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Buch lesen: «Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)», Seite 24

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J'avais pourtant contracté une amitié qui eût dû me relever dans l'opinion des plus intelligentes, puisque c'était avec la personne la plus intelligente du couvent. Je n'ai pas encore parlé d'Elisa Auster, bien que ce soit une des figures les plus remarquables de cette série de portraits où mon récit m'entraîne. J'ai voulu la garder pour le joyau principal de cette précieuse couronne.

Un Anglais, M. Auster, neveu de Mme Canning, notre supérieure, avait épousé à Calcutta une belle Indienne, dont il avait eu grand nombre d'enfans, douze, peut-être quatorze. Le climat les avait tous dévorés dans leur bas âge, excepté un fils, qui s'est fait prêtre, et deux filles: Lavinia, qui a été ma compagne à la petite classe; Elisa, sa sœur aînée, mon amie de la grande classe, qui est aujourd'hui supérieure d'un couvent de Cork, en Irlande.

M. et Mme Auster, voyant périr tous leurs enfans, dont l'organisation splendide semblait se dessécher tout à coup dans un milieu contraire, et ne pouvant abandonner leurs affaires, firent l'effort de se séparer des trois qui leur restaient. Ils les envoyèrent en Angleterre à Mme Blount, sœur de Mme Canning. Voilà du moins l'histoire que l'on racontait au couvent. Plus tard, j'ai entendu dire autrement; mais qu'importe? Le fait certain, c'est qu'Elisa et Lavinia se rappelaient confusément leur mère se roulant de désespoir sur le rivage indien tandis que le navire s'en éloignait à pleines voiles. Mises au couvent de Cork, en Irlande, Elisa et Lavinia vinrent en France lorsque Mme Blount se décida à venir habiter, avec sa fille et ses deux nièces, notre couvent des Anglaises. Cette famille avait-elle de la fortune? Je l'ignore, on ne s'occupait guère de cela parmi les dévotes. Je crois que le père était encore aux Indes quand je connus ses filles. La mère y était à coup sûr, et n'avait pas vu ses enfans depuis une douzaine d'années.

Lavinia était une charmante enfant, timide, impressionnable, rougissant à tout propos, d'une douceur parfaite, ce qui ne l'empêchait pas d'être un peu diable et fort peu dévote. Ses tantes et sa sœur la grondaient souvent. Elle ne s'en souciait pas énormément.

Elisa était d'une beauté incomparable et d'une intelligence supérieure. C'était le plus admirable résultat possible de l'union de la race anglaise avec le type indien. Elle avait un profil grec d'une pureté de lignes exquises, un teint de lis et de roses sans hyperbole, des cheveux châtains superbes, des yeux bleus d'une douceur et d'une pénétration frappantes, une sorte de fierté caressante dans la physionomie; le regard et le sourire annonçaient la tendresse d'un ange, le front droit, l'angle facial fortement accusé, je ne sais quoi de carré dans une taille magnifique de proportions, révélaient une grande volonté, une grande puissance, un grand orgueil.

Dès son plus jeune âge, toutes les forces de cette âme vigoureuse s'étaient tournées vers la piété. Elle nous arriva sainte, comme je l'ai toujours connue, ferme dans sa résolution de se faire religieuse, et cultivant dans son cœur une seule amitié exclusive, le souvenir d'une religieuse de son couvent d'Irlande, sœur Maria Borgia de Chantal, qui a toujours encouragé sa vocation, et qu'elle est allée rejoindre plus tard en prenant le voile. La plus grande marque d'amitié qu'elle m'ait donnée, c'est un petit reliquaire que j'ai toujours à ma cheminée, et qu'elle tenait de cette religieuse. Je lis encore sur l'envers: M. de Chantal, to E. 1816. Elle y tenait tant qu'elle me fit promettre de ne jamais m'en séparer, et je lui ai tenu parole. Il m'a suivie partout. Dans un voyage, le verre s'est cassé, la relique s'est perdue, mais le médaillon est intact, et c'est le reliquaire lui-même qui est devenu relique pour moi.

Cette belle Elisa était la première dans toutes les études, la meilleure pianiste du couvent, celle qui faisait tout mieux que les autres, puisqu'elle y portait à dose égale les facultés naturelles et la volonté soutenue. Elle faisait tout cela en vue d'être propre à diriger l'éducation des jeunes Irlandaises qui lui seraient confiées un jour à Cork, car elle était pour son couvent de Cork comme moi pour mon couvent des Anglaises. Marie Borgia était son Alicia et son Hélène. Elle ne comprenait pas qu'elle pût être religieuse ailleurs, et sa vocation n'en était pas moins certaine, puisqu'elle y a persisté avec joie.

Elle avait bien plus raison que moi en songeant à se rendre utile dans le cloître. Moi, je suivais les études avec soumission, avec le plus d'attention possible; mais, en réalité, depuis que j'étais dévote, je ne faisais pas plus de progrès que je n'avais fait de besogne auparavant. Je n'avais pas d'autre but que celui de me soumettre à la règle, et mon mysticisme me commandant d'immoler toutes les vanités du monde, je ne voyais pas qu'une sœur converse eût besoin de savoir jouer du piano, dessiner et de connaître l'histoire. Aussi, après trois années de couvent, en suis-je sortie beaucoup plus ignorante que je n'y étais entrée. J'y avais même perdu ces accès d'amour pour l'étude dont je m'étais senti prise de temps en temps à Nohant. La dévotion m'absorbait bien autrement que n'avait fait la diablerie. Elle usait toute mon intelligence au profit de mon cœur. Quand j'avais pleuré d'adoration pendant une heure à l'église, j'étais brisée pour tout le reste du jour. Cette passion, répandue à flots dans le sanctuaire, ne pouvait plus se rallumer pour rien de terrestre. Il ne me restait ni force, ni élan, ni pénétration pour quoi que ce soit. Je m'abrutissais, Pauline avait bien raison de le dire, mais il me semble pourtant que je grandissais dans un certain sens. J'apprenais à aimer autre chose que moi-même: la dévotion exaltée a ce grand effet sur l'âme qu'elle possède que, du moins, elle y tue l'amour-propre radicalement, et si elle l'hébète à certains égards, elle la purge de beaucoup de petitesses et de mesquines préoccupations.

Quoique l'être humain soit dans la conduite de sa vie un abîme d'inconséquences, une certaine logique fatale le ramène toujours à des situations analogues à celles où son instinct l'a déjà conduit. Si l'on s'en souvient, j'étais parfois à Nohant, devant les soins et les leçons de ma grand'mère, dans la même disposition de soumission inerte et de dégoût secret que celle où je me retrouvais au couvent devant les études qui m'étaient imposées. A Nohant, ne pensant qu'à me faire ouvrière avec ma mère, j'avais méprisé l'étude comme trop aristocratique. Au couvent, ne songeant qu'à me faire servante avec sœur Hélène, je méprisais l'étude comme trop mondaine.

Je ne sais plus comment il m'arriva de me lier avec Elisa. Elle avait été froide et même dure avec moi durant mes diableries. Elle avait des instincts de domination qu'elle ne pouvait contenir, et lorsqu'un diable dérangeait sa méditation à l'église ou bouleversait ses cahiers à la classe, elle devenait pourpre; ses belles joues prenaient même rapidement une teinte violacée, ses sourcils déjà très rapprochés, s'unissaient par un froncement nerveux; elle murmurait des paroles d'indignation, son sourire devenait méprisant, presque terrible; sa nature impérieuse et hautaine se trahissait. Nous disions alors que le sang asiatique lui montait au visage. Mais c'était un orage passager. La volonté, plus forte que l'instinct, dominait cette colère. Elle faisait un effort, pâlissait, souriait, et ce sourire, passant sur ses traits comme un rayon de soleil, y ramenait la douceur, la fraîcheur et la beauté.

Toutefois il fallait la connaître beaucoup pour l'aimer, et en général, elle était plus admirée que recherchée.

Quand elle se fit connaître à moi, ce ne fut point à demi. Elle me révéla ses propres défauts avec beaucoup de grandeur et m'ouvrit sans réserve son âme austère et tourmentée.

«Nous marchons au même but par des chemins différens, me disait-elle. J'envie le tien, car tu y marches sans effort et tu n'as pas de lutte à soutenir. Tu n'aimes pas le monde, tu n'y pressens qu'ennuis et lassitudes. La louange ne te cause que du dégoût. On dirait que tu te laisses glisser du siècle dans le cloître par une pente facile et que ton être n'a point d'aspérités qui te retiennent. Moi, disait-elle (et en parlant ainsi sa figure rayonnait comme celle d'un archange), j'ai un orgueil de Satan! Je me tiens dans le temple comme le pharisien superbe, et il me faut faire un effort pour me mettre moi-même à la porte, où je te retrouve, toi, endormie et souriante à l'humble place du publicain. J'ai un sentiment de recherche dans le choix de mon sort futur en religion. Je veux bien obéir, mais je sens aussi le besoin de commander. J'aime l'approbation, la critique m'irrite, la moquerie m'exaspère. Je n'ai ni indulgence instinctive ni patience naturelle. Pour vaincre tout cela, pour m'empêcher de tomber dans le mal cent fois par jour, il me faut une continuelle tension de ma volonté. Enfin, si je surnage au-dessus de l'abîme de mes passions, j'aurai bien du mal, et il me faudra du Ciel une bien grande assistance.

Là-dessus elle pleurait et se frappait la poitrine. J'étais forcée de la consoler, moi qui me sentais un atome auprès d'elle. «Il est possible, lui disais-je, que je n'aie pas les mêmes défauts que toi, mais j'en ai d'autres, et je n'ai pas tes qualités. A brebis tondue, Dieu ménage le vent. Comme je n'ai pas ta force, les vives sensations me sont épargnées. Je n'ai pas de mérite à être humble, puisque par caractère, par position sociale peut-être, je méprise beaucoup de choses qu'on estime dans le monde. Je ne connais pas le plaisir qu'on goûte à la louange, ni ma personne ni mon esprit ne sont remarquables. Peut-être serais-je vaine si j'avais ta beauté et tes facultés: si je n'ai pas le goût du commandement, c'est que je n'aurais pas la persévérance de gouverner quoi que ce soit. Enfin, rappelle-toi que les plus grands saints sont ceux qui ont eu le plus de peine à le devenir.»

— C'est vrai! s'écriait-elle. Il y a de la gloire à souffrir, et les récompenses sont proportionnées aux mérites.» Puis tout à coup laissant retomber sa tête charmante dans ses belles mains: «Ah! disait-elle en soupirant, ce que je pense là est encore de l'orgueil! Il s'insinue en moi par tous les pores et prend toutes les formes pour me vaincre. Pourquoi est-ce que je veux trouver de la gloire au bout de mes combats, et une plus haute place dans le ciel que toi et la sœur Hélène? En vérité, je suis une âme bien malheureuse. Je ne peux pas m'oublier et m'abandonner un seul instant.»

C'est dans de telles luttes intérieures que cette vaillante et austère jeune fille consumait ses plus brillantes années; mais il semblait que la nature l'eût formée pour cela, car plus elle s'agitait, plus elle était resplendissante d'embonpoint, de couleur et de santé.

Il n'en était pas ainsi de moi. Sans lutte et sans orage, je m'épuisais dans mes expansions dévotes. Je commençais à me sentir malade, et bientôt le malaise physique changea la nature de ma dévotion. J'entre dans la seconde phase de cette vie étrange.

CHAPITRE QUINZIEME

Le cimetière. — Mystérieux orage contre sœur Hélène. — Premiers doutes instinctifs. — Mort de la mère Alippe. — Terreurs d'Elisa. — Second mécontentement intérieur. — Langueurs et fatigues. — La maladie des scrupules. — Mon confesseur me donne pour pénitence l'ordre de m'amuser. — Bonheur parfait. — Dévotion gaie. — Molière au couvent. — Je deviens auteur et directeur des spectacles. — Succès inouï du Malade imaginaire devant la communauté. — Jane. — Révolte. — Mort du duc de Berry. — Mon départ du couvent. — Mort de Mme Canning. — Son administration. — Election de Mme Eugénie. — Décadence du couvent.

J'avais passé plusieurs mois dans la béatitude, mes jours s'écoulaient comme des heures. Je jouissais d'une liberté absolue depuis que je n'étais plus d'humeur à en abuser. Les religieuses me menaient avec elles dans tout le couvent, dans l'ouvroir où elles m'invitaient à prendre le thé; dans la sacristie, où j'aidais à ranger et à plier les ornemens d'autel; dans la tribune de l'orgue, où nous répétions les chœurs et motets; dans la chambre des novices, qui était une salle servant d'école de plain-chant; enfin dans le cimetière, qui était le lieu le plus interdit aux pensionnaires. Ce cimetière, placé entre l'église et le mur du jardin des Écossais, n'était qu'un parterre de fleurs sans tombes et sans épitaphes. Le renflement du gazon annonçait seul la place des sépultures. C'était un endroit délicieux, tout ombragé de beaux arbres, d'arbustes et de buissons luxurians. Dans les soirs d'été, on y était presque asphyxié par l'odeur des jasmins et des roses; l'hiver, pendant la neige, les bordures de violettes et les roses du Bengale souriaient encore sur le linceul sans tache. Une jolie chapelle rustique, sorte de hangar ouvert qui abritait une statue de la Vierge, et qui était toute festonnée de pampres et de chèvrefeuille, séparait ce coin sacré de notre jardin, et l'ombrage de nos grands marronniers se répandait par-dessus le petit toit de la chapelle. J'ai passé là des heures de délices à rêver sans songer à rien. Dans mon temps de diablerie, quand je pouvais me glisser dans le cimetière, c'était pour y recueillir les bonnes balles élastiques que les Écossais perdaient par-dessus le mur. Mais je ne songeais même plus aux balles élastiques. Je me perdais dans le rêve d'une mort anticipée, d'une existence de sommeil intellectuel, d'oubli de toutes choses, de contemplations incessantes. Je choisissais ma place dans le cimetière. Je m'étendais là en imagination pour dormir comme dans le seul lieu du monde où mon cœur et ma cendre pussent reposer en paix.

Sœur Hélène m'entretenait dans mes songes de bonheur, et pourtant elle n'était pas heureuse, la pauvre fille. Elle souffrait beaucoup, quoique sa force physique eût repris le dessus, et qu'elle fût en voie de guérison; mais je crois que son mal était moral. Je crois qu'elle était un peu grondée, un peu persécutée pour son mysticisme. Il y avait des soirs où je la trouvais en pleurs dans sa cellule. J'osais à peine l'interroger, car à mon premier mot, elle secouait sa tête carrée d'un air dédaigneux, comme pour me dire: «J'en ai supporté bien d'autres, et vous n'y pouvez rien.» Il est vrai qu'aussitôt elle se jetait dans mes bras et pleurait sur mon épaule; mais pas une plainte, pas un murmure, pas un aveu ne s'échappa jamais de ses lèvres scellées.

Un soir que je passais dans le jardin au-dessous de la fenêtre de la chambre de la supérieure, j'entendis le bruit d'une vive altercation. Je ne pouvais ni ne voulais saisir le dialogue, mais je reconnaissais le son des voix. Celle de la supérieure était rude et irritée, celle de sœur Hélène navrante et entre-coupée de gémissemens. Dans le temps où je cherchais le secret de la victime, j'aurais trouvé là matière à de belles imaginations; je me serais glissée dans l'escalier, dans l'antichambre, j'aurais surpris le mystère dont j'étais avide. Mais ma religion me défendait d'espionner désormais, et je passai le plus vite que je pus. Pourtant cette voix déchirante de ma chère Hélène me suivait malgré moi. Elle ne paraissait pas supplier; je ne crois pas que cette robuste nature eût pu se ployer à cela, elle semblait protester énergiquement et se plaindre d'une accusation injuste. D'autres voix que je ne reconnus pas semblaient la charger et la reprendre. Enfin, quand je fus assez loin pour ne rien entendre clairement, il me sembla que des cris inarticulés venaient jusqu'à moi à travers les brises de la nuit et les rires des pensionnaires en récréation.

Ce fut le premier coup porté à la sérénité de mon âme? Que se passait-il donc dans le secret du chapitre? Etaient-elles injustement soupçonneuses, étaient-elles impitoyables devant une faute, ces nonnes à l'air si doux, aux manières si tranquilles? Et quelle faute pouvait donc commettre une sainte comme la sœur Hélène? N'était-ce pas son trop de foi et de dévoûment qu'on lui reprochait? Etais-je pour quelque chose là dedans? Lui faisait-on un crime de notre sainte amitié? J'avais entendu distinctement la supérieure articuler d'une voix courroucée: «Shame! shame! Honte! honte!» Ce mot de honte appliqué à une âme naïve et pure comme celle d'un petit enfant, à un être véritablement angélique, me froissait comme une insulte gratuite et cruelle; le vers de Boileau me revenait sur les lèvres malgré moi:

Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots?

Mme Canning n'était pas un Tartufe femelle, bien certainement. Elle avait des vertus solides, mais elle était dure et pas très franche. Je l'avais éprouvé par moi-même. Où pouvait-elle avoir puisé dans une âme béate ce flot de reproches amers ou de menaces humiliantes que l'accent de sa voix trahissait à mon oreille? Je me demandais s'il était possible, à moins qu'on n'eût une âme stupide, de ne pas chérir et admirer sœur Hélène; et s'il était possible, quand on avait de l'estime et de l'affection pour quelqu'un, de le gronder, de l'humilier, de le faire souffrir à ce point, même pour son bien, même en vue de lui faire son salut. «Est-ce une querelle? est-ce une épreuve? me disais-je: si c'est une querelle, elle est ignoble de formes. Si c'est une épreuve, elle est odieuse de cruauté.»

Tout à coup j'entendis des cris (mon imagination troublée me les fit seule entendre peut-être), un vertige passa devant mes yeux, une sueur froide inonda mon corps tremblant: «On la frappe, on la martyrise!» m'écriai-je.

Que Dieu me pardonne cette pensée, probablement folle et injuste, mais elle s'empara de moi comme une obsession. J'étais dans la grande allée au fond du jardin, torturée par ces bruits confus qui semblaient m'y poursuivre. Je ne fis qu'un bond jusqu'à la cellule de sœur Hélène; je croirais volontiers que mes pieds ne m'y portaient pas, tant il me sembla voler aussi rapidement que ma pensée. Si je n'avais pas trouvé Hélène dans sa cellule, je crois que j'aurais été la chercher dans celle de la supérieure.

Hélène venait de rentrer; sa figure était bouleversée, son visage inondé de larmes. Mon premier mouvement fut de regarder si elle n'avait pas de traces de violences, si son voile n'était pas déchiré ou ses mains ensanglantées. J'étais devenue tout à coup soupçonneuse comme ceux qui passent subitement d'une confiance aveugle à un doute poignant. Sa robe seule était poudreuse comme si elle eût été jetée par terre, ou comme si elle se fût roulée sur le plancher. Elle me repoussa en me disant: «Ce n'est rien, ce n'est rien! Je suis fort malade, il faut que je me mette au lit; laissez-moi.»

Je sortis pour lui laisser le temps de se coucher, mais je restai dans le corridor, protégée par l'obscurité, l'oreille collée à la porte. Elle gémissait à me déchirer le cœur. Du côté de la chambre de la supérieure, il y avait de l'agitation. On ouvrait et on fermait les portes, j'entendais des frôlemens de robes passer non loin de moi. Cette incertitude était fantastique, affreuse. Quand tout fut rentré dans le silence, je revins auprès de la sœur Hélène.

«Je ne dois pas vous interroger, lui dis-je, et je sais que vous ne voudriez pas me répondre; mais laissez-moi vous assister et vous soigner.» Elle avait la fièvre, disait-elle, mais ses mains étaient glacées, et elle était agitée d'un tremblement nerveux. Elle me demanda seulement à boire; il n'y avait que de l'eau dans sa cellule. Je courus malgré elle trouver madame Marie-Augustine (Poulette), qui demeurait, je crois, dans le même dortoir23. Poulette était l'infirmière en chef, c'est elle qui avait les clefs et la surveillance de la pharmacie. Je lui dis que sœur Hélène était fort malade. Mais quoi! la bonne, la rieuse, la maternelle Poulette haussa les épaules d'un air d'insouciance et me répondit: «Sœur Hélène? bah! bah! elle n'est pas bien malade, elle n'a besoin de rien!»

Révoltée de cette inhumanité, j'allai trouver la sœur Thérèse, la vieille converse aux alambics, la grande Irlandaise de la cave à la menthe. Elle travaillait aussi à la cuisine; elle pouvait faire chauffer de l'eau, préparer une tisane. Elle m'accueillit sans plus de sollicitude que Poulette. «Sister Helen! dit-elle en riant: she is in her bad spirits»24. Elle ajouta pourtant: «Allons, allons, je vais lui faire du tilleul,» et elle se mit à l'œuvre sans se presser et en ricanant toujours. Elle me remit la tisane et un peu d'eau de menthe en me disant: «Buvez-en aussi, c'est très bon pour le mal d'estomac et pour la folie.»

Je n'en pus rien tirer autre chose, et je retournai auprès de ma malade, qui était dans le plus complet abandon. Elle grelotait de froid; j'allai lui chercher la couverture de mon lit, et la tisane chaude la réchauffa un peu. On disait la prière à la classe, on allait se retirer. Je fus demander à la Comtesse, qui véritablement ne me refusait jamais rien, la permission de veiller sœur Hélène qui était malade. «Comment?» dit-elle d'un air étonné, «Sœur Hélène est malade, et il n'y a que vous pour la soigner?» — «C'est comme cela, madame; me le permettez-vous?» — «Allez, ma très chère,» répondit-elle, «tout ce que vous faites ne peut-être que fort agréable à Dieu.» Ainsi me traitait cette excellente personne dont je m'étais tant moquée, et qui n'avait souci et rancune d'aucune chose au monde quand il ne s'agissait que de son perroquet et du chat de la mère Alippe.

Je restai auprès de sœur Hélène jusqu'au moment où l'on vint fermer les portes de communication des dortoirs. Elle dormait enfin et paraissait tranquille quand je la quittai. Elle avait mortellement souffert pendant quelques heures, et il lui était arrivé de dire en se tordant sur son lit: «On ne peut donc pas mourir!» Mais pas une plainte contre qui que ce fût ne lui était échappée, et le lendemain je la trouvai au travail, souriante, et presque gaie. C'était la bienfaisante mobilité de l'enfant unie à la résignation et au courage d'une sainte.

Cette mystérieuse aventure avait laissé en moi plus de traces qu'en elle: je vis bien, aux manières des religieuses avec moi et à la liberté qu'on me laissait de la voir à toute heure du jour, que je n'étais pour rien dans l'orage qui avait passé sur sa tête. Mais je n'en restai pas moins pensive et brisée, non pas ébranlée dans ma foi, mais troublée dans mon bonheur et dans ma confiance.

Vers ce même temps, je crois, la mère Alippe mourut d'un catarrhe pulmonaire endémique qui mit aussi en danger la vie de la supérieure et de plusieurs autres religieuses. Je n'avais jamais été particulièrement liée avec la mère Alippe. Pourtant je l'aimais beaucoup: j'avais pu apprécier, à la petite classe, la droiture et la justice de son caractère. Elle fut fort regrettée, et sa mort presque subite (après quelques jours de maladie seulement) fut accompagnée de circonstances déchirantes. Sa sœur Poulette, qui la soignait et qui avait aussi, comme infirmière, à soigner les autres et la supérieure, montra un courage admirable dans sa douleur, au point de tomber évanouie et comme morte elle-même dans l'infirmerie, au milieu de ses fonctions, le jour de l'enterrement de mère Alippe.

Cet enterrement fut beau de tristesse et de poésie: les chants, les larmes, les fleurs, la cérémonie dans le cimetière, les pensées plantées immédiatement sur sa tombe et que nous nous hâtâmes de cueillir pour nous les partager, la douleur profonde et résignée des religieuses, tout sembla donner un caractère de sainteté et comme un charme secret à cette mort sereine, à cette séparation d'un jour, comme disait la bonne et courageuse Poulette.

Mais j'avais été violemment troublée par une circonstance incompréhensible pour moi. Nous avions appris la mort de la mère Alippe le matin en sortant de nos cellules. On s'abordait tristement, on pleurait, on était triste, mais calme, car dès la veille la digne créature était condamnée et était entrée dans son agonie. On nous avait caché cette lutte suprême, mais sans nous laisser d'espoir. Par un sentiment de respect pour le repos de l'enfance, ces tristes heures s'étaient écoulées sans bruit. Nous n'avions entendu ni son de cloche ni prières des agonisans. Le lugubre appareil de la mort nous avait été voilé. Nous nous mîmes en prières. C'était par une matinée froide et brumeuse. Un jour terne se glissait sur nos têtes inclinées. Tout à coup, au milieu de l'Ave Maria, un cri déchirant, horrible, part du milieu de nous: tout le monde se lève épouvanté. Elisa seule ne se lève pas; elle tombe par terre et se roule, en proie à des convulsions terribles.

Par un effort de sa volonté, elle fut debout pour aller entendre la messe, mais elle y fut reprise des mêmes crises nerveuses, et obligée de sortir. Toute la journée, elle fut plus morte que vive; le lendemain et les jours suivans, il lui échappait un cri strident, au milieu de ses méditations ou de ses études; elle promenait des yeux hagards autour d'elle, elle était comme poursuivie par un spectre.

Comme elle ne s'expliquait pas, nous attribuâmes d'abord cette commotion physique au chagrin; mais pourquoi ce chagrin violent, puisqu'elle n'était pas plus liée d'amitié particulière avec la mère Alippe que la plupart d'entre nous? Elle m'expliqua ce qu'elle souffrait aussitôt que nous fûmes seules: sa chambre n'était séparée que par une mince cloison de l'alcôve de la petite infirmerie, où la mère Alippe était morte. Pendant toute la nuit, elle avait, pour ainsi dire, assisté à son agonie. Elle n'avait pas perdu un mot, un gémissement de la moribonde, et le râle final avait exercé sur ses nerfs irritables un effet sympathique. Elle était forcée de se faire violence pour ne pas l'imiter en racontant cette nuit d'angoisses et de terreurs. Je fis mon possible pour la calmer; nous avions une prière à la Vierge qu'elle aimait à dire avec moi dans ces heures de souffrance morale. C'était une prière en anglais qui lui venait de sa chère madame de Borgia, et qu'il ne fallait pas dire seule, selon la pensée fraternelle du christianisme primitif, exprimée par cette parole: «Je vous le dis, en vérité, là où vous serez trois réunis en mon nom, je serai au milieu de vous.» Faute d'une troisième compagne aussi assidue que nous à ces pratiques d'une dévotion particulière, nous la disions à nous deux. Elisa avait un prie-Dieu dans sa cellule, qui était arrangée comme celle d'une religieuse. Nous allumions un petit cierge de cire bien blanche, au pied duquel nous déposions un bouquet des plus belles fleurs que nous pouvions nous procurer. Ces fleurs et cette cire vierge étaient exclusivement consacrées comme offrandes dans cette prière. Elisa aimait ces pratiques extérieures de la dévotion, elle y attachait de l'importance, et leur attribuait des influences secrètes pour la guérison des peines morales qu'elle éprouvait souvent. Elle chérissait les formules.

Je pensais bien qu'elle matérialisait un peu son culte, et cela me faisait l'effet d'un amusement naïf et tendre; mais je le partageais par affection pour elle plus que par goût. Je trouvais toujours que la seule vraie prière était l'oraison mentale, l'effusion du cœur sans paroles, sans phrases, et même sans idées. Elisa aimait tout dans la dévotion, le fond et la forme. Elle avait le goût des patenôtres. Il est vrai qu'elle y savait répandre la poésie qui était en elle.

Néanmoins, l'oraison de Mme Borgia ne la calma qu'un instant, et elle m'avoua qu'elle se sentait assaillie de terreurs involontaires et inexplicables. Le fantôme de la mort s'était dressé devant elle dans toute son horreur; cette riche et vivante organisation frissonnait d'épouvante devant l'idée de la destruction. A toute heure elle offrait sa vie à Dieu, et certes elle était d'une trempe à ne pas reculer devant la résolution du martyre. Mais la souffrance et la mort, lorsqu'elles se matérialisaient devant ses yeux, ébranlaient trop fortement son imagination; cette âme si forte avait les nerfs d'une femmelette. Elle se le reprochait et n'y pouvait rien.

Je ne saurais dire pourquoi cela me déplut. J'étais en humeur de désenchantement; je trouvai étrange et fâcheux que ma sainte Elisa, le type de la force et de la vaillance, fût agitée et troublée devant une chose aussi auguste, aussi solennelle que la mort d'un être sans péché. Je n'avais jamais eu peur de la mort en général. Ma grand'mère me l'avait fait envisager avec un calme philosophique dont je retrouvais l'emploi en face de la mort chrétienne, moins froide et tout aussi sereine que celle du stoïque. Pour la première fois, cela m'apparut comme quelque chose de sombre, à travers l'impression maladive d'Elisa. Tout en la blâmant en moi-même de ne pas l'envisager comme je l'entendais, je sentis sa terreur devenir contagieuse, et, le soir, comme je traversais le dortoir où reposait la morte, j'eus comme une hallucination, je vis passer devant moi l'ombre de la mère Alippe avec sa robe blanche qu'elle secouait et agitait sur le carreau. J'eus peine à retenir un cri comme ceux que jetait Elisa. Je m'en défendis: mais j'eus honte de moi-même. Je m'accusai de cette vaine terreur comme d'une impiété, et je me sentis presque aussi mécontente d'Elisa que de moi-même.

Au milieu de ces désillusions que je refoulais de mon mieux, la tristesse me prit. Un soir j'entrai dans l'église et ne pus prier. Les efforts que je fis pour ranimer mon cœur fatigué ne servirent qu'à l'abattre davantage. Je me sentais malade depuis quelque temps, j'avais des spasmes d'estomac insupportables, plus de sommeil, ni d'appétit. Ce n'est pas à quinze ans qu'on peut supporter impunément les austérités auxquelles je me livrais. Elisa en avait dix-neuf, sœur Hélène en avait vingt-huit. Je faiblissais visiblement sous le poids de mon exaltation. Le lendemain de cette soirée, qui faisait un pendant si affligeant à ma veillée du 4 août, je me levai avec effort, j'eus la tête lourde et distraite à la prière. La messe me trouva sans ferveur. Il en fut de même le soir. Le jour suivant, je fis de tels efforts de volonté que je ressaisis mon émotion et mes transports. Mais le lendemain fut pire. La période de l'effusion était épuisée, une lassitude insurmontable m'écrasait. Pour la première fois depuis que j'étais dévote, j'eus comme des doutes, non pas sur la religion; mais sur moi-même. Je me persuadai que la grâce m'abandonnait. Je me rappelai cette terrible parole: «Il y a beaucoup d'appelés, peu d'élus.» Enfin, je crus sentir que Dieu ne m'aimait plus, parce que je ne l'aimais pas assez. Je tombai dans un morne désespoir.

23
  On appelait dortoirs non-seulement la salle commune de la petite classe, mais aussi les corridors longs, étroits et obscurs qui séparaient les doubles rangées de cellules fermées.


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24
  Sœur Hélène! Elle est dans ses vapeurs. Littéralement: Dans ses mauvais esprits.


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