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Buch lesen: «Lettres à Mademoiselle de Volland», Seite 35

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XCVIII

Paris, le 1er décembre 1765.

Je ne sais que devenir. J'ai toutes sortes d'occupations autour de moi; aucune ne me convient. Je voudrais sortir, et je sens qu'en quelque endroit que j'aille, j'y porterais et trouverais l'ennui. Le domestique de Grimm ne m'a point apparu; demain dimanche, s'il finit que je revienne à vide de la rue Neuve-Luxembourg, il est sûr que je serai l'homme du monde le plus inquiet et le plus malheureux. Vous croyez que si c'était à recommencer, je vous aimerais, ni vous ni aucune autre; que je ferais assez peu de cas du repos, de la liberté, du sens commun, pour le confier derechef à personne! Cassez-moi aux gages, seulement une fois, pour voir. En vérité, il est bien triste de s'être attaché à une créature à laquelle on ne saurait se promettre d'avoir jamais le moindre reproche à faire, ni infidélité, ni dégoût, ni travers sur lesquels on puisse compter; n'avoir ni le courage de lui manquer, ni la moindre espérance qu'elle nous manquera; se trouver dans la nécessité ou de se haïr soi-même ou de l'adorer tant qu'on vivra; cela est à désespérer. C'est une aventure unique à laquelle j'étais réservé.

Vous savez sans doute que M. Breuzart est encore veuf? n'est-ce pas sa troisième femme? Cela lui a fait une réputation extraordinaire. On prétend qu'il a fait mourir celle-ci à force de plaisirs.

Il nous est revenu un de nos convives de la rue Royale; et nous en attendons incessamment un autre. Le premier est M. Wilkes, et le second est l'abbé Galiani.

Vous aimerez toutes M. Wilkes à la folie, lorsque vous saurez son histoire. Il arrive à Naples; il met ses grisons en campagne, pour lui trouver une courtisane italienne ou grecque: il donne l'état des qualités, perfections, talents, commodités qu'il désire dans sa maîtresse. Cependant on lui meuble, sur les bords de la mer, la demeure la plus voluptueuse et la plus belle. Lorsque la demeure est prête à recevoir son hôte, il s'y rend; et un des premiers objets qui le frappent, c'est une femme belle par admiration, sous la parure la plus élégante et la plus légère, négligemment couchée sur un canapé, la gorge à demi nue, la tête penchée sur une de ses mains, et le coude appuyé sur un gros oreiller. On se retire; il reste seul avec cette femme; il se jette à ses pieds; il lui baise les mains, il lui adresse les discours les plus tendres, les plus passionnés, les plus galants; on l'écoute; et quand on l'a écouté en silence, deux bras d'albâtre viennent se reposer sur ses épaules, et une bouche vermeille comme la rose se presser sur la sienne. Il vit six mois avec cette courtisane dans une ivresse dont il ne parle pas encore sans émotion. Il aurait donné sa fortune et sa vie pour elle. Un jour que quelques affaires d'intérêt l'appelaient à Naples pour la journée entière, à peine est-il sorti que dona Flaminia (c'est le nom de la courtisane) ouvre son coffre-fort, en tire tout ce qu'il y avait d'or et d'argent, s'empare de ses flambeaux et de toute sa vaisselle, fait mettre quatre chevaux à un des carrosses de monsieur, et disparaît. Wilkes revient le soir; l'absence de sa maîtresse l'a bientôt éclairé sur le reste. Il en tombe dans une mélancolie profonde; il en perd l'appétit, le sommeil, la santé, la raison; il s'écrie: «Eh! pourquoi me voler ce qu'elle n'avait qu'à me demander!» Cent fois il est près de faire mettre à sa chaise de poste les deux seuls chevaux qui lui restent et de courir après son ingrate, ou plutôt son infâme… mais l'indignation le retient. Le vol avait transpiré par les domestiques. La justice en prend connaissance: on se transporte chez M. Wilkes; on l'interroge; Wilkes, pour toute réponse, dit au commissaire ou juge de quoi il se mêle? que s'il a été volé, c'est son affaire; qu'il ne se plaint de rien; et qu'il le prie de se retirer, de demeurer en repos et de l'y laisser. Cependant les affaires de Wilkes se terminent, et il se dispose à repasser en France. C'est alors que cette femme, qui comptait assez sur l'empire qu'elle avait pris sur lui pour croire qu'il la suivrait à Bologne où elle s'était réfugiée, lui écrit qu'elle est la plus malheureuse des créatures, qu'elle est en exécration dans la ville; que, quoiqu'il n'y ait aucune plainte contre elle, cependant on prend des informations, et qu'elle risque d'être arrêtée. Wilkes laisse là son voyage de France, part pour Bologne, se met tout au travers de la procédure commencée, rend à cette indigne la sécurité, et même l'honneur autant qu'il est en lui, et revient à Naples sans l'avoir vue, l'âme remplie de passion, mais un peu soulagée par la conduite généreuse qu'il avait tenue. Il arrive le soir chez lui, et son premier mouvement est de tourner les yeux sur ce canapé où il avait vu la première fois cette femme. Qui retrouve-t-il sur ce canapé? Sa Flaminia, sa maîtresse. Elle l'avait devancé, et rapporté tous les effets qu'elle avait pris. Wilkes la reconnaît, pousse un cri, et se sauve chez l'abbé Galiani à qui il apprend la dernière circonstance de son aventure, la seule qu'il ignorât. Cette femme suit Wilkes chez l'abbé; elle se jette à ses pieds; elle demande à se jeter aux pieds de Wilkes, et elle accompagne sa prière d'un geste bien pathétique; en se relevant elle montre à l'abbé qu'elle est mère, ajoutant que, quelle qu'ait été sa conduite, M. Wilkes ne doutera point que l'enfant qu'elle porte ne soit de lui Voilà Wilkes et l'abbé très-embarrassés. Après un moment de silence, Wilkes se lève, et dit à l'abbé: «Mon ami, mon parti est pris; voyez cette femme, conduisez-la chez moi, ordonnez qu'on la serve comme auparavant, et dites-lui qu'elle y attende en repos ma résolution.» L'abbé exécute ce que Wilkes lui dit; cependant celui-ci fait faire ses malles, et cet homme, qui n'avait pas mis le pied dans un vaisseau du roi sans frémir, par la crainte involontaire de la mer et de l'eau, s'expose dans un bateau grand comme une chambre, et traverse la Méditerranée, au hasard de périr cent fois, laissant en partant, à la femme qu'il fuyait, ses chevaux, ses équipages, sa vaisselle, ses meubles, tout ce qu'il y avait dans sa maison, avec trois cents guinées qu'il charge l'abbé de lui remettre. On lit dans les gazettes publiques une partie de ce que je vous dis, et l'abbé Galiani a écrit le reste à Grimm, à peu près comme vous le savez à présent.

Je ne sais ce que vous penserez de Wilkes, mais ce procédé m'a donné la meilleure opinion de son cœur. Si cet homme en use ainsi avec une courtisane ingrate et malhonnête, que ne fera-t-il point pour un ami malheureux, pour une femme tendre, honnête et fidèle?

Voici une histoire qui s'est passée à ma porte, et qui n'est pas tout à fait de la même couleur. Le lieu de la scène est à la Charité. Le frère Côme avait besoin d'un cadavre pour faire quelques expériences sur la taille. Il s'adresse au père infirmier; celui-ci lui dit: a Vous venez tout à temps. Il y a là, numéro 46, un grand garçon qui n'a plus que deux heures à aller. – Deux heures? lui répond le frère Côme; ce n'est pas tout à fait mon compte. Il faut que j'aille ce soir à Fontainebleau, d'où je ne reviendrai que demain au soir sur les sept heures au plus tôt. – Eh bien! cela ne fait rien, lui dit l'infirmier, parlez toujours; on tâchera de vous le pousser.» Le frère Côme part, l'infirmier s'en va à l'apothicairerie, ordonne un bon cordial pour le numéro 46. Le cordial fait à merveille; le malade dort cinq à six heures. Le lendemain l'infirmier s'en va à son lit; il le trouve sur son séant, toussant et crachant librement; presque plus de fièvre, plus d'oppression, pas le moindre mal de côté. «Ah! père, lui dit le malade, je ne sais ce que vous m'avez donné, mais vous m'avez rendu la vie. – Tout de bon? – Rien n'est plus vrai Encore une potion comme celle-là, et je suis hors d'affaire. – Oui, et le frère Côme! qu'en, dira-t-il? – Que dites-vous du frère Côme? – Rien, rien», répondit l'infirmier en se frottant le menton avec la main et un peu contristé, décontenancé. «Père, lui dit le malade, vous faites la mine; vous voilà comme si vous étiez fâché de ce que je vais mieux. – Non, non, ce n'est pas cela.» Cependant, d'heure en heure, l'infirmier allait au lit du malade, et lui disait: «Eh bien! l'ami, comment cela va-t-il? – Père, à merveille.» Et l'infirmier en s'éloignant disait: « Si cela allait tenir? Je vous l'aurai si bien poussé qu'il en reviendra »; ce qui fut en effet. Le lendemain, le frère Côme arrive pour son expérience: «Eh bien! dit-il à l'infirmier, mon cadavre? – Votre cadavre! il n'y en a point. – Comment, il n'y en a point! – Non. Aussi c'est de votre faute. Notre homme ne demandait pas mieux que de mourir, c'est vous qui êtes la cause qu'il en est revenu. Pour votre peine vous attendrez. Que diable aussi, pourquoi vous en aller à Fontainebleau? Si vous étiez resté, je n'aurais jamais pensé à lui donner ce cordial qui l'a guéri, et votre expérience serait faite. – Eh bien! dit le frère Côme, il n'y a pas grand mal à cela; nous attendrons, ce sera pour une autre fois.»

Pour celle-ci, vous en croirez ce qu'il vous plaira; quant à la précédente, n'en rabattez pas un mot.

Vous pouvez presque vous dispenser de m'envoyer votre conseil sur la conduite de la femme et des deux hommes dont je vous ai raconté la position dans ma lettre précédente. Le jeune homme en est tombé malade. Il est alité, et je ne réponds pas qu'il n'en meure. Ce que je puis vous assurer sur quelques lettres de lui qui m'ont été communiquées, c'est qu'il n'est retenu à la vie que par les considérations les plus fortes et les plus honnêtes, la crainte d'abandonner une mère âgée à la misère, ou à la dureté d'un frère cadet. Sa passion dans ses lettres est peinte d'une manière qui fait frémir; c'est un trouble, un désordre, ce sont des exclamations si violentes et si douloureuses, un mélange d'emportement et de tendresse, de délire et de sensibilité que je ne puis vous faire concevoir que par l'impression qu'on en ressent, la commisération et l'effroi. Je ne doute point que la lecture d'une de ces lettres n'ôtât à notre sœur bien-aimée une nuit de sommeil. J'en suis resté, moi, tout triste et tout pensif Les exemples d'hommes et de femmes qui se sont délivrés d'une passion malheureuse par une mort violente ne sont ni bien communs ni bien rares. Celui-ci pourrait bien être le troisième de ma connaissance. Le troisième? le quatrième.

J'ai prédit à M. Wilkes que sa dona Flaminia le poursuivrait jusqu'à Paris, et qu'il pouvait s'attendre à la trouver un de ces soirs chez lui avec son bambin pendu à sa mamelle.

Il y a quelques jours que j'allai voir mon jeune homme. Je le trouvai couché sur son lit, en bonnet de nuit et en robe de chambre, le visage tiré comme s'il avait fait une longue maladie, les yeux renfoncés dans la tête, et le teint plus jaune que le souci Je lui parlai longtemps sans qu'il me répondît: il me tenait seulement la main qu'il serrait de temps en temps avec violence en poussant de profonds soupirs. Je ne sais si vous connaissez un certain souris passager, compagnon du désespoir; je le voyais de temps en temps sur ses lèvres. Je lui représentais qu'il n'était pas d'un homme de sens, d'une âme forte comme la sienne, de s'abandonner comme il taisait. «Et croyez-vous, me dit-il, que je ne me secoure pas tant que je puis! mais les forces s'épuisent et la passion reste.» Comme je continuais de lui donner les conseils qui me semblaient les plus convenables à son état, il joignit ses mains, et en les élevant en haut il s'écriait: «Ah! ma mère!»

Sa pauvre mère se désespère; elle n'entend rien à son état; elle croit que son enfant devient fou. Elle me dit qu'il change cent fois de volonté dans la journée: qu'il se lève, qu'il se met subitement à table; qu'il écrit, qu'il déchire ce qu'il écrit; qu'il lit, qu'il jette les livres dans un coin; qu'il envoie chercher son perruquier pour se coiffer, qu'il le renvoie, ou qu'après s'être fait accommoder, avoir pris du linge, mis son habit, il se déshabille sur-le-champ, remet sa robe de chambre, se promène d'un appartement dans un autre et se couche; que d'autres fois il va jusqu'à la porte de la rue, et puis qu'il remonte; que, quand elle lui remontre qu'il manque à ses devoirs, qu'il oublie les fonctions de son état, que cette négligence peut avoir les suites les plus fâcheuses, il se met à pleurer; il dit: «Je le sais bien, je le voudrais bien, je ne saurais»; il l'embrasse avec une tendresse qui lui déchire l'âme; mais il a surtout une manière de la regarder à laquelle il lui est impossible de résister. Quand il la regarde ainsi, elle n'y sait autre chose que de s'en aller pleurer toute seule; elle ajoute: «Si je lui avais jamais remarqué du goût pour les femmes, je le croirais pris de quelque passion malheureuse; mais il a toujours été si réservé de ce côté-là; en vérité, je ne crois pas qu'il ait encore connu une femme. Je ne sais ce que c'est.»

Nous connaissons l'un et l'autre une honnête femme de par le monde, pour qui le spectacle de ce jeune homme-là serait une terrible leçon. Adieu, mon amie; n'est-il pas vrai qu'il ne faut laisser concevoir aux hommes aucune espérance vaine? L'amour! c'est une bête cruelle et sauvage.

XCIX

Le 20 décembre 1765.

Les occupations se succèdent sans interruption, et je commence à me désabuser de la chimère du repos. Il y avait avant-hier, sur mon bureau, une comédie, une tragédie, une traduction, un ouvrage politique et un mémoire, sans compter un opéra-comique. L'opéra-comique est de Marmontel; c'est son conte de la Bergère des Alpes qu'il a mis en scène. On me l'a envoyé afin que j'en dise mon avis. Mon avis est que le sujet est ingrat, et qu'à moins que le musicien ne fesse des prodiges, l'ouvrage ne réussira pas192. La Baronne ne sait sur quel pied danser dans cette aventure; elle n'aime pas le poète, mais elle prend l'intérêt le plus vrai au musicien: c'est de Kohaut, son maître de luth, celui qui a fait une si jolie soirée à Mme Le Gendre et à Mlle Mélanie. J'arrivai hier comme l'auteur et le musicien se querellaient, «Eh! mes amis, leur dis-je, vous vous pressez trop; attendez après la première représentation.»

La comédie est d'un de ces jeunes Marseillais193 que l'ami Gaschon m'a amenés; elle est mauvaise, et le pis c'est qu'elle ne promet rien de mieux.

La tragédie est d'un jeune homme, grand admirateur du Siège de Calais, à qui j'ai eu bien de la peine à faire entendre que le temps des reconnaissances et des conjurations était passé, et qu'il y avait presque autant de difficulté à présent à trouver un sujet heureux, intéressant et neuf, qu'à le bien traiter.

La traduction est celle que l'abbé Le Monnier a faite de Térence. En vérité, j'ignore quand le pauvre abbé sortira de mes mains; car les amis, qu'on craint moins de mécontenter que les indifférents, sont toujours les derniers servis.

L'ouvrage politique194 est de ce pauvre abbé Raynal que je fais sécher d'impatience et d'ennui depuis six mois; et le mémoire est d'un Écossais appelé M. Fluart, qui dispute un grand titre et un héritage de plusieurs millions à un enfant supposé par des parents entêtés de la postéromanie. C'est presque une cause autant du ressort du géomètre que de l'homme de toi C'est là qu'un homme qui saurait calculer les probabilités aurait beau jeu. Si cette affaire m'était personnelle, je chercherais quel est le degré de vraisemblance d'après lequel le juge se croit autorisé à condamner à mort un coupable, et je ne crois pas que je fusse embarrassé à démontrer que la vraisemblance de la supposition de l'enfant dont il s'agit est la plus grande; d'où je conclurais contre les juges mêmes qu'il y aurait bien de l'atrocité à exiger des preuves plus fortes pour ôter à un homme sa fortune et son nom que celles qu'on exige pour lui ôter l'honneur et la vie. Je ne sais si vous étiez encore à Paris lorsque je fus appelé chez M. d'Outremont pour décider si des lettres produites dans cette affaire étaient réelles ou contrefaites. J'ai relu ces lettres; il est pour moi de la dernière évidence que ces lettres ne sont pas d'un Français; qu'elles sont d'un Anglais, et que cet Anglais est le père prétendu de l'enfant, qu'il les a écrites sous le nom emprunté d'un accoucheur.

Vous voyez que je suis toujours le plan que je me suis fait de ne vous laisser ignorer aucun des instants de ma vie. Nous avons perdu aujourd'hui, vendredi veille de Saint-Thomas, M. le Dauphin195, après une longue et cruelle maladie dont il a supporté les douleurs avec une patience vraiment héroïque. On en raconte une infinité de beaux traits. On dit qu'il y a quelque temps qu'il se coupa les cheveux, qu'il les partagea entre ses sœurs comme l'unique présent qu'il eût à leur faire. Il y a dans cette action je ne sais quoi de touchant et d'antique qui me plat infiniment. Un grand seigneur lui écrivit une lettre tout à fait ridicule, pour l'engager à demander au roi une grâce qu'il obtiendrait certainement; parce que, disait-il à M. le Dauphin, il était dans un moment où l'on n'aurait rien à lui refuser. M. le Dauphin plaisanta de cette impertinence, et ne nomma point celui qui l'avait faite. Il a eu, pendant tout le cours de sa maladie, la délicatesse de montrer à ceux qui l'environnaient une sécurité sur sa santé et sur sa vie qu'il état impossible qu'il eût. Il n'a témoigné du regret de la vie que dans un moment où il recevait de son père une marque de tendresse dont il était touché. J'ai ouï dire à M. Hume, qui le tenait de M. de Nivernais, qu'il y a quelques mois, ce duc étant allé rendre ses devoirs à M. le Dauphin, il le trouva qui lisait dans son lit les ouvrages philosophiques de Hume, ouvrages que vous connaissez sans doute et qui ne sont pas célèbres par leur orthodoxie. Le duc en fit surpris; et il dut l'être bien davantage, s'il est vrai, comme M. Hume me l'a dit, que M. le Dauphin a ajouté: «Cette lecture est très consolante dans l'état où je suis.» C'est une chose bien certaine que M. le Dauphin avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et qu'il y avait peu de matières importantes sur lesquelles il ne fut pas très-instruit. Il y a plusieurs traits de lui qui ne permettent pas de douter qu'il n'eût même le ton léger et la plaisanterie assez preste. On dit qu'en dernier lieu, ayant appris qu'on ne permettait pas au Genevois Rousseau de s'établir à Strasbourg, il avait désapprouvé cette sévérité, quoiqu'il ne pût douter qu'elle était exigée par les circonstances, et qu'il avait trouvé que c'était un homme à plaindre et non à persécuter. Cela n'est certainement pas d'un intolérant.

Il y a trois jours que Rousseau est à Paris196. Je ne m'attends pas à sa visite; mais je ne vous célerai pas qu'elle me ferait grand plaisir; je serais bien aise de voir comment il justifierait sa conduite à mon égard. Je fais bien de ne pas rendre l'accès de mon cœur facile; quand on y est une fois entré, on n'en sort pas sans le déchirer; c'est une plaie qui ne cautérise jamais bien. Il y a quelque temps qu'il me tomba sous les mains une lettre de lui où il y a des choses charmantes. Il y disait des prêtres qu'ils s'étaient constitués juges du scandale, qu'ils excitaient le scandale, et qu'en conséquence du scandale qu'ils avaient excité ils appelaient ensuite les hommes à leur tribunal pour y être punis de la faute qu'ils avaient eux-mêmes commise; moyen infaillible, ajoutait-il, pour vexer à discrétion le particulier, la société, le sujet, le magistrat, le souverain, une nation entière, toute la terre; il les comparait ensuite à ce chirurgien logé à l'angle d'un carrefour et dont la boutique s'ouvrait sur deux rues. Ce chirurgien sortait par une porte et blessait les passants; puis il rentrait subitement et ressortait par l'autre porte, pour panser ceux qu'il avait blessés; avec cette petite différence que l'homme de l'encoignure guérissait en effet le mal qu'il avait fait, au lieu que le prêtre n'accourt que pour l'augmenter.

Rousseau passera ici une quinzaine; il y attendra le départ de M. Hume, qui le conduira en Angleterre et l'installera à Pelham, petit village situé sur les bords de la Tamise, où il jouira du repos, s'il est vrai qu'il le cherche. M. de Saint-Lambert a dit de lui un mot charmant: Ne le plaignez pas trop; il voyage avec sa maîtresse, la Réputation.

À l'heure où je vous écris, vous êtes seule avec maman, et vous faites la fable du Pigeon sédentaire et du Pigeon voyageur. Où sont-elles à présent? Les chemins son bien mauvais! Elles auront bien souffert du froid! Mlle Mélanie arrivera huit jours trop tard pour entendre le Pantaleone.

Vous me faites bien plaisir de m'apprendre que je pourrai voir la chère sœur sans courir le risque de rencontrer Mlle Boileau. Je crains celle-ci comme le feu. J'ai tort avec elle; mais je suis plus embarrassé que lâché de ce tort-là.

On a beau battre cette pauvre petite sœur, elle ne se fait point aux coups; cela est malheureux. Il y a bien pis, c'est qu'elle s'amuse à se battre elle-même, quand les autres sont las.

Vous faites trop d'honneur à ma pénétration. Quand on a un peu d'habitude de lire dans son propre cœur, on est bien savant sur ce qui se passe dans le cœur des autres; combien de prétextes honnêtes que j'ai pris dans ma vie pour de bonnes raisons! Cet examen assidu de soi-même sert moins à rendre meilleur qu'à apprendre que ni soi ni les autres ne sont pas trop bons. Voulez-vous que je vous dise le dernier mot sur la petite sœur? Il n'y a plus de ressource pour elle que dans la caducité de l'homme. C'est un oiseau que cette petite sœur, et nous ne sommes plus dans l'âge où l'on tire au vol. Cela me rappelle un propos bien plaisant qu'elle ne lui tiendra pas. Un homme pressait très-vivement une femme, et cette femme soupçonnait que cet homme n'avait pas la raison qu'il faut pour être pressant; elle lui disait: «Monsieur, prenez-y garde, je m'en vais me rendre.» Passé cinquante ans, il n'y en a presque aucun de nous que cette franchise n'embarrassât. Faites-en l'essai dans l'occasion, et vous verrez. J'en excepte cependant les prêtres et les moines, parce qu'il y a des grâces d'état.

Et pourquoi donc est-ce que la petite sœur n'a pas voulu se charger de la commission fâcheuse? C'est une maladresse de sa part.

Oh! ne me dites rien de ce que maman fera ou ne fera pas. Je vous jure qu'elle n'en sait rien elle-même, et que je ne serais pas plus avancé à sa place. Je vois que, quand il s'agit de se faire du mal ou d'en faire aux autres, les honnêtes gens finissent toujours par se donner la préférence. Mais pourquoi lisez-vous comme cela aux autres ce que je n'écris qu'à vous? Un jour, on craignait que cette confiance ne me mît trop bien avec la nièce; et moi je crains qu'un jour elle ne mette fort mal avec ses tantes. Je ne veux ni l'un ni l'autre. Vous êtes devenue bien circonspecte; est-ce que, quand vous vous retenez, vous n'en êtes pas incommodée?

Je dis toujours, sauf à m'en gronder après: Comment! don Diego me prendra un mois de suite pour une grue, et je ne lui ferai jamais entrevoir que c'est lui qui l'est? Cela est trop pénible.

Si j'ai peu vu Mlle Boileau, en revanche j'ai beaucoup vécu avec l'abbé fabuliste197.

La pièce de Sedaine a été jouée, et jouée avec le succès que j'en attendais198. Le premier jour, combat à mort; les honnêtes gens, les artistes et les gens de goût d'un côté; la foule de l'autre. Ma bonne amie, ne le dites à personne; mais je vous jure que ceux qui prônent à présent le plus haut cet ouvrage n'en sentent pas le mérite. Cela est si exquis, si simple, si vrai! Piscis hic non est omnium. Je suis sûr que Saurin, Helvétius et d'autres ont pitié du public. Mon amie, ou cela est vrai ou cela est feux (je parle de la pièce). Si cela est faux, cela est détestable; mais si cela est vrai, combien de prétendues belles choses détestables!

Pourriez-vous me dire si je dois payer? J'ai gagé avec l'abbé que les comédiens feraient retrancher une certaine scène de génie; les comédiens ne l'ont pas fait retrancher, mais c'est le public. J'ai vu clairement, à la première représentation, qu'entre deux mille personnes il y en avait très-peu qui sentissent le mérite de ce poëme. Il demande un tact bien pur et bien fin. Je n'ai même encore aujourd'hui foi qu'en quelques bonnes âmes d'hommes tout ronds et de femmes sans prétentions, qui en ont été enchantés d'instinct, sans savoir pourquoi Les gens à protase n'y sont pas. Écoutez bien mon pronostic: Voltaire en dira pis que pendre. Et la cour? Elle appellera cela du commérage et du caquet; oui, mais c'est du caquet et du commérage comme Lélius et Scipion étaient soupçonnés d'en dicter à Térence, avec moins d'élégance et plus de verve. C'est le contraire que je voulais dire; ce sont les terreurs de la tragédie produites avec les moyens de l'opéra-comique. A l'avant-dernière scène, il y a quelques jours qu'une jeune fille s'écria du milieu de l'amphithéâtre: Ah! il est mort! Je voudrais bien que cette petite fille-là eût été la mienne. Comme je l'aurais baisée, et devant tout le monde!

Me faire autre? Oui, en tout, excepté l'amant, auquel je ne veux pas toucher; il est bien, mais fort bien, qu'en pensez-vous? Il n'y manque qu'une chose, c'est d'être à côté de celle qu'il aime; et c'est un défaut dont il est bien pressé de se corriger. Bonjour, bonne amie; mon respect à maman.

192.Cet opéra-comique, mis en musique par Kohaut, tomba sur le théâtre de la Comédie-Italienne, le 19 février 1766.
193.Barthe.
194.Sans doute l'Histoire philosophique des Deux-Indes à laquelle Diderot prit une part qu'on n'a pu déterminer exactement.
195.Père des rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X, mort le 20 décembre 1765.
196.Il y revint le 17 décembre 1765.
197.Le Monnier.
198.Le Philosophe sans le savoir fut représenté le 2 décembre 1765.
Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
11 August 2017
Umfang:
760 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain

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