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Buch lesen: «Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)», Seite 22

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Sagan, 8 novembre 1850.– On passe ici de fort mauvais jours. Au moment où le comte de Brandebourg faisait prévaloir les voies pacifiques, il tombe malade et meurt. Radowitz va, à la vérité, à Erfurt, mais Ladenberg rentre au Conseil, et l'ordre de mettre tout sur le pied de guerre se publie. Le chemin de fer prussien de Kosel a ordre de ne plus servir à conduire les troupes autrichiennes de Cracovie à Troppau. Bernstorff, qu'on avait appelé à Berlin pour y remplacer Radowitz, reçoit l'ordre de ne pas venir, et Erfurt est bien près de Sans-Souci! A Dresde, il y a joie de la probabilité de guerre, car on y espère reconquérir les parties saxonnes démembrées en 1814 au profit de la Prusse. La Silésie sera la première province envahie par les Autrichiens ou occupée par les Cosaques. Le comte de Brandebourg est mort des suites des agitations des deux dernières années, des scènes très vives qu'il a eu à subir à Varsovie, de la discussion très orageuse qui s'est passée au Conseil lors de son retour, et enfin d'un refroidissement qui a suivi cette bourrasque, vu, qu'ayant été réveillé la nuit par une dépêche importante, il s'est levé pour y répondre; le frisson l'a pris aussitôt; une fièvre gastrique, nerveuse, mêlée de goutte, l'a emporté; l'émétique a été donné et une saignée a été faite mal à propos, dit-on; c'est possible, mais les médecins ne me paraissent être que les agents de la Providence; ils guérissent ou ils tuent, selon que la tâche du malade est plus ou moins remplie. Cette mort enlève au Roi un de ses serviteurs les plus honnêtes, les plus désintéressés. Il y a une fatalité visible dans tout ce qui se passe ici, qui jette l'effroi et la consternation dans tous les esprits.

Sagan, 11 novembre 1850.– Chaque heure nous rapproche d'une solution sanglante. On croyait toucher à la paix, et voilà que, tout à coup, l'armée est mise sur pied de guerre; toute la landwehr est appelée sous les drapeaux, ce qui jette la plus grande perturbation dans l'administration civile, dans l'agriculture, dans l'industrie, et frappe chacun dans sa vie privée. Plusieurs de mes employés, de mes domestiques, de mes gardes forestiers sont obligés de marcher. Les chevaux sont requis, mon écurie est, à cette heure même, décimée. On écrit de Berlin que la guerre n'est pas encore inévitable, mais chaque heure la rend plus probable. Et pourquoi, grand Dieu? Parce qu'à force de bravades, de gasconnades et de mauvaises ruses, on s'est enfin pris dans ses propres filets. La semaine ne se terminera pas sans une solution définitive. Dieu veuille faire souffler un vent pacifique sur ces parages!

Sagan, 13 novembre 1850.– Voilà que le premier choc entre les Prussiens et les Austro-Bavarois a eu lieu, auprès de Fulda250. La gazette officielle ou ministérielle, Die Deutsche Reform, qui paraît deux fois par jour à Berlin, m'a apporté hier cette nouvelle, ajoutant que ce sont les Prussiens qui avaient tiré les premiers, que les Autrichiens n'avaient pas même leurs armes chargées, aussi que plusieurs avaient été blessés sans se défendre; que le tout reposait sur un malentendu, qu'après cette escarmouche, le général prussien de Grœben s'était replié en deçà de Fulda. Le tout est précédé d'un leading article plutôt pacifique. En attendant, il paraît que Bernstorff s'est, à la vérité, rendu à Berlin, mais uniquement pour refuser la tâche ministérielle qu'on lui destinait. Le tohu-bohu est complet. Depuis que les fanfares guerrières sonnent, chacun est absorbé par les pensées, les prévisions, les arrangements qu'une pareille préoccupation fait naître. Je suis cependant décidée à ne point bouger d'ici; je crois qu'abandonner ses foyers au jour du danger est une mauvaise mesure, dont on a presque toujours motif de se repentir.

Sagan, 15 novembre 1850.– Mon beau-frère est revenu hier de Berlin, où il avait laissé tout le monde à la paix. Le Roi avait fait chercher le Ministre d'Autriche. L'explication a été longue, vive d'abord, douce ensuite; on s'est quitté réciproquement satisfait. Dieu veuille que de cet éclaircissement il ne résulte que du bien, et que de nouveaux nuages ne viennent pas troubler l'horizon. Radowitz a tellement monté le Prince de Prusse que celui-ci, dans le Conseil tenu au retour du comte de Brandebourg, de Varsovie, dans lequel il avait prêché la paix, l'a accusé, en termes violents, de perfidie envers sa patrie. Le pauvre Comte a été tellement sensible à ce reproche qu'on croit généralement qu'il en est mort. Tant il y a que, dans son délire, cette scène lui revenait sans cesse et lui causait la plus grande agitation. Cela fait souvenir de la scène que le Dauphin fit au maréchal Marmont à Saint-Cloud au mois de juillet 1830.

L'Autriche consent à ne regarder l'échauffourée près de Fulda que comme un simple hasard, à n'y attacher aucune idée de préméditation. De part et d'autre, il semble qu'on veuille entrer dans une voie pacifique et que l'Autriche a le bon sens de se prêter à tout ce qui mettra l'amour-propre prussien à l'abri, dans cette reculade obligée. Les Autrichiens sont décidés à envoyer vingt-cinq mille hommes en Holstein-Schleswig pour en finir. Le point le plus ardu entre Vienne et Berlin, c'est le Hanovre, c'est-à-dire que l'Autriche veut que le Hanovre donne passage à ses troupes, et qu'à Berlin on ne veut pas que le Hanovre l'accorde. Je crois qu'il ne reste plus que ce point-là qui pourrait rejeter dans les angoisses de la guerre.

Je suis bien curieuse de l'impression que vous aura faite Mme Swetchine251. Elle est vieille, laide, spirituelle, instruite, aimable, insinuante, fort propre au métier qu'elle fait depuis trente ans. Je suis toujours étonnée que les vrais dévots, qui devraient, ce me semble, n'en avoir jamais fini avec leur propre conscience, trouvent tant de loisirs pour s'évertuer sur celle des autres.

Sagan, 18 novembre 1850.– Les chances sont pour la paix depuis plusieurs jours; il paraît que les Conférences qui doivent régler le sort de l'Allemagne s'ouvriront au 1er décembre à Dresde, et que c'est la Russie qui se charge de la garantie que réclament simultanément l'Autriche et la Prusse, que le désarmement effectué par l'une de ces puissances se fera en même temps que celui de l'autre252. Néanmoins, il ne faut pas renier absolument toute possibilité de guerre. Ainsi, l'élément démocratique, assez vivace dans les Chambres qui s'ouvrent le 21, les ambitions personnelles de gens qui n'appartiennent pas à ce parti, mais qui ont la niaiserie de croire qu'en hurlant la guerre avec lui, ils sauront après le museler; les haines personnelles, les vanités ridicules, les patriotes niaisement amoureux de la gloire et de ce qu'on appelle, fort mal à propos, l'honneur national, tout cela est en jeu, et Manteuffel est tout seul pour soutenir la lutte. On l'accuse déjà d'être vendu à la Russie, à l'Autriche! Peut-être les forces militaires que la France, d'après les gazettes, envoie sur les bords du Rhin donneront à réfléchir.

Sagan, 29 novembre 1850.– Le Ministre Manteuffel a quitté Berlin hier, pour avoir à la frontière (à Oderberg) un rendez-vous avec le prince Schwarzenberg253. Il est à supposer que cette entrevue aura une issue pacifique. On disait aussi que les Chambres seraient prorogées. Quelque solution qui puisse arriver, il faut que chacun s'y prépare.

Sagan, 1er décembre 1850.– Tous les chemins de fer sont envahis par des transports de troupes; et cependant, malgré ce bousculis militaire qui va en augmentant, on parie encore pour la paix. Le baron de Manteuffel a passé, il y a peu d'heures près d'ici, par un train extraordinaire, retournant à Berlin. C'est dans ce wagon que roulent nos destinées254. M. de Meyendorff était présent à l'entrevue; sa présence aura sans doute été d'un grand poids, et d'un poids utile dans la balance. On vient aussi de me dire que l'Électeur de Hesse aide à la simplification, en déclarant ne vouloir plus de secours autrichiens, ni prussiens, se croyant capable de soumettre, avec ses propres forces, ses sujets.

La cour du château est toute pleine de caissons, de chariots, de chevaux; le château est rempli d'officiers supérieurs, les communs de soldats; c'est un tohu-bohu incessant; les tambours battent, les trompettes sonnent, et cependant, tout cela n'est peut-être qu'une parade militaire, en définitive ridicule et onéreuse!

Sagan, 3 décembre 1850.– Les lettres et les journaux de France nous manquent depuis plusieurs jours, ce qui est dû, sans doute, aux mouvements des troupes, qui envahissent, retardent, désorganisent toute régularité et sûreté dans les chemins de fer. Ce dérangement dans les communications écrites est une des disgrâces les plus sensibles pour moi, dans ce moment, qui, à tous égards, est bien sérieux, car ma maison vient d'être le théâtre d'une tragédie. Un des officiers supérieurs, homme de mérite, estimé dans l'armée, riche, considéré, après un dégoût dans le service, s'est brûlé la cervelle. Quelques heures avant, il avait dîné chez moi et rien n'annonçait une aussi fatale résolution. Il a laissé un écrit dans lequel il explique les motifs de cette action, et prend les différents arrangements qu'il désire. Il m'y offre l'hommage de sa reconnaissance pour mon bienveillant accueil et demande pardon de l'acte qu'il va commettre sous mon toit hospitalier. Cet événement nous a tous saisis. On vient d'enterrer ce pauvre homme. Toute la troupe le regrette. Les obsèques, quoique sans honneurs militaires à cause du suicide, ont été honorées par les larmes de tous ceux qui avaient servi avec et sous le défunt.

Nous saurons aujourd'hui comment les Chambres auront accueilli l'arrangement combiné entre Manteuffel et Schwarzenberg; elles ont dû s'en occuper hier. Les dispositions étaient orageuses, hostiles, et, en tout cas, le combat aura été vif. M. de Ladenberg avait offert sa démission, ne voulant de la paix à aucun prix. Si les Chambres se montrent trop ingouvernables, aura-t-on le courage de les dissoudre et d'user librement du droit de paix et de guerre que la Constitution assure au Roi? Ou bien fléchira-t-on devant les hurlements de la démocratie et de ses dupes, qui remplissent les Chambres prussiennes? That is the question. On peut parier avec autant de vraisemblance pour ou contre, tant il y a peu à compter sur une marche suivie, franche, conséquente, là où les résolutions définitives se prennent.

J'ai reçu une lettre de Potsdam, en date du 30 novembre, dont voici l'extrait: «Notre excellent Souverain a porté l'empreinte de la tristesse, pendant les jours de la maladie et de la mort du comte de Brandebourg, pendant la chute de Radowitz, pendant les vives discussions avec le Prince de Prusse, pendant la résolution de mobiliser l'armée. Il a montré un éloignement violent contre le parti Gerlach255 et contre M. de Manteuffel, et une irritation des menaces insultantes de la Russie d'occuper les provinces de l'Est, comme on occupe la Hesse. Puis, après de fort cruels débats intérieurs, la sérénité du Roi est revenue en regard des idées d'arrangements pacifiques, retour presque affectueux vers M. de Manteuffel; résolution prise de l'envoyer s'aboucher avec le prince de Schwarzenberg. Le Roi espère conserver la paix.»

Je reçois, en outre, une autre lettre qui me dit ceci: «La Cour de Russie a notifié officiellement aux autres Cours sa stricte neutralité dans les affaires purement allemandes, ce qui ne s'applique pas à l'affaire du Holstein. A ce sujet, elle a fait cette réserve que, si une Puissance prétendait empêcher le passage des troupes fédérales, elle s'opposerait, à main armée, à une telle prétention. Les Cabinets de Londres et de Paris ont reconnu les mêmes droits au Danemark, et se sont engagés à laisser faire la Russie. Le Roi de Danemark a demandé à l'Empereur Nicolas douze mille hommes; l'Empereur a répondu qu'il lui en enverrait cent vingt mille.»

Sagan, 5 décembre 1850.– Voici quelques détails qui me sont mandés de bonne source: le baron de Manteuffel est arrivé le jeudi 28 novembre, à cinq heures du soir, à Olmütz. La conférence entre lui et le prince Schwarzenberg commença aussitôt; elle dura jusqu'à minuit et demi. Cette première conversation n'avait conduit à aucun résultat et Manteuffel avait déclaré son intention de partir une heure après, par le train de nuit. Le prince Schwarzenberg ne fit pas le plus léger essai pour le retenir; au contraire, il sonna et donna ordre qu'on préparât les voitures pour reconduire le Baron au débarcadère. Ce fut alors que M. de Meyendorff s'interposa, en sollicitant des deux champions diplomatiques la tentative d'une nouvelle entrevue pour le lendemain. Schwarzenberg et Manteuffel y consentirent, et le lendemain la conférence s'ouvrit à 9 heures du matin et se prolongea jusqu'à 5 heures du soir. Le premier, qui, la veille au soir, avait parlé sans ménagement aucun de la politique équivoque de la Prusse, à tel point que M. de Manteuffel se vit obligé de lui déclarer qu'il ne pouvait continuer à entendre un tel langage, se montra infiniment plus mesuré et plus accessible le lendemain matin, et enfin la conférence conduisit au résultat suivant: la Prusse occupera en Hesse sa route d'étapes militaires, tout en permettant aux troupes autrichiennes de l'employer pour la pacification du pays; Cassel aura une garnison mi-partie autrichienne, mi-partie prussienne; les affaires intérieures de la Hesse seront réglées par deux commissaires, l'un nommé par la Prusse, l'autre par l'Autriche. La question du Schleswig sera également traitée par deux commissaires de chacune des grandes Puissances; le Danemark et le Holstein seront requis de diminuer leurs forces militaires des deux tiers. Si, pour obtenir ce résultat, il était nécessaire de mettre en mouvement une force armée, l'Autriche déclare se désintéresser de la question de savoir quelle sera la Puissance chargée de cette opération; elle laisserait la Prusse s'en occuper seule, ou en charger une des autres Puissances de la Confédération germanique. Quant aux intérêts généraux de l'Allemagne, ils devront se traiter dans des conférences libres tenues à Dresde. Le prince Schwarzenberg ne s'est pas expliqué clairement sur les bases d'après lesquelles il entendrait que ces intérêts fussent fixés, mais il a consenti à ce que, pendant les conférences de Dresde, l'activité de la Diète de Francfort restât suspendue. De plus, il a été stipulé que la Prusse donnerait l'exemple du désarmement, mais que le moment où ce désarmement commencerait dépendrait de la volonté du Roi de Prusse. Ce dernier article est, je crois, tenu particulièrement secret. Le Roi s'est montré très satisfait de ces résultats. Cependant, il n'a pas pu s'empêcher de dire tout haut, à sa table, que Manteuffel n'avait obtenu que ce que Radowitz, le plus allemand de ses Ministres, avait demandé.

L'ardeur, la violence des discussions ont été grandes dans les Chambres prussiennes. Elles ont eu pour résultat l'ajournement jusqu'au 3 janvier. L'embarras parlementaire sera sur la question d'argent. Les Chambres voudront-elles voter l'argent qu'on a dépensé en préparatifs devenus inutiles? On est disposé à croire que non. On parle d'un appel direct du Roi à la bourse et à la bonne volonté de ses sujets. Nous allons voir ce que la rentrée des Députés dans leurs provinces produira dans le pays pendant ce mois d'ajournement. Il se passera probablement à intriguer en tout sens, à exciter les esprits, à les monter, ce qui, se compliquant de sacrifices d'argent qu'on représentera comme faits en pure perte, pourra provoquer de fort mauvaises scènes. C'est donc une nouvelle phase dans laquelle on entre.

Sagan, 9 décembre 1850.– Les regards se tournent pour l'instant vers Dresde. Dans cinq jours, les Conférences doivent s'y ouvrir, et il est bien urgent pour ces pauvres provinces, rongées par la concentration des troupes, que le désarmement s'opère vite; on ne peut soutenir plus longtemps le pied de guerre, qui, en ne se déversant pas sur le pays ennemi, les ruine littéralement.

Sagan, 11 décembre 1850.– Le comte Stolberg, fils de l'ancien Ministre, stationné dans un hameau du voisinage et arrivant de Berlin, est venu hier dîner et passer la soirée ici. Il est fort au courant de ce qui se passe à Sans-Souci. Il m'a assuré qu'on y était décidé à pousser les choses à bout avec les Chambres, si elles ne se montraient pas sages à leur rentrée. Il y aurait alors dissolution, et comme, avec la détestable loi électorale qui nous régit, une meilleure Chambre ne serait pas probable, on pense à modifier cette loi par un coup d'État ou à se passer entièrement des Chambres, par une dictature momentanée, ou bien un appel au peuple. J'avoue que je doute fort que l'on possède l'énergie suffisante pour mener les choses d'un tel train, et cependant, je conviens qu'elles sont arrivées au point où il faut passer sous le joug impitoyable de la démocratie ou l'attaquer par les cornes.

Sagan, 18 décembre 1850.– Les Conférences de Dresde ont été ajournées au 23 et on ne songe au désarmement sérieux que selon leur résultat. Le pied de guerre continue, ce qui est une ruine dévorante. On dit aux gens qui se plaignent que pour négocier efficacement il faut le faire en armes. Cependant, pour assoupir l'Autriche, on fait dire dans les gazettes que le désarmement s'effectue, ce qui n'est vrai que dans une extrême petite proportion.

Sagan, 22 décembre 1850.– De Berlin, j'apprends que le Cabinet s'est complété et fortifié d'éléments conservateurs, ce qui est un bon signe; mais il m'en faudra douze, comme ceux du zodiaque, pour me donner confiance dans ce consistency256.

Berlin, 28 décembre 1850.– Les nouvelles de Berlin sont tout à la paix. Schwarzenberg y est reçu avec beaucoup de distinction, et cependant les troupes restent sur le pied de guerre. Les officiers disent maintenant que c'est pour réduire, d'accord avec la Russie et l'Autriche, les petits États récalcitrants qui voudraient s'appuyer sur la France. Nous verrons.

PIÈCES JUSTIFICATIVES

I

Mademoiselle Rachel
Tiré des Esquisses et Portraits, par M. de La Rochefoucauld, duc de Doudeauville, tome II, p. 307 et suivantes, édition de 1844

Vous m'avez demandé votre portrait, Rachel; voulez-vous franchement vous connaître, ou n'avez-vous cédé qu'au désir de Mme Récamier? C'est un défi toutefois, et je suis trop Français pour ne pas l'accepter, mais n'allez pas m'accuser d'une sotte présomption ou d'une franchise sauvage. Il y a tristesse et mélancolie au fond de votre âme, mais vous aimez à vous étourdir sur ses besoins. Vous pouvez être la personne la plus accomplie comme la plus remarquable de notre époque, ou laisser à vos véritables amis de profonds regrets; c'est à vous de choisir. La plus exquise politesse est aussi bien votre essence que le talent. Le talent et vous, c'est tout un; mais en retour de ce talent supérieur, avez-vous assez de pensées, assez d'élan et de gratitude pour l'Éternel qui vous en a fait don? Il était impossible à moi, pauvre observateur, de vous rencontrer sans vous étudier avec un intérêt extrême; j'aurais retenu ma plume; vous commandez, elle obéit, mais elle dira le bien comme le mal, le sublime comme l'incomplet. On vous désirerait parfaite en tous points, Rachel, et foulant de vos jolis pieds tout ce qui serait une tache à votre nature si élevée. Vous êtes votre œuvre, et nul ne peut se glorifier de vos succès; le vrai et le beau ont été vos seuls maîtres. Personne ne vous connaît bien, enfant jeté dans la vie sans expérience, et qui éprouvez tout avec une violence difficile à vaincre. Nature d'élite qui redescend quelquefois sur la terre par une transition subite; être instinctif qui sait tout sans avoir rien appris et qui comprend tout sans étude. Vous étudiez peu, Rachel, mais vous réfléchissez beaucoup et sentez encore davantage. Il y a en vous une énergie extrême et parfois un entraînement qui vous effraie; à une grande élévation de l'âme vous joignez un abandon plein de charme, mais que vous ne songez pas assez à réprimer. Vous pouvez vous dominer, vous ne savez pas encore vous vaincre. Vous n'avez rien à apprendre, Rachel, car vous avez deviné le monde comme le théâtre, et vous êtes aussi parfaite sur l'une que sur l'autre scène; mais fatiguée de vous contraindre, vous oubliez quelquefois les spectateurs qui vous observent, et ce n'est pas sans anxiété que ceux qui vous admirent voient votre cœur et votre âme se répandre trop au dehors. La carrière dramatique est pour vous une passion, et la gloire votre but unique. Il y a dans votre esprit une excessive finesse, une grande distinction dans votre caractère, et dans votre être un goût exquis. On n'a pas plus de noblesse et de dignité que vous au théâtre; vous êtes plus qu'un admirable acteur, vous devenez le personnage lui-même, tel qu'on le sent et qu'on se le représente; vous grandissez alors de toute la hauteur de votre beau talent, et vos gestes simples et expressifs ne sont jamais exagérés. Ceux qui vous critiquent injustement devraient s'étonner du degré de perfection et de vérité que vous avez su atteindre dès votre début, et laisser à votre admirable instinct le soin de corriger les légères imperfections qui échappent à votre inexpérience des passions. Votre âme est un abîme où vous craignez de descendre; votre tête un volcan; votre cœur une pierre de touche qui interroge tous les sentiments; vous redoutez le danger, Rachel, sans songer assez à l'éviter; l'agitation vous use, mais elle vous plaît. Vous croyez à peu de choses, et ne prenez les hommes que pour ce qu'ils valent; vous êtes confiante sans être aveugle, et vous pourriez être entraînée sans être convaincue. Vous savez plaire, savez-vous aimer? A force de sentir pour les autres, il est à craindre qu'on ne gagne la passion qu'on exprime si parfaitement, et qui, dans le monde comme au théâtre, a bien peu de durée. Femme privilégiée, vous pouvez être sublime! Ne vous contentez pas, Rachel, de rester l'acteur le plus parfait que la scène et le monde aient jamais produit. La contrariété vous émeut, l'obstacle vous révolte, et toute contrainte vous fatigue, mais l'habitude de vous contrefaire est devenue si naturelle chez vous qu'on devine vos impressions bien plus qu'on ne les voit. Il y a, dans votre physionomie, comme dans tout votre être, une finesse d'expression et une délicatesse pleines de charme. On n'a pas plus d'élégance dans la tournure, plus de distinction dans les manières, plus de tact dans la conversation, plus de justesse dans l'esprit. Vous joignez à une persévérance invincible une volonté de fer, et c'est avec autant de naturel que d'originalité que vous savez aborder les grandes difficultés. Chaque rôle nouveau est pour vous la source d'un triomphe, dont vous êtes heureuse sans en être fière, et votre modestie justifie vos succès. Lorsque vous ne pouvez trancher les questions, vous les tournez avec une incroyable adresse; vous êtes tout improvisation, Rachel; et sans jamais savoir ce que vous direz, vous dites toujours ce qu'il faut dire. Si, dans le monde, on vous jugeait au premier aspect, on pourrait vous citer pour modèle à toutes les femmes. O Rachel! Ne vous contentez pas d'être une admirable actrice, devenez en tout, et dans tout, un modèle accompli. Réhabiliter le théâtre, en prouvant qu'on peut exprimer les passions sans les sentir, serait une gloire véritable, et vous êtes digne d'y prétendre. Insensible à un sentiment banal, vous savez apprécier un éloge mérité; vous jugez parfaitement ceux qui vous parlent, et savez suivre un bon conseil. Vous lisez dans l'âme des autres avec un tact exquis; la flatterie vous laisserait insensible, mais la passion vous émeut. Les louanges sincères font naître en vous l'ambition de les mériter; la critique injuste vous choque, et vous préférez l'ignorer. Vive, impressionnable, et même impérieuse, vous êtes nerveuse, mobile, irascible, avec une apparence calme, et plus passionnée que profondément sensible. Vous avez autant de génie que d'instinct, et savez rester toujours vous, sans chercher à imiter personne. Sublime est un grand mot, Rachel, car pour le mériter, il faut atteindre la perfection. On a pu vous l'appliquer avec justice, lorsque vous jouez certains rôles où vous êtes inimitable; aimez-le dans votre vie, et si quelque obstacle vous arrêtait sur cette route du sublime, reprenez haleine, Rachel, puis remettez-vous en chemin pour atteindre au pinacle de la gloire. Ne négligez aucun fleuron de votre couronne de femme, et si vous vous plaisez à recueillir des lauriers, ne dédaignez pas la branche de lis qui leur prête un si doux éclat. Je ne suis pas un prophète, encore moins un flatteur; mais de tous ceux qui vous ont rencontrée, je suis, peut-être, celui qui ai le mieux compris votre position, et ma franchise est la preuve irrécusable de mon estime. Vous serez étonnée de ce langage, et piquée peut-être, sans m'en vouloir, car vous avez l'âme trop grande pour ne pas aimer la vérité; mais vous penserez que je ne suis pas tout le monde, et c'est quelque chose vis-à-vis de celle qui ne ressemble à personne. Votre génie se peint sur votre physionomie expressive, et vous voir c'est vous connaître, pour qui sait vous étudier. Une franchise entière est difficile à qui doit toujours s'observer. Votre regard est scrutateur, il cherche à lire et veut connaître le fond des cœurs. Mais si vos paroles sont douces, vos pensées sont souvent amères. Que ne seriez-vous point, Rachel, si vous aviez le courage de renoncer à toutes ces illusions pour chercher des réalités. Toujours mise à la scène avec un goût exquis, vous êtes également bien dans le monde; on n'y paraît pas avec plus de grâce, de charme, de distinction et de simplicité. Chacun vous accueille et vous remarque; tous vous recherchent; mais vous avez trop de fierté, trop de vraie dignité, pour courir après des succès éphémères. Vous savez attendre, et chacun vient vers vous avec empressement. Il y a parfois dans votre regard folie, passion, extravagance et délire; vous le sentez, aussi vos paupières abaissées avec grâce rendent-elles promptement à votre physionomie l'expression la plus suave et la plus tranquille. Vous êtes, Rachel, une personne tout exceptionnelle, difficile à connaître, et plus encore à expliquer. Trop de sévérité à votre égard serait une injustice; on peut être effrayé des dangers qui vous entourent, mais c'est votre destinée seule qu'il faut accuser. Quelle autre à votre place eût été ce que vous êtes? et que d'obstacles n'avez-vous pas eu à vaincre pour atteindre un si beau résultat. Partout autour de vous des flatteurs, des admirateurs, des courtisans, des adorateurs; et pas un appui, pas un véritable ami. Comment résister à tant d'écueils sans se heurter contre un seul? Toutefois, si vous comprenez, Rachel, la haute et noble mission à laquelle vous appellent le monde et vos prodigieux succès, vous ne resterez pas au-dessous de votre tâche, quelque difficile qu'elle paraisse. On ne demande ordinairement à un artiste que du talent; on attend plus de vous, Rachel; on vous veut digne de votre renommée, digne de vous-même, et telle enfin que vous devez être pour justifier l'estime que vous inspirez. Une pareille exigence n'a rien que d'honorable, car elle prouve que vous êtes appréciée. Songez que si vous faites beaucoup pour le monde, il a fait beaucoup pour vous soutenir contre l'envie au début de votre carrière. Ne restez pas au-dessous de ses espérances, et votre destinée sera vraiment grande, votre existence digne d'envie, et votre place belle entre toutes dans l'histoire dramatique, car on pourra dire: Rachel a prouvé que la pureté de l'âme et du cœur alimentent le génie, et sont la meilleure source du vrai talent. Oui, Rachel, j'aime à le croire, vous offrirez à ce monde qui vous a adoptée une noble et généreuse conduite, en retour des avances qu'il vous a faites. Douée de tant d'énergie, en manquerez-vous pour le bien? Non, vous exprimez trop éloquemment la vertu pour ne pas l'aimer. A vingt ans, on commence la vie et la vôtre peut être sans pareille. Agissez toujours de manière à pouvoir affronter les yeux les plus sévères, et ne ressemblez pas à ces débiteurs qui ne paient point leurs dettes! Continuez enfin à être une des brillantes illustrations dont notre pays est fier, mais qu'il a droit d'interroger.

250.Une collision avait, en effet, eu lieu entre les troupes prussiennes et austro-bavaroises, sur la route de Fulda, près du village de Brounzell, et cinq soldats autrichiens avaient été blessés dans cet engagement d'avant-poste.
251.Extrait de lettre.
252.Les Conférences eurent lieu, en effet, à Dresde; elles y furent tenues dans le plus grand secret et traînèrent en longueur tout l'hiver, pour aboutir enfin au second Olmütz, au mois de mai 1851.
253.Cette entrevue eut lieu à Olmütz, non loin d'Oderberg.
254.Chargé par intérim du Ministère des Affaires étrangères, laissé vacant par la mort du comte de Brandebourg, M. de Manteuffel opéra à Olmütz un rapprochement entre la Prusse et l'Autriche, en consentant au rétablissement de la Diète germanique, en prêtant son aide à l'anéantissement des droits constitutionnels de la Hesse électorale et en livrant le Holstein-Schleswig au Danemark, par une politique de paix à tout prix, qui découragea d'ailleurs profondément les Prussiens.
255.M. de Gerlach était un des rédacteurs de la Nouvelle Gazette de Prusse, et le chef avoué du parti dit de la Croix, souvent appelé parti Gerlach.
256.De l'anglais: dans cette continuité.
Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
30 November 2017
Umfang:
470 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
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