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Buch lesen: «Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)», Seite 19

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Une lettre de Vienne, reçue hier, me dit qu'à travers tout l'éclat militaire, il s'y manifeste quelques nouvelles inquiétudes. Les paysans sont très mécontents du nouveau système d'impôts fonciers, de l'obligation de racheter leurs dîmes et de compenser, par des indemnités, ce qu'ils espéraient ravir à leurs Seigneurs; la noblesse trouve que l'égalité de l'impôt à laquelle on la soumet est une dureté et une nouveauté odieuses; les hodweds204, qu'on a casés dans les régiments, y sèment de fort mauvaises doctrines; le jeune Empereur est un peu cassant et volontaire avec les vieux généraux; bref, il y a, chez nos voisins, si ce n'est les mêmes difficultés qu'ici, du moins, pas plus de quiétude fondée.

Sagan, 21 novembre 1849.– On m'écrit, de Paris, à la date du 14: «Nous avons l'amnistie, donnée par le Président à sept cent cinquante messieurs fort incommodes; cet acte de popularité pourra coûter cher à celui qui l'a donné, car ces gens-là reviennent exaspérés, ce qui contraindra à leur envoyer, un de ces jours, des coups de fusil205. Il y a, à travers toutes les velléités impériales que nous voyons surgir, une question qui n'est nullement résolue, pour moi du moins: c'est celle de savoir ce que fera le général Changarnier206, et quoiqu'il soit tout à fait bien avec le Président, à l'heure qu'il est, je ne pense pas qu'il lui reste attaché au moment d'un changement, qui, par là, deviendrait une crise inévitable.»

Sagan, 2 décembre 1849.– La longue Thérèse Elssler, maîtresse en titre depuis plusieurs années du Prince Adalbert de Prusse, va devenir sa femme, sous le titre de Mme de Fischbach, nom pris de la terre que possède le vieux Prince Guillaume dans les montagnes de Silésie. C'est là que feu la Princesse Guillaume est restée en odeur de sainteté; il est un peu choquant que ce soit précisément ce nom qui passe à une ex-danseuse207. On est de fort mauvaise humeur à Sans-Souci de ce mariage, mais on y consent, avec la faiblesse habituelle qui y règne.

Il se prépare à Berlin un autre scandale, d'une portée plus sérieuse. C'est l'acquittement probable de Waldeck, dont le procès tient tous les esprits en suspens depuis si longtemps208. On a eu l'incomparable niaiserie de choisir, pour présider les assises, un magistrat d'un caractère très faible, père d'un héros des barricades, et qui préside avec la plus impudente et grossière partialité en faveur de Waldeck. Les menaces anonymes ne manquent pas aux jurés, qui prononceront sous le coup de l'intimidation. C'est déplorable, car le résultat peut avoir des conséquences fort graves.

Sagan, 6 décembre 1849.– L'ovation de ce vilain Waldeck après son acquittement paraît avoir été assez scandaleuse pour motiver une intervention militaire. J'ignore encore les détails, que la poste m'apportera sans doute aujourd'hui. J'ai dans l'idée que nous allons rentrer dans une phase d'émeutes; je le pense d'autant plus que les Polonais recommencent leurs promenades, et, chaque fois qu'ils apparaissent, il y a anguille sous roche, comme on dit vulgairement.

Je viens d'achever la lecture de la vie de Mme de Krüdner; il s'agit d'une personne tout à part; mais à la longue, c'est une lecture cependant fatigante, et qui, au total, me laisse la pensée que Mme de Krüdner, toujours dupe de sa vanité, a été, dans sa jeunesse, galante par vanité; plus tard, littéraire par vanité; enfin, qu'elle est devenue missionnaire, toujours par vanité. Mais la vanité a aussi sa bonne foi, comme elle a, et précisément parce qu'elle a, de prodigieuses crédulités. Comme mystique, Mme de Krüdner n'a ni l'élévation de sainte Thérèse, ni la grâce contenue de Mme Guyon; ses lettres spirituelles sont lourdes, et, quand elle veut se perdre dans les nues, on sent que les ailes sont de plomb. Il faut bien que, dans ses discours et allocutions, elle ait eu de l'entraînement, car on ne produit pas, sans des dons particuliers, des résultats qui ont eu leur charlatanisme, mais aussi, en bien des occasions, leur réalité.

Sagan, 10 décembre 1849.– La mort de la Reine Adélaïde d'Angleterre, dont j'ai lu la nouvelle avant-hier dans les gazettes, m'a tristement émue, en me reportant au bon temps où j'avais l'honneur de la voir et d'être traitée par elle avec une bonté que je n'oublierai jamais. C'était une noble femme, qui a porté des positions difficiles à plusieurs égards, avec une grande et simple dignité.

Il y a un peu d'émotion à Sans-Souci de la concentration des forces autrichiennes touchant aux frontières saxonnes. Il paraîtrait que le général Gerlach, favori influent du moment près du Roi de Prusse, a été expédié à Dresde pour tirer la chose au clair. Si ces troupes ne sont destinées qu'à purger au besoin la Saxe des rouges qui y sont plus audacieux encore qu'ailleurs, on regarderait cette intervention comme un pendant de celle de la Prusse dans le Grand-Duché de Bade, et on ne dirait rien; mais il y a des habiles qui veulent y voir une menace peu voilée contre la Diète d'Erfurt209. Dans ce cas, il paraîtrait qu'on ne laisserait pas faire.

Sagan, 12 décembre 1849.– J'ai lu le discours de réception du duc de Noailles à l'Académie française210. Il est écrit en très beau langage, avec une véritable élévation de style et de pensée, une correction, une pureté qui reportent aux meilleures époques du goût et de la littérature; il est noblement senti, aussi prudent que digne; il s'y trouve des passages particulièrement de mon goût, notamment sur Pascal et sur Voltaire, avec une habile transition qui le fait revenir vers M. de Chateaubriand. Cependant, à mes yeux, ce discours a un défaut; c'est de placer son objet beaucoup plus haut qu'il ne le mérite, et lors même que le talent ne serait pas exagéré, la valeur du caractère l'est extrêmement. Le duc de Noailles a eu raison de ne pas trop s'arrêter sur les Mémoires d'outre-tombe, car c'est dans ce triste legs que l'aridité du cœur, l'excès de la vanité, l'âcreté du caractère se révèlent, et que le talent lui-même est bien souvent perdu dans l'exagération du mauvais goût, reproché justement aux imitateurs maladroits de cette école. Mais tous les éloges académiques pèchent par l'excès de la louange. Condamnés à faire un portrait sans ombre, la vérité du coloris en souffre, et la véritable physionomie est trop souvent effacée. C'est le tort du genre, plus que celui du récipiendaire, et on ne peut le lui reprocher. J'ai commencé hier le sixième volume des Mémoires d'outre-tombe. Il contient l'esquisse de l'histoire de Napoléon, dont, à propos de lui-même, M. de Chateaubriand grossit ses propres Mémoires; le tout écrit à l'effet, sans grand souci de la vérité. J'ai été singulièrement frappée d'y trouver un éloge jeté en passant à M. de Caulaincourt (malgré le duc d'Enghien). Du reste, même malveillance pour le genre humain, même haine pour M. de Talleyrand.

Sagan, 14 décembre 1849.– On me mande de Paris que Mme de Lieven se débarrasse parfois de ses coiffes à la du Deffant pour y substituer des toques de velours noir avec plumes blanches, qui sont du dernier coquet. Elle va dans le monde, ne touche pas terre. Elle s'est fait présenter chez Mme de Circourt, où se réunit la société ultra-catholique. Elle tâche d'y faire des recrues pour son salon, et essaye avant tout d'y attirer M. de Montalembert.

A en juger par un article de l'Ami de la Religion, notre cher seigneur d'Orléans211 a célébré plus d'un triomphe à Notre-Dame; celui de la foi dont il est animé, celui aussi de l'amitié et du respect dont il est l'objet. Je m'attends à recevoir une hymne chrétienne de ma bonne Pauline à ce sujet.

Sagan, 16 décembre 1849.– On m'écrit de Berlin, en date d'hier: «La question allemande est plus confuse que jamais; personne n'y voit clair. Tout ce qui paraît décidé, c'est qu'on fera les élections pour Erfurt, malgré l'Autriche, dont le langage modéré indique cependant une volonté assez déterminée de ne pas s'en accommoder. Tirez de tout ceci les conséquences probables, je ne voudrais en affirmer aucune.»

Je ne cesse de passer dans des soubresauts nerveux tout le temps que je mets à lire le sixième volume des Mémoires d'outre-tombe. M. de Talleyrand y revient à chaque instant, avec un redoublement de rage, qui, à la vérité, devient par elle-même un contrepoids à la méchanceté, mais qui en laisse néanmoins subsister une bonne partie. Là où l'action de M. de Talleyrand a été réelle, il la passe sous silence; là où elle a été moindre, il l'invective avec fureur, et tout cela, parce qu'il cherche à établir que sa brochure de Buonaparte et les Bourbons a fait la Restauration de 1814. Aussi, quand il est au pied du mur, il lui échappe un cri de douleur, il dit alors: «Ma pauvre brochure fut écrasée entre les sales intrigues de la rue Saint-Florentin», et dans ce cri est le nœud de l'explication de cette furibonde colère. O vanité de la vanité! J'espère, pour ce héros de la vanité, qu'il en a demandé sérieusement pardon à Dieu, avant de se faire porter sur le rocher de Saint-Malo que sa vanité encore avait choisi pour dernière demeure; car, à défaut de pouvoir choisir son berceau, qu'il eût, sans doute, placé dans un nid d'aigle, il a eu soin de faire de sa tombe un pèlerinage pittoresque! Mais qui nous dit qu'attaché sur ce rocher, il n'y est pas rongé par le vautour de la conscience? Je ne veux pas nier que mon pauvre oncle ait été un grand pécheur, mais j'aimerais mieux sa faible conscience devant le Jugement éternel, que cette autre conscience pleine d'orgueil, de malice, de fiel et d'envie, dont la révélation nous permet à tous de juger et de réprouver.

Salvandy a fait une pointe à Claremont; il en a rapporté de sages paroles. Il paraît qu'on y est mûri par l'expérience, qu'on y reconnaît la valeur du droit. Jeunes et vieux se disent prêts à baisser pavillon devant ce principe et à le servir. Je crains qu'on ne soit pas encore aussi avancé à Eisenach, car j'ai eu une lettre de Mme de Chabannes, qui, à son retour d'Eisenach, venait de traverser Bruxelles, d'y passer deux jours pour y voir la Reine, et qui, revenue enfin à Versailles, avait retrouvé son mari arrivant de Claremont. Voici ce qu'elle me mande: «J'ai trouvé, à mon grand regret, dans la Reine des Belges, un éloignement extrême pour la fusion. L'Angleterre désire le statu quo en France, pour que ce pauvre pays s'enfonce et se noie complètement dans le bourbier dans lequel il est tombé. De là, toutes les intrigues possibles de la part de lord Palmerston, pour empêcher le seul moyen de salut et de régénération. Le Roi Léopold, non pas pour les questions allemandes, mais pour la question française, est l'écho de Downing street212, et la Reine Louise est celui de son mari. On offre à Mme la Duchesse d'Orléans un leurre, en dirigeant ses idées vers une toute nouvelle combinaison, celle de porter le Duc de Bordeaux à abdiquer! ce à quoi, certes, il ne consentira jamais. Vous reconnaîtrez là la foi punique de la Carthage moderne. Quant à mon mari, il a été chargé de donner, de la part de Claremont, le mot d'ordre à nos chefs de file ici, et je sais que les légitimistes ont été informés des dispositions conciliantes du Roi Louis-Philippe. Mais les partis sont fractionnés à l'infini; les légitimistes ont perdu leur ancienne discipline; il y en a qui préféreraient le Comte de Montemolin au Comte de Paris. Je songe souvent à ce que vous disiez prophétiquement à Eisenach: c'est que cette fusion si désirable, qui aurait, il y a six mois, pu avoir de si immenses résultats, a déjà perdu, à l'heure qu'il est, de sa portée, et que chaque jour de retard en diminue l'importance et l'utilité; mais comment détruire des préjugés si invétérés, dans lesquels l'amour-propre est si intéressé et les petites ambitions subalternes si actives

Voici un extrait de la lettre que j'écris au duc de Noailles, pour le remercier de son discours académique: «Vous avez, mon cher Duc, obtenu un brillant succès sur le grand et fiévreux théâtre; il en est un moins brillant et plus singulier, que je vous offre de ma solitude glacée. J'étais en pleine lecture d'Outre-tombe, quand le Journal des Débats m'a apporté vos magnifiques paroles. Eh bien! Je les ai admirées, quoiqu'elles continssent l'éloge constant d'un homme contre lequel mes instincts s'étaient toujours révoltés, et que l'acharnement jaloux de ses venimeuses confessions a rendu l'objet de ma profonde aversion. Mais en vous lisant, je n'ai eu que vous en regard; j'ai compris qu'il ne vous était plus permis d'être juge, que vous étiez condamné à être panégyriste. Je le répète, mon applaudissement était le triomphe le plus éclatant de votre parole et peut-être aussi celui de mon amitié. J'ai d'ailleurs la conviction qu'il vous en aura coûté, précisément en songeant à moi, de peindre sans ombres, et d'avoir ainsi ôté à la vérité du portrait ce que vous y ajoutiez en éclat. En sachant me détacher de la ressemblance, j'ai joui vivement de ce langage si pur, si simple, si élégant, si rare, hélas! et qui m'a replongée dans l'exquis. L'élévation de la pensée égale la délicatesse des sentiments, la prudence politique ne l'emporte nulle part sur la dignité de l'écrivain, et cependant elle l'accompagne avec une convenance aussi habile qu'heureuse.»

Sagan, 21 décembre 1849.– J'ai reçu hier une lettre de Paris, qui contient le passage suivant: «Notre état politique est calme pour le moment, mais des divisions de plus d'un genre existent dans la majorité de l'Assemblée, où il semble qu'on ne puisse être uni que contre les dangers de la rue. Cela n'offre pas une grande sécurité, et donne une empreinte d'aigreur et de tristesse à toutes les conversations. Les meilleurs amis sont d'avis opposés et se disputent avec irritation, cela rend les relations sociales difficiles et désagréables. Il n'y a que Mme de Lieven qui paraît n'avoir rien à désirer, et qui est en complète jouissance de son séjour à Paris. Elle continue à faire le plus de nouvelles connaissances qu'elle peut; elle recherche particulièrement les gens au pouvoir et regrette de ne pouvoir aller à l'Élysée.»

Sagan, 26 décembre 1849.– Il y a une chose qui m'a frappée et que je regarde comme très fâcheuse; c'est le débat qui s'élève dans la presse périodique sur les avantages, les inconvénients, la forme, les conditions de la fusion désirée depuis longtemps par tous les vrais amis de la France. Il n'y a rien, ce me semble, de plus fatal au bon résultat, que d'en jeter ainsi la discussion dans le domaine d'un public passionné, prévenu, mal renseigné, et, le plus souvent, aussi méchant que stupide. J'avais, je le crains, bien raison de dire à Eisenach que ma seule crainte était que déjà il ne fût bien tard pour une décision qui aurait dû fondre sur le public à l'improviste et comme un fait accompli. Alors, elle aurait eu tout son effet, elle aurait décidé les faibles, rallié les gens sensés, réuni les récalcitrants, et on aurait vu se grouper, outre le petit nombre des courageux, l'immense légion des peureux, autour de cet unique drapeau. Maintenant, il n'apparaîtra, si vraiment il se déploie, que tout troué et déchiré par les balles des journalistes et les invectives des mauvais petits intrigants subalternes dont je remarquais avec effroi la présence autour de Mme la Duchesse d'Orléans.

Il paraît que Vienne, pour plaire au jeune Empereur, reprendra quelque essor social. L'Empereur était, l'année dernière, à Olmütz, extrêmement épris de sa cousine, l'Archiduchesse Élisabeth, qui vient de perdre son mari. Quoiqu'il se soit consolé, on dit qu'il lui reste quelque étincelle de sa première flamme, et qu'il se pourrait bien que la jeune et fort consolable Archiduchesse devînt Impératrice au bout de son deuil. Elle est jolie, elle a dix-neuf ans, et a un enfant213.

Sagan, 30 décembre 1849.– En France, la confusion des esprits est évidente. Ceux-ci sont sûrs de l'Empire, ils l'auront dans un mois; ceux-là assurent que le principe de la légitimité est immuable et reconnu par tout le monde et que son triomphe est assuré; les marchands disent qu'ils préféreraient la maison d'Orléans; et les socialistes se moquent de tous ces rêves en tenant leur avènement pour certain. Comme on ne s'unit que le jour où il faut combattre ces derniers, ils pourraient bien finir par trouver le moment favorable pour eux.

Nous allons donc, dans deux jours, commencer une nouvelle année, qui commencera aussi la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Quelle moitié de siècle va se terminer! Et par combien de catastrophes la fin de cette époque de désordres et de folies n'a-t-elle pas été marquée! Les premières années de ce demi-siècle nous sortaient du chaos, les dernières nous y replongent; et Dieu sait maintenant jusqu'à quelle profondeur nous tomberons dans le gouffre. Puisse-t-on mourir en paix dans son lit! Les désirs et les espérances ne sauraient aller au delà, et cela même pourrait passer pour une excessive exigence.

1850

Sagan, 3 janvier 1850.– On ne saurait croire quelle est la faiblesse du Ministère prussien, et le désarroi complet que les nouvelles lois, proposées ou concédées, jettent dans toute l'administration. C'est bien le cas de dire:

 
Les lois étaient sans force et les droits confondus;
Ou plutôt, en effet, Valois ne régnait plus214.
 

Il y a une ancienne prédiction en Prusse, qui date du règne du père de Frédéric II, et qui indique que son quatrième successeur sera le dernier Hohenzollern qui régnera sur la Prusse. En vérité, on est tenté d'y ajouter foi. On veut donner des lois uniformes, des bords du Rhin jusqu'aux Carpathes; c'est folie: les mœurs, la civilisation, les intérêts, tout est différent. La landwehr, bonne encore aujourd'hui, rentre l'année prochaine dans ses foyers, pour être remplacée par une nouvelle levée fort gangrenée; bref, partout où se portent les regards, on n'aperçoit que décomposition, et l'inquiétude gagne de plus en plus tous les esprits. Cependant les négociations danoises ont repris toute leur vivacité à Berlin; on les dit bien placées entre les mains de M. Usedom.

On me mande de Paris un fait assez curieux. Toutes les fabriques y sont en pleine activité, mais les affaires ne se font qu'au comptant; du papier à trois mois ne trouve absolument pas à s'escompter. La Banque a exactement autant d'écus et de lingots dans ses caves que de billets en circulation. Ce fait, inouï peut-être jusqu'à présent, est une démonstration mathématique qu'il n'existe pas la moindre confiance dans le plus prochain avenir, et qu'on vit au jour le jour.

Sagan, 9 janvier 1850.– On m'écrit de Paris que M. de Persigny arrive à Berlin215 tout plein de projets, et avec l'idée fixe d'y former une triple alliance entre la France, l'Angleterre et la Prusse. Cette idée, au reste, n'origine pas de lui, mais de l'infernal Palmerston. On a été tout d'abord prévenu à Vienne de ce projet, et c'est le prince Félix Schwarzenberg qui lui a donné de la publicité par la voie des journaux. On dit que, malgré cette publicité, le projet n'est pas abandonné. A la Prusse on offrirait la Saxe et la Thuringe, on lui montrerait en perspective le Hanovre, après la mort, probablement peu éloignée, du Roi Ernest-Auguste; en échange, on demanderait à la Prusse les provinces rhénanes. La Prusse dit que la France devrait se contenter des parties bavaroises rhénanes, ce qui est suffisant, au gré de l'Élysée. Voilà où en est cette intrigue, qu'on ne peut élever au rang d'une négociation. M. de Persigny se dit que, s'il réussit, il s'ouvrira les deux battants de la porte du Ministère des Affaires étrangères, objet de son ambition, et, à son maître, celle de l'Empire, à laquelle il aspire. Une autre lettre de Paris me dit: «Les amnistiés, que le Président a remis au sein de leur famille, font plus de mal à eux seuls, dans une seule journée, que tous les mauvais sujets de Paris réunis. Ils sont tellement pleins de gratitude qu'ils menacent de tuer le Président. Beaucoup de ces hommes sont convaincus que ce sont leurs femmes qui les ont fait arrêter; aussi sont-ils à la recherche des preuves afin de se défaire de leurs moitiés.»

Berlin, 12 janvier 1850.– On est ici en pleine crise parlementaire. Le Roi n'a pas voulu prêter, sans réserves, un serment qu'il veut tenir et qui répugne à sa conscience politique216. Le Ministère, qui, pour gouverner, avait absolument besoin d'obtenir des Chambres une loi sur la presse et une sur les clubs, pressait le Roi de prêter le serment à la Constitution, sans lequel il ne pouvait rien espérer des Chambres. Tel était le dilemme. Il y a eu les scènes les plus vives entre le Roi et son Cabinet; celui-ci, déterminé à donner sa démission et à forcer le Roi à céder. Les choses placées ainsi, deux personnages très influents, le général de Rauch et le baron de Meyendorff217, se sont jetés à la traverse. On a fait sentir au Ministère qu'il n'avait pas fait d'assez glorieuses campagnes pour oser se mettre à si haut prix, et que c'était une indignité de vouloir ainsi violenter le Roi, pour gratifier le pays d'une détestable Constitution. On a dit net aux Ministres qu'ils avaient choqué par leur faiblesse, qu'ils n'avaient nullement compris leur mission, et, que le jour passé du danger des rues, ils n'avaient plus marqué que par leur incapacité. Ils ont été obligés d'entendre de fort dures vérités. D'un autre côté, on a cherché à calmer le Roi, tout en lui donnant une fermeté que l'on attribue à l'influence de la Reine. C'est de toutes ces allées et venues qu'est sorti le Message Royal, qui, sans réformer tout ce qui est mauvais, jette cependant dans le pays quelques bons jalons auxquels on pourrait se raccrocher. Le Ministère s'est rattaché franchement au Roi, m'assure-t-on, et celui-ci sort enfin de son effacement. Maintenant, les Chambres accepteront-elles? C'est là la question. On le croit, parce que le Cabinet dit qu'il se retirera s'il y a refus, et les Chambres savent qu'aussitôt après, paraîtrait un Ministère réactionnaire pur. La seconde Chambre, qui ne veut pas être dissoute, est effrayée de cette combinaison, et on espère que devant ce fantôme qui pourrait prendre corps, elle cédera.

Berlin, 17 janvier 1850.– Votre jugement218 sur les femmes qui se mêlent de politique et sur les dangers qui peuvent en résulter pour elles est parfaitement juste. Je crois qu'on peut me rendre cette justice qu'à aucune époque je ne me suis fait de fête à cet égard, que ce n'est que forcément que j'y ai pris part; que, bien loin d'y chercher des satisfactions d'amour-propre, j'ai toujours eu effroi de ma responsabilité, et que si, par ma position exceptionnelle, j'ai dû être bien informée, si j'ai même été appelée à donner mon avis et à avoir quelque influence sur des décisions sérieuses, je n'ai, du moins, prêté ni mon nom, ni mon action à une intrigue; je n'ai, non plus, jamais ambitionné le rôle de femme politique, et, sous ce rapport, j'ai toujours cédé sans contestation le premier pas à d'autres plus avides, si ce n'est plus propres à ce genre de renommée.

On est toujours absorbé ici par la crise parlementaire, qui n'est point encore dénoncée, et sur l'issue et les conséquences desquelles on est en doute et en grande divergence. On a tellement traqué et tourmenté le Roi qu'après une lutte de plusieurs heures, il était si épuisé, avant-hier, à neuf heures du soir, qu'il a demandé sa pelisse et s'est promené dans le parc de Charlottenburg, seul et à pied, par la neige, pour se rafraîchir et se remonter par le grand air. Il voulait renvoyer le Cabinet, dissoudre les Chambres, et appeler à lui ce que l'on nomme ici les réactionnaires. Le général Rauch l'en a empêché, et, sans doute, il a eu raison parce que les mesures énergiques ne réussissent qu'entre les mains de ceux qui ne reculent devant aucune des conséquences d'un parti résolu.

J'ai passé une heure hier chez la comtesse de Brandebourg, où M. de Meyendorff nous a montré une lettre qu'il venait de recevoir de Mme de Lieven. Elle est toujours bonne à écouter dans ses lettres, qui sont écrites avec verve, naturel, et qu'elle sait remplir de faits. Elle y dit que lord Normanby règne sans partage à l'Élysée, où il pousse à l'Empire; que le Président a rompu avec tous les gros bonnets pour se livrer uniquement à son mauvais entourage; que l'Assemblée est plus divisée que jamais; que les sommités se défient les unes des autres et ne s'épargnent pas les injures, Molé appelant Broglie un respectable nigaud, Thiers appelant Molé une vieille femme, celui-ci ripostant par gamin; le gâchis complet en France. Hélas! ne l'est-il pas partout? On a bien de la peine, dans une confusion aussi générale, à conserver quelque clarté, quelque fixité dans le jugement. L'esprit s'amoindrit en s'obscurcissant, et il n'y a que le cœur qui puisse rester un guide assuré, à une époque où tous les calculs sont trompeurs et où les instincts seuls peuvent fournir le fil du labyrinthe.

Berlin, 19 janvier 1850.– Le moment, ici, est curieux car il est critique, et si j'avais encore le même intérêt que jadis aux choses d'ici-bas, je serais tout oreilles à ce qui se passe. Hier, tout à coup, les bruits de concession ont cessé; une grande partie des députés conservateurs et plusieurs personnes graves de la ville, étrangères aux Chambres, ont signé une pétition au Roi pour le supplier de ne pas céder. Bethmann-Holweg, qui n'est pas député, a porté hier au soir cette pétition à Charlottenburg.

Berlin, 24 janvier 1850.– Il paraît que Radowitz est arrivé ici, prêchant moins au Roi les concessions qu'on pouvait le craindre, et qu'il a apporté beaucoup de lettres de Gagern aux membres influents des Chambres pour les engager à obéir au Roi, vu que leur refus mettrait probablement en question tout l'édifice constitutionnel de l'Allemagne. La semaine prochaine nous apportera la solution définitive.

Berlin, 25 janvier 1850.– J'ai été hier soir à un concert à Charlottenburg, où la musique n'était guère écoutée, chacun étant préoccupé de ce qui doit se passer aujourd'hui. La bataille parlementaire s'engage ce matin.

Il m'est revenu, de bonne source, que M. de Persigny voit, en secret, un assez mauvais monde politique, et que, ne pénétrant dans l'intimité d'aucun salon, il se livre, soit par humeur, soit par ennui, soit par instinct, à un entourage qui n'est pas convenable pour sa position officielle. Il intrigaille aussi, dans le sens que j'indiquais il y a quelque temps. On l'écoute, on le berce de l'espoir de réussir, mais on n'engage rien de sérieux avec un agent et un gouvernement qu'on ne regarde, ni l'un ni l'autre, comme sérieux.

Berlin, 26 janvier 1850.– Hier au soir, à un bal chez le comte d'Arnim-Boitzenburg, les Meyendorff m'ont raconté que M. de Persigny leur avait fait la veille une longue visite, pendant laquelle il leur avait développé sa thèse bonapartiste, impérialiste, soutenant que c'était la seule corde populaire en France, et, pour preuve, il a fini par dire que dans les hameaux de France, on trouvait des familles entières agenouillées devant les images de l'Empereur Napoléon, demandant le retour de l'Empire! Quel conte effronté! Il s'est, à ce bal, approché de moi et m'a demandé des nouvelles de ma fille, en me disant qu'il avait eu l'honneur de faire sa connaissance chez M. de Falloux, dont il prétend être depuis dix-huit ans l'ami intime219.

Berlin, 27 janvier 1850.– Hier, à onze heures du soir, les débats sur le Message Royal n'étaient point encore terminés; il y avait grande chance pour qu'on adoptât l'amendement Arnim, qui propose d'ajourner à deux ans la loi d'organisation de la Chambre des Pairs, et, qu'en tout cas, cette Chambre fût tout entière à vie, et non héréditaire; double concession qui rendrait la mesure illusoire, et ne ferait que confirmer l'incertain dans le provisoire. C'est triste, c'est grave, c'est fatal!

Le Ministre d'Autriche, Prokesch, après être resté enterré pendant six jours dans les neiges, et le Prince de Leiningen, frère de la Reine Victoria, sont arrivés de Vienne, le premier restant à Berlin, le second se rendant à Francfort-sur-le-Mein. Tous deux sont enchantés du jeune Empereur. Ils disent que, si la Prusse n'est pas aimée à Vienne, l'Angleterre y est tout particulièrement haïe, et la France nullement comptée.

L'armée autrichienne a pour chef réel le jeune Empereur, dont le chef d'État-major, général de Hess, est sous ce rapport l'habile instructeur. Tous les ordres aux troupes, toutes les mesures militaires émanent directement de l'Empereur, sans intervention, ni contre-seing ministériel. Ceci n'est pas sans importance. Leiningen a aussi été très frappé de la tenue du prince Félix Schwarzenberg; il dit que c'est le ministre le plus décidé et même le plus audacieux qu'on puisse rencontrer.

Berlin, 28 janvier 1850.– L'amendement Arnim a passé à une petite majorité, qui n'aurait pas même existé si quinze Polonais ne s'étaient abstenus de voter. Le paragraphe du Message Royal, relatif aux fidéi-commis, a été rejeté, parce que plusieurs députés de la droite, ayant faim et sommeil, s'étaient retirés! On voit, par là, où on en est ici, en fait de mœurs parlementaires. Le Ministère, qui ne voulait qu'un replâtrage, a été satisfait sans l'être. Le Roi se dit mécontent, et cependant, j'ai la crainte qu'il ne finisse par jurer cette déplorable Constitution, aussitôt que la Première Chambre aura sanctionné l'œuvre de la Seconde.

Quelqu'un me mande de Paris avoir vu M. Guizot, et ne l'avoir trouvé ni abattu, ni irrité, mais calme et ferme. Il dit, en parlant de l'état des esprits dans l'Assemblée et dans ce qu'on appelle encore la société, qu'on n'est pas assez inquiet, mais qu'on est trop découragé.

Berlin, 29 janvier 1850.– Une personne qui arrive de Vienne m'a dit que le prince Schwarzenberg poursuivait sans relâche un projet de traité commercial avec les États italiens, à la grande fureur de lord Palmerston; le Cabinet de Vienne déclare qu'aussi longtemps que l'Angleterre confiera sa diplomatie à ce Ministre, il la tiendra pour non avenue dans les questions continentales et ne s'en inquiétera en aucune façon. Ce dont on est mécontent à Vienne, c'est du Pape, de sa faiblesse, de ses tergiversations; aussi Rome est-elle devenue le point le plus malade de l'Italie. Ici, on est triste, inquiet, préoccupé des intrigues multipliées de ces derniers jours, qui ont amené le vote d'avant-hier. Une chose curieuse, c'est que le comte d'Arnim-Boitzenburg dit maintenant à qui veut l'entendre que le fameux amendement n'est pas de lui, mais de Radowitz; qu'il n'a fait que lui prêter son nom. Les quinze députés polonais disent que, s'ils se sont abstenus de voter, c'est que le Gouvernement leur a fait promettre des concessions inespérées pour le Grand-Duché de Posen, s'ils s'abstenaient de voter sur ce même amendement que le Cabinet déclarait la veille ne pouvoir jamais admettre. Vis-à-vis d'autres députés, on a fait agir la séduisante volonté, les prières du Roi. Celui-ci déclare qu'on l'a fait parler contre sa pensée. Bref, c'est un gâchis abominable, honteux. La gauche bat des mains. Cette déplorable comédie est, à mes yeux, le dernier coup qui sape le chancelant édifice, car, lorsque personne n'a confiance en son voisin, que personne ne sait sur quelle pensée s'appuyer, ni où en trouver une sincère et ferme, on perd bientôt le courage de son opinion, on reste comme paralysé, on perd jusqu'à l'instinct de la défense personnelle, et on se laisse tout doucement glisser vers l'abîme qui est tout prêt à recevoir sa proie.

204.Soldats de réserve. Landwehr hongroise.
205.Le 12 novembre, M. Barrot, ministre de l'intérieur, annonça à l'Assemblée nationale de Paris que le Président, usant du droit que lui conférait le décret du 18 juin 1848, avait ordonné la mise en liberté du plus grand nombre des insurgés détenus à Belle-Isle.
206.Le général Changarnier commandait alors les troupes de Paris.
207.Le Roi de Prusse ne consentit pas à donner à Th. Elssler ce nom de Fischbach, et lui accorda le titre de baronne de Barnim.
208.Waldeck, arrêté et emprisonné depuis le mois de mai comme complice d'une grande conspiration révolutionnaire, fut acquitté, après un long procès, le 5 décembre, par des juges qu'on ne regardait pas à Berlin comme assez impartiaux.
209.Chassés de Francfort, les débris de l'Assemblée nationale s'étaient rassemblés à Stuttgart, et le parti révolutionnaire, donnant le signal d'une insurrection ouverte en Allemagne, prit les armes en Saxe, dans le Palatinat rhénan et dans le Grand-Duché de Bade, renversant les Gouvernements et restant partout victorieux, jusqu'au moment où les troupes prussiennes rétablirent l'ordre. Ce fut alors que la Saxe et le Hanovre convinrent avec la Prusse d'une nouvelle Constitution et conclurent l'alliance dite des trois Rois, mais l'Autriche, jalouse de la prépondérance en Allemagne, s'opposa aux vues prussiennes, et décida la Saxe et le Hanovre à se retirer. Frédéric-Guillaume IV constitua alors l'Union avec le reste de ses alliés, et, ouvrit la Diète d'Erfurt où la nouvelle Constitution fut acceptée. Ce fut alors que l'Autriche, pour empêcher à tout jamais un semblable projet, engagea les États allemands à rétablir l'ancienne Confédération germanique, et, malgré l'opposition de la Prusse, ce plan devait être exécuté.
210.Le duc de Noailles avait été élu à l'Académie en remplacement de Chateaubriand. Il allait former dans cette Assemblée, avec MM. de Broglie et Pasquier, le petit groupe appelé le parti des Ducs.
211.L'abbé Dupanloup venait d'être appelé à l'évêché d'Orléans, sous le ministère de M. de Falloux, alors Ministre des Cultes et de l'Instruction publique.
212.Lord Palmerston demeurait en 1849, Downing Street, à Londres.
213.L'Archiduchesse Élisabeth avait perdu son mari l'Archiduc Ferdinand-Charles-Victor d'Este, le 15 décembre 1849; elle se remaria, en 1854, avec l'Archiduc Charles-Ferdinand. Elle est la mère de la Reine Marie-Christine d'Espagne et des Archiducs Frédéric, Charles-Étienne et Eugène.
214.La Henriade, chant premier.
215.M. de Persigny, aide de camp du Prince-Président, et élu représentant à l'Assemblée législative en 1849, remplit à Berlin, pendant la durée de son mandat, une mission temporaire dont le succès fut médiocre.
216.Un Message Royal, attendu depuis plusieurs jours, avait été présenté aux Chambres prussiennes dans la séance du 9 janvier. On y annonçait la formation d'une Pairie héréditaire, l'initiative des lois de finances laissée à la seconde Chambre, et la prestation du serment à la Constitution par le Roi. Les modifications y étaient nombreuses, et conçues dans un sens restrictif, mais le Roi n'en faisait pas une condition sine qua non de son serment, il croyait remplir un devoir de conscience en soumettant ainsi ses scrupules aux Chambres.
217.Ministre de Russie à Berlin.
218.Extrait de lettre.
219.C'était vrai.
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30 November 2017
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