Nur auf LitRes lesen

Das Buch kann nicht als Datei heruntergeladen werden, kann aber in unserer App oder online auf der Website gelesen werden.

Buch lesen: «La Comédie humaine volume VI», Seite 25

Schriftart:

– Elle peut encore pleurer! dit Bixiou. Voilà un spectacle un peu drôle: des larmes sortant d'un jeu de dominos! Ça nous explique le miracle de Moïse.

– Est-elle assez desséchée?.. dit Joseph.

– Au feu du repentir, dit Flore. Eh! je ne peux pas avoir de prêtre, je n'ai rien, pas même un crucifix pour voir l'image de Dieu!.. Ah! monsieur, s'écria-t-elle en levant ses bras qui ressemblaient à deux morceaux de bois sculpté, je suis bien coupable, mais Dieu n'a jamais puni personne comme je le suis!.. Philippe a tué Max qui m'avait conseillé des choses horribles, et il me tue aussi. Dieu se sert de lui comme d'un fléau!.. Conduisez-vous bien, car nous avons tous notre Philippe.

– Laissez-moi seul avec elle, dit Bianchon, que je sache si la maladie est guérissable.

– Si on la guérissait, Philippe Bridau crèverait de rage, dit Desroches; aussi vais-je faire constater l'état dans lequel se trouve sa femme; il ne l'a pas fait condamner comme adultère, elle jouit de tous ses droits d'épouse; il aura le scandale d'un procès. Nous allons d'abord faire transporter madame la comtesse dans la maison de santé du docteur Dubois, rue du Faubourg-Saint-Denis: elle y sera soignée avec luxe. Puis, je vais assigner le comte en réintégration du domicile conjugal.

– Bravo, Desroches! s'écria Bixiou. Quel plaisir d'inventer du bien qui fera tant de mal!

Dix minutes après, Bianchon descendit et dit à ses deux amis: – Je cours chez Desplein, il peut sauver cette femme par une opération. Ah! il va bien la faire soigner, car l'abus des liqueurs a développé chez elle une magnifique maladie qu'on croyait perdue.

– Farceur de médecin, va! Est-ce qu'il n'y a qu'une maladie? demanda Bixiou.

Mais Bianchon était déjà dans la cour, tant il avait hâte d'annoncer à Desplein cette grande nouvelle. Deux heures après, la malheureuse belle-sœur de Joseph fut conduite dans l'hospice décent créé par le docteur Dubois, et qui fut, plus tard, acheté par la Ville de Paris. Trois semaines après, la Gazette des Hôpitaux contenait le récit d'une des plus audacieuses tentatives de la chirurgie moderne sur une malade désignée par les initiales F. B. Le sujet succomba, bien plus à cause de l'état de faiblesse où l'avait mis la misère que par les suites de l'opération. Aussitôt, le colonel comte de Brambourg alla voir le comte de Soulanges, en grand deuil, et l'instruisit de la perte douloureuse qu'il venait de faire. On se dit à l'oreille dans le grand monde que le comte de Soulanges mariait sa fille à un parvenu de grand mérite qui devait être nommé maréchal-de-camp et colonel d'un régiment de la Garde Royale. De Marsay donna cette nouvelle à Rastignac qui en causa dans un souper au Rocher de Cancale où se trouvait Bixiou.

– Cela ne se fera pas! se dit en lui-même le spirituel artiste.

Si, parmi les amis que Philippe méconnut, quelques-uns, comme Giroudeau, ne pouvaient se venger, il avait eu la maladresse de blesser Bixiou qui, grâce à son esprit, était reçu partout, et qui ne pardonnait guère. En plein rocher de Cancale, devant des gens sérieux qui soupaient, Philippe avait dit à Bixiou qui lui demandait à venir à l'hôtel de Brambourg: – Tu viendras chez moi quand tu seras ministre!..

– Faut-il me faire protestant pour aller chez toi? répondit Bixiou en badinant; mais il se dit en lui-même: – Si tu es un Goliath, j'ai ma fronde et je ne manque pas de cailloux.

Le lendemain, le mystificateur s'habilla chez un acteur de ses amis et fut métamorphosé, par la toute-puissance du costume, en un prêtre à lunettes vertes qui se serait sécularisé; puis, il prit un remise et se fit conduire à l'hôtel de Soulanges. Bixiou, traité de farceur par Philippe, voulait lui jouer une farce. Admis par monsieur de Soulanges, sur son insistance à vouloir parler d'une affaire grave, Bixiou joua le personnage d'un homme vénérable chargé de secrets importants. Il raconta, d'un son de voix factice, l'histoire de la maladie de la comtesse morte dont l'horrible secret lui avait été confié par Bianchon, l'histoire de la mort d'Agathe, l'histoire de la mort du bonhomme Rouget dont s'était vanté le comte de Brambourg, l'histoire de la mort de la Descoings, l'histoire de l'emprunt fait à la caisse du journal et l'histoire des mœurs de Philippe dans ses mauvais jours.

– Monsieur le comte, ne lui donnez votre fille qu'après avoir pris tous vos renseignements; interrogez ses anciens camarades, Bixiou, le capitaine Giroudeau, etc.

Trois mois après, le colonel comte de Brambourg donnait à souper chez lui à du Tillet, à Nucingen, à Rastignac, à Maxime de Trailles et à de Marsay. L'amphitryon acceptait très-insouciamment les propos à demi consolateurs que ses hôtes lui adressaient sur sa rupture avec la maison de Soulanges.

– Tu peux trouver mieux, lui disait Maxime.

– Quelle fortune faudrait-il pour épouser une demoiselle de Grandlieu? demanda Philippe à de Marsay.

– A vous?.. on ne donnerait pas la plus laide des six à moins de dix millions, répondit insolemment de Marsay.

– Bah! dit Rastignac, avec deux cent mille livres de rente, vous auriez mademoiselle de Langeais, la fille du marquis; elle est laide, elle a trente ans, et pas un sou de dot: ça doit vous aller.

– J'aurai dix millions dans deux ans d'ici, répondit Philippe Bridau.

– Nous sommes au 16 janvier 1829! s'écria du Tillet en souriant. Je travaille depuis dix ans, et je ne les ai pas, moi!..

– Nous nous conseillerons l'un l'autre, et vous verrez comment j'entends les finances, répondit Bridau.

– Que possédez-vous en tout? demanda Nucingen.

– En vendant mes rentes, en exceptant ma terre et mon hôtel que je ne puis et ne veux pas risquer, car ils sont compris dans mon majorat, je ferai bien une masse de trois millions…

Nucingen et du Tillet se regardèrent; puis, après ce fin regard, du Tillet dit à Philippe: – Mon cher comte, nous travaillerons ensemble si vous voulez.

De Marsay surprit le regard que du Tillet avait lancé à Nucingen et qui signifiait: – A nous les millions.

En effet, ces deux personnages de la haute banque étaient placés au cœur des affaires politiques de manière à pouvoir jouer à la Bourse, dans un temps donné, comme à coup sûr, contre Philippe quand toutes les probabilités lui sembleraient être en sa faveur, tandis qu'elles seraient pour eux. Et le cas arriva. En juillet 1830, du Tillet et Nucingen avaient déjà fait gagner quinze cent mille francs au comte de Brambourg, qui ne se défia plus d'eux en les trouvant loyaux et de bon conseil. Philippe, parvenu par la faveur de la Restauration, trompé surtout par son profond mépris pour les Péquins, crut à la réussite des Ordonnances et voulut jouer à la Hausse; tandis que Nucingen et du Tillet, qui crurent à une révolution, jouèrent à la baisse contre lui. Ces deux fins compères abondèrent dans le sens du colonel comte de Brambourg et eurent l'air de partager ses convictions, ils lui donnèrent l'espoir de doubler ses millions et se mirent en mesure de les lui gagner. Philippe se battit comme un homme pour qui la victoire valait quatre millions. Son dévouement fut si remarqué, qu'il reçut l'ordre de revenir à Saint-Cloud avec le duc de Maufrigneuse pour y tenir conseil. Cette marque de faveur sauva Philippe; car il voulait, le 28 juillet, faire une charge pour balayer les boulevards, et il eût sans doute reçu quelque balle envoyée par son ami Giroudeau, qui commandait une division d'assaillants.

Un mois après, le colonel Bridau ne possédait plus de son immense fortune que son hôtel, sa terre, ses tableaux et son mobilier. Il commit de plus, dit-il, la sottise de croire au rétablissement de la branche aînée, à laquelle il fut fidèle jusqu'en 1834. En voyant Giroudeau colonel, une jalousie assez compréhensible fit reprendre du service à Philippe qui, malheureusement, obtint en 1835 un régiment dans l'Algérie où il resta trois ans au poste le plus périlleux, espérant obtenir les épaulettes de général; mais une influence malicieuse, celle du général Giroudeau, le laissait là. Devenu dur, Philippe outra la sévérité du service, et fut détesté, malgré sa bravoure à la Murat. Au commencement de la fatale année 1839, en faisant un retour offensif sur les Arabes pendant une retraite devant des forces supérieures, il s'élança contre l'ennemi, suivi seulement d'une compagnie qui tomba dans un gros d'Arabes. Le combat fut sanglant, affreux, d'homme à homme, et les cavaliers français ne se débarrassèrent qu'en petit nombre. En s'apercevant que leur colonel était cerné, ceux qui se trouvèrent à distance ne jugèrent pas à propos de périr inutilement en essayant de le dégager. Ils entendirent ces mots: —Votre colonel! à moi! un colonel de l'Empire! suivis de hurlements affreux, mais ils rejoignirent le régiment. Philippe eut une mort horrible, car on lui coupa la tête quand il tomba presque haché par les yatagans.

Joseph, marié vers ce temps par la protection du comte de Sérizy à la fille d'un ancien fermier millionnaire, hérita de l'hôtel et de la terre de Brambourg, dont n'avait pu disposer son frère, qui tenait cependant à le priver de sa succession. Ce qui fit le plus de plaisir au peintre, fut la belle collection de tableaux. Joseph, à qui son beau-père, espèce de Hochon rustique, amasse tous les jours des écus, possède déjà soixante mille francs de rente. Quoiqu'il peigne de magnifiques toiles et rende de grands services aux artistes, il n'est pas encore membre de l'Institut. Par suite d'une clause de l'érection du majorat, il se trouve comte de Brambourg, ce qui le fait souvent pouffer de rire au milieu de ses amis, dans son atelier.

– Les bons comtes ont les bons habits, lui dit alors son ami Léon de Lora qui, malgré sa célébrité comme peintre de paysage, n'a pas renoncé à sa vieille habitude de retourner les proverbes, et qui répondit à Joseph à propos de la modestie avec laquelle il avait reçu les faveurs de la destinée: Bah! la pépie vient en mangeant!

Paris, novembre 1842.

LES PARISIENS EN PROVINCE
(PREMIÈRE HISTOIRE.)
L'ILLUSTRE GAUDISSART

A MADAME LA DUCHESSE DE CASTRIES

Le Commis-Voyageur, personnage inconnu dans l'antiquité, n'est-il pas une des plus curieuses figures créées par les mœurs de l'époque actuelle? n'est-il pas destiné, dans un certain ordre de choses, à marquer la grande transition qui, pour les observateurs, soude le temps des exploitations matérielles au temps des exploitations intellectuelles. Notre siècle reliera le règne de la force isolée, abondante en créations originales, au règne de la force uniforme, mais niveleuse, égalisant les produits, les jetant par masses, et obéissant à une pensée unitaire, dernière expression des sociétés. Après les saturnales de l'esprit généralisé, après les derniers efforts de civilisations qui accumulent les trésors de la terre sur un point, les ténèbres de la barbarie ne viennent-ils pas toujours? Le Commis-Voyageur n'est-il pas aux idées ce que nos diligences sont aux choses et aux hommes? il les voiture, les met en mouvement, les fait se choquer les unes aux autres; il prend, dans le centre lumineux, sa charge de rayons et les sème à travers les populations endormies. Ce pyrophore humain est un savant ignorant, un mystificateur mystifié, un prêtre incrédule qui n'en parle que mieux de ses mystères et de ses dogmes. Curieuse figure! Cet homme a tout vu, il sait tout, il connaît tout le monde. Saturé des vices de Paris, il peut affecter la bonhomie de la province. N'est-il pas l'anneau qui joint le village à la capitale, quoique essentiellement il ne soit ni Parisien, ni provincial? car il est voyageur. Il ne voit rien à fond; des hommes et des lieux, il en apprend les noms; des choses, il en apprécie les surfaces; il a son mètre particulier pour tout auner à sa mesure; enfin son regard glisse sur les objets et ne les traverse pas. Il s'intéresse à tout, et rien ne l'intéresse. Moqueur et chansonnier, aimant en apparence tous les partis, il est généralement patriote au fond de l'âme. Excellent mime, il sait prendre tour à tour le sourire de l'affection, du contentement, de l'obligeance, et le quitter pour revenir à son vrai caractère, à un état normal dans lequel il se repose. Il est tenu d'être observateur sous peine de renoncer à son métier. N'est-il pas incessamment contraint de sonder les hommes par un seul regard, d'en deviner les actions, les mœurs, la solvabilité surtout; et pour ne pas perdre son temps, d'estimer soudain les chances de succès? aussi l'habitude de se décider promptement en toute affaire le rend-elle essentiellement jugeur: il tranche, il parle en maître des théâtres de Paris, de leurs acteurs et de ceux de la province. Puis il connaît les bons et les mauvais endroits de la France, de actu et visu. Il vous piloterait au besoin au Vice ou à la Vertu avec la même assurance. Doué de l'éloquence d'un robinet d'eau chaude que l'on tourne à volonté, ne peut-il pas également arrêter et reprendre sans erreur sa collection de phrases préparées qui coulent sans arrêt et produisent sur sa victime l'effet d'une douche morale? Conteur, égrillard, il fume, il boit. Il a des breloques, il impose aux gens de menu, passe pour un milord dans les villages, ne se laisse jamais embêter, mot de son argot, et sait frapper à temps sur sa poche pour faire retentir son argent, afin de n'être pas pris pour un voleur par les servantes, éminemment défiantes, des maisons bourgeoises où il pénètre. Quant à son activité, n'est-ce pas la moindre qualité de cette machine humaine? Ni le milan fondant sur sa proie, ni le cerf inventant de nouveaux détours pour passer sous les chiens et dépister les chasseurs; ni les chiens subodorant le gibier, ne peuvent être comparés à la rapidité de son vol quand il soupçonne une commission, à l'habileté du croc en jambe qu'il donne à son rival pour le devancer, à l'art avec lequel il sent, il flaire et découvre un placement de marchandises. Combien ne faut-il pas à un tel homme de qualités supérieures! Trouverez-vous, dans un pays, beaucoup de ces diplomates de bas étage, de ces profonds négociateurs parlant au nom des calicots, du bijou, de la draperie, des vins, et souvent plus habiles que les ambassadeurs, qui, la plupart, n'ont que des formes? Personne en France ne se doute de l'incroyable puissance incessamment déployée par les Voyageurs, ces intrépides affronteurs de négations qui, dans la dernière bourgade, représentent le génie de la civilisation et les inventions parisiennes aux prises avec le bon sens, l'ignorance ou la routine des provinces. Comment oublier ici ces admirables manœuvres qui pétrissent l'intelligence des populations, en traitant par la parole les masses les plus réfractaires, et qui ressemblent à ces infatigables polisseurs dont la lime lèche les porphyres les plus durs! Voulez-vous connaître le pouvoir de la langue et la haute pression qu'exerce la phrase sur les écus les plus rebelles, ceux du propriétaire enfoncé dans sa bauge campagnarde;… écoutez le discours d'un des grands dignitaires de l'industrie parisienne au profit desquels trottent, frappent et fonctionnent ces intelligents pistons de la machine à vapeur nommé Spéculation.

– Monsieur, disait à un savant économiste le directeur-caissier-gérant-secrétaire-général et administrateur de l'une des plus célèbres Compagnies d'Assurance contre l'Incendie, monsieur, en province, sur cinq cent mille francs de primes à renouveler, il ne s'en signe pas de plein gré pour plus de cinquante mille francs; les quatre cent cinquante mille restants nous reviennent ramenés par les instances de nos agents qui vont chez les Assurés retardataires les embêter, jusqu'à ce qu'ils aient signé de nouveau leurs chartes d'assurance, en les effrayant et les échauffant par d'épouvantables narrés d'incendies, etc. Ainsi l'éloquence, le flux labial entre pour les neuf dixièmes dans les voies et moyens de notre exploitation.

Parler! se faire écouter, n'est-ce pas séduire? Une nation qui a ses deux Chambres, une femme qui prête ses deux oreilles, sont également perdues. Ève et son serpent forment le mythe éternel d'un fait quotidien qui a commencé, qui finira peut-être avec le monde.

– Après une conversation de deux heures, un homme doit être à vous, disait un avoué retiré des affaires.

Tournez autour du Commis-Voyageur? Examinez cette figure? N'en oubliez ni la redingote olive, ni le manteau, ni le col en maroquin, ni la pipe, ni la chemise de calicot à raies bleues. Dans cette figure, si originale qu'elle résiste au frottement, combien de natures diverses ne découvrirez-vous pas? Voyez! quel athlète, quel cirque, quelles armes: lui, le monde et sa langue. Intrépide marin, il s'embarque, muni de quelques phrases, pour aller prêcher cinq à six cent mille francs en des mers glacées, au pays des Iroquois, en France! Ne s'agit-il pas d'extraire, par des opérations purement intellectuelles, l'or enfoui dans les cachettes de province, de l'en extraire sans douleur! Le poisson départemental ne souffre ni le harpon ni les flambeaux, et ne se prend qu'à la nasse, à la seine, aux engins les plus doux. Penserez-vous maintenant sans frémir au déluge des phrases qui recommence ses cascades au point du jour, en France? Vous connaissez le Genre, voici l'Individu.

Il existe à Paris un incomparable Voyageur, le parangon de son espèce, un homme qui possède au plus haut degré toutes les conditions inhérentes à la nature de ses succès. Dans sa parole se rencontre à la fois du vitriol et de la glu: de la glu, pour appréhender, entortiller sa victime et se la rendre adhérente; du vitriol, pour en dissoudre les calculs les plus durs. Sa partie était le chapeau; mais son talent et l'art avec lequel il savait engluer les gens lui avaient acquis une si grande célébrité commerciale, que les négociants de l'Article-Paris lui faisaient tous la cour afin d'obtenir qu'il daignât se charger de leurs commissions. Aussi, quand, au retour de ses marches triomphales, il séjournait à Paris, était-il perpétuellement en noces et festins; en province, les correspondants le choyaient; à Paris, les grosses maisons le caressaient. Bienvenu, fêté, nourri partout; pour lui, déjeuner ou dîner seul était une débauche, un plaisir. Il menait une vie de souverain, ou mieux de journaliste. Mais n'était-il pas le vivant feuilleton du commerce parisien? Il se nommait Gaudissart, et sa renommée, son crédit, les éloges dont il était accablé, lui avaient valu le surnom d'illustre. Partout où ce garçon entrait, dans un comptoir comme dans une auberge, dans un salon comme dans une diligence, dans une mansarde comme chez un banquier, chacun de dire en le voyant: – Ah! voilà l'illustre Gaudissart. Jamais nom ne fut plus en harmonie avec la tournure, les manières, la physionomie, la voix, le langage d'aucun homme. Tout souriait au Voyageur et le Voyageur souriait à tout. Similia similibus, il était pour l'homœopathie. Calembours, gros rire, figure monacale, teint de cordelier, enveloppe rabelaisienne; vêtement, corps, esprit, figure s'accordaient pour mettre de la gaudisserie, de la gaudriole en toute sa personne. Rond en affaires, bon homme, rigoleur, vous eussiez reconnu en lui l'homme aimable de la grisette, qui grimpe avec élégance sur l'impériale d'une voiture, donne la main à la dame embarrassée pour descendre du coupé, plaisante en voyant le foulard du postillon, et lui vend un chapeau; sourit à la servante, la prend ou par la taille ou par les sentiments; imite à table le glouglou d'une bouteille en se donnant des chiquenaudes sur une joue tendue; sait faire partir de la bière en insufflant l'air entre ses lèvres; tape de grands coups de couteau sur les verres à vin de Champagne sans les casser, et dit aux autres: – Faites-en autant! qui gouaille les voyageurs timides, dément les gens instruits, règne à table et y gobe les meilleurs morceaux. Homme fort d'ailleurs, il pouvait quitter à temps toutes ses plaisanteries, et semblait profond au moment où, jetant le bout de son cigare, il disait en regardant une ville: – Je vais voir ce que ces gens-là ont dans le ventre! Gaudissart devenait alors le plus fin, le plus habile des ambassadeurs. Il savait entrer en administrateur chez le sous-préfet, en capitaliste chez le banquier, en homme religieux et monarchique chez le royaliste, en bourgeois chez le bourgeois; enfin il était partout ce qu'il devait être, laissait Gaudissart à la porte et le reprenait en sortant.

Jusqu'en 1830, l'illustre Gaudissart était resté fidèle à l'Article-Paris. En s'adressant à la majeure partie des fantaisies humaines, les diverses branches de ce commerce lui avaient permis d'observer les replis du cœur, lui avaient enseigné les secrets de son éloquence attractive, la manière de faire dénouer les cordons des sacs les mieux ficelés, de réveiller les caprices des femmes, des maris, des enfants, des servantes, et de les engager à les satisfaire. Nul mieux que lui ne connaissait l'art d'amorcer les négociants par les charmes d'une affaire, et de s'en aller au moment où le désir arrivait à son paroxysme. Plein de reconnaissance envers la chapellerie, il disait que c'était en travaillant l'extérieur de la tête qu'il en avait compris l'intérieur, il avait l'habitude de coiffer les gens, de se jeter à leur tête, etc. Ses plaisanteries sur les chapeaux étaient intarissables. Néanmoins, après août et octobre 1830, il quitta la chapellerie et l'article Paris, laissa les commissions du commerce des choses mécaniques et visibles pour s'élancer dans les sphères les plus élevées de la spéculation parisienne. Il abandonna, disait-il, la matière pour la pensée, les produits manufacturés pour les élaborations infiniment plus pures de l'intelligence. Ceci veut une explication.

Le déménagement de 1830 enfanta, comme chacun le sait, beaucoup de vieilles idées, que d'habiles spéculateurs essayèrent de rajeunir. Depuis 1830, plus spécialement, les idées devinrent des valeurs; et, comme l'a dit un écrivain assez spirituel pour ne rien publier, on vole aujourd'hui plus d'idées que de mouchoirs. Peut-être, un jour, verrons-nous une Bourse pour les idées; mais déjà, bonnes ou mauvaises, les idées se cotent, se récoltent, s'importent, se portent, se vendent, se réalisent et rapportent. S'il ne se trouve pas d'idées à vendre, la Spéculation tâche de mettre des mots en faveur, leur donne la consistance d'une idée, et vit de ses mots comme l'oiseau de ses grains de mil. Ne riez pas! Un mot vaut une idée dans un pays où l'on est plus séduit par l'étiquette du sac que par le contenu. N'avons-nous pas vu la Librairie exploitant le mot pittoresque, quand la littérature eut tué le mot fantastique. Aussi le Fisc a-t-il deviné l'impôt intellectuel, il a su parfaitement mesurer le champ des Annonces, cadastrer les Prospectus, et peser la pensée, rue de la Paix, hôtel du Timbre. En devenant une exploitation, l'intelligence et ses produits devaient naturellement obéir au mode employé par les exploitations manufacturières. Donc, les idées conçues, après boire, dans le cerveau de quelques-uns de ces Parisiens en apparence oisifs, mais qui livrent des batailles morales en vidant bouteille ou levant la cuisse d'un faisan, furent livrées, le lendemain de leur naissance cérébrale, à des Commis-Voyageurs chargés de présenter avec adresse, urbi et orbi, à Paris et en province, le lard grillé des Annonces et des Prospectus, au moyen desquels se prend, dans la souricière de l'entreprise, ce rat départemental, vulgairement appelé tantôt l'abonné, tantôt l'actionnaire, tantôt membre correspondant, quelquefois souscripteur ou protecteur, mais partout un niais.

– Je suis un niais! a dit plus d'un pauvre propriétaire attiré par la perspective d'être fondateur de quelque chose, et qui, en définitive, se trouve avoir fondu mille ou douze cents francs.

– Les abonnés sont des niais qui ne veulent pas comprendre que, pour aller en avant dans le royaume intellectuel, il faut plus d'argent que pour voyager en Europe, etc., dit le spéculateur.

Il existe donc un perpétuel combat entre le public retardataire qui se refuse à payer les contributions parisiennes, et les percepteurs qui, vivant de leurs recettes, lardent le public d'idées nouvelles, le bardent d'entreprises, le rôtissent de prospectus, l'embrochent de flatteries, et finissent par le manger à quelque nouvelle sauce dans laquelle il s'empêtre, et dont il se grise, comme une mouche de sa plombagine. Aussi, depuis 1830, que n'a-t-on pas prodigué pour stimuler en France le zèle, l'amour-propre des masses intelligentes et progressives! Les titres, les médailles, les diplômes, espèce de Légion-d'Honneur inventée pour le commun des martyrs, se sont rapidement succédé. Enfin toutes les fabriques de produits intellectuels ont découvert un piment, un gingembre spécial, leurs réjouissances. De là les primes, de là les dividendes anticipés; de là cette conscription de noms célèbres levée à l'insu des infortunés artistes qui les portent, et se trouvent ainsi coopérer activement à plus d'entreprises que l'année n'a de jours, car la loi n'a pas prévu le vol des noms. De là ce rapt des idées, que, semblables aux marchands d'esclaves en Asie, les entrepreneurs d'esprit public arrachent au cerveau paternel à peine écloses, et déshabillent et traînent aux yeux de leur sultan hébété, leur Shahabaham, ce terrible public qui, s'il ne s'amuse pas, leur tranche la tête en leur retranchant leur picotin d'or.

Cette folie de notre époque vint donc réagir sur l'illustre Gaudissart, et voici comment. Une Compagnie d'Assurances sur la Vie et les Capitaux entendit parler de son irrésistible éloquence, et lui proposa des avantages inouïs, qu'il accepta. Marché conclu, traité signé, le Voyageur fut mis en sevrage chez le secrétaire-général de l'administration qui débarrassa l'esprit de Gaudissart de ses langes, lui commenta les ténèbres de l'affaire, lui en apprit le patois, lui en démonta le mécanisme pièce à pièce, lui anatomisa le public spécial qu'il allait avoir à exploiter, le bourra de phrases, le nourrit de réponses à improviser, l'approvisionna d'arguments péremptoires; et, pour tout dire, aiguisa le fil de la langue qui devait opérer sur la Vie en France. Or, le poupon répondit admirablement aux soins qu'en prit monsieur le secrétaire-général. Les chefs des Assurances sur la Vie et les Capitaux vantèrent si chaudement l'illustre Gaudissart, eurent pour lui tant d'attentions, mirent si bien en lumière, dans la sphère de la haute banque et de la haute diplomatie intellectuelle, les talents de ce prospectus vivant, que les directeurs financiers de deux journaux, célèbres à cette époque, et morts depuis, eurent l'idée de l'employer à la récolte des abonnements. Le Globe, organe de la doctrine saint-simonienne, et le Mouvement, journal républicain, attirèrent l'illustre Gaudissart dans leurs comptoirs, et lui proposèrent chacun dix francs par tête d'abonné s'il en rapportait un millier; mais cinq francs seulement s'il n'en attrapait que cinq cents. La PARTIE Journal politique ne nuisant pas à la PARTIE Assurances de capitaux, le marché fut conclu. Néanmoins Gaudissart réclama une indemnité de cinq cents francs pour les huit jours pendant lesquels il devait se mettre au fait de la doctrine de Saint-Simon, en objectant les prodigieux efforts de mémoire et d'intelligence nécessaires pour étudier à fond cet article, et pouvoir en raisonner convenablement, «de manière, dit il, à ne pas se mettre dedans.» Il ne demanda rien aux Républicains. D'abord, il inclinait vers les idées républicaines, les seules qui, selon la philosophie Gaudissarde, pussent établir une égalité rationnelle; puis Gaudissart avait jadis trempé dans les conspirations des Carbonari français, il fut arrêté; mais relâché faute de preuves; enfin, il fit observer aux banquiers du journal que depuis Juillet il avait laissé croître ses moustaches, et qu'il ne lui fallait plus qu'une certaine casquette et de longs éperons pour représenter la République. Pendant une semaine, il alla donc se faire saint-simoniser le matin au Globe, et courut apprendre, le soir, dans les bureaux de l'Assurance, les finesses de la langue financière. Son aptitude, sa mémoire étaient si prodigieuses, qu'il put entreprendre son voyage vers le 15 avril, époque à laquelle il faisait chaque année sa première campagne. Deux grosses maisons de commerce, effrayées de la baisse des affaires, séduisirent, dit-on, l'ambitieux Gaudissart, et le déterminèrent à prendre encore leurs commissions. Le roi des Voyageurs se montra clément en considération de ses vieux amis et aussi de la prime énorme qui lui fut allouée.

– Écoute, ma petite Jenny, disait-il en fiacre à une jolie fleuriste.

Tous les vrais grands hommes aiment à se laisser tyranniser par un être faible, et Gaudissart avait dans Jenny son tyran, il la ramenait à onze heures du Gymnase où il l'avait conduite, en grande parure, dans une loge louée à l'avant-scène des premières.

– A mon retour, Jenny, je te meublerai ta chambre, et d'une manière soignée. La grande Mathilde, qui te scie le dos avec ses comparaisons, ses châles véritables de l'Inde apportés par des courriers d'ambassade russe, son vermeil et son Prince Russe qui m'a l'air d'être un fier blagueur, n'y trouvera rien à redire. Je consacre à l'ornement de ta chambre tous les Enfants que je ferai en province.

– Hé! bien, voilà qui est gentil, cria la fleuriste. Comment, monstre d'homme, tu me parles tranquillement de faire des enfants, et tu crois que je te souffrirai ce genre-là?

– Ah! ça, deviens-tu bête, ma Jenny?.. C'est une manière de parler dans notre commerce.

– Il est joli, votre commerce!

– Mais écoute donc; si tu parles toujours, tu auras raison.

– Je veux avoir toujours raison! Tiens, tu n'es pas gêné à c't-heure!

– Tu ne veux donc pas me laisser achever? J'ai pris sous ma protection une excellente idée, un journal que l'on va faire pour les Enfants. Dans notre partie, les Voyageurs, quand ils ont fait dans une ville, une supposition, dix abonnements au Journal des Enfants, disent: J'ai fait dix enfants; comme si j'y fais dix abonnements au journal le Mouvement, je dirai: J'ai fait ce soir dix mouvements… Comprends-tu maintenant?