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Buch lesen: «Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aritonoüs», Seite 10

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Après qu'Adoam eut parlé ainsi, Télémaque, charmé de l'histoire que ce Phénicien venait de raconter, et plus encore des marques d'amitié qu'il en recevait dans son malheur, l'embrassa tendrement. Ensuite Adoam lui demanda par quelle aventure il était entré dans l'île de Calypso. Télémaque lui fit, à son tour, l'histoire de son départ de Tyr; de son passage dans l'île de Chypre; de la manière dont il avait retrouvé Mentor; de leur voyage en Crète; des jeux publics pour l'élection d'un roi après la fuite d'Idoménée; de la colère de Vénus; de leur naufrage; du plaisir avec lequel Calypso les avait reçus; de la jalousie de cette déesse contre une de ses nymphes; et de l'action de Mentor, qui avait jeté son ami dans la mer, dès qu'il vit le vaisseau phénicien.

Après ces entretiens, Adoam fit servir un magnifique repas, et, pour témoigner une plus grande joie, il rassembla tous les plaisirs dont on pouvait jouir. Pendant le repas, qui fut servi par de jeunes Phéniciens vêtus de blanc et couronnés de fleurs, on brûla les plus exquis parfums de l'Orient. Tous les bancs de rameurs étaient pleins de joueurs de flûte. Achitoas les interrompait de temps en temps par les doux accords de sa voix et de sa lyre, dignes d'être entendus à la table des dieux, et de ravir les oreilles d'Apollon même. Les Tritons, les Néréides, toutes les divinités qui obéissent à Neptune, les monstres marins même, sortaient de leurs grottes humides et profondes pour venir en foule autour du vaisseau, charmés de cette mélodie. Une troupe de jeunes Phéniciens d'une rare beauté, et vêtus de fin lin plus blanc que la neige, dansèrent longtemps les danses de leur pays, puis celles d'Égypte, et enfin celles de la Grèce. De temps en temps des trompettes faisaient retentir l'onde jusqu'aux rivages éloignés. Le silence de la nuit, le calme de la mer, la lumière tremblante de la lune répandue sur la face des ondes*, le sombre azur du ciel semé de brillantes étoiles, servaient à rendre ce spectacle encore plus beau.

Télémaque, d'un naturel vif et sensible, goûtait tous ces plaisirs; mais il n'osait y livrer son cœur. Depuis qu'il avait éprouvé avec tant de honte, dans l'île de Calypso, combien la jeunesse est prompte à s'enflammer, tous les les plaisirs, même les plus innocents, lui faisaient peur; tout lui était suspect. Il regardait Mentor, il cherchait sur son visage et dans ses yeux ce qu'il devait penser de tous ces plaisirs.

Mentor était bien aise de le voir dans cet embarras, et ne faisait pas semblant de le remarquer. Enfin, touché de la modération de Télémaque, il lui dit en souriant: Je comprends ce que vous craignez: vous êtes louable de cette crainte; mais il ne faut pas la pousser trop loin. Personne ne souhaitera jamais plus que moi que vous goûtiez des plaisirs; mais des plaisirs qui ne vous passionnent ni ne vous amollissent point. Il vous faut des plaisirs qui vous délassent, et que vous goûtiez en vous possédant, mais non pas des plaisirs qui vous entraînent. Je vous souhaite des plaisirs doux et modérés, qui ne vous ôtent point la raison, et qui ne vous rendent jamais semblable à une bête en fureur. Maintenant il est à propos de vous délasser de toutes vos peines. Goûtez avec complaisance pour Adoam les plaisirs qu'il vous offre; réjouissez-vous, Télémaque, réjouissez-vous. La sagesse n'a rien d'austère ni d'affecté: c'est elle qui donne les vrais plaisirs; elle seule les sait assaisonner pour les rendre purs et durables; elle sait mêler les jeux et les ris avec les occupations graves et sérieuses; elle prépare le plaisir par le travail, et elle délasse du travail par le plaisir. La sagesse n'a point de honte de paraître enjouée quand il le faut.

En disant ces paroles, Mentor prit une lyre, et en joua avec tant d'art, qu'Achitoas, jaloux, laissa tomber la sienne de dépit; ses yeux s'allumèrent, son visage troublé changea de couleur: tout le monde eût aperçu sa peine et sa honte, si la lyre de Mentor n'eût enlevé l'âme de tous les assistants. A peine osait-on respirer, de peur de troubler le silence, et de perdre quelque chose de ce chant divin: on craignait toujours qu'il finirait trop tôt. La voix de Mentor n'avait aucune douceur efféminée; mais elle était flexible, forte, et elle passionnait jusqu'aux moindres choses.

Il chanta d'abord les louanges de Jupiter, père et roi des dieux et des hommes*, qui d'un signe de sa tête ébranle l'univers*. Puis il représenta Minerve qui sort de sa tête, c'est-à-dire la sagesse, que ce dieu forme au-dedans de lui-même, et qui sort de lui pour instruire les hommes dociles. Mentor chanta ces vérités d'une voix si touchante, et avec tant de religion, que toute l'assemblée crut être transportée au plus haut de l'Olympe, à la face de Jupiter, dont les regards sont plus perçants que son tonnerre. Ensuite il chanta le malheur du jeune Narcisse, qui, devenant follement amoureux de sa propre beauté, qu'il regardait sans cesse au bord d'une fontaine, se consuma lui-même de douleur, et fut changé en une fleur qui porte son nom. Enfin il chanta aussi la funeste mort du bel Adonis, qu'un sanglier déchira, et que Vénus, passionnée pour lui, ne put ranimer en faisant au ciel des plaintes amères.

Tous ceux qui l'écoutèrent ne purent retenir leurs larmes, et chacun sentait je ne sais quel plaisir en pleurant. Quand il eut cessé de chanter, les Phéniciens étonnés se regardaient les uns les autres. L'un disait: C'est Orphée; c'est ainsi qu'avec une lyre il apprivoisait les bêtes farouches, et enlevait les bois et les rochers; c'est ainsi qu'il enchanta Cerbère, qu'il suspendit les tourments d'Ixion et des Danaïdes, et qu'il toucha l'inexorable Pluton, pour tirer des enfers la belle Eurydice. Un autre s'écriait; Non, c'est Linus, fils d'Apollon. Un autre répondait: Vous vous trompez, c'est Apollon lui-même. Télémaque n'était guère moins surpris que les autres, car il n'avait jamais cru que Mentor sût, avec tant de perfection, chanter et jouer de la lyre.

Achitoas, qui avait eu le loisir de cacher sa jalousie, commença à donner des louanges à Mentor; mais il rougit en le louant, et il ne put achever son discours. Mentor, qui voyait son trouble, prit la parole, comme s'il eût voulu l'interrompre, et tâcha de le consoler, en lui donnant toutes les louanges qu'il méritait. Achitoas ne fut pas consolé; car il sentit que Mentor le surpassait encore plus par sa modestie que par les charmes de sa voix.

Cependant Télémaque dit à Adoam: Je me souviens que vous m'avez parlé d'un voyage que vous fîtes dans la Bétique depuis que nous fûmes partis d'Égypte. La Bétique est un pays dont on raconte tant de merveilles qu'à peine peut-on les croire. Daignez m'apprendre si tout ce qu'on en dit est vrai. Je serai fort aise, répondit Adoam, de vous dépeindre ce fameux pays, digne de votre curiosité, et qui surpasse tout ce que la renommée en publie. Aussitôt il commença ainsi:

Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile, et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des Colonnes d'Hercule, et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais*. L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par des zéphyrs rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins, et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beau pays; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l'or et l'argent parmi leurs richesses; ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l'homme.

Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l'or et l'argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer; par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au dehors, ils n'avaient besoin d'aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'artisans: car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l'agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d'exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale.

Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines d'une merveilleuse blancheur; elles font le pain, apprêtent à manger; et ce travail leur est facile, car on vit en ce pays de fruits ou de lait, et rarement de viande. Elles emploient le cuir de leurs moutons à faire une légère chaussure pour elles, pour leurs maris, et pour leurs enfants; elles font des tentes, dont les unes sont de peaux cirées et les autres d'écorces d'arbres; elles font et lavent tous les habits de la famille, et tiennent les maisons dans un ordre et une propreté admirables. Leurs habits sont aisés à faire; car, en ce doux climat, on ne porte qu'une pièce d'étoffe fine et légère, qui n'est point taillée, et que chacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme qu'il veut.

Les hommes n'ont d'autres arts à exercer, outre la culture des terres et la conduite des troupeaux, que l'art de mettre le bois et le fer en œuvre; encore même ne se servent-ils guère du fer, excepté pour les instruments nécessaires au labourage. Tous les arts qui regardent l'architecture leur sont inutiles; car ils ne bâtissent jamais de maison. C'est, disent-ils, s'attacher trop à la terre, que de s'y faire une demeure qui dure beaucoup plus que nous; il suffit de se défendre des injures de l'air. Pour tous les autres arts estimés chez les Grecs, chez les Égyptiens, et chez tous les autres peuples bien policés, ils les désertent, comme des inventions de la vanité et de la mollesse.

Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des bâtiments superbes, des meubles d'or et d'argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l'harmonie charme, ils répondent en ces termes: Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mêmes! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent: il tente ceux qui en sont privés, de vouloir l'acquérir par l'injustice et par la violence. Peut-on nommer bien, un superflu qui ne sert qu'à rendre les hommes mauvais? Les hommes de ce pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous? vivent-ils plus longtemps? sont-ils plus unis entre eux? mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l'ambition, par la crainte, par l'avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu'ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur.

C'est ainsi, continuait Adoam, que parlent ces hommes sages, qui n'ont appris la sagesse qu'en étudiant la simple nature. Ils ont horreur de notre politesse; et il faut avouer que la leur est grande dans leur aimable simplicité. Ils vivent tous ensemble sans partager les terres; chaque famille est gouvernée par son chef, qui en est le véritable roi. Le père de famille est en droit de punir chacun de ses enfants ou petits-enfants qui fait une mauvaise action; mais, avant que de le punir, il prend les avis du reste de la famille. Ces punitions n'arrivent presque jamais; car l'innocence des mœurs, la bonne foi, l'obéissance, et l'horreur du vice, habitent dans cette heureuse terre. Il semble qu'Astrée, qu'on dit qui est retirée dans le ciel, est encore ici-bas cachée parmi ces hommes. Il ne faut point de juges parmi eux, car leur propre conscience les juge. Tous les biens sont communs: les fruits des arbres, les légumes de la terre, le lait des troupeaux, sont des richesses si abondantes, que des peuples si sobres et si modérés n'ont pas besoin de les partager. Chaque famille, errante dans ce beau pays, transporte ses tentes d'un lieu en un autre, quand elle a consumé les fruits et épuisé les pâturages de l'endroit où elle s'était mise. Ainsi, ils n'ont point d'intérêts à soutenir les uns contre les autres, et ils s'aiment tous d'un amour fraternel que rien ne trouble. C'est le retranchement des vaines richesses et des plaisirs trompeurs, qui leur conserve cette paix, cette union et cette liberté. Ils sont tous libres et tous égaux. On ne voit parmi eux aucune distinction, que celle qui vient de l'expérience des sages vieillards, ou de la sagesse extraordinaire de quelques jeunes hommes qui égalent les vieillards consommés en vertu. La fraude, la violence, le parjure, les procès, les guerres ne font jamais entendre leur voix cruelle et empestée, dans ce pays chéri des dieux. Jamais le sang humain n'a rougi cette terre; à peine y voit-on couler celui des agneaux. Quand on parle à ces peuples des batailles sanglantes, des rapides conquêtes, des renversements d'États qu'on voit dans les autres nations, ils ne peuvent assez s'étonner. Quoi! disent-ils, les hommes ne sont-ils pas assez mortels, sans se donner encore les uns aux autres une mort précipitée? La vie est si courte! et il semble qu'elle leur paraisse trop longue! Sont-ils sur la terre pour se déchirer les uns les autres, et pour se rendre mutuellement malheureux?

Au reste, ces peuples de la Bétique ne peuvent comprendre qu'on admire tant les conquérants qui subjuguent les grands empires. Quelle folie, disent-ils, de mettre son bonheur à gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne tant de peine, si on veut les gouverner avec raison, et suivant la justice! Mais pourquoi prendre plaisir à les gouverner malgré eux? C'est tout ce qu'un homme sage peut faire, que de vouloir s'assujettir à gouverner un peuple docile dont les dieux l'ont chargé, ou un peuple qui le prie d'être comme son père et son pasteur. Mais gouverner les peuples contre leur volonté, c'est se rendre très-misérable, pour avoir le faux honneur de les tenir dans l'esclavage. Un conquérant est un homme que les dieux, irrités contre le genre humain, ont donné à la terre dans leur colère, pour ravager les royaumes, pour répandre partout l'effroi, la misère, le désespoir, et pour faire autant d'esclaves qu'il y a d'hommes libres. Un homme qui cherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant avec sagesse ce que les dieux ont mis dans ses mains? Croit-il ne pouvoir mériter des louanges qu'en devenant violent, injuste, hautain, usurpateur et tyrannique sur tous ses voisins? Il ne faut jamais songer à la guerre que pour défendre sa liberté. Heureux celui qui, n'étant point esclave d'autrui, n'a point la folle ambition de faire d'autrui son esclave! Ces grands conquérants, qu'on nous dépeint avec tant de gloire, ressemblent à ces fleuves débordés qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu'ils devraient seulement arroser.

Après qu'Adoam eut fait cette peinture de la Bétique, Télémaque, charmé, lui fit diverses questions curieuses. Ces peuples, lui dit-il, boivent-ils du vin? Ils n'ont garde d'en boire, reprit Adoam, car ils n'ont jamais voulu en faire. Ce n'est pas qu'ils manquent de raisins; aucune terre n'en porte de plus délicieux; mais ils se contentent de manger le raisin comme les autres fruits, et ils craignent le vin comme le corrupteur des hommes. C'est une espèce de poison, disent-ils, qui met en fureur; il ne fait pas mourir l'homme, mais il le rend bête. Les hommes peuvent conserver leur santé et leur force sans vin; avec le vin, ils courent risque de ruiner leur santé, et de perdre les bonnes mœurs.

Télémaque disait ensuite: Je voudrais bien savoir quelles lois règlent les mariages dans cette nation. Chaque homme, répondait Adoam, ne peut avoir qu'une femme, et il faut qu'il la garde tant qu'elle vit. L'honneur des hommes, en ce pays, dépend autant de leur fidélité à l'égard de leurs femmes, que l'honneur des femmes dépend, chez les autres peuples, de leur fidélité pour leurs maris. Jamais peuple ne fut si honnête, ni si jaloux de la pureté. Les femmes y sont belles et agréables, mais simples, modestes et laborieuses. Les mariages y sont paisibles, féconds, sans tache. Le mari et la femme semblent n'être plus qu'une seule personne en deux corps différents. Le mari et la femme partagent ensemble tous les soins domestiques; le mari règle toutes les affaires du dehors; la femme se renferme dans son ménage; elle soulage son mari; elle paraît n'être faite que pour lui plaire; elle gagne sa confiance, et le charme moins par sa beauté que par sa vertu. Ce vrai charme de leur société dure autant que leur vie. La sobriété, la modération et les mœurs pures de ce peuple lui donnent une vie longue et exempte de maladies. On y voit des vieillards de cent et de six vingts ans, qui ont encore de la gaieté et de la vigueur.

Il me reste, ajoutait Télémaque, à savoir comment ils font pour éviter la guerre avec les autres peuples voisins. La nature, dit Adoam, les a séparés des autres peuples d'un côté par la mer, et de l'autre par de hautes montagnes du côté du nord. D'ailleurs, les peuples voisins les respectent à cause de leur vertu. Souvent les autres peuples, ne pouvant s'accorder entre eux, les ont pris pour juges de leurs différends, et leur ont confié les terres et les villes qu'ils disputaient entre eux. Comme cette sage nation n'a jamais fait aucune violence, personne ne se défie d'elle. Ils rient quand on leur parle des rois qui ne peuvent régler entre eux les frontières de leurs États. Peut-on craindre, disent-ils, que la terre manque aux hommes? il y en aura toujours plus qu'ils n'en pourront cultiver. Tandis qu'il restera des terres libres et incultes, nous ne voudrions pas même défendre les nôtres contre des voisins qui viendraient s'en saisir. On ne trouve, dans tous les habitants de la Bétique, ni orgueil, ni hauteur, ni mauvaise foi, ni envie d'étendre leur domination. Ainsi leurs voisins n'ont jamais rien à craindre d'un tel peuple, et ils ne peuvent espérer de s'en faire craindre; c'est pourquoi ils les laissent en repos. Ce peuple abandonnerait son pays, ou se livrerait à la mort, plutôt que d'accepter la servitude: ainsi il est autant difficile à subjuguer, qu'il est incapable de vouloir subjuguer les autres. C'est ce qui fait une paix profonde entre eux et leurs voisins.

Adoam finit ce discours en racontant de quelle manière les Phéniciens faisaient leur commerce dans la Bétique. Ces peuples, disait-il, furent étonnés quand ils virent venir, au travers des ondes de la mer, des hommes étrangers qui venaient de si loin. Ils nous laissèrent fonder une ville dans l'île de Gadès; ils nous reçurent même chez eux avec bonté, et nous firent part de tout ce qu'ils avaient, sans vouloir de nous aucun payement. De plus, ils nous offrirent de nous donner libéralement tout ce qu'il leur resterait de leurs laines, après qu'ils en auraient fait leur provision pour leur usage; et en effet, ils nous en envoyèrent un riche présent. C'est un plaisir pour eux que de donner aux étrangers leur superflu.

Pour leurs mines, ils n'eurent aucune peine à nous les abandonner; elles leur étaient inutiles. Il leur paraissait que les hommes n'étaient guère sages d'aller chercher par tant de travaux, dans les entrailles de la terre, ce qui ne peut les rendre heureux, ni satisfaire à aucun vrai besoin. Ne creusez point, nous disaient-ils, si avant dans la terre: contentez-vous de la labourer; elle vous donnera de véritables biens qui vous nourriront; vous en tirerez des fruits qui valent mieux que l'or et que l'argent, puisque les hommes ne veulent de l'or et de l'argent que pour acheter les aliments qui soutiennent leur vie.

Nous avons souvent voulu leur apprendre la navigation, et mener les jeunes hommes de leur pays dans la Phénicie; mais ils n'ont jamais voulu que leurs enfants apprissent à vivre comme nous. Ils apprendraient, nous disaient-ils, à avoir besoin de toutes les choses qui vous sont devenues nécessaires: ils voudraient les avoir; ils abandonneraient la vertu pour les obtenir par de mauvaises industries. Ils deviendraient comme un homme qui a de bonnes jambes, et qui, perdant l'habitude de marcher, s'accoutume enfin au besoin d'être toujours porté comme un malade. Pour la navigation, ils l'admirent à cause de l'industrie de cet art; mais ils croient que c'est un art pernicieux. Si ces gens-là, disent-ils, ont suffisamment en leur pays ce qui est nécessaire à la vie, que vont-ils chercher en un autre? Ce qui suffit aux besoins de la nature ne leur suffit-il pas? Ils mériteraient de faire naufrage, puisqu'ils cherchent la mort au milieu des tempêtes, pour assouvir l'avarice des marchands, et pour flatter les passions des autres hommes.

Télémaque était ravi d'entendre ces discours d'Adoam, et il se réjouissait qu'il y eût encore au monde un peuple qui, suivant la droite nature, fût si sage et si heureux tout ensemble. O combien ces mœurs, disait-il, sont-elles éloignées des mœurs vaines et ambitieuses des peuples qu'on croit les plus sages! Nous sommes tellement gâtés, qu'à peine pouvons-nous croire que cette simplicité si naturelle puisse être véritable. Nous regardons les mœurs de ce peuple comme une belle fable, et il doit regarder les nôtres comme un songe monstrueux.

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Veröffentlichungsdatum auf Litres:
27 September 2017
Umfang:
530 S. 1 Illustration
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