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Buch lesen: «Lettres à Mademoiselle de Volland», Seite 29

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LXXX

À Paris, le 23 septembre 1762.

Il faut que l'ipécacuanha ne soit pas le remède à cette sorte de flux de sang. Une pilule qui n'en contient qu'un demi-grain a causé des nausées, des tranchées, des convulsions, et a fait reparaître tous les symptômes fâcheux.

J'avais ouï dire qu'on ne connaissait jamais bien un homme sans avoir voyagé avec lui; il faut ajouter: et sans l'avoir gardé pendant une maladie longue et sérieuse.

Je suis moins excédé de fatigue que d'impatience. J'entends les plaintes les plus douloureuses pendant la nuit; je me lève, je vais savoir ce que c'est, et ce n'est rien.

On ne dort pas; on se ressouvient qu'on a oublié de remonter sa montre; on sonne; on fait relever une pauvre fille qui dort; elle est excédée de fatigue; et on me l'envoie à deux heures du matin pour monter cette montre. Ce sont mille gentillesses de cette sorte qu'il est impossible d'excuser par l'état de maladie. Les malades ont des bizarreries: on le sait, leur tête travaille, ils attachent quelquefois leur soulagement à des choses qui n'ont pas le sens commun; plus ils trouvent de répugnance dans ceux qui les environnent, plus ils s'exagèrent l'importance de leurs folles idées. Il faut les contenter, de peur d'ajouter la maladie de l'esprit à celle du corps; mais qu'importe qu'une montre s'arrête ou non?

À ce propos, n'avez-vous pas remarqué qu'il y a des circonstances dans la vie qui nous rendent plus ou moins superstitieux? Comme nous ne voyons pas toujours la raison des effets, nous imaginons quelquefois les causes les plus étranges à ceux que nous désirons: et puis nous faisons des essais sur lesquels on nous jugerait dignes des Petites-Maisons.

Une jeune fille dans les champs prend des chardons en fleur; elle souffle dessus pour savoir si elle est tendrement aimée. Une autre cherche sa bonne ou mauvaise aventure dans un jeu de cartes. J'en ai vu qui dépeçaient toutes les fleurs en roses qu'elles rencontraient dans les prés, et qui disaient à chaque feuille qu'elles arrachaient: Il m'aime, un peu, beaucoup, point du tout, jusqu'à ce qu'elles fussent arrivées à la dernière feuille, qui était la prophétique. Dans le bonheur, elles se riaient de la prophétie; dans la peine, elles y ajoutaient un peu plus de foi; elles disaient: La feuille a bien raison.

Moi-même, j'ai tiré une fois les sorts platoniciens. Il y avait trente jours que j'étais renfermé dans la tour de Vincennes; je me rappelai tous ces sorts des anciens. J'avais un petit Platon dans ma poche, et j'y cherchai à l'ouverture quelle serait encore la durée de ma captivité, m'en rapportant au premier passage qui me tomberait sous les yeux. J'ouvre, et je lis au haut d'une page: Cette affaire est de nature à finir promptement. Je souris, et un quart d'heure après j'entends les clefs ouvrir les portes de mon cachot: c'était le lieutenant de police Berryer qui venait m'annoncer ma délivrance pour le lendemain.

S'il vous arrivait d'avoir, pendant le cours de votre vie, deux ou trois pressentiments que l'événement vérifiât, et cela dans des occasions importantes, je vous demande quelle impression cela ne ferait pas sur voire esprit! Ne seriez-vous pas tentée de croire un peu aux inspirations, si surtout votre esprit s'était arrêté à quelque résultat fort extraordinaire, très-éloigné de cette vraisemblance?

Je ne sais plus où reprendre mon journal; je me rappelle seulement qu'à l'occasion de l'aventure du président de Montesquieu et de milord Chesterfield, on en raconta une seconde du premier. Il était à la campagne avec des dames, parmi lesquelles il y avait une Anglaise à qui il adressa quelques mots dans sa langue, mais si défigurée par une prononciation vicieuse, qu'elle ne put s'empêcher d'en rire; sur quoi le président lui dit: a J'ai bien eu une autre mortification dans ma vie. J'allais voir à Blenheim le fameux Marlborough. Avant que de lui rendre ma visite, je m'étais rappelé toutes les phrases obligeantes que je pouvais savoir en anglais, et à mesure que nous parcourions les appartements de son château, je les lui disais. Il y avait bientôt une heure que je lui parlais anglais, lorsqu'il me dit: Monsieur, je vous prie de me parler en anglais, car je n'entends pas le français169

Suard, à qui le même président disait un jour, en causant religion: «Convenez, monsieur Suard, que la confession est une bonne chose. – D'accord, monsieur le président, lui répondit Suard; mais convenez aussi que l'absolution en est une mauvaise.»

Quelqu'un raconta un trait du roi de Prusse qui marque bien de la pénétration et bien de la justice. Il allait de Wesel, à ce que je crois, dans une ville voisine. Il était dans un carrosse; il suivait la grande route, lorsque, sans aucune raison apparente, son cocher quitte la route et le conduit tout au travers d'un champ nouvellement ensemencé: il fait arrêter. Le propriétaire du champ était là; il l'appelle, et lui demande si par hasard il n'aurait pas eu quelque démêlé avec son cocher; cet homme lui répond qu'ils étaient actuellement en procès. Le roi, sans lui demander qui a tort ou raison dans le procès, fait payer le dommage et chasse son cocher.

Nous partîmes lundi matin pour Marty, par la pluie, et nous fûmes récompensés de notre courage par la plus belle journée. Quel séjour, mon amie! Je crois vous en avoir déjà parlé une fois. D'abord, celui qui a planté ce jardin a conçu qu'il avait exécuté une grande et belle décoration qu'il fallait cacher jusqu'au moment où on la verrait tout entière. Ce sont des ifs sans nombre et taillés en cent mille façons diverses qui bordent un parterre de la plus grande simplicité, et qui conduisent, en s'élevant, à des berceaux de verdure dont la légèreté et l'élégance ne se décrivent point. Ces berceaux, en s'élevant encore, arrêtent l'œil sur un fond de forêt dont on n'a taillé que la partie des arbres qui paraît immédiatement au-dessus des berceaux, le reste de la tige est agreste, touffu et sauvage; il faut voir l'effet que cela produit. Si l'on en eût taillé les branches supérieures des arbres comme les inférieures, tout le jardin devenait uniforme, petit et de mauvais goût. Mais ce passage successif de la nature à l'art, et de l'art à la nature, produit un véritable enchantement. Sortez de ce parterre où la main de l'homme et son intelligence se déploient d'une manière si exquise, et répandez-vous dans les hauteurs; c'est la solitude, le silence, le désert, l'horreur de la Thébaïde. Que cela est sublime! quelle tête que celle qui a conçu ces jardins! Sur deux grands espaces placés à droite et à gauche, aux deux endroits les plus élevés, on trouve deux réservoirs octogones; ils ont cent cinquante pas pour la longueur d'un côté, et par conséquent douze cents pas de tour. On y arrive par des allées sombres et perdues, on ne les voit, ces pièces immenses, que quand on est sur leurs bords. Ces allées sombres et perdues sont décorées de bronzes tristes et sérieux; l'un représente Laocoon et ses deux enfants enlacés et dévorés par les serpents de Diane, je crois. Ce père qui souffre de si grandes douleurs, cet enfant qui expire, cet autre qui oublie son péril et regarde son père souffrant, tout cela vous jette dans une si profonde mélancolie, et cette mélancolie concourt si merveilleusement avec le caractère du lieu et son effet! Nous vîmes aussi les appartements. Ils sont compris dans un corps de bâtiment qui fait face aux jardins, et qui représente le palais du Soleil. Douze pavillons isolés et à moitié enfoncés dans la forêt, autour du jardin, représentent les douze signes du zodiaque. Il règne dans toutes ces parties des proportions si justes, que le pavillon du milieu vous paraît d'une étendue ordinaire; et quand vous venez à la mesurer, vous trouvez qu'il a quatre mille neuf cents pas de surface. Si l'on ouvre les portes, c'est alors que vous êtes surpris par la hauteur et l'étendue. Le milieu de l'édifice est occupé par un des plus beaux salons qu'il soit possible d'imaginer. J'y entrai, et quand je fus au centre, je pensai que c'était là que tous les ans le monarque se rendait une fois pour renverser avec une carte la fortune de deux ou trois seigneurs de sa cour.

Au milieu de ce jardin et de l'admiration que je ne pouvais refuser à Le Nôtre, car c'est, je crois, son ouvrage et son chef-d'œuvre, je ressuscitais Henri IV et Louis XIV. Celui-ci montrait au premier ce superbe édifice; l'autre lui disait: «Vous avez raison, mon fils, voilà qui est fort beau; mais je voudrais bien voir les maisons de mes paysans de Gonesse.» Qu'aurait-il pensé de trouver tout autour de ces immenses et magnifiques palais, de trouver, dis-je, les paysans sans toit, sans pain, et sur la paille!

Vos lettres me parviendront franches et plus promptement; ainsi nulle inquiétude sur ce point.

C'est cette succession perpétuelle d'occupations utiles et variées qui rend le séjour de la campagne si doux, et celui de la ville si maussade à ceux qui ont pris le goût des occupations des champs.

Pourquoi, plus la vie est remplie, moins on y est attaché? Si cela est vrai, c'est qu'une vie occupée est communément une vie innocente; c'est qu'on pense moins à la mort et qu'on la craint moins; c'est que, sans s'en apercevoir, on se résigne au sort commun des êtres qu'on voit sans cesse mourir et renaître autour de soi; c'est qu'après avoir satisfait pendant un certain nombre d'années à des ouvrages que la nature ramène tous les ans, on s'en détache, on s'en lasse; les forces se perdent, on s'affaiblit, on désire la fin de la vie, comme après avoir bien travaillé on désire la fin de la journée; c'est qu'en vivant dans l'état de nature on ne se révolte pas contre les ordres que l'on voit s'exécuter si nécessairement et si universellement; c'est qu'après avoir fouillé la terre tant de fois, on a moins de répugnance à y descendre; c'est qu'après avoir sommeillé tant de fois sur la surface de la terre, on est plus disposé à sommeiller un peu au-dessous; c'est, pour revenir à une des idées précédentes, qu'il n'y a personne parmi nous qui, après avoir beaucoup fatigué, n'ait désiré son lit, n'ait vu approcher le moment de se coucher avec un plaisir extrême; c'est que la vie n'est, pour certaines personnes, qu'un long jour de fatigue, et la mort qu'un long sommeil, et le cercueil qu'un lit de repos, et la terre qu'un oreiller où il est doux à la fin d'aller mettre sa tête pour ne la plus relever. Je vous avoue que la mort, considérée sous ce point de vue, et après les longues traverses que j'ai essuyées, m'est on ne peut pas plus agréable. Je veux m'accoutumer de plus en plus à la voir ainsi.

Comme j'ignore quand mes malades guériront, que mes occupations continuent toujours à me prendre mes matinées, et que la bonne partie de mes soirées est prise par mes amis, par l'amusement, par la promenade, par l'éducation d'Angélique, dont, par parenthèse je ne ferai rien, parce qu'on étouffe en un instant tout ce que je sème en un mois, je vais envoyer votre lettre pour Mme Le Gendre par la petite poste.

Je ne sais si mes lettres se font beaucoup attendre à Isle; mais il est sûr que je me suis fait un devoir d'écrire le jeudi et le dimanche, et qu'aucun de mes devoirs n'est ni plus exactement rempli, ni avec plus de plaisir.

La douceur et la violence se concilient à merveille dans un même caractère; je compare ces enfants-là au lait qui est si doux, et que la chaleur fait tout à coup gonfler et répandre; retirez le vaisseau, soufflez sur la liqueur, jetez-y une feuille de lierre, une goutte d'eau, il n'y paraît plus.

Mademoiselle, vous attendrez des occasions sûres pour faire partir vos lettres; je serai, s'il le faut, dix jours entiers sans en recevoir; je m'y résoudrai; mais à une condition, c'est que je ne les attendrai plus à certains jours marqués et que je les prendrai quand elles viendront. Je souffre trop quand je suis trompé! Je ne suis plus à rien, ni à la société, ni à mes devoirs; mon caractère s'en ressent; je gronde pour rien; je m'ennuie de tout et partout; je suis maussade et je me tais toutes sortes de torts. Il ne faut pas que cela vous gêne; mais il ne faut pas plus que vous me rendiez pire que je ne suis; et que, parce qu'une lettre de mon amie que j'attendais n'est pas venue, je fasse enrager tout ce qui m'entoure.

Mais est-ce que la construction de cette place de Reims et la construction de ce canal ne nous donneront pas des sommes immenses? Uranie sera donc incessamment opulente? Incessamment nous aurons donc toutes ces petites commodités voluptueuses si essentielles au bonheur, le sopha douillet, les gros oreillers, les vases de porcelaine, les parfums et les toiles de l'Inde? Nous touchons donc le souverain bien de la main?

M. Gaschon avait fait les offres du meilleur de son âme, et il était blessé qu'on n'y eût pas répondu.

Et pourquoi, s'il vous plaît, ne voulez-vous pas que ce soit moi qu'on ait choisi pour être le père de l'enfant en question? Je n'ai point dit que c'était manquer à celle qu'on aimait que de lui demander son aveu. Je pense au contraire que ce serait lui manquer que de ne pas le lui demander.

Adieu, mon amie, je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur; il y a bien des moments où votre présence me serait nécessaire et douce.

Mille tendres respects à notre chère sœur; rappelez-lui, toutes les fois qu'elle négligera sa santé, qu'elle manque à ses amis, et qu'il ne dépend que d'elle de me faire bien du mal. Mais je ne sais pourquoi je me suis nommé là et tout seul.

LXXXI

À Paris, le 26 septembre 1762.

Cette maladie-là a des vicissitudes prodigieuses, au milieu desquelles les forces et l'embonpoint disparaissent, et l'on est réduit à l'état fluet et transparent des ombres. Ce que je vois tous les jours de la médecine et des médecins ne me les fait pas estimer davantage. Naître dans l'imbécillité, au milieu de la douleur et des cris; être le jouet de l'ignorance, de l'erreur, du besoin, des maladies, de la méchanceté et des passions; retourner pas à pas à l'imbécillité; du moment où l'on balbutie jusqu'au moment où l'on radote, vivre parmi des fripons et des charlatans de toute espèce; s'éteindre entre un homme qui vous tâte le pouls, et un autre qui vous trouble la tête; ne savoir d'où l'on vient, pourquoi l'on est venu, où l'on va: voilà ce qu'on appelle le présent le plus important de nos parents et de la nature, la vie.

Nous passons une partie de nos journées les plus agréables avec un homme dont je ne vous ai jamais parlé: c'est M. de Montamy. On n'est pas plus instruit que lui; on n'a ni plus de jugement ni plus de sagesse dans la conduite. Attaché à ses devoirs auxquels tout est subordonné pour lui; fidèle à son maître170, à qui il n'a jamais caché la vérité, sans l'offenser; environné d'ennemis et de méchants qui n'ont jamais pu l'entamer; allant à la messe sans y trop croire; respectant la religion et riant sous cape des plaisanteries qu'on en fait; espérant à la résurrection sans trop savoir à quoi s'en tenir sur la nature de l'âme; c'est du reste un gros peloton d'idées contradictoires qui rendent sa conversation tout à fait plaisante. Je vous en parle parce que nous allons tous dîner chez lui mercredi prochain; et le Baron qui reviendra de Voré, et la Baronne qui reviendra du Grandval, et Grimm qui reviendra de Saint-Cloud, et Mme d'Épinay qui reviendra de la Briche, et les autres, comme Suard, d'Alinville et moi, qui ne sommes point sortis depuis, et que nous retrouverons là. J'aime toutes ces parties-là, et par le plaisir que j'y trouve, et par celui que j'ai de vous en entretenir. Le petit abbé171! y sera aussi avec ses contes. Je ne sais où il les prend, mais il ne tarit point. Il nous disait, la dernière fois que nous l'avons eu, qu'une femme se mourait, et se mourait d'une certaine maladie cruelle qu'on prend avec beaucoup de plaisir: le prêtre qui l'exhortait lui disait: «Allons, madame, un peu de résignation; offrez à Dieu votre mal – Beau présent à lui offrir! répondit la malade.» Et qu'un jour un de ses amis disait la messe et lui la servait: cet ami était un géomètre et par conséquent fort distrait; le voilà qui perd le saint sacrifice de vue, se met à rêver à la solution de quelques équations, et demeure les bras élevés en l'air pendant un temps très-considérable, ce qui édifiait fort les uns et ennuyait fort les autres. Il était de ces derniers; il tire son ami le célébrant par sa chasuble; celui-ci sort de sa distraction, mais il ne sait plus où il en est de son affaire; il se retourne, et demande à son ami: «L'abbé, ai-je fait la consécration?» L'abbé lui répond: «Ma foi, je n'en sais rien…» Et le prêtre, tout en colère, lui réplique: «À quoi diable pensez-vous donc?» – Tout cela n'est pas trop bon; mais l'à-propos, la gaieté, y donnent un sel volatil qui se dissipe et ne se retrouve plus quand le moment est passé.

On vient d'accorder à l'abbé Arnaud et à Suard la Gazette de France. Voilà donc une petite fortune assurée pour ce dernier. Il n'attendait que cela pour foire le bonheur d'une femme qu'il aime à la folie; il l'épousera, s'il est honnête homme.

Dans l'absence de tous mes amis dispersés autour de Paris, mes journées sont assez uniformes. Se lever tard, parce qu'on est paresseux; foire répéter à sa petite fille un chapitre d'histoire et une leçon de clavecin; aller à son atelier; corriger des épreuves jusqu'à deux heures; dîner, se promener, faire un piquet, souper, et recommencer le lendemain.

Jeudi prochain, je vous enverrai les deux ouvrages faits en faveur des Calas. Le paquet sera gros, vingt-sept feuilles in-4°. Je vous préviens dès ce moment de ne les communiquer à personne; si par hasard cela tombait dans de certaines mains, il y aurait certainement une contrefaçon qui ruinerait le libraire, ou plutôt qui ferait tort à la veuve.

Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Il est tard, il faut que je coure chez Le Breton pour y mettre en ordre les planches de notre second volume, qui doit paraître incessamment. J'espère qu'on en sera plus content encore que du premier; il est mieux pour la gravure, plus varié et plus intéressant pour les objets. Si nos ennemis n'étaient pas les plus vils des mortels, ils crèveraient de honte et de dépit. Le huitième volume de discours tire à sa fin; il est plein de choses charmantes et de toutes sortes de couleurs. J'ai quelquefois été tenté de vous en copier des morceaux. Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j'espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n'y gagneront pas. Nous aurons servi l'humanité; mais il y aura longtemps que nous serons réduits dans une poussière froide et insensible, lorsqu'on nous en saura quelque gré. Pourquoi ne pas louer les gens de bien de leur vivant, puisqu'ils n'entendent rien sous la tombe? Voilà le moment de se consoler en se rappelant la prière du philosophe musulman: «mon Dieu, pardonne aux méchants, parce que tu n'as rien fait pour eux, puisque tu les a laissés devenir méchant; les bons n'ont rien de plus à te demander, parce qu'en les faisant bons tu as tout fait pour eux.»

Je suis bien aise que ce dernier trait me soit revenu, sans quoi j'aurais été bien mécontent de cette lettre; si elle est maussade, c'est que ma vie l'est aussi Portez-vous bien et aimez-moi toujours beaucoup, toutes deux. Je me suis enfourné depuis quelques jours dans la lecture du plus fou, du plus sage, du plus gai de tous les livres.

LXXXII

À Paris, le 30 septembre 1762.

Voilà ce que nous avons pu faire de mieux pour votre vingtième. Enjoignant, les années suivantes, quatre lignes de requête à une copie de cette décision, l'immunité de cet impôt sera prorogée tant qu'il nous plaira, quand même Damilaville, quittant sa place pour une autre, ne serait plus à portée de nous servir: cette remarque est de lui.

Je vous envoie la Consultation d'Élie de Beaumont pour les Calas; et dimanche prochain le Mémoire.

Je ne trouve pas que, ni dans l'une de ces pièces ni dans l'autre, on ait tiré parti de certains moyens dont l'éloquence de Démosthène et de Cicéron se serait particulièrement emparée.

Le premier de ces moyens, c'est la probité de cet homme soutenue pendant le cours d'une vie de soixante ans et davantage. À quoi sert une vie passée avec honneur, si elle ne nous protège pas contre les attaques de la méchanceté et le soupçon d'un crime incertain, entre l'homme de bien et le scélérat? Rien ne parle donc plus en faveur de l'un; rien ne dépose donc plus contre l'autre? Ils sont donc également abandonnés au sort? Il me semble que c'était le lieu de plaider la cause de l'honneur et de la vertu reconnus, de dire aux juges: Lorsqu'on lit la malheureuse histoire de Calas, lorsqu'on voit un père dans la décrépitude, arraché du sein de la famille où il vivait aimé, honoré, tranquille, et où il se promettait de mourir, conduit sur un échafaud par des ouï-dire, il n'est personne qui ne frémisse d'horreur sur ce que l'avenir obscur peut lui destiner. L'homme de bien ne voit rien en lui qui le protège contre les événements. Après la mort de Calas, il voit avec douleur que sa conduite passée s'adressait vainement aux lois. Rassurez, messieurs, les gens de bien; encouragez les hommes à la vertu, en leur montrant le poids que vous y attachez. Si un méchant accusé est à moitié convaincu devant vous par ses actions passées, pourquoi l'homme de bien ne serait-il pas à moitié absous par les siennes?

Le second, c'est la mort de Calas. Si cet homme a tué son fils de crainte qu'il ne changeât de religion, c'est un fanatique; c'est un des fanatiques les plus violents qu'il soit possible d'imaginer. Il croit en Dieu, il aime sa religion plus que sa vie, plus que la vie de son fils; il aime mieux son fils mort qu'apostat: il faut donc regarder son crime comme une action héroïque, son fils comme un holocauste qu'il immole à son Dieu. Quel doit donc être son discours, et quel a été le discours des autres fanatiques? Le voilà: «Oui, j'ai tué mon fils; oui, messieurs, si c'était à recommencer, je le tuerais encore: j'ai mieux aimé plonger ma main dans son sang que de l'entendre renier son culte; si c'est un crime, je l'ai commis, qu'on me trame au supplice.» Au contraire, Calas proteste de son innocence: il prend Dieu à témoin; il regarde sa mort comme le châtiment de quelque faute inconnue et secrète; il veut être jugé de son Dieu aussi sévèrement qu'il l'a été des hommes, s'il est coupable du crime dont il est accusé. Il appelle la mort donnée à son fils un crime; il attend ses juges au grand tribunal pour les y confondre. S'il est coupable, il ment à la lace du ciel et de la terre: il ment au dernier moment; il se condamne lui-même à des peines éternelles: il est donc athée; il en a le discours; mais s'il est athée, il n'est plus fanatique: il n'a donc plus tué son fils. Choisissez, aurais-je dit aux juges: s'il est fanatique, il a pu tuer son fils, mais c'est par le zèle le plus violent qu'un furieux puisse avoir pour sa religion. Il a donc rougi, en mourant, d'une action qu'il a dû regarder comme glorieuse, comme ordonnée par son Dieu; il en a donc perdu le mérite en la désavouant lâchement; sa bouche prononçait donc l'imposture en mourant; accusé d'une action qu'il avait commise, et dont il devait se glorifier, il la regardait donc comme un crime; il apostasiait donc lui-même, et, puni dans ce monde, il appelait encore sur lui le châtiment du grand juge dans l'autre. Athée? Pourquoi, contempteur de tout Dieu et de tout culte, aurait-il tué son fils pour en avoir voulu prendre un autre que celui dans lequel il était né? Je vous écris cela à la hâte, mais cela pourrait, entre les mains d'un homme habile et maître de l'art de la parole, prendre la couleur la plus forte172.

Eh bien, il y a dans cette cause cent autres moyens secrets que les avocats ni Voltaire n'ont point aperçus.

Je ne sais plus que vous dire. Je suis accablé de fatigue. J'ai cru que je perdrais ma femme avant-hier: on n'osait arrêter ce flux de sang qui l'avait tellement épuisée, qu'elle en tombait cinq ou six fois par jour dans des sueurs glacées et des défaillances mortelles, parce qu'on craignait de foire rentrer l'humeur dans la masse du sang, et de causer une fièvre maligne. Il n'était pas possible non plus de le laisser aller plus longtemps, de peur qu'elle ne restât dans une de ces défaillances, ou qu'il ne se formât à la langue une excoriation, ou un ulcère dans les intestins. Dans ces perplexités, il a fallu jouer la vie de la malade à croix ou pile. On lui a donné la simarouba, écorce astringente, en boisson, avec des lavements appropriés au même effet; le flux est arrêté, sinon en tout, du moins en grande partie. Les douleurs, d'aiguës qu'elles étaient, sont devenues sourdes; la fièvre n'a pas augmenté; point de sommeil; toujours de l'embarras dans la tête; toujours du dégoût, des envies de vomir; mais les excréments commencent à se lier. Si j'osais, à ces symptômes physiques qui semblent annoncer la guérison, j'en ajouterais de moraux. Les médecins ne font point d'attention à ceux-ci, et je crois qu'ils ont tort. On est bien malade quand on perd son caractère; on se porte mieux quand on le reprend. Tenez-moi pour mort, ou pour moribond du moins, l'une et l'autre, lorsque je n'aurai pas la plus grande peine ou le plus grand plaisir à penser à vous.

Je ne savais pas qu'on fût allé en Champagne. Ce soupçon est une de ces idées qui me sont venues comme elles vous viennent. Lorsque notre esprit abandonné à lui-même se promène en sautillant sur les choses possibles, il est tout naturel qu'il s'arrête de préférence sur celles qui l'intéressent. Un homme jaloux, que rien n'inquiète ni ne distrait, a encore des pensées de jalousie.

Mais ce qui me peine, c'est de ne jamais apprendre les choses; il faut que je les devine. Cela me fait penser qu'on est dans l'usage de me les dissimuler et qu'on espère que je les ignorerai.

Mademoiselle, je vous souhaite beaucoup de plaisir, des petits déjeuners bien gais le matin, des lectures douces, des promenades agréables avant et après le dîner, des causeries tête à tête et bien tendres, à la chute du jour ou au clair de la lune, sur la terrasse. Mme Le Gendre et madame votre mère vous devanceront dans les vordes, si vous y allez; et vous irez. Vous suivrez à dix ou vingt pas, et vous aurez ainsi cette liberté qui s'accorde avec la passion et la décence; vous aurez du moins le plaisir d'entendre et de dire, sans gêner.

Je ne veux rien savoir absolument; j'aime mieux m'en rapporter à mon imagination, qui ne m'affaiblira pas sûrement votre bonheur.

169.Il y a là une légère erreur: Marlborough est mort en 1722 et Montesquieu n'est allé en Angleterre qu'en 1729. Le quiproquo dut se produire entre le fils du général et le président.
170.Le duc d'Orléans, dont il était premier maître d'hôtel.
171.Galiani.
172.Tout ce qui précède se trouve dans la Correspondance de Grimm (15 janvier 1763), mais avec des développements qui ne sont pas de Diderot.
Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
11 August 2017
Umfang:
760 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain

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