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Buch lesen: «La fabrique de mariages, Vol. I», Seite 8

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Cette explication avait le mérite d'être claire. Nous en profitons au moins autant que le pauvre Jean Lagard, puisqu'elle nous apprend comment M. Garnier de Clérambault usait de ses relations dans le grand monde pour marier les gens, – et de quelle nature étaient les unions cimentées par ses soins respectables.

Jean Lagard ne pouvait plus garder un doute sur le fait en lui-même. Il tâchait de croire que tout ceci était un cauchemar. Quand l'évidence victorieuse l'étreignait, il se rejetait du côté de Justine et se disait:

– Rien ne prouve que Justine soit complice.

Il ajoutait en lui-même:

– Je la verrai demain… je l'interrogerai… je saurai…

– Et… reprenait en ce moment Barbedor, – quand tentez-vous l'aventure?

– Mon bon, répondit l'habit bleu, – madame la marquise est d'avis qu'il faut battre le fer pendant qu'il est chaud…

Le voile de la femme vêtue de noir s'agita, parce qu'elle faisait un signe de tête affirmatif.

– Qu'entendez-vous par là? demanda Barbedor, qui avait peur de voir l'exécution fixée à un jour trop proche.

Car il n'était pas encore aguerri.

– J'entends, repartit l'habit bleu, – que nous avons donné rendez-vous ici, ce soir, à Justine et à M. le baron de Hanau.

– Ce soir! répéta Barbedor, qui sauta sur son siége.

Jean Lagard fut obligé de s'appuyer à la muraille du corridor pour ne point tomber à la renverse.

– A propos, mon bon, dit l'habit bleu en prenant Barbedor par le bouton de sa houppelande, – j'ai vu le ministre pour notre histoire.

– Ah!.. fit le gros homme, qui resta la bouche ouverte, – vous voyez le ministre, vous!

Il ne demanda point de quelle histoire il s'agissait. Il n'y avait qu'une affaire: l'ouverture de la barrière des Paillassons pour faire pièce aux deux coquines de Sèvres et de l'École.

– Nous aurons cela, nous aurons cela, reprit l'habit bleu, – ne vous inquiétez pas… Je ne prétends pas que ça se fera tout seul, non… mais, avec le crédit de madame la marquise, nous enlèverons la chose… Figurez-vous que Son Excellence ne connaissait même pas la barrière des Paillassons…

– Par exemple! se récria Barbedor humilié, – elle est sur tous les plans de Paris!..

– Son Excellence… reprit Garnier.

Il s'interrompit tout à coup pour prêter l'oreille.

– Chut fit-il; – j'entends une voiture dans la ruelle… ce pourrait bien être notre Allemand.

Jean Lagard se disait:

– Si Justine pouvait ne pas venir!

L'habit bleu se pencha vers la femme voilée et lui dit à l'oreille:

– Vous savez qu'il est protestant… on ne peut lui chanter la romance ordinaire.

– Vous retournerez cela, repartit la femme voilée; – vous direz qu'elle est protestante et qu'on veut lui faire épouser un catholique.

La voiture s'était arrêtée devant la porte neuve du château de la Savate.

L'agitation de Barbedor augmentait à vue d'œil.

– Nom d'un cœur! gronda-t-il, – vous agissez trop sans façon, vous deux!.. moi, j'aurais voulu le temps de la réflexion… Que diable! du moins, j'aurais envoyé ce pauvre Jean Lagard faire un tour à Senlis, où nous avons de la famille.

Jean Lagard dort comme un bienheureux, dit Garnier.

Barbedor demanda:

– Vous a-t-on vu monter?

– Jamais!.. nous sommes entrés tous deux par la porte de derrière… nous apportions un objet qui ne devrait pas être vu.

– Quel objet?

La femme voilée se versa un verre d'eau-de-vie et dit:

– Ne faites pas attendre M. le baron de Hanau, s'il vous plaît.

Elle passa le verre sous son voile et le replaça, vide, sur la table.

– Ce qu'il y a de sûr, pensait Jean Lagard, – c'est que Justine ne vient pas!

L'espoir renaissait en lui.

– Allons, mon bon, dit doucement l'habit bleu, qui frappa sur l'épaule de Barbedor, – vous avez entendu madame la marquise. Descendez au-devant de M. le baron.

– Mais… objecta Barbedor, – la petite jeune personne…

L'attention de Jean Lagard redoubla.

– Ne prenez point souci de cela, répliqua l'habit bleu.

– C'est mes affaires, dit l'aubergiste; – je veux savoir.

– Elle viendra, je vous le promets.

– De bon gré?

– Parbleu!

– Serai-je là?

– Non pas!

Barbedor, qui avait fait déjà un mouvement vers la porte, s'arrêta court.

– Alors, dit-il, – je vais envoyer paître votre baron allemand… J'ai idée que la fillette viendra ici de force.

La femme voilée frappa du pied. Garnier la calma du regard. – Le neveu Jean remercia son oncle dans son cœur.

– Et si vous étiez bien sûr du consentement de Justine? demanda l'habit bleu.

– Dame!.. fit Barbedor.

– Vous n'auriez plus d'objection?

– Faudrait que la fillette me dît elle-même: «Me voilà; je suis venue parce que ça me convient…»

L'habit bleu sourit et interrogea de l'œil la femme voilée, qui secoua la tête affirmativement. Jean Lagard guettait toujours par le trou de la serrure. Il vit l'habit bleu se diriger vers le fond de la chambre, où se trouvait l'entrée d'une seconde pièce donnant sur l'escalier de service et faisant partie de la bâtisse nouvelle. C'était par là qu'on gagnait la sortie de derrière.

L'habit bleu ouvrit la porte de cette seconde pièce et dit:

– Approchez, mon enfant.

Justine parut aussitôt en fraîche et charmante toilette. Elle ne semblait nullement déconcertée. Comme Barbedor la regardait tout ébahi, elle dit:

– Il faut bien tâcher de se faire un sort, n'est-ce pas?

Tout le sang de Jean Lagard lui monta au cerveau. Il se prit la tête à deux mains; puis, d'un coup de pied vigoureux, il jeta bas la porte. Tous les regards stupéfaits se tournèrent vers lui. Il se mit à rire.

– Bonsoir, mon oncle, dit-il; – salut, la compagnie… Je viens vous faire mes adieux pendant que le baron allemand n'est pas encore là.

VIII
– Le veau gras. —

On a vu de ces déceptions amoureuses transformer en parfait coquin le plus honnête jeune homme de la terre. Par contre, les romans et les drames prétendent, ce qui est bien consolant, que l'amour heureux peut faire un honnête homme et même un héros du plus parfait coquin qui soit au monde. Cela rentre dans le système des compensations.

Lagard n'était pas né dans un milieu absolument pur. Les forts-et-droits sont parfois de bons drilles, mais ils n'ont pas la prétention de quintessencier la vertu. Jean Lagard, fils d'un homme qui faisait l'exercice avec une pièce de huit et soutenait cent livres à bout de bras pendant trente-cinq secondes, avait plutôt appris le saut périlleux que le catéchisme. Tout occupé qu'on était de lui enseigner la violente gymnastique des saltimbanques, personne n'avait pris le temps de lui donner des leçons de morale.

Et cependant, il avait son genre de probité; il avait même une manière d'honneur et plus de fierté que bien des gens, incapables de faire la grenouille au haut d'une perche. – La conduite de Justine lui avait brisé le cœur tout net. Il était guéri de cet amour radicalement et sans retour. C'était une fibre rompue au dedans de son âme.

– Eh bien, reprit-il en donnant à son rire une expression presque enjouée, – quand vous me regarderez comme un événement!.. J'ai tout vu, tout entendu, voilà…

– Mon neveu… voulut interrompre Barbedor au comble de la confusion.

– La paix, papa! fit Jean Lagard, – je ne vous en veux point, au contraire… Sans vous, j'aurais épousé cette fille-là, et, comme je ne peux pas me noyer sans avoir la corde au cou, étant maître nageur, j'aurais mis un pavé de plus sous le pont.

Il tendit sa main à Barbedor, qui lui donna la sienne en baissant les yeux.

– Sans rancune, ajouta-t-il.

Puis il fit un pas vers l'habit bleu. Sa main restait tendue. – Garnier voulut imiter Barbedor et serrer cette main; Jean Lagard lui sangla un coup sec sur les doigts en disant:

– Vous, ce n'est pas cela!

Garnier rougit et se recula. C'était un ancien bretteur.

– Est-ce que nous voulons travailler? dit-il en retroussant ses manches avec un style qui prouvait que les relations dans la bonne société n'absorbaient pas tous ses instants.

Justine était toute pâle. Elle tremblait.

La femme voilée but tranquillement un second verre d'eau-de-vie. – Puis elle fourra sa main sous le revers de sa robe de soie noire. Elle en retira un pistolet qu'elle arma.

– Nom d'un cœur! s'écria Barbedor, – est-ce que vous pensez faire peur à mon neveu avec des joujoux comme ça?

La femme voilée haussa les épaules.

– C'est de l'argent qu'il veut, dit-elle froidement, – il a raison, ce garçon-là!

– De l'argent!.. se récria Barbedor.

– La paix, papa! interrompit encore Lagard; – j'ai des bras pour vivre… c'est ça que vous vouliez dire, pas vrai?.. Vous vous trompez: les bras tombent quand le cœur s'en va.

Il avait des larmes dans la voix. – Justine se prit à sangloter.

Jean l'entendit. Il éclata de rire.

– C'est l'affaire du moment, reprit-il, – une dent qu'on arrache, quoi!.. Après, on n'y pense plus… Seulement, j'ai fantaisie de faire bombance pendant un mois ou deux ou davantage pour me remettre… et celle-ci a dit vrai: je veux de l'argent.

Barbedor releva les yeux sur lui. Son regard avait une expression à peindre. Il avait mieux auguré de son neveu: c'était un désappointement, – mais c'était aussi une joyeuse surprise, parce que son neveu se rapprochait ainsi de son niveau.

Le neveu comprit tout cela.

– Vous n'y êtes pas, papa, dit-il avec un dédain où renaissait sa rancune. – Vous et moi, ça fait deux.

– Voilà pour vivre! reprit-il en montrant ses bras robustes et admirablement modelés; – le reste, c'est pour mourir…

– Ah! fit Barbedor en pâlissant, – tu veux te tuer à force de boire.

– On verra, dit Lagard.

– L'homme, ajouta-t-il en se tournant vers Garnier, – un à-compte sur mes appointements.

Garnier ouvrit son portefeuille.

– Rien qu'un billet de mille pour aujourd'hui, dit Jean Lagard. – Vous me garderez le reste.

Garnier lui donna ce qu'il demandait. Jean Lagard ne remercia point, tourna le dos, et sortit.

C'était ainsi que Jean Lagard et son oncle s'étaient séparés. Barbedor ne l'avait jamais revu depuis ce temps. Il savait seulement que son neveu menait une vie bizarre et désordonnée, tantôt à Paris, tantôt ailleurs, travaillant quelquefois à n'importe quelle besogne, mais ivre le plus souvent et traînant sa gaieté fiévreuse de cabaret en cabaret.

La petite bonne femme avait aussi complétement abandonné Barbedor.

Nous serions fâché que le lecteur eût envie de connaître la fin de l'histoire de Justine et du baron de Hanau. Nos renseignements sont fort incomplets. Nous ne savons si le baron épousa, ou s'il solda l'indemnité; mais, quant à être dupe, nous pouvons certifier sur l'honneur qu'il le fut.

Barbedor, livré à lui-même, se mit de plus en plus entre les mains du couple intrigant qui lui promettait monts et merveilles. On était toujours sur le point de faire quelque gigantesque affaire au delà de laquelle était l'opulence. Barbedor prêtait sa complicité passive; Barbedor attendait; rien ne venait.

Il ne faut pas croire pourtant que ce fort-et-adroit se fût laissé abuser sans raisons spécieuses. Il avait mis en usage toutes les précautions usitées dans le commerce. Avant de faire construire cette fameuse façade qui donnait à ses derrières une apparence si honnêtement bourgeoise, il avait recueilli des renseignements par d'autres et par lui-même, sur M. Garnier de Clérambault et madame la marquise de Sainte-Croix. De ces renseignements, il résultait que c'était pour lui beaucoup d'honneur d'avoir la confiance de pareils personnages.

Clérambault avait une maison, une vraie maison, rue du Bac, avec des commis et des bureaux à grillages. Son établissement faisait plaisir à voir. Ses employés, portant l'habit noir et la cravate blanche, avaient toujours l'air de revenir de la noce ou d'y aller. Ils parlaient bas, ils avaient des sourires discrets.

Du reste, c'était comme aux bains Vigier. Il y avait le côté des dames et le côté des hommes, plus un lieu neutre: le parloir où les deux sexes se rencontraient.

Mais une jolie chose, c'est le registre.

Si vous voulez voir quelque jour jusqu'où peut monter la poésie des fils de Mercure, ouvrez le registre ou les registres d'une de ces boutiques où se vend l'hyménée.

Et précautionnez-vous d'un garde-vue vert pour n'être point ébloui!

Ce sont des noms radieux et des fortunes incandescentes! Il y a là des occasions qui flamboient.

Princes russes et filles naturelles de souverains, veuves de nababs, mulâtresses possédant tous les diamants du Penjaub! – colonels en disponibilité, inventeurs qui vont retourner, comme une crêpe dans la poêle, la face étonnée du monde, – pairesses du Royaume-Uni, grands d'Espagne de toutes les classes, drogmans de l'ambassade turque, rentières des États du pape, baronnes de la rue neuve Saint-Georges, – Américains (révérence parler), présidents de plusieurs républiques mal connues, reines d'îles désertes, mandarins, caciques et brahmes, dont l'un est nu-propriétaire de la pagode de Jaggernaut.

J'en passe et des plus absurdes. Je mets au défi les craqueurs de génie qui écrivaient jadis pour Odry, d'inventer de pareilles impertinences. Tout est là, tout!

Les livres de M. Garnier de Clérambault étaient bourrés de fariboles semblables, – à cause des relations qu'il avait dans le grand monde.

Le registre qui contenait les noms d'hommes, devant être feuilleté par de jolies mains, était relié en velours; celui qui renfermait la liste féminine étant destiné à passer par des doigts graves et forts, avait une reliure de veau.

Sur la cheminée du parloir se prélassait une pendule représentant le jeune Hymen, fils de Vénus et de Bacchus. L'Amour, son frère utérin, lui présentait le flambeau symbolique. Sur le socle était gravé l'allaitement de Jupiter enfant par la chèvre Amalthée. Tout autour des lambris, on voyait des estampes faites pour inspirer le goût du ménage: Philémon et Baucis, Éponine et Sabinus, Pétus et Arria, Priam et la respectable Hécube, mère de cinquante fils et de cinquante filles, – tous vivants.

Je ne sais pas si jamais M. Garnier de Clérambault avait fait un mariage, mais il avait beaucoup de clients. L'industrie de ces courtiers de félicité est fondée sur toutes sortes de choses, excepté sur la réussite de leurs efforts.

Il paraît cependant qu'on a vu des unions cimentées par les soins de ces travailleurs. La Gazette des Tribunaux met au jour parfois les désastreuses suites de ces unions; donc, elles existent.

Mais qui peut se marier ainsi? – Uniquement les personnes qui ne sont pas mariables.

Barbedor n'allait pas si loin que cela. Il avait vu les bureaux et les registres; cela lui avait donné la plus haute idée de son ami et protecteur M. Garnier de Clérambault. – D'autant mieux que celui-ci, au sein même de son sanctuaire et derrière son propre grillage, lui avait renouvelé la promesse de faire percer la barrière des Paillassons.

Quant à madame la marquise de Sainte-Croix, ce n'était pas une maison qu'elle avait, c'était un hôtel, ou, pour mieux dire, un palais. Elle demeurait rue de Varennes et passait pour dépenser un revenu de plus de cent mille francs.

Ce revenu, il faut que le lecteur en soit bien persuadé, ne lui était pas fourni par les mariages faits. Mais, nous ne saurions trop le répéter, le mariage fait est une exception. La spéculation n'est pas là, – à moins toutefois qu'on ne parvienne à conjoindre sérieusement Justine avec le baron de Hanau, ce qui est une grosse affaire.

La Gazette des Tribunaux, dont nous parlons trop souvent, explique de temps en temps à ses lecteurs ce que signifie le mot d'argot chantage. C'est ignoble, mais que voulez-vous! quand le baron de Hanau ne veut pas épouser Justine, il faut bien que M. Garnier de Clérambault et madame la marquise de Sainte-Croix fassent leurs frais.

Barbedor dut être satisfait des renseignements pris. Ce n'était pas un coquin tout à fait, ce fort-et-adroit, c'était un bohémien bourgeois. Avant de vous récrier, regardez autour de vous et comptez sur vos doigts ceux qui repousseront fièrement et du premier coup l'idée d'une entreprise douteuse où il y a beaucoup à gagner.

Pour Barbedor, maître du château de la Savate et respirant cette atmosphère que vous savez, l'industrie de M. Garnier de Clérambault était acceptable au même titre que tant de gentillesses commerciales bel et bien acceptées. Guillotine-t-on le brave épicier qui met du plâtre dans son sel, l'honnête marchand de vin qui fait chaque soir sa petite cuvée, l'honnête laitier qui change en crème l'amidon et la cervelle de brebis? – Allons plus loin: jette-t-on de bien grosses pierres à l'honnête boulanger, à l'honnête boucher qui vendent à faux poids? – Avez-vous quelquefois vu dans la rue les gens du quartier montrer au doigt ce même épicier, ce même boulanger, ce même boucher, qui, non contents de leur propre damnation, prêchent le vol aux filles de campagne récemment placées et leur apprennent comment l'anse du panier se peut mettre en danse?

Pas de grimace, nous sommes là-dedans jusqu'au cou. Si vous montez au-dessus du petit commerce, vivant de rapine sale, sordide, vous trouverez le grand commerce qui méprise le détail, aimant mieux pécher gros que de s'attarder aux misérables peccadilles. Saluez la banque et ses comptes de retour!

Quant à la bourse… mais c'est là un lieu commun si plat, qu'il est à la portée des vaudevillistes eux-mêmes! On a presque envie de défendre la bourse quand on entend les nigaudes tirades de ces bâtards infirmes de Beaumarchais.

Soyons justes un peu. Nos boutiques et nos bureaux sentent la hart. Que voulez-vous que soient nos bouges?

Non, Barbedor n'était pas un coquin. Il tâchait de se faire un sort pour ses vieux jours comme votre voisin de droite et votre voisin de gauche, comme votre voisin d'en face, comme l'huissier qui loge au-dessus de vous, comme l'escompteur qui loge au-dessous, – comme ceux qui vous vendent à manger et à boire, – comme ceux qui vous servent, – en un mot comme tous ceux qui mettent la main légalement ou non dans votre gousset.

Et, de plus, Barbedor avait une idée colossale: il voulait faire percer la barrière des Paillassons.

Non, Barbedor n'était pas un coquin, – mais ce qui est bien plus grave, c'était une dupe.

Comment dire le mépris que doit inspirer un homme qui n'a point les vains préjugés des honnêtes et qui végète, et qui se coule! Au moins, ces braves industriels ci-dessus mentionnés font tout doucement leur petite fortune. Qu'ils soient absous!

Barbedor, alléché par les splendeurs de l'hôtel de Sainte-Croix et de la maison Garnier de Clérambault, avait fait plus que prêter son humble établissement aux intrigues matrimoniales: il avait sollicité l'honneur d'une association, et ses pauvres économies étaient allées le diable sait où.

On lui avait promis de si belles choses!

Du reste, Clérambault et la marquise faisaient ce qu'ils pouvaient. Ce métier de marieur ressemble à la pêche à la ligne: il faut que le poisson morde. C'est à peine si Barbedor osait se plaindre.

Aussi la mélancolie le prenait, et, comme nous l'avons vu, les gens de sa maison lui trouvaient déjà l'air d'un homme qui se noie. – C'était à ses heures de tristesse surtout que le souvenir de Jean Lagard lui revenait.

Ce soir, en achevant sa dernière pipe et en versant dans son verre le reste de sa cruche, il se disait:

– Voilà le moment! Jamais il n'arrivait juste pour dîner… Quoi! c'était jeune, ça flânait… Moi, j'attendais… et je reconnaissais bien son pas derrière le coude de la ruelle…

Il s'interrompit pour écouter.

– Tiens, tiens! fit-il avec une singulière émotion; – quand on pense à ça, on devient tout chose… c'est comme si j'entendais marcher… marcher comme lui… mais il y avait sa voix… et l'air de Malbrouk

Une voix ronde et joyeuse entonna derrière le coude de la ruelle:

Malbrouk s'en va t'en guerre

Mironton, ton, ton, mirontaine.

Barbedor pâlit et passa la main sur son front.

– Est-ce que la tête s'en va?.. murmura-t-il.

La voix cessa de chanter et fit ce signal qui est parfois de mauvais augure dans les nuits parisiennes:

– Prrrrr – rrrt!

Pour le coup, Barbedor se leva tout chancelant et se tâta pour voir s'il rêvait. – Puis il mit sa main devant sa bouche et répondit:

– Prrrrr!.. oh hé!

Il y eut au détour de la ruelle un gros éclat de rire. La voix dit:

– Vous n'êtes pas mort, papa?

– Jean! mon neveu Jean! s'écria le bonhomme, qui pleurait, ma foi, à chaudes larmes.

Lagard tournait en ce moment le coude. Il avait un costume d'ouvrier faraud, le chapeau sur l'oreille, les mains propres et une canne avec laquelle il faisait le moulinet. Barbedor aurait bien voulu courir à sa rencontre, mais l'admiration le clouait sur place.

– Bonjour papa! cria Jean; – comment que ça va?.. Topons un petit peu pour la rencontre, voulez-vous?

Il posa sa canne contre le mur avec son chapeau au bout. Il mit habit bas et retroussa ses manches. – Barbedor fit de même et frotta gaiement ses mains dans la poussière de la ruelle.

– Ça va, garçon! dit-il; – tu m'en dois une… vas-y!

– Gaiement! répliqua Jean, qui tomba en garde selon la science.

– A toi!

– A vous!

– Pas de façon…

– Sans compliment.

– Je te dis: A toi!

– Alors, méfiance, mon oncle!

Jean tourna sur lui-même après avoir menacé la poitrine et lança un maître coup de pied à l'oreille de son oncle, qui para en se baissant. Jean avait déjà son autre pied en l'air pour caresser la figure. – Barbedor voulut relever: Jean détacha deux coups de poing. – Le bonhomme jeta son torse en arrière, puis riposta sur place par le coup qui défonce le ventre.

Jean sauta: Jean changea de main, balaya le tibia, puis, bondissant par trois fois, surprit la dernière parade et mit enfin le bout de son pied sous l'œil respectable de son oncle, – avec délicatesse.

– Touché! cria celui-ci, qui ouvrit ses deux bras.

Jean s'y précipita; mais, au lieu de donner l'accolade à son oncle, il le souleva de terre, malgré son terrible poids, et le coucha tout doucement dans la poussière. – Ce sont jeux agréables entre forts-et-adroits.

– Vous y êtes, sur les deux épaules, papa, dit-il; – savez-vous que vous avez gagné une douzaine de kilos, depuis le temps?

– Quatorze, rectifia Barbedor; – quand tu es parti, je pesais deux cent dix livres; la semaine passée, à Saint-Cloud, j'ai emporté le 233… Embrasse-moi, ma vieille, embrasse-moi!

Lagard ne demandait pas mieux. Ils restèrent une bonne minute dans les bras l'un de l'autre.

– Époussette un peu ma houppelande par derrière, dit le bonhomme; – n'y en a pas beaucoup qui me soupèseraient comme tu viens de le faire… Ah! Jean, mon neveu, que je suis content de te voir!.. Tu vas rester avec moi, pas vrai?

– Quant à ça, impossible, répondit Jean Lagard; – le quartier ne me plaît pas… Je suis venu seulement vous faire une visite d'amitié… Dites donc, papa, j'ai été obligé de prendre par la coquine de Sèvres: il paraît que la barrière des Paillassons n'est pas encore percée.

Barbedor poussa un gros soupir.

– La routine! grommela-t-il; – le ministre n'a pas encore osé, crainte de mécontenter le patron du Grand-Vainqueur, à Montparnasse…; mais ça viendra, mon petit; Paris n'a pas été bâti en un jour… As-tu dîné?

– Non, je viens pour ça.

– Casseur! appela Barbedor.

– Ou plutôt, reprit Jean Lagard, – nous venons pour ça.

– Qui donc que tu amènes? Les anciens: Mât-de-cocagne, Bras-d'acier, Corps-d'ivoire?..

– Vous n'y êtes pas, mon oncle; ce n'est pas un ancien, c'est une ancienne.

– Bah! fit le bonhomme, qui baissa les yeux; – Justine?.. Est-ce que vous êtes rapatriés?

Il dut regretter d'avoir prononcé ce nom-là. L'expression que prit la figure de Jean lui fit peur.

– Qu'est-ce qu'il y a? demanda Casseur par la fenêtre de la cuisine.

– Y a qu'il faut tuer le veau gras, répondit Barbedor; – reconnais-tu cet enfant?..

Casseur sauta, ma foi, hors de son trou; on appela les marmitons et les garçons. Ce fut quelque chose, en effet, comme le retour de l'enfant prodigue. – Casseur, après avoir essuyé sa main, la tendit à Jean Lagard. Ensuite, il déclara que l'office contenait des côtelettes, des rognons, de la volaille et du jambon, sans compter les légumes.

– C'est assez pour nous trois, dit Jean Lagard.

– Ah! s'écria le bonhomme, – voilà un brave garçon… Alors, tu m'invites?

– Non, papa… nous sommes trois.

Casseur se mit à rire. – En d'autres temps, rien que pour cela, Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, lui aurait brisé sa cruche sur la tête; mais, s'il avait gagné quatorze kilos, il avait perdu bien de l'aplomb. Il se borna à renvoyer d'un geste le chef, les marmitons et les garçons.

– Mon neveu, dit-il d'un air triste, – tu viens ici à ton écot; tu en as le droit… j'ai eu tort de te demander le nom de tes convives.

– Et je paye! ajouta Lagard, qui frappa sur son gousset bien rempli.

Le bonhomme se tourna de côté pour cacher son visage. Il avait la larme à l'œil.

– Quant à demander le nom de mes convives, reprit Jean Lagard, – n'y a pas d'affront… L'ancienne dont je vous parlais est ma marraine, que vous n'avez pas vue non plus depuis un bon bout de temps…

Barbedor fit un mouvement de surprise.

– L'autre, continua le neveu, – est un que vous ne connaissez pas… un lieutenant d'infanterie.

– L'est-il? demanda Barbedor.

C'est la formule consacrée. On sous-entend ici fort-et-adroit.

– Je ne sais pas s'il est reçu, répondit Lagard; – mais, parmi vos fainéants, il n'y en a pas un capable de le regarder entre les deux yeux.

– Oh! oh!.. il est donc bien méchant, celui-là?

– Doux comme un agneau… mais brave, mais agile, mais robuste…

– Il s'appelle.

– Le lieutenant Vital.

Barbedor ouvrit de grands yeux.

– Vital! répéta-t-il; – Vital tout court?

– Tout court.

– Ah! fit le bonhomme, qui semblait réfléchir, – il y a un lieutenant qui s'appelle Vital!.. et il vient avec maman Carabosse… Quel âge a-t-il?

– Vingt-six à vingt-huit ans… Vous avez entendu parler de lui?

– Oui et non.

Il compta sur ses doigts.

– 1836, murmurait-il; – 1808… ça serait ça… Mon garçon, nous allons traiter ton monde de notre mieux. Tu te souviens de Casseur: on ne dîne pas trop mal au château de la Savate.

– En attendant, papa, dit Lagard, – peut-on vous offrir l'absinthe?

– Tout de même.

Ils s'attablèrent. Le bonhomme bourra sa pipe; Jean alluma un cigare. Mais il n'y avait point entre eux cet abandon que promettait la chaleur de leur commun accueil.

– Ah çà! garçon, dit Barbedor, quand l'absinthe fut servie et qu'on eut trinqué, – qu'as-tu fait, depuis le temps, par le monde?

– Ceci et ça, mon oncle. J'ai été loin et je suis revenu… j'ai eu des hauts, j'ai eu des bas… ça m'a servi plus d'une fois dans les sociétés, de me poser comme l'élève de Jean-François Vaterlot, dit Barbedor…

– Vraiment! fit le bonhomme.

– D'autres fois, reprit Jean Lagard, – ça a fait qu'on m'a ri au nez… Alors, je leur ai donné un échantillon du latin de papa… Ce que j'aurais voulu, c'est travailler honnêtement, comme on dit, avoir un état, quoi!.. mais, quant à ça, vous aviez négligé mon éducation…

– Y a-t-il un plus bel état que le nôtre? interrompit l'oncle.

– Ça dépend des goûts, répliqua le neveu; – moi, je l'aime assez parce qu'on s'y repose vingt quatre heures tous les jours… mais il y a des inconvénients… ça ne donne pas assez de considération dans son quartier… Et puis ma marraine m'avait conseillé…

– En voilà une que tu écoutes, ta marraine! gronda Barbedor jaloux.

– Au lieu d'être ma marraine, prononça tout bas Jean Lagard, – si celle-là eût été ma mère, j'aurais été un bon sujet, comme le lieutenant Vital.

– J'ai envie de le voir, moi, ton lieutenant Vital! s'écria le bonhomme.

– J'ai acheté une montre ce matin, répliqua Lagard, qui la tira de son gousset; – bientôt sept heures… le lieutenant ne tardera pas désormais.

Barbedor regardait la montre.

– Belle pièce! dit-il; – tu gagnes donc gros pour le quart d'heure?

– Trois francs par jour au chantier du Garde National, ici près, dans l'avenue de Saxe.

– Et tu fais des économies là-dessus?.. une montre au gousset, des napoléons dans la poche…

Lagard prit la carafe pour nuager son verre d'absinthe.

– C'est vous qui m'avez donné la montre, papa, dit-il en riant. – Et les napoléons qui sont là me viennent de vous… J'ai arraché une dent au Garnier de Clérambault… Le voyez-vous toujours?

– Non, répondit Barbedor avec embarras.

– Tant mieux pour vous!

– Ou du moins très-peu…

– C'est encore trop!.. Et la vipère?.. Ne faites pas l'ignorant… vous savez bien de qui je parle.

– Oui, oui, je le sais bien! grommela Barbedor; elle ne vient plus.

– Alors, c'est qu'il n'y a plus rien à faire.

Barbedor avala son verre d'absinthe d'un trait.

– Laissons ça, n'est-ce pas? dit-il en fronçant ses gros sourcils grisonnants; – j'ai fait mes affaires comme j'ai voulu… Si la Carabosse m'a espionné, que le diable l'emporte!.. Je deviens vieux, c'est clair; l'enfant que j'avais élevé pour me remplacer m'a planté là… rien ne m'a réussi… Quand le château de la Savate fermera, la rivière n'est pas loin, et moi, je ne suis pas maître nageur.

Jean Lagard lui tendit la main.

– Je reviendrai avec vous, papa, fit-il tout attendri, – si vous voulez me promettre quelque chose.

Le bonhomme eut un sourire à travers les larmes qui coulaient sur sa joue apoplectique.

– Toi, garçon! s'écria-t-il, – tu reviendrais avec moi!.. Nous ferions une affiche où nous mettrions: «Pour la rentrée de Jean Lagard!..» Nom d'un cœur! que faut-il te promettre?

– Que vous enverrez paître le Garnier de Clérambault et sa marquise.

– Pour te ravoir, mon neveu! dit Barbedor avec effusion, – j'enverrais paître Paris et la banlieue! Je te promets cela et encore autre chose. Demande, demande! on ne te refusera rien… Perdreau, dit Goliath, et Bergasse, dit l'Enclume de Béziers, sont tous deux à Paris… le Bourreau des Fendants aussi… et encore Anderson, le boxeur de Covent-Garden, à Londres… Faisons l'affiche pour dimanche… nous en enverrons une au Jockey-Club, une à Tortoni, une au café Anglais… J'irai moi-même à la porte du Cirque, demain soir, dire un mot à ces messieurs… Tu lutteras avec Goliath et avec l'Enclume… et tu les tomberas, nom d'un cœur!.. Tu feras assaut au sabre avec le Bourreau, et tu le chatouilleras… Ah! mais!.. Tu boxeras contre Anderson, qui s'en ira plus rouge qu'une carotte… et ne le ménage pas, fils, c'est un Angliche!

Il se frottait les mains à tour de bras.

– Nom d'un nom! reprit-il, – tu l'as bien nommée: la Vipère!.. Elle n'a qu'à venir!.. Et le Garnier donc!.. comme je les arrangerai!..

Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
28 September 2017
Umfang:
150 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain