit son téléphone mobile dans sa poche et le laissa sur le comptoir de la cuisine. “Il y a un truc que je dois faire,” dit-il vaguement. “Et c’est…”

Incroyablement dangereux. Monumentalement stupide de le faire seul. Ça vous mettra directement en danger… encore une fois.

“C’est un truc qui fait que des gens vont certainement nous surveiller de près. Et nous devons nous y préparer.”

“Est-ce qu’on va encore retourner dans une planque ?” demanda Sara.

Zéro eut le cœur serré qu’elle ait à poser ce type de question. “Non,” lui répondit-il. Puis il s’en voulut, se rappelant qu’il avait promis d’être honnête avec elles. “Pas encore. Peut-être plus tard.”

“Est-ce que ça a un rapport avec ce qui s’est passé à New York ?” demanda naïvement Maya.

“Oui,” admit-il. “Mais, pour le moment, écoutez-moi bien. Je connais un type, une ressource de la CIA qui s’appelle Mitch. Il est grand, bourru, avec une grosse barbe et une casquette. Il tient le Third Street Garage. Si je lui donne le feu vert, il viendra vous chercher ici pour vous emmener en lieu sûr, dans un endroit que même la CIA ne connaît pas.”

“Pourquoi est-ce qu’on n’y va pas tout de suite ?” demanda Sara.

“Parce que,” répondit franchement Zéro, “il y a de grandes chances que des gens soient déjà en train de nous observer ou, du moins, qu’ils surveillent toute activité suspecte. Si vous n’allez pas à l’école ou que vous faites quoi que ce soit d’inhabituel, ça pourrait les alerter. Vous connaissez la musique : vous ne laissez entrer personne, vous ne partez avec personne et vous ne faites confiance à personne sauf Mitch, l’Agent Strickland, ou l’Agent Watson.”

“Et Maria,” ajouta Sara. “Pas vrai ?”

“Ouais,” murmura Zéro. “Et Maria. Bien sûr.” Il posa la main sur la poignée de la porte. “Je ne serai pas long. Verrouillez derrière moi. J’ai le téléphone à carte. Appelez en cas de besoin.” Il sortit et se dirigea rapidement vers sa voiture, étonné de constater que le souvenir de ce qui s’était passé entre Maria et lui s’insinuait à nouveau dans sa tête.

Kate. Tu l’as trahie.

“Non,” se murmura-t-il à lui-même alors qu’il atteignait la voiture. Il n’aurait pas fait ça. Il aimait Kate plus que tout et plus que quiconque. Alors qu’il se glissait derrière le volant et démarrait la voiture, il chercha dans sa mémoire la moindre indication qui pourrait contredire le fait que Maria et lui aient eu une liaison pendant que Kate était encore vivante. Mais il n’en trouva aucune. Sa relation à la maison avait été heureuse. Kate ignorait tout de son travail en tant qu’agent de la CIA. Elle croyait que ses fréquents voyages étaient pour des invitations à des conférences dans d’autres universités, des recherches pour l’écriture d’un livre d’histoire, des congrès et des conventions. Elle le soutenait totalement en s’occupant de leurs deux filles. Il lui cachait ses blessures et, quand c’était impossible, il se trouvait des excuses bidon. Il était maladroit. Il était tombé. Au moins une fois, il avait été agressé. L’agence l’avait aidé à couvrir ses mensonges et, plus d’une fois, était allée jusqu’à créer de faux rapports de police pour confirmer ses dires.

Elle n’était pas au courant.

Mais Maria, si. Maria avait su tout le temps qu’ils avaient été ensemble pendant que Kate était encore en vie, et elle n’avait rien dit. Tant que la mémoire de Zéro était altérée, elle pouvait bien lui dire tout ce qu’il voulait entendre et lui cacher tout ce qu’il ne savait pas.

Il réalisa soudain à quel point il serrait le volant, alors que les articulations de ses doigts devenaient blanches et que ses oreilles bourdonnaient de colère. On verra ça plus tard. Il y a des choses plus importantes à faire pour le moment, se dit-il en se dirigeant vers la banque pour récupérer les preuves dont il pouvait juste espérer qu’elles seraient suffisantes afin de mettre un terme à tout ça.