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Buch lesen: «Histoire anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Premier», Seite 5

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En 1753, madame Favart fit un rôle de paysanne, sans robe à paniers, sans gants, sans coiffure; mais comme une fille de village, en jupon de serge, les cheveux plats, la croix d'or au cou, les bras nus et enfin chaussée de sabots, ce qui déplut aux élégants de l'époque.

En 1755, Lekain et mademoiselle Clairon, guidés par le bon goût et par l'amour de l'art dramatique, sentirent enfin le ridicule du costume et la nécessité d'arriver à une réforme devenue indispensable. Grâce à ces deux grands artistes, les paniers, les chapeaux à plumes disparurent de la tragédie; les habits furent coupés à la mode antique; les représentations théâtrales devinrent plus pompeuses. Les décors furent rendus plus semblables à la réalité, le nombre des gardes et des soldats qui environnent les rois fut augmenté. Les changements à vue eurent une plus grande précision. En un mot, tout s'améliora dans ce que l'on appelle la mise en scène.

Toutefois, ni Lekain ni mademoiselle Clairon n'eurent assez de puissance encore, pour faire adopter complétement le costume vrai de l'époque dans chaque œuvre dramatique. Les Scythes et les Sarmates portèrent la peau de tigre, les Turcs le turban et le sabre recourbé; mais pour bien des rôles l'habit français resta toujours de mise. Il fallut que Talma vînt donner le coup de grâce aux oripeaux que l'on adaptait au vêtement de tous les jours, pour faire disparaître enfin ce reste de barbarie. Il introduisit le costume exact. Le premier exemple qu'il donna fut dans Charles IX. Bientôt Virginie, de La Harpe, les Gracques, d'André Chénier, furent joués avec l'habillement de l'époque; puis les acteurs et les actrices, Romains ou Grecs, à la scène, se vêtirent en Romains et en Grecs: puis enfin, en dernière analyse, à partir du commencement de ce siècle, on devint au théâtre d'une rigidité extrême pour l'exactitude du costume.

Aujourd'hui, nous rions en songeant à ces bévues, à ces usages extravagants si longtemps maintenus au théâtre. Nous sommes souvent tentés d'accuser nos bons ancêtres de folie, et nous ne pouvons comprendre qu'ils aient pu supporter d'entendre un vers héroïque sortir de la bouche d'un homme habillé en bourgeois de son temps? Avons-nous bien raison, et si nous nous donnions la peine de regarder un peu autour de nous, ne verrions-nous pas des choses tout aussi ridicules? D'abord, chaque jour, à l'Opéra, n'assistons-nous pas à des fêtes de village, dont toutes les villageoises en crinoline, sont ornées de diamants en plus ou moins grande quantité, selon que le leur permettent leurs appointements ou leurs ressources de toute nature? N'en est-il pas de même pour les jolies soubrettes de la Comédie-Française et des autres théâtres? Quelle est la paysanne qui n'entre en scène les bras nus, les épaules (pour ne pas dire plus) très-décolletées, chaussée d'un délicieux petit soulier verni, avec un bas de soie à jour, bien tiré, dessinant la jambe? Quel est le militaire de théâtre, arrivant à franc étrier, d'après son rôle, qui ne se présente en culotte irréprochable, en bottes sans une moucheture, en gants paille du dernier blanc? Tout ce qui sort de la coulisse n'est-il pas à l'état de pastel vivant?

On le voit, il y aurait bien quelques réformes à faire encore au costume. Ces réformes cependant ne nous paraissent pas urgentes. De même que les dandys de Louis XV, nous ne serions peut-être pas charmés à l'aspect d'une soubrette de théâtre malpropre comme une fille d'auberge, ou d'une paysanne déguenillée comme elles le sont dans nos campagnes. Nous acceptons volontiers le soldat couvert de gloire et de laurier, arrivant du combat comme s'il venait à la parade. Nous le trouverions peut-être fort désagréable s'il se montrait à nous, dans un ballet de l'Opéra, en uniforme poudreux ou déchiré.

Soyons donc charitables pour nos pères, ne nous moquons pas trop d'eux; car s'ils revenaient en ce monde, ils pourraient bien, à leur tour, nous rendre au centuple nos plaisanteries, en voyant les sots lazzis qui font la fortune des théâtres depuis quelques années; en entendant le jargon de mauvais goût, les scènes obscènes et sans esprit, les gestes déplacés, inconvenants, qu'on applaudit à outrance. Avec quelle stupéfaction eux, qui avaient l'habitude de n'admettre les acteurs à l'honneur de leur parler qu'avec une politesse rigide, avec quelle stupéfaction ne verraient-ils pas le sans-gêne, le sans-façon, la manière d'être des artistes du dix-neuvième siècle vis-à-vis leur public?

Non, non, ne rions pas trop. Le théâtre des siècles de Louis XIV et de Louis XV, s'il avait ses défauts, avait aussi de grandes qualités. On y sifflait les mauvaises pièces, on y applaudissait les bonnes. Aujourd'hui on rit trop souvent de sottises indécentes et platement ridicules. Si on mettait en parallèle les qualités de l'ancienne scène française et ses défectuosités avec les vertus et les vices de la nôtre, il est fort probable que cette dernière n'aurait pas l'avantage aux yeux de la morale, de l'esprit et du bon goût.

Après la révolution du costume théâtral, il restait encore à opérer un changement plus important peut-être, celui de la liberté de la scène, si longtemps désirée, demandée, réclamée par les auteurs et les acteurs. On ne put l'obtenir qu'en 1760; jusqu'à cette année, la partie du théâtre qui forme la scène sur laquelle agissent les acteurs, était encombrée par les bancs où de grands personnages, les élégants, les lions de l'époque venaient prendre place, nuisant au jeu des machines et des artistes, détruisant toute illusion, et mêlant souvent leurs réflexions aux paroles de la pièce. Qu'on se figure les conversations des avant-scènes d'aujourd'hui ayant lieu sur le théâtre même, à côté ou derrière les acteurs, tandis que ces derniers disent leur rôle, et on aura une idée de l'espèce de cacophonie qui devait régner sur la scène. Ces places, très-recherchées dans le grand monde d'alors, se payaient fort cher, et c'était un revenu important pour la troupe; cependant la Comédie-Française renonça volontiers au produit considérable qui en résultait pour elle afin de détruire cet abus.

Alors donc, on put voir ouvrir la scène d'une manière imposante. L'illusion fut permise. Le jeu des comédiens, si utile au succès des pièces, n'étant plus entravé, prit un développement naturel. L'art dramatique eut devant lui une porte nouvelle. Les décors purent être placés et enlevés avec facilité. On ne vit plus un temple là où il fallait un salon; un cabinet à où il fallait un vestibule ou une place publique.

C'est au comte de Lauraguais qu'on dut ce changement radical dans les habitudes du théâtre. Il donna, pour indemniser les comédiens, douze mille francs de sa bourse.

Jusqu'en 1782, le public du parterre fut debout; à cette époque on commença à lui donner des siéges, et il ne fut plus un flot sans cesse agité. C'est pour la salle de l'Odéon que cette dernière modification fut d'abord admise.

V
QUATRIÈME PÉRIODE DRAMATIQUE. – LES DEUX CORNEILLE

DE 1630 A 1674

Pierre Corneille. – Considérations générales sur ses œuvres dramatiques. – Son portrait peint par lui-même. – Sa difficulté d'énonciation. – Anecdotes sur sa vie. – Ses différentes productions, dans l'ordre où elles ont été données au théâtre. —Mélite (1630). – Anecdotes. —Clitandre (1630). —La Veuve et la Galerie du Palais (1634). – Innovation due à cette dernière comédie. —La Suivante (1634). —La Place Royale (1635). – Lettre de Claveret. —Médée (1635), première tragédie de Pierre Corneille. – Son peu de succès. —L'Illusion (1635). —Le Cid (1636). – Réflexions. – Anecdotes. – Le cardinal de Richelieu. – L'Académie. – Boileau. – L'acteur Baron. —Les Horaces et Cinna (1639). —Polyeucte (1640). – Anecdotes. – Épîtres à la Montauron. – Le maréchal de La Feuillade. – Dufresne. —La Mort de Pompée (1641). – Le comte de Choiseul. – Ninon de Lenclos. – Pécourt. —Le Menteur et La Suite du Menteur (1642). —Rodogune (1646). – Réflexions. – Anecdotes. —Théodore, tragédie (1645). – Anecdote. —Héraclius (1647). —Andromède (1650). – Anecdote du cheval. – Succès de cette pièce. —Don Sanche d'Aragon (1651). —Nicomède (1652). —Pertharite (1653). – Premier échec grave de Pierre Corneille. – Il veut abandonner le théâtre et mettre l'Imitation en vers. —Œdipe (1659). – Tragi-comédie de la Toison d'Or (1660). —Sertorius, tragédie (1662). – Mot de Turenne. —Sophonisbe.Othon (1664). – Épigramme de Boileau. —Agésilas, Attila (1666 et 1667). —Tite et Bérénice (1670). – Galimatias double. – Baron, Molière et Corneille. – Anecdote. —Pulchérie (1672). —Surena, tragédie (1674). —Psyché, en collaboration avec Molière. – Anecdote. – Hommages rendus au grand Corneille pendant sa vie et après sa mort. – Son petit-neveu. – Premier exemple de représentation à bénéfice. – Deuxième édition des œuvres de Pierre Corneille, donnée en dot par Voltaire à la petite-nièce de l'auteur du Cid. – Thomas Corneille. – Considérations sur cet auteur. – Impromptu à propos de son portrait. – Ses principales productions dramatiques. – L'Ariane. – Mlle Duclos. – Anecdote. —Le Comte d'Essex.Le Festin de Pierre (1665), en collaboration avec Molière. – Origine de cette pièce. —L'Inconnu.– Chanson paysanne. – Le Ballet de Louis XIV. —La Devineresse, comédie dont le succès fut dû à l'actualité. —Timocrate (1656). – Anecdote à la quatre-vingtième représentation de cette pièce. —Commode (1658). —Camma (1661). – Succès de ces trois dernières tragédies. —Laodice (1668). – Bon mot au sujet de cette pièce. —Achille.– Anecdote d'un peintre à propos de cette tragédie.

Nous avons dit par suite de quelle circonstance bien simple, Corneille avait eu la révélation de son talent poétique et de son aptitude pour le théâtre. Il n'avait alors que dix-neuf ans. Sa comédie de Mélite fut le premier des anneaux qui devaient lui conquérir une gloire littéraire immortelle. Pendant cinquante-trois années, ce grand génie dota la scène française des plus belles productions et fixa définitivement les règles du beau et du sublime. En vain chercha-t-on à le surpasser, il se produisit sans doute des talents de premier ordre qui illustrèrent leur nom, mais aucun n'a encore, dans le genre tragique, atteint à sa hauteur. Racine peut être préféré par beaucoup d'hommes de mérite pour la pureté de son style; mais ses œuvres, à notre avis, n'ont pas les éclats de mâle vigueur qu'on retrouve dans celles de Corneille.

Ce grand poëte donna d'abord dans les travers communs aux auteurs de son époque. Il ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il faisait fausse route, et il s'empressa d'en changer. Guidé par l'étude des anciens, il entra résolument dans la vraie carrière dramatique, entraînant sur ses pas, littérateurs, orateurs, philosophes et artistes. Sans doute on peut reprocher à ce père du théâtre plus d'un défaut. Son style est souvent inégal, il se met quelquefois au-dessus des règles grammaticales; sans doute ses chefs-d'œuvre eux-mêmes, le Cid, Cinna, Polyeucte, Rodogune, ne sont pas exempts de tout reproche; mais ses ouvrages ont des beautés qu'on ne retrouve dans ceux d'aucun autre poëte. Ses compositions dramatiques, non-seulement ne ressemblent pas à celles qui avaient paru jusqu'alors, mais nulle des siennes n'a d'analogie avec celle qui l'a précédée ou qui l'a suivie, tant son esprit était inventif, tant son génie avait de ressources. Ses plans sont variés, ses caractères sont suivis, bien développés, vigoureusement tracés. Si ses vers ne sont pas toujours de la plus exacte pureté, que d'élévation dans les idées qu'ils expriment! Si un vieux mot vient quelquefois choquer l'oreille, comme la pensée qu'il exprime est forte et noble! On peut dire que nul ne sut mieux que Corneille échauffer le spectateur et produire l'enthousiasme.

Chose bizarre, cet homme si élevé, si sublime dans ses écrits, avait la parole difficile, embarrassée. Il s'énonçait si mal qu'une princesse, après l'avoir reçu et causé avec lui, disait: «Il ne faut pas entendre M. Corneille ailleurs qu'à l'Hôtel de Bourgogne.» C'était malheureusement très-vrai, et lorsqu'il récitait ses beaux vers, il fatiguait tout son auditoire. A ce propos, Bois-Robert répondit plaisamment un jour à Corneille qui lui reprochait d'avoir mal parlé d'une de ses pièces, après l'avoir entendue sur le théâtre: – Comment pourrais-je blâmer vos vers sur la scène, moi qui les ai trouvés admirables quand vous les barbouilliez vous-même?

Corneille sentait cette infériorité. Il envoya un jour son portrait à Pélisson, avec les six vers que voici:

 
En matière d'amour je suis fort inégal,
J'en écris assez bien et le fais assez mal.
J'ai la plume féconde et la bouche stérile,
Bon galant au théâtre et fort mauvais en ville;
Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui,
Que quand je me produis par la bouche d'autrui.
 

Sur la fin de sa vie, son talent ne fut plus à la même hauteur; il avait eu, comme tout ici-bas, son commencement et son apogée, il touchait à son déclin. Le duc de Montpensier, son ami, voulant le lui faire sentir, lui dit: «M. Corneille, quand j'étais jeune, je faisais de jolis vers; à présent que je suis vieux, mon génie est éteint; croyez-moi, laissons faire des vers à la jeunesse.» Corneille ne profita pas de cette sage leçon, il travailla jusqu'à un âge fort avancé et donna, dans ses dernières années, des comédies que son génie eût repoussées dans ses belles années.

Voici, dans l'ordre où elles furent représentées au théâtre, et avec quelques anecdotes, les pièces que l'on doit à Pierre Corneille.

Nous avons déjà raconté comment avait été composée Mélite, comédie en cinq actes et en vers jouée en 1630; mais ce que nous n'avons pas dit, c'est qu'il fallut plusieurs représentations pour faire sentir la supériorité de cette composition dramatique sur celles du même genre qui l'avaient précédée.

Hardy était à cette époque l'auteur le plus en renom au théâtre dont il avait depuis longtemps le monopole, étant même associé avec les comédiens pour les pièces auxquelles il était complètement étranger. Il répondit, lorsqu'on lui apporta sa part du produit des représentations de Mélite: bonne farce.

Mélite avait paru trop simple au public, Corneille s'en aperçut et composa sa tragi-comédie de Clitandre, où les incidents, les aventures compliquent l'intrigue. On y supprima quelques expressions un peu trop décolletées. Cette pièce, donnée en 1630, parut aux spectateurs préférable à Mélite; mais Corneille ne fut nullement de cet avis, il sentit qu'il retombait dans l'ornière dont il avait hâte de sortir, il se promit de ne plus sacrifier à des usages de mauvais goût et de revenir à la manière simple, naturelle et vraie. La comédie de Clitandre fut la première où la fameuse règle des vingt-quatre heures, si dédaignée de nos jours, ait été observée. L'unité d'action y est fort abandonnée.

Cette pièce fut suivie de la Veuve (1634), en cinq actes et en vers, puis quelques mois plus tard de la Galerie du Palais, comédie dans le genre de la précédente, mais qui donna lieu à une innovation heureuse, l'abolition du personnage de la nourrice. On conservait avec soin ce rôle dans la plupart des comédies anciennes, parce qu'on pouvait le faire remplir par un homme qui prenait le masque, et qu'alors le nombre des actrices était assez restreint. L'indispensable nourrice devint la non moins indispensable suivante, soubrette, Lisette ou confidente qu'on retrouve dans les comédies d'avant la révolution, et encore beaucoup aujourd'hui dans tous les genres de compositions théâtrales.

Cette suppression de la nourrice et son remplacement par la suivante fut probablement la cause première de la cinquième comédie de Corneille. Elle porte ce nom de Suivante. Elle fut représentée à la fin de la même année 1634, et eut, comme les précédentes, un succès qui fixa tous les regards sur l'auteur d'œuvres si différentes de tout ce qu'on avait entendu jusqu'à ce moment à la scène.

En 1635, Corneille fit représenter une jolie comédie en cinq actes et en vers, la Place royale, qui lui valut la lettre suivante de Claveret, auteur d'une comédie non imprimée, donnée à Forges devant Louis XIII et portant le même titre:

«Vous eussiez aussi bien appelé votre Place Royale la Place Dauphine ou autrement, si vous eussiez pu perdre l'envie de me choquer; pièce que vous résolûtes de faire, dès que vous sûtes que j'y travaillais, ou pour satisfaire votre passion jalouse, ou pour contenter celle des comédiens que vous serviez. Cela n'a pas empêché que je n'aie reçu tout le contentement que j'en pouvais légitimement attendre, et que les honnêtes gens qui se rendirent en foule à ses représentations, n'aient honoré de quelques louanges l'invention de mon esprit, etc.»

Bientôt après, parut la première tragédie de Corneille, Médée. C'était la troisième fois que ce sujet était donné au théâtre; ce ne devait pas être la dernière, puisque cinq autres Médée furent représentées sur la scène à différentes époques. La muse tragique ne parut pas d'abord vouloir traiter aussi bien le poëte normand que la muse de la comédie, et il fut si peu satisfait de l'impression produite sur le public par sa tragédie, qu'il revint dès l'année suivante à son genre favori, et qu'il fit représenter l'Illusion, pièce assez médiocre et que lui-même avoua plus tard être une galanterie extravagante. Heureusement le génie du grand poëte ne devait pas être restreint à la comédie, bien qu'il lui eût donné des formes autrement sages que n'était la tragi-comédie des siècles précédents. L'auteur de Médée, cédant au conseil d'un vieux serviteur de la reine Marie de Médicis, retiré à Rouen, se mit à étudier le sujet du Cid dans le poëte espagnol Guillin de Castro. Il y puisa l'immortelle tragédie qu'il mit au théâtre en 1636; tragédie qui eut dans le public le plus immense succès, tragédie que Richelieu combattit par jalousie, et que les quarante immortels dévoués au ministre, critiquèrent par ordre, ne croyant pouvoir faire autrement que d'obéir à celui auquel ils devaient tout. Des volumes ont été écrits sur le Cid; mais, malgré les critiques qu'on en fit, malgré l'opposition dont la pièce fut l'objet lors de son apparition, par suite de la haute cabale qui s'éleva pour la faire tomber, cette œuvre eut un retentissement inconnu jusqu'alors. Elle fut traduite dans chacune des langues de l'Europe, et pour tout dire en un mot, elle fit école. En vain tous les poëtes, à l'exception de Rotrou, tous les académiciens se liguèrent contre le Cid et son auteur, la pièce a survécu aux critiques, aux siècles, elle est encore de nos jours au théâtre. Seule elle suffirait pour conquérir à Corneille le premier rang parmi les poëtes dramatiques de tous les pays, de toutes les époques, et cependant elle n'est pas exempte de défauts.

Richelieu, qui se montra si injustement acharné contre le Cid et contre Corneille, avait souhaité d'abord passer pour l'auteur de cette tragédie. Si le grand poëte eût voulu y consentir, sa fortune était faite; mais à l'argent il préférait la gloire, et son refus irrita le ministre tout-puissant au point de lui faire commettre la plus haute iniquité. Par son ordre, l'Académie dut faire l'examen de la pièce, ce à quoi Corneille consentit, en disant à Bois-Robert: «Puisque vous m'écrivez que Monseigneur serait bien aise de voir le jugement de Messieurs de l'Académie sur le Cid, et que cela doit divertir son Éminence, ils peuvent faire ce qui leur plaira.» Or, on sait que d'après les statuts, il fallait ce consentement de l'auteur pour que la pièce pût être jugée. Nous ne raconterons pas ici ce singulier procès dramatique si connu et qui fit tant de bruit à cette époque.

Le cardinal, chose étrange, était le bienfaiteur de Corneille et récompensait, comme ministre, le mérite dont il se montrait jaloux comme poëte; aussi, après la mort de Richelieu, Corneille fit-il ces quatre vers:

 
Qu'on parle mal ou bien du fameux cardinal,
Ma prose ni mes vers n'en diront jamais rien;
Il m'a trop fait de bien pour en dire du mal;
Il m'a trop fait de mal pour en dire du bien.
 

On connaît les vers de Boileau sur le Cid:

 
En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
L'Académie en corps a beau le censurer
Le public révolté s'obstine à l'admirer.
 

Aux premières représentations de cette tragédie, il y avait encore les quatre vers suivants, qui furent supprimés comme contenant une morale contraire à la religion et aux lois de l'État:

 
Ces satisfactions n'apaisent point mon âme;
Qui les reçoit n'a rien; qui les fait, se diffame;
Et de tous ses accords, l'effet le plus commun,
Est de perdre d'honneur deux hommes au lieu d'un.
 

Corneille se montra très-choqué d'une innocente plaisanterie de Racine qui, parodiant le vers de Don Diègue, avait mis à peu près le même dans la bouche d'un sergent, en lui faisant dire:

 
Les rides sur son front gravaient tous ses exploits,
 

Une foule d'anecdotes se rapportent à la tragédie du Cid. En voici deux entre mille:

Baron, père du fameux Baron et assez bon acteur, mais bien loin de valoir son fils, mourut assez jeune pour avoir, dans le rôle de Don Diègue, poussé du pied l'épée que le comte de Gomas lui fait tomber des mains. Il se blessa légèrement, négligea cette blessure, la gangrène s'y mit, et comme il refusa de se faire couper la jambe, disant qu'un roi de théâtre se ferait huer avec une jambe de bois, il succomba.

Son fils reprit le rôle; mais étant remonté à quatre-vingts ans sur le théâtre qu'il avait abandonné pendant trente années, lorsque, dans le rôle de Rodrigue, il prononça d'un ton nazillard ces deux fameux vers:

 
Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend pas le nombre des années,
 

la salle entière retentit d'un immense éclat de rire. Un Rodrigue de quatre-vingts ans était chose si amusante!

Baron recommença sa déclamation, et les rires éclatèrent de plus belle; l'acteur s'avança et dit alors aux spectateurs:

«Messieurs, je m'en vais recommencer pour la troisième fois; mais je vous avertis que si l'on rit encore, je quitte le théâtre.» Baron était tellement aimé qu'on se tut; malheureusement, quand vint la scène où Rodrigue se jette aux genoux de Chimène, Rodrigue-Baron tomba bien aux pieds de sa belle maîtresse; mais en vain le pressa-t-elle de se relever, il ne le put sans le secours de deux valets appelés de la coulisse. L'illusion n'était plus possible, Baron abandonna le rôle à plus jeune que lui.

Il semble que le Cid ait ouvert à Corneille un filon de mine de chefs-d'œuvre, car on voit le grand poëte abandonner brusquement les comédies légères qui avaient commencé sa réputation, pour jeter coup sur coup à la scène: les Horaces et Cinna en 1639, Polyeucte en 1640.

Lorsque la belle tragédie des Horaces parut au théâtre, le bruit se répandit que l'Académie ferait encore des observations et prononcerait son jugement comme sur le Cid, ce qui fit dire: Horace fut condamné par les duumvirs et absous par le peuple. L'acteur Baron, le Talma du dix-septième siècle, fut à peu près le seul qui sut faire comprendre le rôle si difficile d'Horace, et prononcer ce fameux vers:

 
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus,
 

de façon à bien indiquer la pensée de l'auteur. Corneille l'en félicita et s'en montra fort satisfait. On raconte, à propos de cette tragédie, que dans une représentation, l'actrice chargée du rôle de Camille, au lieu de dire:

 
Que l'un de vous me tue et que l'autre me venge,
 

s'étant trompée, s'écria:

 
Que l'un de vous me tue et que l'autre me mange
 

ce qui mit le public tellement en belle humeur qu'on eut peine à continuer la pièce. Dans une autre représentation, une circonstance imprévue vint beaucoup embarrasser Camille. Les actrices jouaient encore la tragédie et la comédie avec le costume, non de l'époque de leurs rôles, mais dans celui de mode à leur époque à elles. Un jour que Camille des Horaces, après avoir lancé son imprécation contre Rome, fuyait vers la coulisse où elle doit être immolée, ses pieds s'embarrassèrent dans la queue traînante de sa robe et elle tomba. L'Horace de la scène, faisan aussitôt trêve à sa fureur, met le chapeau à la main et avec la plus exquise galanterie, offre l'autre à l'actrice pour la relever et la conduire dans la coulisse, puis se coiffant brusquement, reprenant sa colère un instant interrompue et rentrant dans son rôle, il s'élance le fer levé pour tuer brutalement Camille. Jamais meurtre de comédie ne causa une si forte explosion d'hilarité. Le grand Baron n'eût pas manqué de tuer Camille tombée à ses pieds, dût-il ensuite lui offrir la main une fois la toile abaissée.

On raconte qu'un révérend Père, prêchant un nouveau converti et l'engageant à abandonner son affection pour une jeune fille de la religion réformée, en eut pour réponse ces deux beaux vers des Horaces:

 
Rome, si tu te plains que c'est là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.
 

Après les Horaces, et dans la même année 1639, parut la magnifique tragédie de Cinna. Deux chefs-d'œuvre en moins d'un an, c'était de la part du poëte s'élever à une hauteur inconnue jusqu'alors. Cinna est, pour beaucoup d'hommes compétents, la plus admirable création de Corneille, cependant ce dernier lui préférait Rodogune. On prétend que Louis XIV dit un jour, en sortant du théâtre où il venait d'entendre la fameuse scène de la clémence d'Auguste: «Si, après la représentation de Cinna, on m'avait demandé la grâce du chevalier de Rohan, je l'aurais accordée.» Cinna devait être dédiée au cardinal Mazarin; mais quelqu'un ayant fait observer à l'auteur que ce ministre, aussi avare que son prédécesseur était généreux, ne lui ferait aucun présent, Corneille l'adressa à M. de Montauron qui lui envoya mille pistoles, de là vint le nom d'épîtres à la Montauron, donné aux dédicaces lucratives. La tragédie de Cinna fit une telle impression sur le grand Condé, qu'on vit couler ses larmes. A l'une des représentations, le vieux maréchal de La Feuillade fit une observation très-fine. Il était sur le théâtre, comme c'était encore l'usage, alors, pour beaucoup de grands personnages. Auguste venait de dire ces deux vers:

 
Mais tu ferais pitié même à ceux qu'elle irrite,
Si je t'abandonnais à ton peu de mérite.
 

– Ah! s'écria tout haut le maréchal, tu me gâtes le soyons amis, Cinna.

Le pauvre comédien crut avoir mal joué et se montra tout interdit: «Mais non, lui dit La Feuillade après la pièce; ce n'est pas vous qui m'avez déplu, c'est Auguste qui raconte à Cinna qu'il n'a aucun mérite et puis qui lui offre ensuite son amitié; si le roi m'en disait autant, je le remercierais de cette amitié.»

Lorsque Baron prit le rôle de Cinna, le public était habitué à des déclamations boursoufflées d'acteurs de mauvais goût mugissant les beaux vers de Corneille, au lieu de les dire. La démarche noble, simple, majestueuse du nouveau comédien ne fut pas goûtée d'abord; mais lorsque dans le tableau de la conjuration, on le voit pâlir et rougir rapidement, le feu et la vérité de son jeu enlevèrent tous les suffrages.

Le rôle de Cinna fut tenu plus tard par un fort bon acteur, Dufresne, mais dont le talent était loin d'égaler celui de Baron. Ce Dufresne imagina un jour un singulier moyen, ou si l'on veut, une singulière ficelle, pour produire de l'effet sur les spectateurs. Au moment où il prononça ces deux vers:

 
Ici le fils baigné dans le sang de son père,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire,
 

il mit tout à coup sous les yeux du public, et agita de sa main droite jusqu'alors cachée derrière son dos, son casque surmonté d'une plume rouge. Cela produisit un effet surprenant et on l'applaudit beaucoup. Nous doutons fort qu'une pareille surprise fût aussi bien accueillie de nos jours, et que semblable jonglerie produisît autre chose que des rires, des huées et des coups de sifflet.

Deux ans après cette avalanche de chefs-d'œuvre, en 1641, le grand Corneille donna la belle tragédie de la Mort de Pompée. Une femme de beaucoup d'esprit faisait la critique de cette pièce en disant qu'elle ne lui reprochait qu'une chose, c'était le trop grand nombre de héros qui s'y trouvaient, ce qui l'empêchait de fixer son choix. La fameuse Ninon de Lenclos, poursuivie par le comte de Choiseul qui l'ennuyait de son amour et de ses soupirs, lui répondit un jour plaisamment par ce vers de la tragédie de Pompée:

 
Ah! ciel, que de vertus vous me faites haïr.
 

On prétend que le futur maréchal avait alors pour rival préféré auprès de Ninon, le danseur Pécourt. Ayant un jour trouvé chez Ninon, Pécourt, vêtu d'un habit qui semblait un uniforme, il lui demanda dans quel corps il servait: – «Monsieur, lui répondit Pécourt blessé du persiflage, je commande à un corps où vous servez depuis longtemps.»

Ayant donné à la scène française quatre tragédies qui y sont encore après plus de deux siècles et qui resteront tant que le goût du beau se conservera dans notre pays, le grand Corneille sembla vouloir reposer son génie et revenir pour se délasser à son genre primitif. Il composa le Menteur, belle comédie en cinq actes qu'il tira de l'Espagnol Lopez de Vega et qu'il fit jouer en 1642. – Je donnerais, disait-il un jour, mes deux meilleures pièces pour être l'auteur de la comédie de Lopez. Public et acteurs firent fête à ce nouveau produit du grand poëte qui donna l'année suivante (1643), une autre comédie intitulée la Suite du Menteur. Elle eut moins de succès; cependant, un peu plus tard, elle réussit assez bien sur le théâtre du Marais.

Après cinq années de repos, la muse tragique inspira à son grand poëte Rodogune (1646), composition pour laquelle l'auteur eut toujours un faible et qu'il préférait à ses autres chefs-d'œuvre, peut-être parce qu'elle lui avait coûté plus de peine et de travail que les précédentes. Il avouait avoir mis plus d'un an à faire le scenario. Corneille avait déjà produit seize grandes compositions dramatiques, il avait quarante ans, il était à l'apogée de son talent immortel. Il devait encore donner au théâtre de bonnes tragédies, des comédies d'un grand mérite; mais le temps des Horaces, des Cinna commençait à s'éloigner de lui. Sa muse n'avait plus la verdeur et la force de la jeunesse. Sans doute elle ne pouvait l'entraîner au médiocre, mais elle refroidissait peu à peu son génie. Le poëte, après être monté jusqu'au faîte du sublime, redescendit lentement et une à une les marches qui l'y avaient conduit.