Silence, Caïn; marche doucement.
J'y consens; mais pourquoi?
Notre petit Énoch dort sur un lit de feuilles, à l'ombre de ce cyprès.
Un cyprès! c'est un arbre mélancolique; on dirait qu'il pleure sur ceux qu'il protége de son ombre. Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre enfant?
Parce que ses branches interceptent le soleil comme la nuit, et qu'elles paraissent ainsi faites pour inviter au sommeil.
Oui, au dernier, – au plus long sommeil; mais n'importe, – mène-moi à lui. (Ils s'approchent de l'enfant.) Comme il est beau! Ses petites joues, dans leur pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses effeuillées sous lui.
Et ses lèvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes! Non! garde-toi de les baiser, du moins en ce moment: il s'éveillerait. – Son heure de repos est, il est vrai, presque écoulée; mais ce serait dommage de l'interrompre volontairement.
Vous dites bien; je contiendrai mes désirs. Il dort, il sourit! – Ah! dors et souris, toi le fragile et jeune héritier d'un monde presque aussi jeune: dors et souris! les heures et les jours d'innocence et de bonheur t'appartiennent encore! Tu n'as pas dérobé le fruit, – tu ne sais pas que tu es nu! Le tems viendra où tu recevras le châtiment de crimes inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables. Mais aujourd'hui sommeille en paix! Voilà que ses joues se colorent d'un vif sourire, ses cils brillent au-dessous de ses longues paupières noires comme le cyprès qui se balance sur elles: le sommeil ne peut cacher entièrement le limpide azur de ses yeux. Sans doute il rêve; – de quoi? du paradis! – oui! Rêve, mon enfant, de cet héritage qui t'est ravi! ce n'est qu'un songe! car jamais, à l'avenir, ni toi, ni tes enfans, ni tes pères, ne franchiront le seuil de ces lieux de bonheur!
Cher Caïn! ne souffle pas dans l'oreille de notre enfant des regrets aussi mélancoliques. Pourquoi toujours regretter le paradis? N'en pouvons-nous créer un autre?
Où?
Ici, où tu voudras: partout où tu seras, je ne sens pas la perte de cet Éden trop pleuré. N'ai-je pas et toi et notre enfant, mon père, mon frère et Zillah notre douce sœur, et notre Ève, à qui nous devons bien plus que la naissance?
Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous lui devons.
Caïn! cet esprit orgueilleux qui t'a entraîné loin d'ici a contribué à te rendre encore plus sombre. J'espérais que les merveilles qu'il avait promis de te montrer, que ces visions, comme tu les appelles, de mondes passés et présens rendraient à ton esprit le calme d'une curiosité satisfaite; mais, je le vois, ton guide a redoublé tes maux. Cependant, je le remercie et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a sitôt rendu à nos vœux.
Sitôt?
A peine s'il y a deux heures que vous vous êtes éloignés: heures longues pour moi; mais enfin deux heures seulement, en consultant le soleil.
Et pourtant ce soleil, je m'en suis approché; j'ai vu des mondes qu'il éclairait jadis, et qu'il n'éclairera plus; j'en ai vu que sa lumière ne pénétrera jamais: j'aurais cru que mon absence avait duré des années.
A peine une heure.
C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le mesure suivant que les objets qu'il contemple sont plaisans ou pénibles, sublimes ou méprisables. J'ai vu des infinités de mondes; j'ai franchi des univers disparus; j'ai contemplé l'éternité, et je croyais que quelques gouttes de l'océan des âges m'avaient donné quelque chose de son immensité; mais à présent, je reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire que je n'étais rien.
Pourquoi le disait-il? Jéhovah n'en a pas parlé.
Non; il s'est contenté de nous réduire à ce que nous sommes. Après avoir flatté la poussière avec quelques rayons d'Éden et d'immortalité, il nous fait de nouveau retourner en poussière: – et pourquoi?
Tu le sais: – c'est la faute de nos parens.
Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont péché, c'est à eux de mourir.
Tu ne parles pas bien, Caïn: cette pensée n'est pas la tienne, mais celle de l'esprit qui était avec toi. Plût à Dieu que je mourusse pour eux, si je pouvais ainsi les conserver à la vie!
Tels seraient aussi mes vœux, si une seule victime devait assouvir la colère insatiable du destructeur de la vie, et si notre enfant qui repose ne devait jamais connaître la mort ni le chagrin, ni les transmettre à ceux qui naîtront de lui.
Ne savons-nous pas qu'un jour viendra où notre race sera rachetée!
Oui, par le sacrifice de l'innocent à la place du coupable. Quelle expiation que celle-là! Ne sommes-nous pas innocens? Nous n'avons rien fait pour être les victimes d'une faute commise avant notre naissance, ou pour être forcés d'expier un crime inouï et mystérieux, – si c'est un crime que de poursuivre la science.
Hélas! mon cher Caïn, tu pèches en ce moment; tes paroles frappent mes oreilles comme autant d'impiétés.
Alors laisse-moi!
Jamais, quand ton Dieu te laisserait.
Dis-moi, qu'y a-t-il ici?
Deux autels que, pendant ton absence, a dressés notre frère Abel, afin d'y offrir un sacrifice au Seigneur, au moment de ton retour.
Et qui lui a dit que je m'empresserais de concourir aux offrandes qu'il élève chaque jour vers le Créateur, avec un front dont l'indigne et lâche humilité révèle mille fois plus de crainte que d'amour?
Certes, il fait bien.
Un autel suffit: je n'ai rien à offrir.
Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la tige des fleurs: voilà pour notre Dieu de douces offrandes, quand elles sont présentées d'un cœur satisfait et contrit.
J'ai travaillé, j'ai creusé la terre; la sueur a coulé de mon front: en un mot, j'ai accompli sa malédiction; – que faut-il de plus encore? Pourquoi serais-je satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter avec tous les élémens, pour en arracher le pain qui me nourrit? Pourquoi serais-je reconnaissant? parce que je suis poudre, que je m'agite dans la poudre, et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis rien, – du moins, pour rien au monde, ne serai-je un lâche hypocrite, affectant la joie, quand intérieurement le chagrin me dévore. Pourquoi serais-je contrit? Pour la faute de mon père? Mais déjà tous nos maux l'ont suffisamment expiée, et les prophéties nous apprennent que nos enfans l'expieront encore bien au-delà de ce qu'elle mérite. Il ne sait pas, notre jeune enfant, à présent livré au sommeil, il ne sait pas qu'il doit transmettre à des multitudes innombrables le germe d'une misère éternelle: mieux vaudrait l'étouffer au milieu de ses doux rêves, et écraser sa tête contre les rochers, plutôt que de le laisser vivre pour-
O mon Dieu! ne le touche pas! – mon-ton enfant! Caïn!
Ne crains rien. Pour tous les globes célestes, et le pouvoir qui les gouverne, je ne voudrais pas déposer autre chose qu'un baiser de père sur les lèvres de cet enfant.
Alors, pourquoi ces horribles paroles?
Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cessât de vivre, au lieu de transmettre à d'autres descendans des chagrins plus insupportables encore que ceux auxquels il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous déplaisent, je me contente de dire-qu'il eût mieux valu pour lui de ne pas naître.
Oh! ne parle pas ainsi. Où seraient donc mes joies, ces joies maternelles que j'éprouve à le veiller, le nourrir et l'aimer? Silence! il s'éveille. Doux Énoch! (Elle s'approche de l'enfant.) Caïn, viens le voir! regarde comme il est plein de vie, de force, de fraîcheur, de beauté, de bonheur; comme il me ressemble, comme il est semblable à toi, quand tu souris: car alors nous sommes tout autres. N'est-il pas vrai, Caïn? Mère, père, enfant, chacun de nous réfléchit les traits de l'autre, comme le fait une claire fontaine, quand elle est calme, et quand ton ame est calme comme elle. Aime-nous, mon cher Caïn! Aime-toi à cause de nous, qui te chérissons tant! Vois comme il sourit! comme il étend ses bras, comme il arrête ses grands yeux bleus sur les tiens comme pour saluer son père, tandis que son petit corps s'agite et semble tressaillir de plaisir. Que nous parles-tu de peines? les chérubins qui n'ont pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternité. Caïn! bénis-le! il n'a pas de parole pour te remercier, mais son cœur lui indique ta présence comme le tien la sienne.
Enfant, sois béni! si toutefois la bénédiction d'un mortel peut te garantir de la malédiction du serpent.
Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile ne peut l'emporter sur la bénédiction d'un père.
Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bénis.
Notre frère approche.
Ton frère Abel.
Bonjour, Caïn! la paix de Dieu soit avec toi, mon frère.
Abel! salut!
Notre sœur m'a dit que tu avais voyagé avec un esprit, bien au-delà des limites que nous ne sommes pas habitués à franchir. Etait-il de ceux que nous avons déjà vus, auxquels nous avons parlé comme à notre père?
Non.
Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-être l'ennemi du Très-Haut.
Et l'ami de l'homme. Le Très-Haut, comme vous le nommez, le fut-il jamais?
Nous le nommons! vos paroles sont étranges aujourd'hui. Adah, ma sœur, laisse-nous pour un instant: – nous voulons offrir un sacrifice.
Adieu, mon Caïn; mais auparavant, embrasse ton fils. Puisse le calme de son ame, et les pieux efforts d'Abel, te rendre à l'innocence et au bonheur!
(Adah sort avec son enfant.)
Où as-tu été?
Je ne sais pas.
Quoi? ni ce que tu as vu?
Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans, les inconcevables mystères de l'espace; – les univers sans nombre qui furent ou sont encore; – un abîme d'objets étourdissans, des soleils, des lunes et des terres roulant comme un tonnerre autour de moi; tout cela m'a rendu incapable de suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi.
Tes yeux sont animés d'un éclat surnaturel; une rougeur surnaturelle couvre tes joues; un accent surnaturel exprime tes paroles. – Que signifie tout cela?
Cela signifie-je te prie, laisse-moi.
Non pas, jusqu'à ce que nous ayons prié et sacrifié ensemble.
Abel, je te prie, sacrifie seul. – Jéhovah t'aime bien.
Bien tous les deux, j'espère.
Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu as mieux trouvé grâce que moi: respecte-le donc, – mais respecte seul, – ou du moins sans moi.
Mon frère, je serais indigne d'être le fils de notre commun père, si je ne te respectais pas comme le premier-né, et si je ne te priais pas de te joindre à moi, de me précéder même dans les pieux sacrifices que nous offrons à Dieu: – c'est là ta place.
Je ne l'ai jamais réclamée.
Et c'est là ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens à ce que je demande de toi. Ton ame semble oppressée de je ne sais quelle étrange illusion; cela te rendra le calme.
Non; rien ne peut me calmer désormais. Que dis-je, me calmer? jamais je n'ai senti le calme dans mon cœur, même dans le silence complet des élémens. Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne pas troubler plus long-tems tes pieuses intentions.
Non, non: il faut que nous fassions ensemble notre devoir. Ne me repousse pas.
Puisqu'il le faut-eh bien donc, qu'ai-je à faire?
Choisis l'un de ces deux autels.
Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour moi, que de la pierre et du gazon.
Cependant, choisis!
Je l'ai fait.
C'est le plus élevé, celui qui te convenait le mieux, comme à l'aîné. Maintenant, prépare tes offrandes.
Et les tiennes, où sont-elles?
Les voici. – Les premiers-nés, les plus gras du troupeau: – c'est l'humble don d'un pasteur.
Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la terre: je ne puis offrir que ce qu'elle accorde à mes sueurs, – des fruits. (Il cueille des fruits.) Les voici dans leur fraîcheur, dans leur maturité.
Mon frère, tu es l'aîné; offre d'abord, avec le sacrifice, ta prière et tes actions de grâce.
Non. – Je n'ai pas l'habitude de cela; – donne-moi l'exemple, je le suivrai-comme je pourrai.
O Dieu! toi qui nous créas, et déposas dans nos narines le souffle de la vie; qui nous as béni, et qui, en dépit de la faute de notre père, as bien voulu ne pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent été perdus, si ta justice n'eût pas été tempérée par la bonté dans laquelle tu te complais; toi qui nous accordas le pardon, comme un autre paradis, si on le compare à l'énormité de notre crime; – seul maître de la lumière, du bien, de la gloire, de l'éternité; sans qui tout serait mal, avec qui rien ne peut faillir, si ce n'est dans un but louable et prévu par ton impénétrable et toute-puissante bonté, – accepte le premier des prémices du troupeau de ton humble pasteur: – cette offrande n'est rien en elle-même; – et quelle offrande serait quelque chose auprès de toi? – Mais pourtant accepte-la, comme une action de grâce de celui qui la dépose à la face sublime de tes cieux, en inclinant son front jusque dans la poussière dont il est lui-même formé, pour mieux, et à jamais, rendre hommage à toi et à ton nom!
Esprit! quelque tu sois; – tout-puissant, il se peut; – bon, comme doivent l'être toutes tes créations; Jéhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel! décoré d'autres noms encore, peut-être, car tes attributs semblent aussi multipliés que tes ouvrages: si les prières peuvent te rendre propice, reçois les miennes. Si tu dois être honoré par des autels, adouci par des sacrifices, accueille ceux que je te présente! Deux créatures viennent en ériger de concert vers toi. Si tu aimes le sang, l'autel du pasteur, qui fume à mes côtés, en a répandu devant toi, et les membres de ses agneaux, palpitans encore, élèvent vers les cieux un encens ensanglanté; ou si les fruits doux et parfumés de la terre, présentés devant toi, à la face du soleil qui les a mûris, peuvent t'agréer, en cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous les as donnés, et semblent déposés ici plutôt pour témoigner de la beauté de tes ouvrages que pour attirer l'un de tes regards sur les nôtres; si l'autel privé de victimes et l'autel non rougi de sang peuvent obtenir tes faveurs, regarde le mien; et quant à celui qui l'éleva, – il est tel que tu l'as fait: il ne sait rien solliciter à genoux. S'il est méchant, frappe-le! tu es tout-puissant, et tu le peux; – qui pourrait en effet s'y opposer? S'il est bon, frappe ou épargne-le, comme il te plaira! puisque tout dépend de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mêmes sans pouvoir, quand tu ne les soutiens pas. Que ta volonté elle-même soit juste ou partiale, je l'ignore; n'étant pas tout-puissant, ne pouvant juger la toute-puissance, mais seulement subir les arrêts, hélas! déjà trop cruellement subis!
O mon frère, prie! Jéhovah est irrité contre toi.
Et pourquoi?
Tes fruits sont épars sur la terre.
Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner: leur graine portera de nouveaux fruits avant l'été. Quant à ton offrande carnassière, elle plaît davantage; vois comme le ciel suce la flamme que le sang a engraissée.
Ne songe pas au succès de mon offrande; mais hâte-toi d'en préparer une autre, avant qu'il ne soit trop tard.
Je ne veux plus élever d'autels, ni souffrir qu'on en élève. -
Caïn! que prétends-tu?
Renverser ce lâche courtisan des nuages, cet enfumé réceptacle de tes sottes prières, – ton autel enfin, rougi du sang des faibles agneaux que leur mère a nourris de lait pour qu'ils fussent égorgés à ton Dieu.
Tu ne le feras pas. – N'ajoute pas à des actions impies des paroles impies! N'ébranle pas l'autel, – il est sacré maintenant, par le bon plaisir de Jéhovah, puisqu'il en a daigné accepter les offrandes.
Son plaisir! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum des chairs pantelantes et du sang encore bouillant? dans le bêlement des mères désolées, qui redemandent leurs expirans nourrissons? dans l'agonie des tristes et innocentes victimes sous le couteau sacré? Va-t'en! aussi bien ce trophée sanglant n'épouvantera pas long-tems le soleil, et ne restera pas la honte de la création.
Mon frère, arrête-toi. Tu ne veux pas employer la violence contre mon autel; si tu en es jaloux, il est à toi: consomme-s-y un autre sacrifice.
Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut en effet-
Que veux-tu dire?
Va-va-t'en. – Ton Dieu, n'est-ce pas, aime le sang? – songe-s-y. – Va-t'en avant qu'il n'y en ait davantage!
Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel qui l'a sanctifié.
Si tu te chéris toi-même, recule, jusqu'à ce que j'aie rendu ce gazon à son sol naturel; – autrement-
J'aime Dieu bien plus que la vie.
Offre donc à ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il aime ceux de ce genre.
Qu'as-tu fait, mon frère?
Frère?
O Dieu! reçois ton serviteur, et pardonne à son assassin; il n'a pas su ce qu'il faisait. – Caïn, donne, donne-moi ta main, et dis à la pauvre Zillah-
Ma main! elle est rouge, et du-de quoi? (Long silence. Il jette les yeux autour de lui.) Où suis-je? Seul! Où est Abel? où Caïn? Se peut-il que je sois Caïn? Mon frère, réveille-toi! – Pourquoi restes-tu couché sur l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil. – Pourquoi si pâle? – qu'as-tu? – ce matin, tu étais plein de vie! Abel! ah! je t'en prie, ne te joue pas de moi! Je t'ai frappé trop fort, mais non pour toujours! Pourquoi as-tu voulu me résister? C'est un jeu! tu veux m'épouvanter. – Un coup-un seul coup! – Remue, – oh! remue-une seule fois; – oui, comme cela! – bien! – tu respires! souffle sur moi! O Dieu! Dieu!
Qui parle ici de Dieu?
Ton meurtrier.
Alors, – puisse Dieu lui pardonner! Caïn, console la pauvre Zillah; – elle n'a plus maintenant qu'un frère. (Il expire.)
Et moi, plus! Qui m'a enlevé le mien, – mon frère? – Ses yeux sont ouverts! donc il n'est pas mort! La mort ressemble au sommeil, – et le sommeil ferme nos paupières. Ses lèvres aussi sont ouvertes; il respire donc! et pourtant je ne le sens pas. – Son cœur! – son cœur! – que je voie s'il bat. – Il me semble: – non! – non! – c'est une illusion; il faut que je sois passé dans un autre monde pire que le premier. La terre tourne autour de moi: – qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main à son front, puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est du sang! – le sang de mon frère, le mien lui-même, et répandu par moi! Qu'a de commun encore avec moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre chair? Non, il ne peut être mort! – Est-ce la mort que le silence? Non; il s'éveillera: je vais attendre à ses côtés. Se pourrait-il que la vie fût assez fragile pour être si facilement anéantie? – Depuis, il m'a parlé; – que lui dirai-je maintenant? – Mon frère! – non; il ne répondra pas à ce nom: les frères ne se frappent pas l'un l'autre. Cependant-encore-parle-moi, Abel! Un mot, un seul mot encore de ta douce voix, pour m'aider à supporter le bruit de la mienne!
J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce donc? c'est Caïn; il veille auprès de mon époux. Que fais-tu là, mon frère? Est-ce qu'il dort? – O ciel! que signifie cette pâleur et ce flot? – Non! non! ce n'est pas du sang; qui l'aurait répandu, ce sang? Abel! qu'y a-t-il? – qui t'a fait cela? Il ne remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur les miennes, froides et insensibles comme les pierres! Ah! cruel Caïn! n'as-tu pu le garantir à tems de cette violence? Quel qu'ait été l'agresseur, un étranger lui-même se serait placé entre lui et le meurtrier! Mon père! – Ève! – Adah! – venez, approchez! la mort est dans le monde!
Dans le monde! – Et qui l'y a introduite? moi! – moi qui abhorre tellement ce nom de mort, que lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je connusse son aspect. – Je l'ai conduite ici; j'ai livré mon frère à ses froids et terribles embrassemens, comme si, sans mon aide, elle n'eût pas assez haut réclamé ses droits inexorables! Du moins, je suis éveillé, – un rêve douloureux m'a rendu fou; – mais lui, il ne s'éveillera donc plus!
Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit ici. – Que vois-je? Est-il vrai? – Mon fils! – mon fils! Femme, voilà l'ouvrage du serpent; voilà ton ouvrage!
Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est dans mon cœur. Abel! mon bien-aimé! C'est un châtiment, Jéhovah, au-dessus du crime, de l'avoir enlevé à sa mère!
Quel est le coupable de ce crime? – Parle, Caïn; tu étais présent. Est-ce quelqu'un de ces anges ennemis qui ne marchent pas avec Jéhovah? quelque sauvage et féroce habitant des bois?
Ah! une lumière livide me pénètre comme un éclat de foudre! ce tison lourd et sanglant arraché de l'autel, noirci par la fumée, et rougi du-
Parle, mon fils! parle; et malheureux comme nous le sommes, assure-nous que nous ne sommes pas plus déplorables encore.
Parle, Caïn! et dis que ce n'est pas toi!
C'est lui. Je le vois maintenant; – il baisse la tête; il cache ses yeux féroces de ses mains rouges de sang.
Ma mère, tu l'outrages; – et toi, Caïn, éclaircis donc cette horrible accusation que nos parens, dans leur désespoir, font peser sur toi.
Écoute, Jéhovah! Puisse l'éternelle malédiction du serpent être sur lui! elle est faite pour sa race plutôt que pour nous. Puissent tous ses jours être désolés! puisse-
Arrête! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mère: ne le maudis pas, mère! il est mon frère, mon époux.
Il t'a enlevé ton frère! – Zillah, il t'a ravi ton époux: – pour moi, plus de fils! – A jamais je le maudis; je renonce à le voir! Tous les liens sont rompus entre nous, comme lui-même a rompu ceux de la nature. – O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu pas prise, moi à laquelle tu fus d'abord infligée? Qu'attends-tu encore?
Ève, prends garde que ta douleur, hélas! trop légitime, ne te conduise à l'impiété. Une douloureuse destinée nous a été prédite; maintenant qu'elle commence, il faut la supporter de manière à prouver à notre Dieu que nous sommes entièrement soumis à sa sainte volonté.
Sa volonté! – c'est celle de cet esprit incarné de mort, que j'ai mis sur la terre pour y faire entrer la mort. Puissent toutes les malédictions de la vie peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond des déserts, comme les nôtres nous ont chassés d'Éden, jusqu'à ce que ses enfans lui rendent ce qu'il a donné à son frère! Que jour et nuit le glaive et les ailes des chérubins le poursuivent; – que les serpens se dressent sous ses pas! – que les fruits de la terre deviennent cendre dans sa bouche! que les feuilles dont il entoure sa tête pour reposer soient le séjour des scorpions! qu'il rêve sans cesse de son innocente victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rêve prolongé de mort! que les claires fontaines se tournent en sang dès qu'il voudra les souiller de l'impur contact de ses lèvres avides! que les élémens reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive au sein de l'agonie qui accompagnera les derniers instans des autres hommes! et que la mort soit pour lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque chose de pire que la mort! Va-t'en, fratricide! Désormais ton nom, le mot Caïn, sera pour le genre humain un objet d'horreur, même pour ceux dont tu dois être le père! Que l'herbe se dessèche sous tes pieds! que les bois te refusent leur abri, la terre une couche, la poussière une tombe, le soleil ses rayons et le ciel son Dieu!
Caïn! éloigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer ensemble. Fuis! laisse le mort à mes soins; – désormais je suis seul: – nous ne nous reverrons plus.
O mon père! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas ajouter à la terrible malédiction d'Ève sur sa tête!
Je ne le maudis pas: son esprit est sa malédiction. Viens, Zillah!
Je dois veiller sur le corps de mon époux.
Nous reviendrons quand celui qui nous a préparé ce douloureux devoir aura disparu. Viens, Zillah!
Auparavant un baiser sur cette pâle figure, sur ces lèvres autrefois si animées. – O mon cœur! mon cœur!
Caïn! vous avez entendu; il faut nous éloigner. Je suis prête, nos enfans aussi! Je porterai Énoch, et vous sa sœur. Partons avant que le soleil ne tombe, et n'attendons pas l'obscurité de la nuit pour traverser le désert. – Eh bien! parle, parle-moi, moi-qui suis à toi.
Laisse-moi!
Pourquoi? tout le monde t'a quitté.
Et que tardes-tu de te réunir à eux? Ne crains-tu pas de rester avec l'auteur d'une pareille action?
Après la crainte de t'abandonner, il n'en est pas de plus grande pour moi que celle que m'inspire le crime qui te prive d'un frère. Je n'en dois pas parler: – c'est entre toi et le Tout-Puissant. -
Caïn! Caïn!
Entends-tu cette voix?
Caïn! Caïn!
Elle retentit comme celle d'un ange.
Où est ton frère Abel?
Suis-je donc le gardien de mon frère?
Caïn! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers le Seigneur! – Maintenant, tu es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir sa bouche pour boire le sang versé par ta main fratricide. Désormais, quand tu creuseras la terre, elle demeurera stérile; tu resteras fugitif et vagabond dans le monde!
Le châtiment est au-delà de ses forces. Vois! tu lui dérobes la face de la terre; il reste privé de la face de Dieu. Vagabond et fugitif, il arrivera que ceux qui le trouveront le tueront.
Que ne le peuvent-ils! Mais où sont ceux qui me tueront? où sont-ils sur cette terre encore déserte et inhabitée?
Tu as tué ton frère, qui te garantira de ton fils?
Ange de lumière! sois miséricordieux; ne dis pas que mon sein déchiré nourrisse maintenant dans mon fils un meurtrier, un meurtrier de son père.
Il ne ferait que suivre les traces de Caïn. Le lait d'Ève n'a-t-il pas nourri celui que tu vois maintenant noyé dans le sang? Le fratricide peut bien engendrer le parricide; – mais il n'en sera pas ainsi. – Le Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a commandé d'imprimer son sceau sur Caïn, pour qu'il puisse errer en sûreté. Qui tuera Caïn attirera sur sa tête une punition sept fois plus forte. Approche!
Que veux-tu de moi?
Marquer sur ton front l'affranchissement du crime que tu as commis toi-même.
Non, laisse-moi mourir!
Cela ne peut être.
Je sens mon front brûlé, mais ce n'est rien auprès du feu intérieur; que faut-il encore? accable-moi de tout ce que je puis supporter.
Tu as été sombre et farouche dès le sein de ta mère, semblable à la terre que tu as jusqu'à présent creusée; mais celui que tu as immolé était doux comme les troupeaux qu'il paissait.
Je fus enfanté trop tôt après la chute; l'esprit de ma mère était encore fasciné par le serpent, et mon père pleurait encore sur Éden. Je suis ce que je suis; je n'ai pas demandé la vie; je ne me la suis pas donnée moi-même. Que ne puis-je seulement de mon sang racheter celui-et pourquoi pas? Qu'Abel renaisse, et que je sois rayé du livre de vie! Ainsi l'existence sera rendue par Dieu au bien-aimé de Dieu, et je perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait pour moi.
Qui pourrait anéantir le meurtre? ce qui est fait est fait. Éloigne-toi! accomplis tes jours! et puissent tes actions ne pas ressembler à celle que tu viens de commettre!
Il est parti; éloignons-nous. J'entends les cris de notre petit Énoch dans son berceau.
Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui répandis le sang, je ne puis répandre de larmes; mais les quatre rivières ne pourraient laver mon ame 35. Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder?
Si je croyais qu'il ne le voulût pas, je voudrais-
Non, non! plus de menace: nous en avons trop subi. Va prendre ton enfant; je vous suivrai.
Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces lieux ensemble.
O toi, image inanimée et toujours présente! toi dont le sang doit voiler de deuil la terre et les cieux! J'ignore ce que tu es maintenant! mais si tu vois ce que je suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre cœur. – Adieu! je ne dois, je n'ose toucher ce que j'ai fait. Je sortis des mêmes entrailles que toi; j'ai sucé le même sein; je t'ai souvent pressé dans mes bras; souvent nos jeux enfantins se confondirent; et voilà que je ne puis plus t'approcher, que je n'ose pas même faire pour toi ce que tu aurais fait pour moi: – réunir tes membres dans leur tombeau, – le premier tombeau creusé pour les mortels. Mais ce tombeau, qui l'a creusé? O terre! ô terre! voilà le trésor que je dépose dans ton sein, en récompense de tous ceux que j'ai reçus de toi. – Au désert maintenant!
Cruelle et prématurée fut ta mort, ô mon frère! et moi seule, de tous ceux qui pleurent sur toi, je ne puis verser de larmes. Mon devoir est désormais de sécher des pleurs, et non pas d'en répandre. Mais pourtant, de tous ceux qui gémissent, nul ne gémit comme moi, non-seulement sur toi, mais sur celui qui t'a frappé. Allons, Caïn! je supporterai la moitié de ton fardeau.
Nous marcherons à l'orient d'Éden; cette ligne est plus désolée: elle me convient davantage.
Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse être le tien notre Dieu! Allons chercher nos enfans.
Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la source d'une race vertueuse qui eût bientôt charmé les nœuds d'une union récente. Hélas! en les joignant plus tard aux enfans d'Abel, la dureté de mon naturel se fût adoucie chez eux! Abel!