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Buch lesen: «Le notaire de Chantilly», Seite 19

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XXIII

Deux mois s'étaient écoulés depuis la crise qui avait agité si profondément deux familles. Chantilly commençait à se parfumer de l'odeur végétale des bois en floraison. Mars répandait ses belles matinées. Entre les troncs d'arbres, le jet des jeunes pousses était déjà assez fourni pour adoucir la nudité des branches dépouillées par l'hiver; et sur l'amas des feuilles jaunes de l'arrière-saison courait l'ombre claire des feuilles nouvellement venues. Sous les eaux moins pesantes, moins vaseuses des étangs, les poissons, revêtus de leurs écailles neuves, renvoyaient au soleil les reflets qu'ils lui empruntaient; dans l'air, une élasticité pleine de mollesse se faisait sentir.

On a déjà tenté de fixer, au début de cette histoire, la disposition particulière des maisons de Chantilly; celle de M. Clavier ne s'était plus que très-rarement ouverte depuis deux mois, depuis la fatale nuit d'explication chez Maurice. Derrière les grilles vertes du jardin, des volets avaient été glissés, afin d'empêcher les passants de pénétrer par leurs regards dans l'intérieur du logis, si visible autrefois aux oisifs dont Chantilly abonde. Si d'assez osés collaient un œil furtif aux fentes survenues aux volets par la sécheresse du bois, ceux-là n'étaient guère récompensés de leurs peines. Déjà, sous la puissante action du printemps, des arbustes non émondés jetaient leurs baguettes au hasard, échappant aux formes gracieuses auxquelles plusieurs années de soins et de culture les avaient soumis; beaucoup de pots de fleurs, chassés par les derniers vents de l'automne, gisaient dans les allées où ils avaient roulé avec leurs géraniums. De petits oiseaux chantaient sur leurs ruines. Déteint sous la pluie, l'arrosoir se balançait à une branche morte; des touffes d'herbe cachaient les dents du râteau comme pour l'insulter. On ne distinguait plus, tracés avec une grâce inspirée par le superbe voisinage du château, les dessins si variés des parterres, si corrects et si beaux à la fois; le régulier jardin de M. Clavier, le joli jardin de Caroline, n'offraient plus que l'aspect d'un cimetière. Au milieu de cette désolation, la serre-chaude seule s'était maintenue avec avantage, malgré d'énormes filets de gramen qui en fouettaient les carreaux; à travers leur transparence, de jour en jour plus contestable, on apercevait quelque vigueur de verdure. Entre les dalles du perron intérieur, soulevées par des efflorescences de mousse, et les portes d'entrée, de petites fleurs bleues et jaunes avaient poussé à plaisir en si grande abondance, que, pour ouvrir ces portes, l'office du jardinier eût été aussi nécessaire que celui du serrurier. Ce qu'il y avait de triste encore, c'était l'absence de l'écriteau de location, certificat de négligence qui explique à la rigueur le délaissement momentané d'une propriété. La maison n'était pas à louer. Un sillon de rouille avait coulé le long du mur auquel était fixé le fil de fer de la sonnette.

M. Clavier était malade; il gardait le lit depuis deux mois. Il ne se levait que pour écrire des lettres et en si grand nombre que la fatigue était excessive pour lui, dont la main tremblait à la moindre émotion; sa correspondance paraissait lui en causer beaucoup.

A chaque réponse qu'il recevait, il priait Caroline, elle autrefois sa lectrice chérie, de le laisser seul. Caroline pleurait et se retirait. A peine était-elle partie, qu'elle entendait s'ouvrir, et au bout de quelques minutes se fermer le coffre-fort de M. Clavier. Si la douce enfant n'était pas tyrannisée, elle n'était plus aimée avec la même tendresse. Le père était encore là avec ses regards attentifs, sa sollicitude silencieuse, mais l'ami avait disparu. Il embrassait Caroline de loin en loin, mais au front et plus sur les joues, quelque effort qu'elle fît pour se glisser à cette faveur. La disgrâce de toute lecture s'était étendue aux journaux, qui n'étaient plus même dépouillés de leurs bandes.

Tranquille sur le sort de ses affaires d'intérêt réglées dans le cabinet de Maurice, indifférent sur sa santé, M. Clavier se renfermait dans ses souvenirs et en abaissait ensuite le couvercle. Il vivait en lui, au fond de ses vieilles convictions, sous la voûte haute et noire de sa vie, rattachant à sa fatalité d'homme politique, avec une obstination que les événements avaient pris à tâche de justifier, les derniers malheurs dont il avait été frappé dans son enfant d'adoption, Caroline de Meilhan. Le serpent de l'aristocratie, mal tué, s'était retourné et l'avait piqué. Il mourait de la blessure, et il mourait sans vengeance; sans vengeance! après avoir si bien calculé la sienne! Caroline avait déjà retrempé sa race; et, sans un double meurtre, il n'était plus permis à l'éternel destructeur de cette race de l'éteindre. A cette pensée, M. Clavier se raidissait, il se dressait sur son lit de malade; furieux, agité, pâle, il se soulevait de toute la force de ses poings nerveux, et il semblait apostropher face à face, comme à la tribune de la Convention, un adversaire invisible. Son doigt fiévreux le désignait, le marquait au front, l'écartait, le découvrait dans quelque coin, et de là le ramenait à ses pieds. Ses cris plaintifs l'interrogeaient alors comme si, pour s'en faire entendre, il eût fallu pousser la voix jusqu'au fond d'un abîme ouvert à ses côtés. Il s'épuisait tellement, que sa tête, pesante de colère, retombait sur son oreiller. Il restait dans cet état jusqu'à ce que Caroline vînt doucement le relever et lui rendre quelque calme à force d'air et de précaution.

– Caroline, dit-il un jour au sortir d'une semblable agitation, vous ferez venir le jardinier, demain si c'est possible; il tracera mes buis, il taillera ma vigne à l'italienne. Je vous charge de lui commander tout ce que vous jugerez nécessaire aux réparations du jardin.

A la première parole prononcée par M. Clavier, Caroline croyait avoir regagné l'amitié du vieillard. Des larmes lui voilèrent les yeux; c'est bien ainsi qu'il en usait autrefois avec elle, sans prière, sans autorité, adoucissant sa voix. Caroline se rapprocha davantage du lit afin de ne pas voir tarir à sa source ce premier épanchement d'indulgence dont elle était altérée. Quelle joie pour elle s'il lui eût même fait des reproches! elle savait que le pardon les suivrait. Il en avait toujours été ainsi autrefois. Sa triste et jolie tête penchée sur celle de M. Clavier, elle attendit qu'il parlât encore.

– J'ai jugé aussi que vous deviez reprendre la direction de la maison. Il est mal qu'elle soit négligée plus longtemps; très-mal, – je l'ai mieux compris depuis, – qu'elle paraisse dans cet état d'abandon aux étrangers.

– Mais pourquoi, se hâta de répondre Caroline, toujours tremblante de laisser mourir l'entretien, mais pourquoi ne me l'avoir pas exprimé plus tôt? Vous savez, monsieur, que j'aurais mis mon bonheur, mon devoir, à reprendre mes fonctions ici; et peut-être n'ont-elles pas toujours été inutiles. Rendez-moi cette justice, monsieur, de convenir que rien n'aurait été négligé si vous ne m'eussiez pas ordonné de suspendre mes travaux. Mais je les reprendrai, dites-vous. C'est qu'il est temps. Par exemple, le jardin, – pauvre jardin! il est dans un abandon! je le regarde quelquefois de ma fenêtre! c'est douloureux; des branches brisées, des vignes rampantes. Oh! vous le verrez! ou plutôt n'y descendez que lorsque le jardinier y aura travaillé pendant quelques jours. – Ce n'est pas seulement au jardin qu'il faut songer: les appartements du bas sont pleins d'humidité; les dernières pluies ont pénétré dans le salon d'été; je crois bien qu'il sera nécessaire de changer le papier de la tapisserie. N'êtes-vous pas de cet avis?

Joyeuse de parler, de rompre le silence dont elle avait si longtemps souffert, Caroline s'échappait, ainsi qu'une hirondelle retenue tout un jour dans une cage. Il y avait de l'ivresse dans sa parole nombreuse, brisée et pour ainsi dire de retour d'un long voyage.

M. Clavier reprit, mais du même ton de voix que s'il n'eût pas été interrompu:

– Voici la clef de mon secrétaire, qui renferme les autres clefs de la maison. Elles y sont toutes, celle du jardin aussi.

En présentant cette clef, M. Clavier ne regarda pas Caroline. D'ailleurs, il l'aurait pu difficilement; sa pose horizontale lui permettait tout au plus d'apercevoir la cime de la forêt, entre les pans de rideaux de l'alcôve. Il n'avait tenté aucun effort pour changer d'attitude, tandis que Caroline parlait au-dessus de son front. Ses paupières ne s'étaient pas relevées.

Remuant à peine les lèvres, il ajouta, en tenant toujours la clef du secrétaire:

– Comme j'ignore combien de temps ma maladie me retiendra au lit, j'ai dû, afin de ne pas laisser dépérir une maison qui ne m'appartient pas, vous prier de reprendre la direction que vous en aviez autrefois.

Bien qu'il n'y eût rien d'entraînant dans la voix de M. Clavier, la simple faveur qu'il accordait à Caroline de la replacer à la tête de la maison avait suffi à celle-ci pour s'abandonner à toute sa joie. Elle fut sur le point d'appuyer ses lèvres sur le front de M. Clavier. Elle osa seulement lui dire:

– Croyez-le, monsieur, j'essayerai d'avoir le même zèle; peut-être en récompense me rendrez-vous l'affection qui me payait si bien de tant de soins devenus pour moi un plaisir. Je vous ai souvent donné lieu de vous plaindre de mon étourderie; le service n'a pas toujours été aussi régulier que vous l'eussiez désiré; souvent je me suis levée trop tard. Oh! je me suis dit cela sans que vous ayez besoin de me le reprocher, monsieur: on se corrige avec l'âge; votre bonté m'a rendue sévère pour moi-même; vous verrez maintenant combien je serai plus attentive, plus soumise. C'est que je ne suis plus une petite fille, savez-vous cela? J'espère que bientôt vous serez mieux, tout à fait bien; et nous irons, – car voici le printemps, – nous irons encore nous promener dans le bois; j'ai des livres à vous lire, beaucoup de journaux en arrière, tous vos journaux sont de côté…

Il n'est pas d'objets plus ou moins susceptibles de ranimer la sourde apathie de M. Clavier que Caroline ne rappelât pour faire tourner vers elle des yeux sans mobilité.

En prenant la clef du secrétaire, Caroline chercha à presser avec ses lèvres la main de M. Clavier; elle ne sentit que le froid de la clef; la main s'était retirée.

– Pourquoi cela? demanda-t-elle douloureusement. Aucune réponse.

Est-ce que vous ne me parlerez plus jamais, monsieur? Croyez-vous que Dieu vous punirait si vous étiez assez bon, – et vous êtes bon, monsieur, – pour m'appeler encore votre enfant, votre Caroline, pour me pardonner? Si vous vous figuriez combien, au moment où je vous parle, mon cœur se serre!

La voix de Caroline s'éteignit; sa respiration devint petite, elle s'appuya plus fort sur l'oreiller du malade.

Depuis deux mois je ne dors pas; et les nuits sont si longues! Si j'avais su par quel moyen effacer ma faute, je l'aurais employé; je suis cependant bien punie. Vous ne me parlez pas. Vous souffrez aussi et vous vous taisez.

Vous avez refusé mon bras pour vous promener, vous ne voulez plus que je lise vos journaux, que je soigne vos fleurs; tout ce que je touche vous déplaît. Je meurs dans ma tristesse. Je sais, mon Dieu, que vous ne me grondez pas, que vous ne me souhaitez aucun mal; mais le plus grand des maux, c'est votre silence, ce silence-là. Parlez-moi donc, monsieur! Voyez combien je suis souffrante, maigrie, malheureuse! combien…

Caroline n'arrachait aucune parole du vieillard dont l'insensibilité ressemblait à celle de la mort.

– Si j'étais une personne inconnue et que l'on vous racontât mes chagrins, vous y prendriez part; vous m'accorderiez, étrangère, ce que je ne puis obtenir, moi, votre compagne; vous diriez: Pauvre fille! Eh bien, dites-moi ce mot-là seulement: Pauvre fille! Si j'étais votre domestique, votre pitié de maître ne me pousserait pas rudement du pied dans la rue. Je vous sais généreux pour vos domestiques. Si j'étais enfin votre fille, votre sang, après s'être soulevé, avoir crié, s'être irrité contre mon crime, s'apaiserait, et vos bras, vos bras qui sont de fer en ce moment, se tendraient vers moi et ne me rejetteraient plus; mais vous êtes muet, sourd, aveugle, mort, impitoyable! monsieur!

Oui, monsieur, impitoyable, parce que je ne suis ni votre domestique, ni une inconnue, ni votre fille. Et pourquoi, si je ne vous suis rien, ne me laissez-vous pas? Pourquoi m'aimez-vous? Pourquoi ne me pardonnez-vous pas? Qu'est-ce que cela vous fait?

Quand vous allâtes chercher ma mère dans un château déjà couvert de flammes, c'était une enfant, et vous ne la tuâtes pas. J'ai aussi un enfant dans mon sein… et ma mère nous regarde tous deux, vous et moi, en ce moment, monsieur!

M. Clavier ne remuait pas plus qu'une vieille statue de bronze qu'on aurait couchée tout au long dans un lit; sa face verte et ridée semblait morte depuis dix-huit siècles.

– Je ne vous ai jamais vu prier, monsieur, jamais; j'ignore de quelle religion vous êtes. Sans cela je prierais votre dieu de vous inspirer la bonne pensée de m'entendre, de ne pas m'abandonner à cette heure où je sens mon enfant sous ma main. Cet enfant n'est d'aucun parti qui lui soit un crime reprochable. Je l'appellerai de votre nom; mais souriez à sa mère comme vous sourîtes à la mienne.

Rien! toujours rien! oh! n'avez-vous de la bonté, de la pitié, de l'humanité, monsieur, que pour ceux dont vous avez tué le père et la mère? N'en avez-vous pour une génération qu'à la condition de verser le sang de celle qui l'a précédée? Je dois être heureuse que vous ayez tranché en place publique la tête de mon aïeul, afin de vous être reconnaissante aujourd'hui du bien fait par vous à ma mère. Si vous me repoussez, moi, c'est donc parce que vous ne l'avez pas tuée, régicide que vous êtes! car je sais tout. Donc, monsieur, au nom de mes parents que vous avez assassinés, pardonnez-moi, ou je ne vous pardonne pas, moi! et nous sommes deux ici à vous maudire!

Le régicide resta toujours de pierre.

Après s'être précipitée sur M. Clavier, comme pour l'étouffer, Caroline s'arrêta de frayeur, et se traîna ensuite le long des murs jusqu'à la porte de la chambre; elle n'alla pas plus loin. Un évanouissement la saisit: elle tomba.

Quand elle reprit ses sens, il s'était écoulé plusieurs heures, et la nuit était venue.

Se souvenant à peine de l'anathème que, dans le délire, elle avait imprimé sur le front de M. Clavier, balbutiant des paroles dont sa volonté n'avait pas arrangé le sens, elle alla machinalement, ainsi qu'une somnambule, rêvant, tremblant, s'arrêtant à chaque marche, jusqu'à la serre-chaude, dont la clef lui avait été rendue par M. Clavier.

Ses pensées furent plus paisibles à mesure que l'odeur exhalée par les arbustes de la serre l'enveloppa, et qu'elle renoua ses organes à des émanations dont chacune, comme une date fidèle, la mettait sur la voie d'un souvenir. Ces larges feuilles assez évasées pour garantir de tout un orage; ces fleurs nacrées, et voûtées en ombrelles pour repousser les ardeurs du soleil dont leurs corolles sont l'image; ces bouquets aromatisés et qui conservent quelque chose des passions qu'ils provoquent dans les climats d'où ils viennent, étaient autant de monuments élevés par Caroline à la mémoire de son affection si tendre pour Édouard. Là, elle avait lu sa première lettre; sous ce palmier, portique vert arrondi sur son front, elle avait tracé au crayon une réponse; elle avait failli mourir asphyxiée sous ces vanilliers en fleurs, la nuit où elle écrivit, bien triste, pleine d'angoisse, pâle de remords, la lettre qui ne laissait plus ignorer à Édouard qu'il serait père.

Ce retour vers un passé si doux et si funeste, dans un lieu qui le rappelait si énergiquement à l'imagination, fatigua Caroline en pesant trop sur sa faiblesse. Elle alla au jardin dont le désordre l'affligea. Ses pieds s'embarrassaient dans les plantes parasites qu'elle n'avait plus été là pour faire arracher. Par un sentiment facile à pardonner, la pauvre enfant, depuis si longtemps privée de ses belles promenades nocturnes sur la pelouse et dans la forêt de Chantilly, voulut faire usage de la clef du jardin que M. Clavier lui avait aussi remise. Elle ouvrit la porte, et tout à coup son âme s'envola comme un papillon en passant, ailes déployées, sur la tête de la vaste forêt. Caroline s'appuya comme une statue contre la porte du jardin pour entendre le rossignol, dont la voix sereine passait et repassait sur le bruit des eaux murmurantes du château.

Pendant qu'elle était ainsi distraite, une main s'appuya doucement sur la sienne.

– Édouard! vous! Édouard! vous vivez!

– Caroline!

Ils rentrèrent dans le jardin.

Un silence douloureux couvrit les premiers instants de leur entrevue. Caroline était penchée sur l'épaule d'Édouard.

– Depuis huit jours, Caroline, je rôde autour de votre maison, véritable tombeau, sans jamais avoir eu l'occasion d'y pouvoir pénétrer ou d'y introduire une lettre. Que s'est-il donc passé ici?

– Dans quel moment, Édouard, vous venez! Dieu vous envoie ici; sa main vous a conduit vers moi! que de fois j'ai pensé à vous pour me sauver, dans cette nuit fatale qui s'écoule! Cette maison est pleine de terreur. La désolation est écrite à chaque place. Là haut, il y a un homme qui veille depuis huit jours et qui depuis huit jours n'a parlé une fois cette nuit que pour attirer une malédiction sur son lit. Je ne suis donc pas aussi malheureuse que je le croyais, puisque je vous revois, puisque vous êtes là. Mais toi, mon ami, mon Dieu, mon Édouard, où as-tu été pendant ces deux mois que nous avons été séparés? Tu vas tout me dire, avec les dangers que tu as courus; car tu me dois maintenant la confidence de ta vie entière. Que je sache tout; parle, afin que je remercie dans mes prières ceux qui t'ont prêté un asile; tu viens de loin; tu es fatigué, mon Édouard, tu es souffrant!

– Je suis désespéré, Caroline. Je reviens de la Vendée.

– Où tu as vu ta mère?

– Où j'ai trouvé celle qui, plus délicate que toi, Caroline, dort dans la chaumière battue des vents; passe ses journées sans pain sous un arbre ou au bord d'un torrent, et traverse, à la tête des paysans, les bataillons ennemis qui lui barrent le passage de son trône.

– Tu m'as instruite à l'aimer, Édouard.

– Admire-la avec moi, Caroline; mais plains-la aussi. Nous lui avons vainement démontré, – il est vrai que c'est une affligeante vérité à dire, – que si l'enthousiasme doublait les hommes, il ne doublait pas la portée du fusil; vainement nous lui avons dit, moi et ceux qui, mieux que moi, ont compté les forces dont la sainte insurrection dispose, que l'heure n'était pas sonnée de marcher sur la capitale, enseigne blanche déployée, aux cris de Vive le roi! Elle n'écoute que ses espérances, que les vœux de quelques dévouements surhumains où elle s'appuie comme sur des lions, et elle dédaigne la prudence, la suppliant à genoux de ne pas faire passer la France et Elle par les armes, dans quelque basse-cour de village.

– Mon Édouard, veux-tu me suivre? la voix monte, on pourrait entendre des étages supérieurs.

Se prenant sous le bras avec la grâce infinie de deux amants ou plutôt avec la familiarité divine de deux jeunes mariés, l'enthousiaste Édouard et la mélancolique Caroline entrèrent dans le salon contigu aux deux serres, espèce de vestibule pavé servant de passage de la maison au jardin.

– Parle maintenant, Édouard!

Assis l'un près de l'autre, éclairés par la lueur des deux lanternes suspendues au plafond, ils purent distinguer les changements survenus à leurs traits depuis leur séparation, marquée pour elle et pour lui par tant d'incidents graves. Une exaltation voilée de beaucoup de tristesse animait la figure d'Édouard; ses yeux étaient sombres sans avoir perdu leur douceur. Le dédain d'un âge avancé plissait le contour de sa bouche, dont l'expression n'était adoucie que par l'extrême blancheur de ses dents. Sous l'acide des chagrins s'était ternie la feuille d'or de la jeunesse.

Caroline n'osa lui dire combien il était changé.

De son côté, Caroline n'avait plus, – et ceci s'expliquait à beaucoup d'égards, – la même suavité d'ensemble. La vie était moins impatiente chez elle. L'indécision de sa voix, de son regard et de sa démarche, s'était perdue dans un délicat embonpoint.

– Continue, Édouard, je t'écoute.

– Je me suis rangé, Caroline, à l'opinion de ceux qui n'ont pas répudié toute précaution en se mettant en hostilité avec un gouvernement qui, s'il n'a pas la justice pour lui, a pour lui du moins l'auxiliaire aveugle de l'armée, et l'inertie de la population. Cette opinion a déplu à des conseillers plus téméraires. On a jugé notre concours suspect, du moment où il se montrait accompagné des restrictions de la prudence; nous avons été remerciés.

Une poignante amertume imprégnait les paroles d'Édouard, qui oubliait l'ingratitude dont on le payait, le repos de sa famille troublé, ses terres dévastées, son château détruit, sa vie proscrite, sa tête mise à prix, pour ne se plaindre que du refus qu'il éprouvait de ne pouvoir se sacrifier à sa cause d'une manière utile.

– Ainsi, Édouard, tu es repoussé de tous côtés; tu n'as plus aucune opinion qui t'abrite. Il y a donc un vent de malheur qui nous frappe également: car je ne sais pas non plus à quel titre je reste sous ce toit. Cette dernière nuit y a entendu de sinistres paroles. J'en suis encore glacée.

– Que dis-tu?

– Monsieur Clavier sait tout, Édouard: il m'a vue à genoux, suppliante, humiliée, en pleurs, et il n'est point sorti de son implacable silence.

Oui! alors j'ai bien fait de venir. Dieu m'a conduit. Portons mon malheur et le tien sous un autre ciel. Partons! – déshonorée si tu restes; tué si je suis surpris en France; fuyons vite! Un ami m'a confié un passeport qui pendant dix jours encore me permet de gagner l'Allemagne avec toi. Ma voiture est à l'entrée du bois; viens! nous sommes sur la route d'Allemagne dans trois heures, et dans quatre jours en Allemagne. M'écoutes-tu? tu ne m'écoutes pas! pourquoi cette indécision? Viens, Caroline! Voilà pourquoi je suis ici; voilà pourquoi depuis huit jours je marche dans l'obscurité autour des murs de ce jardin pour t'emmener, Caroline: et je t'emmène. Qui te retiendrait ici?

– Mais monsieur Clavier est malade.

– Écris à Maurice, au médecin de monsieur Clavier que tu es partie, qu'ils viennent. Dieu fera le reste.

– Mais celui qui m'a aimée comme son enfant…

– Et le nôtre? Caroline!

Par notre enfant, par lui, puisque ce n'est pas moi qui ai le droit de te déterminer, consens à me suivre! – Viens!

Ce reproche et cette prière brisèrent l'irrésolution de Caroline.

– Tu le veux! Édouard, attends!

Caroline s'échappe; elle monte sans bruit l'escalier, entre dans sa chambre attenante à celle de M. Clavier; elle ouvre un coffre, y jette pêle-mêle quelques poignées de linge, puis pensive, indécise, elle appuie son front en sueur, ses genoux tremblants contre la cloison, pour voir à travers si M. Clavier est endormi.

Le vieillard était dans l'attitude où elle l'avait laissé; seulement la veilleuse, qui chauffait la tisane du malade lorsque Caroline était descendue, éclairait maintenant les longs plis blancs de la couverture et quelques parties de l'appartement.

Caroline ne respire pas, pour mieux entendre si le malade soupire ou se plaint. Aucun bruit ne sort de l'alcôve.

Elle demeura longtemps dans cette position; elle finit par s'imaginer que M. Clavier s'était évanoui. Cette pensée lui perça le cœur; brûlant d'impatience de la vérifier, elle courut à la chambre du malade. La porte en était fermée. Il lui aurait fallu cogner.

La porte avait donc été fermée. Mais par qui? par M. Clavier? il se serait donc levé? par Caroline peut-être, en attirant trop fort la porte vers elle? les souvenirs de celle-ci ne lui fournissaient aucune induction précise.

– Qu'il sera amer son désespoir quand il s'éveillera, se dit Caroline après avoir repris son attitude contre la cloison, et qu'il ne me retrouvera plus là pour rallumer son feu ni sa lampe! Il aura froid dans l'obscurité; et il m'appellera peut-être tout bas, et sa douleur de ne pas m'entendre lui répondre remplira de cris son appartement. Je ne me sens plus, mon Dieu, la force de partir; car enfin c'est moi, moi qui l'ai mis dans l'état où il est là. Je l'ai frappé de ma colère. Maintenant je l'abandonne; je l'ai insulté et ensuite je le laisse. Oh! combien il se reprochera à ma honte les sacrifices qu'il a faits pour moi! S'il ne m'eût pas aimée, m'aurait-il élevée avec ce soin paternel? Pourquoi n'est-il pas mon père? je ne le quitterais pas.

Aucun mouvement ne permettait de supposer que le malade entendit les gémissements de Caroline, dont les paroles étaient quelquefois assez hautes pour traverser l'épaisseur de la cloison.

Appelée du bas de l'escalier par Édouard, Caroline tomba vite à genoux et pria pour celui qu'en partant elle confiait à la protection de Dieu, dans le moment le plus terrible pour elle. Ses mains frémissantes étaient jointes, sa tête en prière pendait sur ses mains. De plus en plus impatient, Édouard, ne sachant plus à quoi attribuer la cause qui retenait si longtemps Caroline, monta, la prit doucement par le bras et l'entraîna avec lui jusqu'à la porte du jardin.

– Tu n'emportes donc aucun effet de voyage avec toi? s'informa machinalement Édouard.

Caroline s'aperçut alors qu'elle avait oublié de prendre le petit coffre où elle avait serré quelques robes.

Elle remonte précipitamment.

Elle soulève le coffre pour l'emporter; elle le trouve trop lourd. Sa main y plonge; il est plein d'or. Qui a mis cet or? elle se frappe le front!

– Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! monsieur Clavier s'est levé, il est entré ici pendant que je suis descendue! il m'a donc entendue; il s'est levé!

Elle regarde avec terreur s'il n'est pas derrière elle.

– Caroline!

– Est-ce lui qui m'appelle? est-ce Édouard?

– Caroline! Caroline!

La pauvre fille court à la chambre de M. Clavier, dont la porte n'est plus fermée.

On l'appelle de nouveau.

C'est la voix d'Édouard.

Mais elle est dans la chambre de M. Clavier.

Courir vers l'alcôve, tirer les rideaux, découvrir la lampe, prendre la main de M. Clavier, l'interroger, ce n'est qu'un mouvement, qu'un pas, qu'un cri.

Ce cri fait monter Édouard.

– Viens donc, viens donc, Caroline!

– Je reste, répond Caroline en rejetant le drap sur le visage de monsieur Clavier.

Le régicide était mort.

Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
28 September 2017
Umfang:
420 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
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