Buch lesen: «Ainsi Parlait Zarathoustra», Seite 18

Schriftart:

ENTRETIEN AVEC LES ROIS

1

Une heure ne s'était pas encore écoulée depuis que Zarathoustra s'était mis en route, dans ses montagnes et dans ses forêts, lorsqu'il vit tout à coup un singulier cortège. Au milieu du chemin qu'il voulait prendre s'avançaient deux rois, ornés de couronnes et de ceintures de pourpre, diaprés comme des flamants: ils poussaient devant eux un âne chargé. "Que veulent ces rois dans mon royaume?" dit à son coeur Zarathoustra étonné, et il se cacha en hâte derrière un buisson. Mais lorsque les rois arrivèrent tout près de lui, il dit à mi-voix, comme quelqu'un qui se parle à lui-même: "Chose singulière! singulière! Comment accorder cela? Je vois deux rois – et seulement un âne?"

Alors les deux rois s'arrêtèrent, se mirent à sourire et regardèrent du côté d'où venait la voix, puis ils se dévisagèrent réciproquement: "On pense bien aussi ces choses-là parmi nous, dit le roi de droite, mais on ne les exprime pas."

Le roi de gauche cependant haussa les épaules et répondit: "Cela doit être un gardeur de chèvres, ou bien un ermite, qui a trop longtemps vécu parmi les rochers et les arbres. Car n'avoir point de société du tout gâte aussi les bonnes moeurs."

"Les bonnes moeurs, repartit l'autre roi, d'un ton fâché et amer: à qui donc voulons-nous échapper, si ce n'est aux "bonnes moeurs", à notre "bonne société"?

Plutôt, vraiment, vivre parmi les ermites et les gardeurs de chèvres qu'avec notre populace dorée, fausse et fardée – bien qu'elle se nomme la "bonne société".

– bien qu'elle se nomme "noblesse". Mais là tout est faux et pourri, avant tout le sang, grâce à de vieilles et de mauvaises maladies et à de plus mauvais guérisseurs.

Celui que je préfère est aujourd'hui le meilleur, c'est le paysan bien portant; il est grossier, rusé, opiniâtre et endurant; c'est aujourd'hui l'espèce la plus noble.

Le paysan est le meilleur aujourd'hui; et l'espèce paysanne devrait être maître! Cependant c'est le règne de la populace, – je ne me laisse plus éblouir. Mais populace veut dire: pêle-mêle.

Pêle-mêle populacier: là tout se mêle à tout, le saint et le filou, le hobereau et le juif, et toutes les bêtes de l'arche de Noé.

Les bonnes moeurs! Chez nous tout est faux et pourri. Personne ne sait plus vénérer; c'est à cela précisément que nous voulons échapper. Ce sont des chiens friands et importuns, ils dorent les feuilles des palmiers.

Le dégoût qui m'étouffe, parce que nous autres rois nous sommes devenus faux nous-mêmes, drapés et déguisés par le faste vieilli de nos ancêtres, médailles d'apparat pour les plus bêtes et les plus rusés et pour tous ceux qui font aujourd'hui de l'usure avec la puissance!

Nous ne sommes pas les premiers et il faut que nous signifiions les premiers: nous avons fini par être fatigués et rassasiés de cette tricherie.

C'est de la populace que nous nous sommes détournés, de tous ces braillards et de toutes ces mouches écrivassières, pour échapper à la puanteur des boutiquiers, aux impuissants efforts de l'ambition et à l'haleine fétide -: fi de vivre au milieu de la populace, – fi de signifier le premier au milieu de la populace! Ah, dégoût! dégoût! dégoût! Qu'importe encore de nous autres rois!" -

"Ta vieille maladie te reprend, dit en cet endroit le roi de gauche, le dégoût te reprend, mon pauvre frère. Mais tu le sais bien, il y a quelqu'un qui nous écoute."

Aussitôt Zarathoustra, qui avait été tout oeil et toute oreille à ces discours, se leva de sa cachette, se dirigea du côté des rois et commença:

"Celui qui vous écoute, celui qui aime à vous écouter, vous qui êtes les rois, celui-là s'appelle Zarathoustra.

Je suis Zarathoustra qui a dit un jour: "Qu'importe encore des rois! Pardonnez-moi, si je me suis réjoui lorsque vous vous êtes dit l'un à l'autre: "Qu'importe encore de nous autres rois!"

Mais vous êtes ici dans mon royaume et sous ma domination: que pouvez-vous bien chercher dans mon royaume? Peut-être cependant avez-vous trouvé en chemin ce que je cherche: je cherche l'homme supérieur."

Lorsque les rois entendirent cela, ils se frappèrent la poitrine et dirent d'un commun accord: "Nous sommes reconnus!

Avec le glaive de cette parole tu tranches la plus profonde obscurité de nos coeurs. Tu as découvert notre détresse. Car voici! nous sommes en route pour trouver l'homme supérieur – l'homme qui nous est supérieur: bien que nous soyons des rois. C'est à lui que nous amenons cet âne. Car l'homme le plus haut doit être aussi sur la terre le maître le plus haut.

Il n'y a pas de plus dure calamité, dans toutes les destinées humaines, que lorsque les puissants de la terre ne sont pas en même temps les premiers hommes. C'est alors que tout devient faux et monstrueux, que tout va de travers.

Et quand ils sont les derniers même, et plutôt des animaux que des hommes: alors la populace monte et monte en valeur, et enfin la vertu populacière finit par dire: "Voici, c'est moi seule qui suis la vertu!" -

"Qu'est-ce que je viens d'entendre? répondit Zarathoustra; quelle sagesse chez des rois! Je suis ravi, et, vraiment, déjà j'ai envie de faire un couplet là-dessus: – mon couplet ne sera peut-être pas pour les oreilles de tout le monde. Il y a longtemps que j'ai désappris d'avoir de l'égard pour les longues oreilles. Allons! En avant!

(Mais à ce moment il arriva que l'âne, lui aussi, prit la parole: il prononça distinctement et avec mauvaise intention I-A.)

 
Autrefois – je crois que c'était en l'an un -
La sibylle dit, ivre sans avoir bu de vin:
"Malheur, maintenant cela va mal!
"Déclin! Déclin! Jamais le monde n'est tombé si bas!
Rome s'est abaissée à la fille, à la maison publique,
Le César de Rome s'est abaissé à la bête,
Dieu lui-même s'est fait juif!"
 
2

Les rois se délectèrent de ce couplet de Zarathoustra; cependant le roi de droite se prit à dire: "O Zarathoustra, comme nous avons bien fait de nous mettre en route pour te voir!

Car tes ennemis nous ont montré ton image dans leur miroir: tu y avais la grimace d'un démon au rire sarcastique: en sorte que nous avons eu peur de toi.

Mais qu'importe! Toujours à nouveau tu pénétrais dans nos oreilles et dans nos coeurs avec tes maximes. Alors nous avons fini par dire: qu'importe le visage qu'il a!

Il faut que nous l'entendions, celui qui enseigne: "Vous devez aimer la paix, comme un moyen de guerres nouvelles, et la courte paix plus que la longue!"

Jamais personne n'a prononcé de paroles aussi guerrières: "Qu'est-ce qui est bien? Etre braves voilà qui est bien. C'est la bonne guerre qui sanctifie toute cause."

O Zarathoustra, à ces paroles le sang de nos pères s'est retourné dans nos corps: cela a été comme la parole du printemps à de vieux tonneaux de vin.

Quand les glaives se croisaient, semblables à des serpents tachetés de sang, alors nos pères se sentaient portés vers la vie; le soleil de la paix leur semblait flou et tiède, mais la longue paix leur faisait honte.

Comme ils soupiraient, nos pères, lorsqu'ils voyaient au mur des glaives polis et inutiles! Semblables à ces glaives ils avaient soif de la guerre. Car un glaive veut boire du sang, un glaive scintille de désir." -

– Tandis que les rois parlaient et babillaient ainsi, avec feu, de la félicité de leurs pères, Zarathoustra fut pris d'une grande envie de se moquer de leur ardeur: car c'étaient évidemment des rois très paisibles qu'il voyait devant lui, des rois aux visages vieux et fins. Mais il se surmonta. "Allons! En route! dit-il, vous voici sur le chemin, là-haut est la caverne de Zarathoustra; et ce jour doit avoir une longue soirée! Mais maintenant un cri de détresse pressant m'appelle loin de vous.

Ma caverne sera honorée, si des rois y prennent place pour attendre: mais il est vrai qu'il faudra que vous attendiez longtemps!

Eh bien! Qu'importe! Où apprend-on mieux à attendre aujourd'hui que dans les cours? Et de toutes les vertus des rois, la seule qui leur soit restée, – ne s'appelle-t-elle pas aujourd'hui: savoir attendre?"

Ainsi parlait Zarathoustra.

LA SANGSUE

Et Zarathoustra pensif continua sa route, descendant toujours plus bas, traversant des forêts et passant devant des marécages; mais, comme il arrive à tous ceux qui réfléchissent à des choses difficiles, il butta par mégarde sur un homme. Et voici, d'un seul coup, un cri de douleur, deux jurons et vingt injures graves jaillirent à sa face: en sorte que, dans sa frayeur, il leva sa canne pour frapper encore celui qu'il venait de heurter. Pourtant, au même instant, il reprit sa raison; et son coeur se mit à rire de la folie qu'il venait de faire.

"Pardonne-moi, dit-il à l'homme, sur lequel il avait butté, et qui venait de se lever avec colère, pour s"asseoir aussitôt, pardonne-moi et écoute avant tout une parabole.

Comme un voyageur qui rêve de choses lointaines, sur une route solitaire, se heurte par mégarde à un chien qui sommeille, à un chien qui est couché au soleil: – comme tous deux se lèvent et s'abordent brusquement, semblables à des ennemis mortels, tous deux effrayés à mort: ainsi il en a été de nous.

Et pourtant! Et pourtant! – combien il s'en est fallu de peu qu'ils ne se caressent, ce chien et ce solitaire! Ne sont-ils pas tous deux – solitaires?"

–"Qui que tu sois, répondit, toujours avec colère, celui que Zarathoustra venait de heurter, tu t'approches encore trop de moi, non seulement avec ton pied, mais encore avec ta parabole!

Regarde, suis-je donc un chien?" – et, tout en disant cela, celui qui était assis se leva en retirant son bras nu du marécage. Car il avait commencé par être couché par terre tout de son long, caché et méconnaissable, comme quelqu'un qui guette un gibier des marécages.

"Mais que fais-tu donc?" s'écria Zarathoustra effrayé, car il voyait que beaucoup de sang coulait sur le bras nu. – "Que t'est-il arrivé? Une bête malfaisante t'a-t-elle mordu, malheureux?"

Celui qui saignait ricanait toujours avec colère. "En quoi cela te regarde-t-il? s'écria l'homme, et il voulut continuer sa route. Ici je suis chez moi et dans mon domaine. M'interroge qui voudra: je ne répondrai pas à un maladroit."

"Tu te trompes, dit Zarathoustra plein de pitié, en le retenant, tu te trompes: tu n'es pas ici dans ton royaume, mais dans le mien, et ici il ne doit arriver malheur à personne.

Appelle-moi toujours comme tu voudras, – je suis celui qu'il faut que je sois. Je me nomme moi-même Zarathoustra.

Allons! C'est là-haut qu'est le chemin qui mène à la caverne de Zarathoustra: elle n'est pas bien loin, – ne veux-tu pas venir chez moi pour soigner tes blessures?

Tu n'as pas eu de chance dans ce monde, malheureux: d'abord la bête t'a mordu, puis – l'homme a marché sur toi!"

Mais lorsque l'homme entendit le nom de Zarathoustra, il se transforma. "Que m'arrive-t-il donc? s'écria-t-il, quelle autre préoccupation ai-je encore dans la vie, si ce n'est la préoccupation de cet homme unique qui est Zarathoustra, et cette bête unique qui vit du sang, la sangsue?

C'est à cause de la sangsue que j'étais couché là, au bord du marécage, semblable à un pêcheur, et déjà mon bras étendu avait été mordu dix fois, lorsqu'une bête plus belle se mit à mordre mon sang, Zarathoustra lui-même!

O bonheur! O miracle! Béni soit ce jour qui m'a attiré dans ce marécage! Bénie soit la meilleure ventouse, la plus vivante d'entre celles qui vivent aujourd'hui, bénie soit la grande sangsue des consciences, Zarathoustra!"

Ainsi parlait celui que Zarathoustra avait heurté; et Zarathoustra se réjouit de ses paroles et de leur allure fine et respectueuse. "Qui es-tu? Demanda-t-il en lui tendant la main, entre nous il reste beaucoup de choses à éclaircir et à rasséréner: mais il me semble déjà que le jour se lève clair et pur."

"Je suis le consciencieux de l'esprit, répondit celui qui était interrogé, et, dans les choses de l'esprit, il est difficile que quelqu'un s'y prenne d'une façon plus sévère, plus étroite et plus dure que moi, excepté celui de qui je l'ai appris, Zarathoustra lui-même.

Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié! Plutôt être un fou pour son propre compte qu'un sage dans l'opinion des autres! Moi – je vais au fond: – qu'importe qu'il soit petit ou grand? Qu'il s'appelle marécage ou bien ciel? Un morceau de terre large comme la main me suffit: pourvu que ce soit vraiment de la terre solide!

– Un morceau de terre large comme la main: on peut s'y tenir debout. Dans la vraie science consciencieuse il n'y a rien de grand et rien de petit."

"Alors tu es peut-être celui qui cherche à connaître le sangsue? demanda Zarathoustra; tu poursuis la sangsue jusqu'à ses causes les plus profondes, toi qui es consciencieux?"

"O Zarathoustra, répondit celui que Zarathoustra avait heurté, ce serait une monstruosité, comment oserais-je m'aviser d'une pareille chose!

Mais ce dont je suis maître et connaisseur, c'est du cerveau de la sangsue: – c'est là mon univers à moi!

Et cela est aussi un univers! Mais pardonne qu'ici mon orgueil se manifeste, car sur ce domaine je n'ai pas mon pareil. C'est pourquoi j'ai dit: "C'est ici mon domaine".

Combien il y a de temps que je poursuis cette chose unique, le cerveau de la sangsue, afin que la vérité subtile ne m'échappe plus! C'est ici mon royaume.

– C'est pourquoi j'ai été tout le reste, c'est pourquoi tout le reste m'est devenu indifférent; et tout près de ma science s'étend ma noire ignorance.

Ma conscience de l'esprit exige de moi que je sache une chose et que j'ignore tout le reste: je suis dégoûté de toutes les demi-mesures de l'esprit, de tous ceux qui ont l'esprit nuageux, flottant et exalté.

Où cesse ma probité commence mon aveuglement, et je veux être aveugle. Où je veux savoir cependant, je veux aussi être probe, c'est-à-dire dur, sévère, étroit, cruel, implacable.

Que tu aies dit un jour, ô Zarathoustra: "L'esprit, c'est la vie qui incise elle-même la vie," c'est ce qui m'a conduit et éconduit à ta doctrine. Et, en vérité, avec mon propre sang, j'ai augmenté ma propre science."

– "Comme le prouve l'évidence," interrompit Zarathoustra; et le sang continuait à couler du bras nu du consciencieux. Car dix sangsues s'y étaient accrochées.

"O singulier personnage, combien d'enseignements contient cette évidence, c'est-à-dire toi-même! Et je n'oserais peut-être pas verser tous les enseignements dans tes oreilles sévères.

Allons! Séparons-nous donc ici! Mais j'aimerais bien te retrouver. Là-haut est le chemin qui mène à ma caverne. Tu dois y être cette nuit le bienvenu parmi mes hôtes.

Je voudrais aussi réparer sur ton corps l'outrage que t'a fait Zarathoustra en te foulant aux pieds: c'est ce à quoi je réfléchis. Mais maintenant un cri de détresse pressant m'appelle loin de toi."

Ainsi parlait Zarathoustra.

L'ENCHANTEUR

1

Mais en contournant un rocher, Zarathoustra vit, non loin de là, au-dessus de lui, sur le même chemin, un homme qui gesticulait des membres, comme un fou furieux et qui finit par se précipiter à terre à plat ventre. "Halte! dit alors Zarathoustra à son coeur, celui-là doit être l'homme supérieur, c'est de lui qu'est venu ce sinistre cri de détresse, – je veux voir si je puis le secourir." Mais lorsqu'il accourut à l'endroit où l'homme était couché par terre, il trouva un vieillard tremblant, aux yeux fixes; et malgré toute la peine que se donna Zarathoustra pour le redresser et le remettre sur les jambes, ses efforts demeurèrent vains. Aussi le malheureux ne sembla-t-il pas s'apercevoir qu'il y avait quelqu'un auprès de lui; au contraire, il ne cessait de regarder de ci de là en faisant des gestes touchants, comme quelqu'un qui est abandonné et isolé du monde entier. Pourtant à la fin, après beaucoup de tremblements, de sursauts et de reploiements sur soi-même, il commença à se lamenter ainsi:

 
Qui me réchauffe, qui m'aime encore?
Donnez des mains chaudes!
donnez des coeurs-réchauds!
Etendu, frissonnant,
un moribond à qui l'on chauffe les pieds -
secoué, hélas! de fièvres inconnues,
tremblant devant les glaçons aigus des frimas, chassé par toi, pensée!
Innommable! Voilée! Effrayante!
chasseur derrière les nuages!
Foudroyé par toi,
oeil moqueur qui me regarde dans l'obscurité
– ainsi je suis couché,
je me courbe et je me tords, tourmenté
par tous les martyres éternels,
frappé
par toi, chasseur le plus cruel,
toi, le dieu – inconnu…
 
 
Frappe plus fort!
Frappe encore une fois!
Transperce, brise ce coeur!
Pourquoi me tourmenter
de flèches épointées?
Que regardes-tu encore,
toi que ne fatigue point la souffrance humaine,
avec un éclair divin dans tes yeux narquois?
Tu ne veux pas tuer,
martyriser seulement, martyriser?
Pourquoi – me martyriser?
Dieu narquois, inconnu? -
 
 
Ah! Ah!
Tu t'approches en rampant
au milieu de cette nuit?…
Que veux-tu!
Parles!
Tu me pousses et me presses -
Ah! tu es déjà trop près!
Tu m'entends respirer,
Tu épies mon coeur,
Jaloux que tu est!
 
 
– de quoi donc est-tu jaloux?
Ote-toi! Ote-toi!
Pourquoi cette échelle?
Veux-tu entrer,
t'introduire dans mon coeur,
t'introduire dans mes pensées
les plus secrètes?
Impudent! Inconnu! – Voleur!
Que veux-tu voler?
Que veux-tu écouter?
Que veux-tu extorquer,
toi qui tortures!
toi – le dieu-bourreau!
Ou bien, dois-je, pareil au chien,
me rouler devant toi?
m'abandonnant, ivre et hors de moi,
t'offrir mon amour – en rampant!
 
 
En vain!
Frappe encore!
toi le plus cruel des aiguillons!
Je ne suis pas un chien – je ne suis que ton gibier,
toi le plus cruel des chasseurs!
Ton prisonnier le plus fier,
brigand derrière les nuages…
Parle enfin,
toi qui te caches derrière les éclairs! Inconnu! parle!
Que veux-tu, toi qui guettes sur les chemins, que veux-tu, – de moi?…
 
 
Comment?
Une rançon!
Que veux-tu comme rançon?
Demande beaucoup – ma fierté te le conseille!
et parle brièvement – c'est le conseil de mon autre fierté!
 
 
Ah! Ah!
C'est moi – moi que tu veux?
Moi – tout entier?…
 
 
Ah! Ah!
Et tu me martyrises, fou que tu es,
tu tortures ma fierté?
Donne-moi de l'amour. Qui me chauffe encore?
qui m'aime encore? -
Donne des mains chaudes,
donne des coeurs-réchauds.
donne-moi, à moi le plus solitaire,
que la glace, hélas! la glace fait
sept fois languir après des ennemis,
après des ennemis même,
donne, oui abandonne-toi – à moi,
toi le plus cruel ennemi! -
 
 
Parti!
Il a fui lui-même,
mon seul compagnon,
mon grand ennemi,
mon inconnu,
mon dieu-bourreau!…
 
 
– Non!
Reviens!
avec tous les supplices!
O reviens
au dernier de tous les solitaires!
Toutes mes larmes prennent
vers toi leur cours!
Et la dernière flamme de mon coeur -
s'éveille pour toi!
O, reviens,
Mon dieu inconnu! ma douleur!
mon dernier bonheur!
 
2

– Mais en cet endroit Zarathoustra ne put se contenir plus longtemps, il prit sa canne et frappa de toutes ses forces sur celui qui se lamentait. "Arrête-toi! lui cria-t-il, avec un rire courroucé, arrête-toi, histrion! Faux monnayeur! Menteur incarné! Je te reconnais bien!

Je veux te mettre le feu aux jambes, sinistre enchanteur, je sais trop bien en faire cuire à ceux de ton espèce!"

–"Cesse, dit le vieillard en se levant d'un bond, ne me frappe plus, ô Zarathoustra! Tout cela n'a été qu'un jeu!

Ces choses-là font partie de mon art; j'ai voulu te mettre à l'épreuve, en te donnant cette preuve! Et, en vérité, tu as bien pénétré mes pensées!

Mais toi aussi – ce n'est pas une petite preuve que tu m'as donnée de toi-même. Tu es dur, sage Zarathoustra! Tu frappes durement avec tes "vérités", ton bâton noueux me force à confesser – cette vérité!"

– "Ne me flatte point, répondit Zarathoustra, toujours irrité et le visage sombre, histrion dans l'âme! Tu es un faux-semblant: pourquoi parles-tu – de vérité?

Toi le paon des paons, mer de vanité, qu'est-ce que tu jouais devant moi, sinistre enchanteur? En qui devais-je croire lorsque tu te lamentais ainsi?"

"C'est l'expiateur de l'esprit que je représentais, répondit le vieillard: tu as toi-même inventé ce mot jadis – le poète, l'enchanteur qui finit par tourner son esprit contre lui-même, celui qui est transformé et que glace sa mauvaise science et sa mauvaise conscience.

Et avoue-le franchement: tu as pris du temps, ô Zarathoustra, pour découvrir mes artifices et mes mensonges! Tu croyais à ma misère, lorsque tu me tenais la tête des deux mains, – je t'ai entendu gémir: "On l'a trop peu aimé, trop peu aimé!" Que je t'aie trompé jusque-là, c'est ce qui faisait intérieurement jubiler ma méchanceté."

"Tu dois en avoir trompé de plus fins que moi, répondit durement Zarathoustra. Je ne suis pas sur mes gardes devant les trompeurs, il faut que je m'abstienne de prendre des précautions: ainsi le veut mon sort.

Mais toi – il faut que tu trompes: je te connais assez pour le savoir! Il faut toujours que tes mots aient un double, un triple, un quadruple sens. Même ce que tu viens de me confesser maintenant n'était ni assez vrai, ni assez faux pour moi!

Méchant faux monnayeur, comment saurais-tu faire autrement! Tu farderais même ta maladie, si tu te montrais nu devant ton médecin.

C'est ainsi que tu viens de farder devant moi ton mensonge, lorsque tu disais: "Je ne l'ai fait que par jeu!" Il y avait aussi du sérieux là-dedans, tu es quelque chose comme un expiateur de l'esprit!

Je te devine bien: tu es devenu l'enchanteur de tout le monde, mais à l'égard de toi-même il ne te reste plus ni mensonge ni ruse, – pour toi-même tu es désenchanté!

Tu as moissonné le dégoût comme ta seule vérité. Aucune parole n'est plus vraie chez toi, mais ta bouche est encore vraie: c'est-à-dire le dégoût qui colle à ta bouche." -

– "Qui es-tu donc! s'écria en cet endroit le vieil enchanteur d'une voix hautaine. Qui a le droit de me parler ainsi, à moi qui suis le plus grand des vivants d'aujourd'hui?" – et un regard vert fondit de ses yeux sur Zarathoustra. Mais aussitôt il se transforma et il dit tristement:

"O Zarathoustra, je suis fatigué de tout cela, mes arts me dégoûtent, je ne suis pas grand, que sert-il de feindre! Mais tu le sais bien – j'ai cherché la grandeur!

Je voulais représenter un grand homme et il y en a beaucoup que j'ai convaincus: mais ce mensonge a dépassé ma force. C'est contre lui que je me brise.

O Zarathoustra, chez moi tout est mensonge; mais que je me brise – cela est vrai chez moi!" -

"C'est à ton honneur, reprit Zarathoustra, l'air sombre et le regard détourné vers le sol, c'est à ton honneur d'avoir cherché la grandeur, mais cela te trahit aussi. Tu n'es pas grand.

Vieil enchanteur sinistre, ce que tu as de meilleur et de plus honnête, ce que j'honore en toi c'est que tu te sois fatigué de toi-même et que tu te sois écrié: "Je ne suis pas grand."

C'est en cela que je t'honore comme un expiateur de l'esprit: si même cela n'a été que pour un clin d'oeil, dans ce moment tu as été – vrai.

Mais, dis-moi, que cherches-tu ici dans mes forêts et parmi mes rochers. Et si c'est pour moi que tu t'es couché dans mon chemin, quelle preuve voulais-tu de moi? – en quoi voulais-tu me tenter?"

Ainsi parlait Zarathoustra et ses yeux étincelaient. Le vieil enchanteur fit une pause, puis il dit: "Est-ce que je t'ai tenté? Je ne fais que – chercher.

O Zarathoustra, je cherche quelqu'un de vrai, de droit, de simple, quelqu'un qui soit sans feinte, un homme de toute probité, un vase de sagesse, un saint de la connaissance, un grand homme!

Ne le sais-tu donc pas, ô Zarathoustra? Je cherche Zarathoustra."

– Alors il y eut un long silence entre les deux; Zarathoustra, cependant, tomba dans une profonde méditation, en sorte qu'il ferma les yeux. Puis, revenant à son interlocuteur, il saisit la main de l'enchanteur et dit plein de politesse et de ruse:

"Eh bien! Là-haut est le chemin qui mène à la caverne de Zarathoustra. C'est dans ma caverne que tu peux chercher celui que tu désirerais trouver.

Et demande conseil à mes animaux, mon aigle et mon serpent: ils doivent t'aider à chercher. Ma caverne cependant est grande.

Il est vrai que moi-même – je n'ai pas encore vu de grand homme. Pour ce qui est grand, l'oeil du plus subtil est encore trop grossier aujourd'hui. C'est le règne de la populace.

J'en ai déjà tant trouvé qui s'étiraient et qui se gonflaient, tandis que le peuple criait: "Voyez donc, voici un grand homme!" Mais à quoi servent tous les soufflets de forge! Le vent finit toujours par en sortir.

La grenouille finit toujours par éclater, la grenouille qui s'est trop gonflée: alors le vent en sort. Enfoncer une pointe dans le ventre d'un enflé, c'est ce que j'appelle un sage divertissements. Ecoutez cela, mes enfants!

Notre aujourd'hui appartient à la populace: qui peut encore savoir ce qui est grand ou petit? Qui chercherait encore la grandeur avec succès! Un fou tout au plus: et les fous réussissent.

Tu cherches les grands hommes, singulier fou! Qui donc t'a enseigné à les chercher? Est-ce aujourd'hui le temps opportun pour cela? O chercheur malin, pourquoi – me tentes-tu?" -

Ainsi parlait Zarathoustra, le coeur consolé, et, en riant, il continua son chemin.

Altersbeschränkung:
0+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
21 Mai 2019
Umfang:
380 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain
Download-Format:
epub, fb2, fb3, html, ios.epub, mobi, pdf, txt, zip

Mit diesem Buch lesen Leute

Andere Bücher des Autors