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Buch lesen: «Les derniers iroquois», Seite 6

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VIII. De Montréal à Caughnawagha

Au moment où madame et mademoiselle de Repentigny descendirent de leurs chambres, habillées pour la petite excursion qu’elles avaient projetée, M. et madame Cherrier entraient dans le parloir où sir William King attendait, en feuilletant des keepsakes.

Ce parloir ou salon était une grande pièce quadrangulaire dans laquelle régnait le confortable américain, et décorée avec un goût vraiment français.

Xavier Cherrier et sir William King se saluèrent froidement. Une de ces antipathies secrètes dont la cause échappe, mais qui, comme des prophètes de malheur, nous éloignent souvent de certaines personnes, sans motif apparent, avait, dès leur première entrevue, inspiré au Canadien de la répulsion pour l’officier anglais.

Celui-ci avait fait quelques efforts dans le but de se rapprocher, car, amis intimes de Léonie, Cherrier et sa femme exerçaient de l’influence sur les dispositions de la jeune fille. Vaines tentatives! Fort riche, très considéré, Xavier s’était montré insensible aux avances de sir William. D’où colère et haine de ce dernier, qui ne manquait jamais une occasion d’exprimer, avec la hautaine politesse britannique, son aversion pour les Français.

En politique, Xavier marchait avec les libéraux, c’est-à-dire les patriotes, comme ils s’intitulaient, et sir William avec les loyalistes, ainsi qu’on avait baptisé les sujets fidèles à la couronne d’Angleterre.

– Je vous félicite, monsieur, de vous être tiré sain et sauf de l’épouvantable catastrophe d’hier, lui dit Cherrier en s’asseyant.

– Je vous suis reconnaissant, très reconnaissant pour votre sollicitude, répondit ironiquement l’officier; mais permettez-moi de vous renvoyer les félicitations, car vous-même et madame, – il s’inclina légèrement en regardant Louise, – avez eu le même bonheur que moi.

– On dit que vous avez perdu un bataillon entier?

– C’est vrai, très vrai; mais vos rebelles n’auront pas trop lieu de s’en réjouir; sir Francis Head dépêchera d’autres troupes pour leur laver la tête, repartit l’Anglais d’un ton de défi.

– Ah! monsieur, vous êtes injuste envers mes compatriotes, dit gravement Cherrier. Pas un d’eux ne se réjouira d’un événement qui sera, j’en suis sûr, considéré comme une calamité publique, sans distinction d’origine ou de parti.

– Bien répliqué! bravo, mon cousin! cria la voix fraîche de Léonie, qui avait entendu les derniers mots de cette conversation par la porte du salon laissée entrouverte.

Et la sémillante jeune fille entra en achevant de boutonner ses gants.

Elle tendit la main à Cherrier et courut embrasser Louise.

– Comme vous arrivez à propos, dit-elle après avoir pris des nouvelles de leur santé; nous partons pour Caughnawagha. Vous êtes des nôtres, n’est-ce pas?

Et comme Cherrier consultait sa femme du regard:

– Oh! reprit Léonie, ma cousine vient. D’abord je veux passer la journée avec elle. Nous luncherons[39] à votre maison de Lachine et nous reviendrons tous dîner ici.

– Mais, dit Xavier, serait-ce une indiscrétion que de vous demander?…

– Pas du tout, pas du tout. Nous allons à Caughnawagha…

Elle s’arrêta et rougit.

L’arrivée de madame de Repentigny, qui venait de donner des ordres à ses domestiques, lui fut un excellent prétexte pour ne pas terminer sa réponse.

La première expliqua à Cherrier qu’elle voulait remercier le sauveur de sa fille et lui offrir quelque gage de sa gratitude.

– Je doute qu’il accepte rien de vous, dit Louise.

– Un sauvage! fit Léonie.

– Ce serait singulier, très singulier, grasseya sir William.

– Oh! continua Louise, je connais les sauvages!

– Écoutez madame, elle les a fréquentés, très fréquentés, dit l’officier d’un ton qui prétendait être méchamment spirituel.

Xavier saisit l’impertinence. Il ne daigna pas la relever. Mais la pétulante Léonie se chargea de ce soin.

– Je crois, dit-elle d’un air froid et sérieux, je crois, sir William, que vous oubliez à qui et devant qui vous parlez.

L’Anglais se mordit les lèvres, et madame de Repentigny, voulant changer la tournure de la conversation, s’écria, comme si elle n’avait pas remarqué ce petit incident:

– Eh bien, c’est dit, ma cousine et mon cousin, vous venez avec nous.

– Acceptons-nous, Louise? demanda Cherrier à sa femme.

– Pour moi, dit-elle gaiement, je n’y ai pas objection.

– Et moi, repartit-il, je serai enchanté de voyager avec ma petite cousine pour la faire endêver.

– Oui-dà! dit Léonie; et moi, je parie qu’à ce jeu je vous damerai le pion!

– Joli, joli, en vérité, très joli, excessivement joli! intervint sir William, désirant se faire pardonner sa malencontreuse allusion.

– Oh! de grâce, lui dit la jeune fille, ne canonnez pas comme cela dès le matin avec le plus formidable de vos superlatifs, sans quoi nous serons perdus avant deux heures d’ici.

Cette riposte fut accueillie par un rire général, au grand déplaisir de celui qui en était l’objet.

Son ressentiment pour Cherrier augmenta.

– Voyons, sir William, poursuivit Léonie, ne froncez pas ainsi les sourcils; vous êtes laid dans ce rôle, mon cher. Si je vous y voyais souvent, eh bien, là, vrai, j’en aurais un mortel chagrin. Offrez votre bras à maman, je prends celui de mon cousin, et en avant!

Le carrosse de madame de Repentigny était spacieux: on y accommodent aisément six personnes.

La jeune fille régla les places; sa mère, Louise et elle sur le siège du fond, les messieurs sur celui du devant, sir William en face de madame de Repentigny, Xavier à l’autre coin, vis à vis de Léonie.

La voiture sortit de la maison, enfila la rue de Bleury, tourna à droite, dans la rue Notre-Dame, et, parcourant toute la rue Saint-Joseph, arriva au bureau de péage (toll gate) du chemin de Lachine.

Ce chemin serpente sur des hauteurs, d’où l’on découvre le Saint-Laurent à gauche, dans une profonde et grasse vallée, à droite, des bois épais, entrecoupés par des jardins potagers et des champs.

Il est délicieux en été: le gazouillement des oiseaux, la riche floraison de la campagne, le parfum des fleurs, la gentillesse du paysage se combinent pour lui prêter des agréments.

Mais, au mois d’avril, il présente peu de séductions. La terre est nue, ou marquetée par des amas de neige et de glace qui ont résisté aux premières injonctions du soleil; ou bien elle est à demi-noyée sous les eaux. Pas de feuillage chuchotant, pas de chanteurs ailés pour réjouir les yeux et les oreilles, pas de senteurs embaumées pour flatter l’odorat. Mais des arbres décharnés, squelettiques, ou quelques sapins aux sombres rameaux sur lesquels, seul, le grimpereau jette, en sautillant, son cri aigu, et l’odeur de la résine qui vous prend à la gorge.

Cependant, comme il faisait très beau ce jour-là, Léonie avait voulu qu’on laissât ouvert un des vasistas de la voiture, afin de savourer, avait-elle dit, les douces haleines du printemps.

Le carosse avait traversé les Tanneries, petit village à une lieue de Montréal et à deux environ de Lachine; il moulait péniblement une côte escarpée, lorsque soudain un coup de feu retentit à quelque distance, dans la direction du Saint-Laurent, dont on distinguait les rapides, à travers la bruine follette qui dansait sur le fleuve.

Presque au même instant, un oiseau, s’introduisant par le vasistas, s’abattit sur les genoux de Léonie.

Après un petit mouvement de frayeur, la jeune fille s’exclama:

– Ah! mon Dieu! une tourte! elle est blessée!

– Oui, mais vous allez vous tacher, dit Cherrier, qui, prenant le volatile, comme pour garantir Léonie du sang qu’il perdait par une patte, lui enleva adroitement un papier roulé et attaché avec une fibrille sous son cou.

Si leste qu’eût été Xavier, sir William l’avait vu.

– Qu’est-ce que cela? dit-il en étendant la main vers le Canadien.

– Voulez-vous bien ne pas toucher mon oiseau! répliqua Léonie en lui frappant sur les doigts.

En ce moment un homme, armé d’un fusil, parut sur le bord de la route.

– Ohé! l’ami, vous n’auriez pas aperçu un pigeon? demanda-t-il en anglais au cocher.

– C’est le chasseur, murmura Léonie. J’ai envie de cette tourte. Je veux l’élever. Chut!

– Non, répondit le cocher, ignorant que l’oiseau était entré dans la voiture.

– Ah! maugréa l’homme en s’éloignant, cette maudite bête m’échappe encore. Mais je saurai bien la retrouver!

– Bon, le voici parti, le méchant! dit Léonie. Pensez-vous, mon cousin, que ma tourte guérisse?

– Elle n’a qu’une écorchure, ce ne sera rien, répondit Xavier, en examinant la patte de l’oiseau.

– Et un billet? intervint sir William.

– Un billet! quel billet? fit mademoiselle de Repentigny, surprise.

Cherrier pâlit: pour cacher son trouble, il se pencha sur la colombe, et étancha, avec un mouchoir, le sang qui coulait de sa blessure.

– Curieux, très curieux, répondit l’officier en souriant malignement.

– Mais, enfin, quelle est cette énigme? interrogea Léonie.

– Votre cousin vous en donnera l’explication, dit l’Anglais.

– Je ne comprends pas, balbutia celui-ci.

– Vous êtes des sphinx, messieurs, je renonce à vous deviner, dit la jeune fille. Mais laissons cela. Comment appellerai-je ma tourterelle! Pauvre petite! faut-il être cruel pour tuer ces innocentes créatures-là! Oh! les hommes sont des monstres! Sir William, aidez-moi à lui trouver un nom.

– Volontiers, my dear, très volontiers; appelez-la la messagère, dit-il en jetant un regard ironique à Cherrier.

– Moi, dit Léonie, je la nommerais Délivrance.

– Délivrance! Oui, c’est cela, dit Xavier, en se tournant vers sa femme.

– Ah! le maladroit! elle ne le mérite que trop ce nom! s’écria Léonie.

Cherrier, qui n’avait cessé de tenir la tourte, venait de la laisser échapper, comme par mégarde, et elle s’envolait à tire d’aile.

– Oh! grondez-moi bien fort, car je suis un nigaud! Mais, ma chère cousine, je vous aurai une autre colombe.

– Une autre, je ne m’en soucie guère; c’est celle-là que je voulais, dit la jeune fille d’un ton boudeur.

L’entretien roula sur ce sujet jusqu’à ce qu’ils arrivassent à Lachine, charmant village sur le bord du Saint-Laurent.

La Compagnie de la baie d’Hudson y a ses entrepôts, et le gouverneur de cette Compagnie sa résidence habituelle.

– Avec votre permission, nous descendrons chez nous, dit Xavier en s’adressant à madame de Repentigny.

– Quoi! vous ne viendriez pas jusqu’à Caughnawagha!

– Non, dit Louise. Il vaut mieux, je crois, que vous fassiez seules votre visite. Les Indiens sont susceptibles; la présence de tant de monde les importunerait. Sir William vous accompagnera de l’autre côté de l’eau; mais il fera bien de ne pas aller avec vous chez le libérateur de ma cousine.

– Juste, très juste, appuya l’officier.

Sans savoir pourquoi, Léonie désirait intérieurement n’avoir pas d’autre témoin que sa mère de son entrevue avec le pilote iroquois.

– Alors, vous nous attendrez ici, dit-elle.

– Oui, répondit Xavier, et Louise vous préparera un lunch avec ces gâteaux à l’indienne que vous aimez tant.

– Stop! cria-t-il au cocher, en frappant contre la vitre placée sous le strapontin.

La voiture s’arrêta. Cherrier sauta sur le sol, saisit délicatement sa femme dans ses bras, la déposa près de lui, et, après avoir salué leurs compagnons de la main, les deux époux s’enfoncèrent sous une belle avenue de cèdres qui conduisait à une coquette maison de campagne.

Le carrosse reprit sa course.

Au bout de cinq minutes, il fit une nouvelle halte.

Les dames de Repentigny et sir William mirent pied à terre sur un quai du Saint-Laurent, au lieu occupé aujourd’hui par l’embarcadère du chemin de fer.

La traversée entre Lachine et Caughnawagha ne se faisait pas alors en bateau à vapeur. L’Iroquois, ce puissant steamboat qui relie maintenant les deux rives du fleuve, n’existait pas. Pour aller de l’une à l’autre, on se servait de canots dirigés par des Indiens.

Le trajet s’accomplit sans accident.

– Vous ne nous escorterez pas plus loin, beau cavalier, dit en débarquant Léonie à sir William; faites faction ici, mon preux, et surtout ne vous laissez pas fasciner par les attraits des aimables sauvagesses d’alentour, car je suis jalouse, oh! terriblement jalouse… de vous!… ajouta-t-elle en souriant.

Sir William se rengorgea.

– Depuis que j’ai eu l’extrême félicité de vous contempler pour la première fois, mes yeux ne voient plus que votre image adorable, très adorable!

Léonie éclata de rire.

– Alors donc, dit-elle, restez mentalement en extase devant mon image adorable, très adorable; je vous y autorise. Votre extrême félicité sera sans bornes!

Et elle rejoignit madame de Repentigny, qui se faisait indiquer la demeure de l’Indien qui, la veille, avait piloté le Montréalais.

Jamais auparavant Léonie de Repentigny n’avait visité Caughnawagha. L’affreuse nudité des cabanes, l’odeur marécageuse, malsaine, qu’on respirait, l’apparence chétive des enfants déguenillés grouillant autour des huttes, la torpeur apathique peinte sur les traits des femmes et des hommes, l’air de désolation et de dénuement qui formait le fond du tableau, tout cela était bien propre à serrer le cœur, à remplir l’esprit d’une inexprimable tristesse.

Aussi Léonie se serrait-elle timidement et presque tremblante contre sa mère, à qui elle donnait le bras.

Elles n’eurent pas de peine à trouver l’habitation qu’elles cherchaient.

Sa bonne mine relative, l’aisance qu’elle annonçait, dissipèrent la mélancolie de la jeune fille et lui rendirent une partie de sa gaieté naturelle.

Des groupes assez nombreux d’Indiens stationnaient devant le wigwam.

Ils causaient avec animation. À la vue des dames, ils se rangèrent, plus par crainte que par déférence, pour les laisser passer.

Elles s’avancèrent vers la porte de la maisonnette. Mais là un homme de la police leur barra le chemin:

– On n’entre pas, dit-il brusquement.

– Qu’y a-t-il donc? demanda la mère de Léonie.

– Le grand connétable procède à une enquête.

– Au sujet de l’incendie du Montréalais, sans doute!

– Non, il s’agit des rebelles.

– N’est-ce pas ici que reste un pilote nommé Co-lo-mo-o?

– Le fils de ce brigand de Nar-go-tou-ké qui nous a échappé? c’est cela.

– Je voudrais lui parler.

– Impossible. On l’interroge: j’ai ordre de ne laisser entrer personne.

– Je suis madame de Repentigny; veuillez porter mon nom au grand connétable.

Le factionnaire savait que M. de Repentigny occupait un poste supérieur dans l’administration coloniale. Devenu aussitôt plus poli, il salua humblement les deux dames, en balbutiant quelques excuses, et les introduisit dans la cabane de Nar-go-tou-ké.

Le sein de Léonie battit si fort, à cet instant, que, honteuse de son émotion, elle eut voulu pouvoir se cacher derrière sa mère. Mais aussitôt le spectacle qui lui frappa les yeux changea sa confusion en un douloureux étonnement.

Son sauveur, les mains liées derrière le dos, comme un criminel, était debout devant une table, sur laquelle un homme écrivait tandis qu’un autre adressait des questions au captif.

Près de lui, à un pilier qui supportait le toit de la cabane, on voyait attachée une Indienne, les vêtements en désordre, la bouche couverte d’un haillon. Entre eux, au milieu d’une mare de sang, gisait le cadavre d’un chien.

L’Indienne, c’était Ni-a-pa-ah; le cadavre, c’était celui de Kewanoquot.

À l’arrivée de son fils enchaîné, Ni-a-pa-ah avait bondi, comme une lionne sur Mu-us-lu-lu auteur de la capture, et ne pouvant se servir de ses mains, elle lui avait arraché le nez avec ses dents. Puis, elle s’était jetée sur les hommes de police qui avaient eu beaucoup de peine à se rendre maîtres de cette mère en furie. L’ayant garrottée et bâillonné ils la traînèrent avec Co-lo-mo-o dans le wigwam pour y attendre l’arrivée du grand connétable, qu’ils envoyèrent chercher à Lachine. Mais à la porte de la hutte, ils furent reçus par deux adversaires formidables auxquels ils n’avaient pas songé. Kagaosk et Kewanoquot, les chiens de Nar-go-tou-ké, se précipitèrent sur les agents de police. Un combat terrible s’engagea. Deux hommes furent blessés plus ou moins grièvement. Ils allaient abandonner la partie, quand le troisième réussit à tuer Kewanoquot d’un coup de pistolet. Kagaosk restait, haletant, fou de rage, prêt à venger la mort de son compagnon. Mais le bruit de la détonation avait attiré plusieurs Indiens amis de Mu-us-lu-lu. Ils se ruèrent sur le brave animal, qui, sentant que les chances n’étaient plus égales, sauta par-dessus les épaules de ses assaillants et s’enfuit dans le bois.

Il était plus de midi lorsque le grand connétable, qui avait fait, la veille, à Lachine, quelques libations avec le gouverneur de la baie d’Hudson, se décida à venir examiner le prisonnier et recommencer ses perquisitions dans le wigwam de Nar-go-tou-ké.

Il ouvrait l’enquête, comme madame de Repentigny et sa fille parurent dans la salle.

Surpris de cette visite inattendue, il se leva pour la recevoir.

À ce même moment des cris aigus se firent entendre.

IX. L’emplumement

Sir William King, lieutenant au 32e de ligne, ne manquait pas de raisons pour redouter une excursion à Caughnawagha, principalement en compagnie des dames de Repentigny.

Aux colonies, la vie de garnison est une vie de désœuvrement. On s’y ennuie comme dans un exil. Pour tromper le temps et charmer les heures d’oisiveté, sir William King avait cultivé diverses amourettes «inconséquentes, très inconséquentes», suivant son expression. Entre autres une jeune sauvagesse de Caughnawagha, la fille de Mu-us-lu-lu. Le bruit courait même, dans le village, que ce chef n’ignorait pas cette intrigue, mais qu’il était grassement payé pour fermer les yeux.

Partout, jusque chez les sauvages, il y a des mauvaises langues.

Cependant, si le Serpent-Noir feignait de n’en être point instruit, les Iroquois, n’ayant sans doute pas le même intérêt à se taire, s’indignaient hautement de cette liaison. Ils sont fort susceptibles à pareil égard, et plus d’un blanc qui s’est avisé de galantiser leurs squaws, a payé cher son imprudence.

Ce n’est pas que ni eux ni elles aient des prétentions à la vertu, ô Dieu non! Hommes et femmes sont débauchés, libertins; la chasteté ne fait pas leur joie; mais, – tout abâtardis qu’ils sont physiquement et moralement, – ils ne souffrent pas volontiers que les autres races s’introduisent dans leur bourgade pour y courtiser les Indiennes.

En cela, la jalousie me paraît être le sentiment qui domine les premiers; car, infiniment moins prudes, les dernières achalandent, sans façon, pour la plupart, leurs charmes équivoques dans les rues de Montréal et dans les localités qui avoisinent Caughnawagha.

Un dicton populaire, un peu trop hardi pour que je l’ose citer, y a même stigmatisé leur incontinence.

La présence de sir William dans la bourgade indienne avait été remarquée plus d’une fois.

Les habitants se fâchèrent. Ils résolurent de jouer à l’officier un tour dont ils sont coutumiers et dont l’effet est de singulièrement refroidir la bravoure des séducteurs.

Averti par sa maîtresse de ce qui se complotait coutre lui, le jeune homme cessa de la voir à Caughnawagha.

Les Iroquois n’en demandaient pas davantage. Pourvu que les Visages-Pâles n’apportent pas le désordre chez eux, ils sont satisfaits. Au dehors, leurs squaws sont à peu près libres d’agir comme il leur plaît. Rarement un père ou un mari prendra souci des débordements de sa femme ou de sa fille, s’ils ont lieu à distance du village; et je l’ai dit, celles-ci jouissent avec usure de cette liberté.

Pour en revenir à sir William, craignant de se faire voir, il s’était caché dans une saussaie sur le bord du fleuve. Là, il avait allumé un cigare et se félicitait sincèrement d’avoir échappé au danger de traverser Caughnawagha.

– C’eût été épineux, très épineux, by Jove, murmura-t-il, en se noyant dans un nuage de fumée bleuâtre.

Par malheur, il comptait sans les Indiens qui l’avaient amené avec les dames de Repentigny.

Reconnu par ceux-ci, qui étaient des ennemis de Mu-us-lu-lu, il ne devait pas échapper au châtiment dont on l’avait menacé.

Dès qu’ils eurent amarré leur canot au rivage, ils volèrent aux premières maisons et annoncèrent que l’Habit-Rouge était au village. Il avait, ajoutèrent-ils, un rendez-vous avec sa maîtresse, car il l’attendait dans un bouquet d’arbres, près de la baie.

La nouvelle se répandit avec la célérité de l’éclair.

Une vingtaine d’hommes, autant de femmes, entourèrent bientôt la saussaie où sir William admirait toujours son bonheur «providentiel, très providentiel», en humant les parfums du meilleur havane qui eut été jamais importé à Montréal.

Surpris par cette bande hostile, il essaya pourtant de faire résistance. Mais que pouvait-il? On lui lia les mains l’une contre l’autre; on lui passa aux jambes une corde, qui, sans lui interdire complètement la marche, le gênait et l’empêchait de courir.

Alors seulement, et quoiqu’il en coûtât à son amour-propre, sir William, incapable de lutter, se mit à crier, dans l’espoir que Mu-us-lu-lu ou quelque âme charitable viendrait à son secours.

Mais aussitôt les sauvages, sachant que la police de Montréal était dans le village, lui appliquèrent sur la bouche une vieille guenille en guise de bâillon.

Les cris de l’officier cessèrent, et personne ne se montra pour s’interposer entre ses bourreaux et lui.

Ceux-ci alors se divisèrent en deux partis: les uns l’entraînèrent vers le bois, les autres s’en furent chercher dans leur hutte, qui une chaudière, qui du goudron ou de la résine, qui une tonne vide, qui des poches[40] pleines de ce duvet de canard sauvage dont les Iroquois faisaient alors commerce avec les matelassiers de Montréal.

Tous ces objets furent portés dans une clairière à deux ou trois cents pas à l’intérieur du bois.

La foule dressa un bûcher, en chantant et en dansant, comme aux plus belles époques de l’histoire de la tribu. Cependant on s’abstenait de vociférations de peur d’attirer les policemen.

Le bûcher prêt et allumé, la chaudière fut placée dessus; on la remplit de goudron et de résine, et les sacs de duvet furent ouverts, pendant que les femmes dépouillaient lestement le pauvre sir William King de ses vêtements, sans même, – proh pudor! – faire grâce pour celui que les dames anglaises défendent de nommer en leur compagnie.

L’infortuné jeune homme se fatiguait en efforts inouïs, mais infructueux, pour parler. Ne prévoyant que trop le supplice honteux auquel il était réservé, il eût payé son pardon d’une partie de tout ce qu’il possédait. Mais les sauvages ne le voulaient écouter. Ils riaient de son visage boursouflé, de ses yeux écarquillés par la tension des muscles, de la sueur qui coulait à grosses gouttes de son front. Ils se moquaient des larmes de rage dont ses paupières étaient garnies, ils se livraient à d’ignobles plaisanteries sur les formes grêles du malheureux Anglais, et les squaws rivalisaient de méchanceté avec les hommes.

Dès qu’il eut été remis à l’état primitif, coupant des ronces ou arrachant des orties, elles le fustigèrent à qui mieux mieux.

Sous les coups de cette cruelle flagellation, l’officier sautait, tombait à terre, s’y roulait, se démenait dans tous les sens, et se consumait en vaines tentatives pour briser ses entraves.

Mais ni l’horreur de ce spectacle, ni les battements précipités de son cœur qui résonnait comme un marteau sur une enclume, ni les sons sourds et caverneux échappés de sa poitrine à travers le bâillon, n’étaient faits pour toucher les Iroquois. Bien au contraire, ils excitaient leur férocité à ce point que quelques-uns, en souvenir des glorieux exploits de leurs ancêtres, proposèrent de le brûler à petit feu.

Les sauvagesses appuyèrent à l’envi cette terrible proposition.

– Sacrifions-le à Athaënsie, dit l’une.

– Oui, dit une autre, ainsi nous nous vengerons des injures que nous ont faites les Visages-Pâles.

– Il faut faire rougir des bâtons pointus au feu et les lui enfoncer dans les chairs, ajouta une troisième.

– Je commence, s’écria une vieille sorcière édentée arrachant au brasier un tison enflammé et l’appliquant froidement sur le dos du misérable sir William, qui fit un bond et alla rouler un peu plus loin, à la grande hilarité de ses tourmenteurs.

L’exemple de la squaw ne pouvait manquer de trouver des imitateurs, et l’officier courait déjà risque de périr dans des souffrances affreuses; mais un des chefs du complot les arrêta.

– Prenons garde, mes frères, dit-il; les Habits-Rouges sont maintenant les plus forts. Si nous tuions ce chien, comme il le mérite, ses complices nous pendraient. Il vaut mieux attendre et nous contenter aujourd’hui de l’emplumer.

Comme une goutte d’eau sur un vase en ébullition, les paroles de ce chef calmèrent l’effervescence des Indiens.

Ils cessèrent un instant de torturer sir William pour s’occuper aux préparatifs de son emplumement.

Le goudron et la résine étant fondus, mêlés ensemble, on versa le contenu de la chaudière dans la tonne vide, dont un des fonds avait été enlevé.

Ensuite, sur le gazon de la clairière, les sauvagesses firent un lit de duvet.

Quand cela fut terminé et que le liquide se fut un peu refroidi de manière à être presque supportable à la main, les Iroquois saisirent par le corps l’Anglais épuisé et le plongèrent dans la cuve de goudron.

Il avait les membres en sang, la chaleur dévorante de ce bain lui rendit pour un moment toute son énergie, elle la tripla; contractant les poings par un mouvement désespéré, il brisa ses liens, arracha son bâillon, et proféra un cri qui n’avait plus rien d’humain.

En même temps il essaya de sortir de la tonne. Mais aussitôt les sauvages la poussèrent par derrière et il fut renversé avec elle.

La matière fluide l’inonda de toutes parts.

Empêtré dans cette glu, meurtri, brûlé, les chevilles maintenues par une corde, le pauvre sir William était toujours à la merci de ses persécuteurs, qui, échauffés par les excès de leur barbarie, ne songeaient plus que ses déchirants appels pouvaient être entendus des gens du grand connétable.

L’ayant traîné sur le lit de duvet et roulé jusqu’à ce qu’il fût tout couvert de plumes, ils le relevèrent, coupèrent la corde qu’il avait aux jambes, et le chassèrent devant eux, hors du bois, vers le village.

Sauf l’incident des charbons, cette pratique révoltante est généralement en usage à quelques variantes près, parmi les paysans de l’Amérique septentrionale qui l’ont apprise aux Indiens[41].

Pendant qu’elle s’accomplissait, madame de Repentigny et sa fille entrèrent, comme il a été dit, dans le wigwam de Nar-go-tou-ké.

À la vue de Co-lo-mo-o, la mère avait demandé par un regard rapide à Léonie.

– Est-ce là ton sauveur?

– Oui, murmura la jeune fille en baissant douloureusement les yeux vers le sol.

Elle avait l’âme navrée. Des pleurs silencieux s’amassaient déjà sous ses paupières et commençaient à glisser sur ses joues.

En l’apercevant, Co-lo-mo-o tressaillit. Mais ce tressaillement fut léger, rapide. L’éclair n’est pas plus prompt, ne laisse pas plus de trace. Un calme impénétrable lui succéda.

La scène avait duré quelques secondes seulement.

– Daignez vous asseoir, mesdames, disait le grand connétable en approchant un banc de bois; les sièges, ajouta-t-il gaiement, sont rares et peu confortables ici, mais à la guerre comme à la guerre.

– Merci, monsieur, dit madame de Repentigny.

– Si, reprit le magistrat, vous désirez me parler en particulier…

– Du tout, monsieur; nous sommes venues pour remercier ce jeune homme qui, hier, a sauvé la vie à ma fille…

– Ce sauvage! fit le grand connétable, en désignant du doigt Co-lo-mo-o.

– Lui-même, monsieur.

– C’est bien heureux pour lui, car son père est un rebelle de la pire espèce. Nous avons un mandat d’amener contre lui. Il s’est caché quelque part dans les environs, son fils le sait; il connaît sa retraite, mais il ne veut pas le révéler. J’ai beau l’interroger, le gaillard fait la sourde oreille. Oh! mais nous en viendrons à bout!

– Il est donc coupable? demanda madame de Repentigny.

– Coupable de dissimulation, répondit sévèrement le magistrat.

– Mais, monsieur, cacher son père, ce n’est pas un crime, après tout, c’est plutôt une bonne action, observa Léonie en rougissant.

– Ce n’est pas ainsi que la loi l’entend, mademoiselle; pas ainsi, répéta-t-il en se caressant le menton.

– Cependant, reprit madame de Repentigny, vous ne l’emmènerez pas en prison?

– S’il refuse de parler, j’y serai forcé, bien malgré moi, voyant l’intérêt que vous lui témoignez.

Et, interpellant Co-lo-mo-o d’un ton paternel:

– Allons, mon ami, lui dit-il, soyez raisonnable. Répondez à nos questions. Que diable, nous ne lui voulons pas plus de mal qu’à vous à votre père! C’est simplement pour un examen que nous le cherchons. Dites-moi où il est, et on vous lâche, vous et votre mère, quoiqu’elle ait, m’a-t-on dit, malmené mes gens.

L’Indien ne prononça aucune parole; mais à cette allusion touchant Ni-a-pa-ah, il abaissa ses regards sur elle et un nuage couvrit son front.

– Vous le voyez, mesdames, j’y mets toute la douceur, mais je n’en puis rien faire, malgré ma bonne volonté. Il brave la justice, l’insensé! Oh! mais, mon drôle, nous avons à la prison une petite collection d’instruments qui desserraient les dents à un mort!

– Voulez-vous me permettre de lui parler? dit madame de Repentigny.

– Enchanté de vous être agréable, madame, répondit galamment le grand connétable.

Et, après un moment de réflexion:

– Si vous désirez l’entretenir en tête-à-tête? reprit-il.

– Non, c’est inutile, je vous remercie, monsieur. Tout le monde peut entendre ce que j’ai à dire à ce brave garçon. Il a arraché ma fille à la mort qui la menaçait sur le Montréalais, et nous sommes heureuses, elle et moi, de lui exprimer en public notre reconnaissance.

– Oh! oui, s’écria vivement Léonie, et, pour ma part, cette reconnaissance sera éternelle.

S’animant, elle fit un pas vers Co-lo-mo-o et lui dit:

– Croyez bien, monsieur, que vous n’aurez pas obligé une ingrate. S’il est quelque chose que nous puissions faire pour vous, dites. Mon père a du crédit, il ne refusera pas de l’employer pour le sauveur de sa fille.

Le nuage qui assombrissait le front du Petit-Aigle se dissipa. Une lueur brillante resplendit sur son visage, mais il resta muet.

– Voulez-vous, continua la jeune fille, que nous priions le grand connétable de vous enlever ces liens qui blessent vos bras?