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Buch lesen: «Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)», Seite 12

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«Les choses marchent assez mal en Hollande, où la maison d'Orange devient de plus en plus impopulaire. On ne pardonne pas au vieux Roi sa rapacité, la manière dont il a exploité le pays pendant vingt-cinq ans, et encore moins son mariage avec une catholique belge, après avoir, durant deux années, condamné le pays à supporter un état aussi onéreux que la guerre, sans sa gloire et ses profits, tout cela pour l'agrandissement de sa famille. Le nouveau Roi est léger, inconsidéré, imprudent. On le blâme de se jeter dans les bras de la France, ce qui est une politique toute nouvelle et aventureuse pour la Hollande; on blâme surtout son entêtement à maintenir l'armée sur un pied ruineux pour le pays; le budget reste énorme: quatre-vingts millions de florins pour une population de moins de trois millions d'âmes. La nomination du baron Heskern, comme Ministre des Pays-Bas à Vienne, a causé un grand scandale en Hollande et y a renouvelé des bruits fâcheux.

Rochecotte, 11 septembre 1842.– J'ai reçu hier une lettre de M. de Salvandy, dont voici l'extrait: «Le plongeon de Thiers est fabuleux. L'amende honorable au Gouvernement a été complète; il lui a baisé la main. Je l'aurais trouvé plus habile d'être plus digne. Cela arrive bien souvent. Je ne crois pas qu'il se soit, par là, rendu possible immédiatement, mais par cela seul, qu'il a l'air de l'être, le pouvoir est plus difficile à tout le monde. L'un des résultats de cette immense flatterie, c'est de rendre le Roi ingouvernable. M. de Lamartine n'a jamais été qu'un météore. Il écrit à M. Villemain qu'il va faire de la grande opposition; il n'y aura de grand que son impuissance et sa chute.»

Je compte partir, dans quelques heures, pour Valençay et y passer un mois chez mon fils, auquel je l'avais promis depuis longtemps.

Valençay, 24 septembre 1842.– J'ai été fort affligée de la mort de ma pauvre et excellente cousine, la princesse Pierre d'Arenberg. Elle avait, pour moi, beaucoup de bienveillance, comme son mari, et tout ce côté de ma famille. Je leur suis, à tous, bien sincèrement attachée. La sœur de charité, qui a soigné Mme d'Arenberg, lui a entendu dire, tout de suite après l'Extrême-Onction: «Mon Dieu! que votre volonté soit faite!» Je reste convaincue qu'elle a été éclairée sur son danger, dans les dernières quarante-huit heures de sa vie, et que c'est par force d'âme, et pour ne pas ôter à ses entours la consolation de la croire dans l'illusion, qu'elle n'a pas plus clairement parlé de sa fin. C'était une âme d'élite!

Valençay, 27 septembre 1842.– J'ignorais qu'il fût question du mariage du Prince de Joinville avec une Princesse du Brésil; je croyais même que ces Princesses ne pouvaient quitter le Brésil, à moins que leur frère, l'Empereur, qui n'est pas encore marié, n'eût des enfants. Je m'étonne aussi que la Reine des Français ne redoute pas un peu le sang de ces Princesses de Bragance et leur éducation. Puis, pourquoi marier si tôt un jeune homme, marin de profession, qui a trois frères et déjà trois neveux? Cela prépare des quantités de branches collatérales, qui, grâce au partage des fortunes et à la lésinerie toujours croissante des Chambres, deviendront nécessiteuses, appauvries et bientôt une gêne pour le chef de la famille.

Valençay, 5 octobre 1842.– J'ai des raisons de croire au mariage de la Princesse Marie de Bade avec le marquis de Douglas: cependant, c'est moins fait que ne le disent les journaux.

Je partirai d'ici le 15; j'irai dîner à Tours, chez ces malheureux d'Entraigues, qui viennent de perdre une fille dans les circonstances les plus douloureuses, et j'arriverai pour coucher à Rochecotte. J'aime mieux une forte journée que la fatigue, le froid et les rhumes des auberges dans cette saison. M. Royer-Collard, qu'il m'aurait été impossible d'aller voir à Châteauvieux, à cause des chemins trop raboteux qui y mènent, a bien voulu venir ici hier. Cet effort, à son âge, et avec une santé affaiblie, m'a vivement touchée. Il m'a parlé de son intérieur, de ses intérêts les plus proches et m'a paru fort détaché de tout le reste.

Rochecotte, 16 octobre 1842.– Je suis arrivée hier soir pour me coucher. Le home a toujours un mérite particulier, qu'on ne trouve nulle part ailleurs. J'ai cependant quitté Valençay avec regret: j'y ai été fort soignée; tout le pays est resté bienveillant pour moi; j'aime beaucoup mon fils, dont le commerce me plaît; puis, nulle part les souvenirs ne sont aussi nombreux et aussi puissants sur moi qu'à Valençay…

Il vient de se passer, à Nice, un fait écrasant de merveilleux, et dont je connais tous les acteurs: leur véracité, leur droiture, leur foi et leurs lumières sont incontestables. La fille aînée du comte de Maistre70, depuis bien des mois percluse d'une jambe qui s'était tordue, souffrait des douleurs désespérantes, poussant les hauts cris jour et nuit, abandonnée par tous les médecins, qui parlaient de gangrène et d'amputation. En dix minutes d'une fervente invocation, elle vient d'être radicalement guérie, devant douze personnes qui étaient dans sa chambre (et toute la ville de Nice pour y prendre part), par les ardentes prières de Mlle Nathalie de Komar, qui, depuis quelques années, est dans la plus grande mysticité. La guérison est complète, et le mal était désespéré. La jeune malade est elle-même une sainte, se destinant à être sœur de charité: tout cela confond, anéantit; expliquer ne se peut pas, contester, dans la circonstance actuelle, pas davantage. Il n'y a qu'à se taire, s'humilier et adorer.

Rochecotte, 17 octobre 1842.– Je suis un peu fatiguée de ma journée d'hier. Le Curé était venu me prévenir qu'il avait attendu mon retour pour placer dans son église le Chemin de la Croix; un des Grands-Vicaires de Tours venait d'arriver, pour faire cette cérémonie: il a donc fallu y assister. Elle était belle et touchante, mais fatigante, surtout à cause de la procession. Puis, il fallait gagner l'église qui est éloignée; le chemin, mauvais, dur en voiture, trop long à pied; bref, le tout m'a surmenée.

J'ai des nouvelles de Pauline, du 8, de la villa Melzi, et du 10, de Milan: elle est dans un ravissement complet de tout ce qu'elle voit, émerveillée de la magnificence élégante des Melzi, et bien touchée de leur accueil, qui a été plein de grâce et de recherche. Je suis charmée que ma fille trouve de l'agrément à ce voyage, qui lui a bien coûté à entreprendre.

Rochecotte, 19 octobre 1842.– J'ai reçu hier une lettre de Berlin, qui me dit qu'il y est fort question du retour à la Haye de l'ex-Roi des Pays-Bas, le comte de Nassau. On dit qu'il y conduirait sa fille71, comme moyen de la tirer, sans éclat, de la fausse position dans laquelle elle s'est mise, vis-à-vis de son mari et de toute la Cour. Elle avait eu la permission de paraître aux fêtes du mariage de la Princesse Marie de Prusse avec le Prince Royal de Bavière, mais son mari, le Prince Albert, s'est dit malade, n'a pas paru et ne revoit plus sa femme. Je sais bien que la Princesse Marianne passait pour légère, mais, à mon dernier voyage à Berlin, elle paraissait, ostensiblement, dans les meilleurs rapports avec son très peu agréable époux; il faut donc qu'il se soit passé quelque chose de particulier dans ces derniers temps.

Rochecotte, 27 octobre 1842.– J'avais déjà entendu parler, à Berlin, non pas d'un chasseur du Prince Albert, mais d'un Stallmeister ou piqueur, qui suivait, seul, la Princesse dans ses cavalcades de Silésie, mais je ne pouvais pas croire à cette histoire, qui paraît, cependant, avoir pris plus de consistance.

Rochecotte, 3 novembre 1842.– L'aristocratie anglaise est dans un grand émoi, de l'histoire du Prince Georges de Cambridge avec lady Blanche Somerset. Que va-t-elle devenir? La fille d'un particulier, quoique grand seigneur, ne peut épouser un Prince qui peut être appelé à la Couronne72.

On dit que lady Harriet d'Orsay a eu un tel chagrin de la mort de M. le Duc d'Orléans, qu'elle a tourné à la dévotion, et qu'elle veut se faire catholique. La princesse Belgiojoso est aussi dans une grande exaltation religieuse, et comme il faut toujours qu'elle imagine des choses étranges, elle porte un costume de nonne.

Le prince indien qui est à Paris73, en ce moment, a été à l'Opéra: il a voulu aller dans les coulisses, où on lui avait dit qu'il trouverait des danseuses de bonne volonté; il arrive, et se met aussitôt à embrasser, avec une telle rage, qu'il fallut vite le faire sortir de force, au rire général des assistants.

Rochecotte, 4 novembre 1842.– M. Bresson m'écrit, de Berlin, que la réunion des États et les chemins de fer qui aboutissent maintenant dans cette capitale lui donnent un grand mouvement, et qu'elle est devenue très animée. Il dit aussi que le comte Maltzan est devenu bien malade, que sa vie est en danger, et que M. de Bülow est le plus agréable Ministre des Affaires étrangères avec lequel il ait eu à traiter.

Rochecotte, 12 novembre 1842.– Mme de Lieven me mande que lord Melbourne a eu une attaque, qui le laisse faible, et le met hors des chances de la politique, ce qui est un draw-back pour les Whigs74. Le mariage de la Princesse Marie de Bade est officiellement annoncé: sa situation ne sera pas agréable à la Cour d'Angleterre, où on est décidé à ne la traiter que comme marquise de Douglas: ma pauvre Grande-Duchesse a conduit tout cela avec sa légèreté habituelle.

On m'écrit de Vienne que M. de Metternich est assez souffrant, qu'il ne reçoit plus le Corps diplomatique le soir, afin de ne s'occuper d'affaires que le matin et d'éviter tout ce qui peut l'exciter avant de se coucher.

Rochecotte, 24 novembre 1842.– Il me semble que les Anglais sont en bien bonne veine: ils terminent leurs affaires glorieusement en Chine et aux États-Unis75; gouvernent en Espagne et en Portugal; étouffent les émeutes intérieures et ont partout une prépondérance qui doit nous faire grande honte: nous ne pouvons pas même faire un pauvre petit traité avec la Belgique, qui va passer à la Prusse.

1843

Rochecotte, 21 février 1843.– Le courrier vient de m'apporter une lettre de M. de Salvandy, rompant un long silence, qu'il motive sur ses perplexités politiques. Il dit qu'après avoir été indignement traité par M. Guizot, celui-ci, à la veille d'une bataille sérieuse, court après lui; que, d'un autre côté, M. Molé se souvient qu'il peut lui être nécessaire et passe d'une indifférence dédaigneuse à des soins extrêmes; que lui, Salvandy, ne se soucie, ni de blesser le Roi, en votant et en parlant contre M. Guizot, ni de soutenir un Ministère impopulaire, incapable. Il croit que les vingt voix sur lesquelles il agit seront décisives, pour ou contre. Il me semble croire le Ministère fort compromis, et, lors même qu'il gagnerait la bataille des fonds secrets, il ne pense pas qu'il puisse voir la fin de la session. En attendant, M. Guizot donne, demain, un raout monstre, suivi d'un souper des Mille et une nuits, selon l'expression romanesque de Mme de Meulan76. C'est la semaine prochaine qu'aura lieu, à la Chambre, l'action, qui s'annonce pour très vive. M. Molé est plein d'ardeur, plein de confiance. Dans sa combinaison entreraient le maréchal Valée, MM. Passy et Dufaure, Dupin, Bignon (de Nantes), de Carné, Laplagne, Salvandy et l'amiral Mackau. M. Thiers se déclare hors de cause, pour l'instant. Voilà l'extrait de la lettre de M. de Salvandy qui est longue et très littéraire. Je l'ai rendue en prose vulgaire.

On m'écrit, de Vienne, que Mme de Reichenbach, épouse du vieux Électeur de Hesse-Cassel, vient de mourir et laisse un gros héritage à ses filles, dont l'une est belle-sœur de la princesse de Metternich. Les Flahaut ont donné deux fort beaux bals, à l'un desquels, lui, ayant voulu valser avec la princesse Paul Esterhazy, l'élasticité leur ayant manqué à tous deux, ils sont tombés tout de leur long. Cela a semblé assez ridicule.

Rochecotte, 23 février 1843.– Les leading articles du Journal des Débats deviennent très piquants. Je trouve cette façon de s'en prendre à l'intrigue comme à une personne, et de dire: l'intrigue fait, l'intrigue parle, l'intrigue veut, l'intrigue refuse, très drôle; j'ai bien deviné que cela signifie: M. Molé veut, M. Molé refuse, M. Molé demande! Tout cela fait pitié, au fond, tout en inspirant de véritables inquiétudes, car rien ne nuit autant à l'effet d'une représentation que les trop fréquentes entrées et sorties des coulisses.

M. d'Arenberg écrit un mot assez amusant de M. Thiers. A un concert, chez la duchesse de Galliera, la princesse de Lieven reprochait à M. Thiers qu'il la soignait peu; il lui a répondu qu'il la soignerait mieux, quand elle aurait quitté le Ministère. On cite de lui aussi un autre propos. Il aurait dit que sa rentrée aux Affaires ne pouvait être prochaine, et qu'avant cela, il désirait la Présidence de la Chambre.

Rochecotte, 25 février 1843.– J'ai pris hier dans la bibliothèque des Mémoires intitulés: Mémoires de Gaston d'Orléans, attribués à un des officiers de sa maison, Aglay de Martignac. J'y ai trouvé ce mot drôle et spirituel de Gaston: «Pendant le petit voyage que le Roi vint faire à Paris, Monsieur ayant rencontré la Reine, une fois qu'elle venait de faire une neuvaine pour avoir des enfants, il lui dit en raillant: «Madame, vous venez de solliciter vos juges contre moi; je consens que vous gagniez votre procès, si le Roi a assez de crédit pour cela.»

Barante m'écrit que l'Ambassadeur Pahlen, devant aller, cet été, en Allemagne, a envie d'en faire autant, pour tirer, dans cette rencontre, ses chances au clair. Il dit aussi que les chances de M. Guizot sont assez aventurées; que les prodigieuses agitations de M. Molé l'ont déconsidéré et compromis; que Thiers manœuvre avec plus d'habileté; que, du reste, les habitudes de mensonge sont telles, chez tout le monde, que le spectacle général est dégoûtant, et que tout fait pitié.

Rochecotte, 1er mars 1843.– Le prince Pierre d'Arenberg, qui est ici depuis deux jours, a apporté le livre de Mme de Ludre77, dont il a lu, hier au soir, quelques chapitres au salon. La pauvre femme, perdue dans une métaphysique quintessenciée, a fait là le plus singulier et le plus incompréhensible fatras possible. La coupe même du livre, ses divisions, tout est d'une bizarrerie effrayante. Il n'y a pas même le mérite du style: ce n'est pas écrit. Il est impossible de comprendre le but de ce livre. Pour nous reposer de cette lecture, nous avons deviné des vers. Ce jeu, tout enfantin qu'il est, est infiniment plus raisonnable et plus spirituel que la théologie sublunaire de Mme de Ludre.

Rochecotte, 2 mars 1843.– Je rentre d'une longue promenade, par un temps incomparable; un de ces temps qui aident à vivre, et dont on jouit si bien à la campagne, dont on ne se doute presque pas à Paris. On n'imagine pas le progrès de la végétation; tous les arbustes montrent leurs feuilles écloses, de ce joli vert vif et tendre du début; puis les jonquilles, les narcisses en fleurs; quant aux violettes, nous en faisons litière. Pourquoi faut-il changer tout cela pour la boue et la lourde atmosphère de Paris?

Paris, 12 mars 1843.– Me voici plongée dans Paris. On m'a déjà conté bien des choses depuis mon arrivée. En voici quelques-unes, qui ont, du moins, le mérite d'être assez amusantes. Une dame, rencontrant le duc de Noailles, le lendemain de son discours sur le droit de visite, lui en fit compliment, ajoutant: «Malheureusement, Monsieur le Duc, vous êtes comme la poule qui ne pond qu'un seul œuf d'or dans l'année!» La marquise de Caraman, arrivant mardi chez la duchesse de Poix, où il y avait du monde, a été appelée par la duchesse de Gramont, qui lui a demandé de s'asseoir près d'elle, et lui a dit à haute voix: «Est-il vrai, Madame, que vous épousiez le maréchal Sébastiani?» Mme de Caraman a immédiatement répondu, sans se déconcerter, et aussi à haute voix: «Je sais que beaucoup de gens le disent, mais, jusqu'à présent, je n'avais encore rencontré personne d'assez déplacé pour m'en faire la question.»

Paris, 14 mars 1843.– On dit le monument qui doit être placé dans la chapelle commémorative, pour feu Mgr le Duc d'Orléans, admirable. Il représente le pauvre jeune Prince, au moment où il vient de finir, dans le même costume que celui qu'il portait; l'expression est belle et touchante. On a placé au-dessus de sa tête l'ange, dernier ouvrage de la Princesse Marie, sœur du Prince. Cet ange a l'air de recevoir l'âme du Prince pour la porter au ciel; c'est une belle idée, qui saisit et touche profondément. Un bas-relief représente le Génie de la France, qui pleure, appuyée sur une urne; le drapeau national est placé à ses pieds. C'est Triqueti qui est chargé de ce bel ouvrage. Toute la Famille Royale est allée voir le monument. La Reine a éclaté en sanglots; le Roi a failli se trouver mal, il a fallu l'emmener; Mme la Duchesse d'Orléans a beaucoup pleuré, mais elle a longuement parlé à l'artiste de cet admirable ouvrage.

Le duc de Doudeauville (plus célèbre sous le nom de vicomte Sosthène de la Rochefoucauld) a fait un portrait de Mlle Rachel, qui n'en paraît pas satisfaite78. Il a demandé à Mme Récamier de le lui lire; elle a répondu: «Je vais le demander à M. de Chateaubriand.» Celui-ci a répondu que cela l'ennuierait, sur quoi Sosthène a repris: «Puisque vous désirez entendre cette lecture, je commence»; et, aussitôt, il a lu son œuvre sans s'arrêter.

Paris, 16 mars 1843.– M. de Montrond prétend que le Roi lui a dit qu'il ne voulait pas de M. Molé pour ministre; ce qu'il désirait, c'était que M. Thiers se rapprochât de M. Guizot, et qu'ils s'entendissent pour marcher ensemble. «Molé est tout cousu de perfidie», aurait dit le Roi, «il ne pourra jamais aller avec personne, tandis que Thiers et Guizot sont faits pour aller ensemble; ils n'ont rien à se reprocher, rien à s'envier, ils sont tous deux hommes de lettres, historiens distingués, académiciens, etc.; enfin, complètement faits pour s'accorder.»

Paris, 17 mars 1843.– M. Thiers a dîné l'autre jour chez M. Chaix d'Est-Ange, bâtonnier de l'Ordre des avocats, avec MM. Odilon-Barrot, Sauzet, d'Argout, Berryer, Dupin, Martin du Nord, le garde des sceaux79, et enfin M. de Peyronnet, l'ancien ministre de Charles X. M. Walewski, auquel on donnait à deviner dans quelle maison avait pu se tenir une réunion si étrange de noms, dont les principaux figuraient dans l'Intrigue, a dit: «Cela ne peut être que chez M. Molé»; ce qui a amené, dans le salon de Mme Thiers, où cette scène se passait, force quolibets sur M. Molé, et sur la triste figure qu'il devait faire après sa défaite80.

Paris, 18 mars 1843.– Le Roi s'est montré excessivement touché de l'éloge que M. Guizot a fait de lui, à son dernier discours à la Chambre des Députés, dans la discussion sur les fonds secrets; le soir même, il a écrit à M. Guizot qu'il aurait été le remercier lui-même, s'il n'était enchaîné au rivage. Le lendemain, M. Guizot ayant été de bonne heure chez le Roi, la Reine y est venue avec toute la Famille Royale, et des remerciements pleins d'émotion ont été adressés au Ministre vainqueur.

Paris, 20 mars 1843.– M. Molé se déclare, à jamais, hors de la politique, brouillé avec elle, ministre incompatible avec le Roi; il parle de se créer une existence purement privée, et embellie par l'amitié et les goûts de l'esprit. Deux mois plus tôt, ce propos aurait eu de la dignité; aujourd'hui, il ressemble à du dépit et ne persuade personne.

On remarque beaucoup le calme extrême de Mme la Duchesse d'Orléans; on s'étonne de l'amélioration de sa santé à travers sa douleur. Elle se dévoue avec ardeur à l'éducation de ses enfants, en fait le but principal de sa vie et ne le laisse pas ignorer. La Reine, après l'explosion d'une douleur déchirante et passionnée, a repris tout son calme, et le mariage prochain de la Princesse Clémentine81 lui est une distraction utile et puissante. La Princesse Clémentine est tout simplement enchantée, moins, peut-être, du mari, qu'on dit médiocre et sans éclat de situation, que d'acquérir de l'indépendance, d'avoir la clef des champs, et de fuir la table ronde du salon des Tuileries, qui, de tout temps, a fait le désespoir des enfants du Roi. La Princesse Clémentine doit se marier tout de suite après Pâques, à Saint-Cloud; partir ensuite pour Lisbonne, l'Angleterre, Bruxelles et Gotha, et revenir à Paris, où elle habitera les Tuileries. On ne lui donne que 60 000 francs de rente; le Prince, son mari, n'en aura que 108. Cela fait un assez médiocre revenu. Mme la Duchesse de Nemours, belle, douce, bonne enfant, en toutes choses soumise à la Reine, est chérie par elle. Le Duc de Nemours retombe, dit-on, dans ses silences.

Paris, 23 mars 1843.– On parlait, à la Chambre des Députés, de l'attaque qui rendait M. Dupin, l'aîné, malade, et qui, disait-on, avait surtout porté au visage; à cela, M. Thiers a dit tout haut, avec son imprudence habituelle: «Il a cependant un visage bien plus à soufflets qu'à attaques!»

Il apparaît à tout ce qui approche des Tuileries qu'il s'élève déjà quelques nuages entre le pavillon Marsan et le reste du Palais82. La Reine, que j'ai vue, m'a dit, avec plus de surprise que de satisfaction, que Mme la Duchesse d'Orléans se portait mieux qu'avant son malheur, auquel on n'aurait pas supposé qu'elle pût survivre, en ajoutant: «Sans doute, la tendresse pour ses enfants lui a inspiré autant de courage». La Reine est contente de ses petits-fils; elle regrette, cependant, qu'ils ressemblent plus au côté Weimar qu'à celui d'Orléans. Elle est satisfaite du mariage de la Princesse Clémentine, surtout comme repos d'esprit, et dit, avec raison, que la Princesse Clémentine a vingt-cinq ans; qu'elle peut juger elle-même de ce qui lui convient; et que la similitude de religion et le désir d'avoir un protecteur dans l'avenir lui font accepter, avec plaisir, un mariage que feu Monseigneur le Duc d'Orléans avait arrangé, avant de mourir, avec le Roi des Belges. La Reine a ajouté que l'établissement principal de la Princesse serait à Cobourg, mais qu'elle voyagerait beaucoup et viendrait souvent à Paris.

Paris, 27 mars 1843.– On dit beaucoup que Mme la Duchesse d'Orléans montre la plus grande préférence pour la duchesse d'Elchingen, femme d'un des aides de camp de feu son mari. C'est l'amie de cœur. Quelqu'un ayant osé représenter à Mme la Duchesse d'Orléans qu'une préférence de ce genre, trop marquée, pourrait effaroucher et blesser ses alentours et les personnes de sa Maison, plus naturellement appelées à son intimité, elle a répondu avec mécontentement, et par un morceau sentimental qu'on a qualifié d'allemanderie, sur la liberté acquise à chacun de se livrer sans réserve aux sentiments purs d'une amitié fondée sur la sympathie.

Quoique légalement tutrice et ayant la garde-noble de ses enfants, on ne laisse pas jouir Mme la Duchesse d'Orléans de ses droits; le Roi s'est, pour ainsi dire, emparé de ceux de tuteur; il ne laisse, à sa belle-fille, que la jouissance des 100 000 écus de son douaire qui lui sont assurés par une loi; mais tout ce qui revient au Comte de Paris passe par les mains du Roi, qui paye toutes les dépenses, et se fait rendre compte de tout, ainsi que pour le Duc de Chartres, le second fils.

On dit aussi que Mme la Duchesse d'Orléans a eu de la peine à comprendre qu'elle devait se renfermer presque absolument, pendant la durée de son grand deuil. Elle donnait beaucoup d'audiences; le Roi ayant fait, assez sèchement, l'observation qu'elle voyait trop de monde pour sa position, sa porte ne s'est plus ouverte que pour les personnes de son intérieur. On trouve, encore, qu'elle a un peu trop étendu l'envoi des portraits de son mari, des billets écrits de sa main. Il n'y a pas jusqu à M. Gentz de Bussy, l'Intendant militaire, qui n'en ait été gratifié. Les personnes de sa grande intimité disent beaucoup, quand on la plaint, qu'elle a la plus haute position du pays, la plus importante; qu'elle est appelée à jouer le rôle le plus élevé. Elle-même se berce et s'exalte dans cette idée.

Paris, 30 mars 1843.– Le comte d'Argout disait hier chez Mme de Boigne que l'abbé de Montesquiou, Ministre de l'Intérieur en 1814, ayant fait reprendre l'habit et le petit manteau au Conseil d'État, tous ces Messieurs, lorsqu'ils furent reçus par Louis XVIII avec les autres Corps, excitèrent par ce costume inusité une grande curiosité, et les militaires qui se trouvaient présents, particulièrement surpris, se disaient entre eux: «Voilà le nouveau clergé.»

Paris, 2 avril 1843.– On a beaucoup parlé des États-Unis d'Amérique, l'autre jour, à dîner, chez la princesse de Lieven; on en disait, naturellement, assez de mal. A ce sujet, M. de Barante a rappelé un mot de feu M. de Talleyrand, que voici: «Ne me parlez pas d'un pays où je n'ai trouvé personne qui ne fût prêt à me vendre son chien!» On a beaucoup et fort bien causé de toutes choses à ce dîner, qui était agréablement composé. Le désastre de la Guadeloupe83 et la comète n'ont pas été absorbants comme partout ailleurs: cependant, ils ont eu leur tour, et on a parlé d'une jolie caricature, où M. Arago, le chef de l'Observatoire, est représenté, non pas observant, mais observé par la Comète84! On a passé du joli morceau de M. de Noailles sur Saint-Cyr85 aux souvenirs de Louis XIV, à la Grande Mademoiselle et à la collection de portraits curieux réunis au château d'Eu. M. Guizot s'est complu à nous dire qu'il avait couché au rez-de-chaussée dans la chambre de M. de Lauzun, et qu'il montait, pour aller chez le Roi, par le même escalier qui avait conduit cet insolent mari chez la Princesse, dont le Roi habite maintenant l'appartement. Quel rapprochement!

Paris, 3 avril 1843.– J'ai été, hier, à l'Hôtel de Ville, chez Mme de Rambuteau, qui rentrait du sermon: elle venait d'entendre, à Notre-Dame, l'abbé de Ravignan prêcher contre le luxe des femmes et le peu de décence de leur toilette; il s'est servi du mot décolleté, et, en parlant du décolletage des robes, il a été jusqu'à dire: «Où cela s'arrêtera-t-il?» Il a indiqué que cet excès n'était même pas joli! Le P. de Ravignan est si naturellement grave, simple, austère, qu'on a trouvé ces expressions encore plus particulièrement risquées dans sa bouche. Sa critique était cependant bien juste. Les femmes dépensent beaucoup trop; nos toilettes se compliquent de mille ajustements accessoires, qui en doublent la dépense, sans les rendre plus convenables: les jeunes femmes, ou celles qui veulent être à la mode, sont à peine vêtues. Feu mon oncle, M. de Talleyrand, quand je commençai à mener Pauline dans le monde, me recommanda, très sérieusement, de soigner la décence de sa toilette, et, à ce sujet, il me dit, à peu près dans la même pensée que M. de Ravignan: «Quand ce que l'on montre est joli, c'est indécent; et quand ce que l'on montre est laid, c'est très laid.» Il disait aussi d'une femme fort maigre et qui dédaignait la plus légère gaze: «Il est impossible de plus découvrir et de moins montrer.»

Paris, 5 avril 1843.– Quelqu'un, qui peut le savoir, me racontait hier qu'à l'époque de la coalition qui a fait tant de tort à M. Guizot, sa présence constante chez la princesse de Lieven déplut au Corps diplomatique et l'embarrassa, au point que le comte Pahlen, Ambassadeur de Russie, vint en parler amicalement à la Princesse et lui dit que lui et ses collègues s'abstiendraient de venir le soir chez elle, s'ils étaient forcés d'y rencontrer, chaque fois, M. Guizot. La Princesse répondit qu'elle tenait trop à conserver ses relations avec son Ambassadeur pour ne pas espacer les visites de M. Guizot. En effet, elle raconta simplement à celui-ci sa conversation avec le comte de Pahlen, et, tout en l'assurant du prix qu'elle attachait à son amitié, elle le pria de venir moins assidûment le soir chez elle. M. Guizot lui répondit, avec quelque amertume: «Comme vous voudrez, Madame, il est bien entendu que je ne vous verrai plus le soir, jusqu'au jour où je serai Ministre des Affaires étrangères, et où, alors, le Corps diplomatique demandera à venir chez vous pour m'y rencontrer.» On ne saurait avoir été meilleur prophète.

Paris, 14 avril 1843.– Le jour où le général Baudrand, nommé gouverneur du Comte de Paris, vint en faire ses remerciements au Roi, en lui faisant une phrase de modestie sur le poids de sa responsabilité, le Roi l'interrompit et lui dit: «Rassurez-vous, mon cher Général, car il reste bien entendu que le Gouverneur de Paris, c'est moi.» Je crois que ce qui a fait agréer ce choix par Mme la Duchesse d'Orléans, c'est qu'un jour, elle aussi, compte bien dire à ce pauvre général Baudrand: «Le Gouverneur, c'est moi.»

Hier au soir, chez Mme de Boigne, où j'ai été avec M. et Mme de Castellane qui reviennent de Rome, la conversation a mené, naturellement, à parler du Cardinal Consalvi, que j'ai beaucoup connu: il était aimable, fin, spirituel, agréable, comme un homme du monde; il n'avait rien d'ecclésiastique que son habit. M. le Chancelier86, qui était aussi chez Mme de Boigne, racontait qu'à Rome, le Cardinal, au moment où tout le poids du gouvernement pesait sur lui, se plaisait encore à distribuer des billets de spectacle et à se réserver toutes les politesses et les obligeances de la société. Au Congrès de Vienne, où il était chargé de défendre les intérêts du Saint-Siège et d'obtenir, s'il était possible, la restitution des légations, je l'ai entendu, un jour, en réclamer vivement et habilement la propriété pour le Saint-Père. M. de Talleyrand discutait cette question avec lui: après plusieurs arguments pour et contre, le Cardinal s'écria tout à coup, avec un accent et des gestes italiens inimitables: «Mais, qu'est-ce que cela vous fait de nous rendre, ici-bas, un peu de terre? Nous vous en donnerons, là-haut, tant que vous voudrez.» Et, en disant cela, il levait les yeux et les mains au ciel, avec un élan merveilleux!

Mme de Boigne, habituellement si réservée qu'elle en est comprimée, s'est échappée jusqu'à me citer un propos que Pozzo lui avait tenu, à l'époque du mariage de la Reine d'Angleterre, et qui est un peu léger: Mme de Boigne demandant à Pozzo qui la Reine d'Angleterre allait épouser, il répondit: «Encore un des étalons de la Royauté.» C'est ainsi qu'il désignait les Cobourg.

70.Francesca de Maistre.
71.La Princesse Albert de Prusse, née princesse Marianne des Pays-Bas.
72.Ce mariage, que tous les journaux anglais annonçaient comme devant avoir lieu, ne se fit pas, la Reine ayant absolument refusé son consentement, ainsi que le Conseil privé. Le prince Georges de Cambridge, par une lettre de son avocat au journal l'Observer, donna un démenti formel aux bruits calomnieux qui circulaient, et lady Blanche Somerset, fille du second mariage du duc de Beaufort, épousa plus tard, en 1848, lord Kinnoul.
73.Ce prince indien était un riche banquier, Duwarkanout-Tayore, qui faisait alors un voyage en Angleterre et en France.
74.D'après l'anglais: un revers de médaille ou le mauvais côté des choses.
75.Après une expédition en Chine, les Anglais venaient de conclure le traité de Nankin, qui ouvrait de nouveaux ports au commerce européen et permettait aux étrangers de séjourner à Canton. Le traité avec les États-Unis était déjà signé depuis le 9 septembre et avait enfin réglé la question, si longtemps débattue, de la frontière entre le Canada et l'État du Maine.
76.Belle-mère de M. Guizot.
77.Études sur les idées et sur leur union au sein du catholicisme, 2 volumes in-8o, chez Debécourt, 1842.
78.Ce portrait se trouve aux pièces justificatives de ce volume.
79.Le duc Pasquier.
80.En 1843, l'existence du ministère Guizot était mise en question, au sujet des fonds secrets. M. Molé, dont le Ministère avait succombé, en 1839, sous les coups de la coalition Guizot-Thiers, crut le moment opportun pour organiser une ligue contre ses deux adversaires. Mais il opéra sourdement, par des conversations de salons et de couloirs, et se mit en relation avec MM. Dufaure et Passy, qui l'abandonnèrent au moment critique. Le débat sur les fonds secrets s'ouvrit le 1er mars à la Chambre: il tourna à l'avantage du Cabinet, et M. Guizot remporta, à cette occasion, un de ses plus beaux triomphes.
81.Avec le prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha (1818-1881), frère de la duchesse de Nemours. De ce mariage devait naître entre autres le Roi actuel de Bulgarie, Ferdinand Ier.
82.Le pavillon Marsan était habité par la Duchesse d'Orléans.
83.Le 8 février 1843, à dix heures et demie du matin, un tremblement de terre, qui dura soixante-dix secondes, vint cruellement frapper la Guadeloupe, et, en détruisant la ville de la Pointe-à-Pitre, bouleversa cette colonie française presque entièrement, engloutissant des milliers de morts et de blessés. Ce désastre exerça aussi ses ravages dans les Antilles anglaises.
84.En 1843, un Français, M. Faye, découvrit une comète périodique, dont il calcula les événements, et qui porte son nom. Cette découverte fit un certain bruit: M. Faye reçut, de l'Académie des sciences, le prix Lalande et fut nommé chevalier de la Légion d'honneur.
85.Ce remarquable morceau sur Saint-Cyr fut imprimé et publié, en 1843, à un petit nombre d'exemplaires. Il peut être considéré comme l'origine de l'ouvrage du duc de Noailles sur Madame de Maintenon et les principaux événements du règne de Louis XIV, dont il commence le troisième volume, et qui devait ouvrir au duc de Noailles les portes de l'Académie française.
86.Le duc Pasquier.
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30 November 2017
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470 S. 1 Illustration
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