Sous le règne de Louis XIV, la guerre, qui duroit depuis vingt ans2, n'empêchoit point qu'on ne fît quelquefois l'amour; mais, comme la cour n'étoit remplie que de vieux cavaliers insensibles, ou de jeunes gens nés dans le bruit des armes et que ce métier avoit rendus brutaux, cela avoit fait la plupart des dames un peu moins modestes qu'autrefois, et, voyant qu'elles eussent langui dans l'oisiveté si elles n'eussent fait des avances, ou du moins si elles eussent été cruelles, il y en avoit beaucoup de pitoyables, et quelques unes d'effrontées.
Madame d'Olonne étoit de ces dernières. Elle avoit le visage rond, le nez bien fait, la bouche petite, les yeux brillans et fins, et les traits délicats. Le rire, qui embellit tout le monde, faisoit en elle un effet tout contraire. Elle avoit les cheveux d'un châtain clair, le teint admirable, la gorge, les mains et les bras bien faits; elle avoit la taille grossière, et, sans son visage, on ne lui auroit pas pardonné son air. Cela fit dire à ses flatteurs, quand elle commença à paroître, qu'elle avoit assurément le corps bien fait; qui est ce que disent ordinairement ceux qui veulent excuser les femmes qui ont trop d'embonpoint. Cependant celle-ci fut trop sincère en cette rencontre pour laisser les gens dans l'erreur; elle éclaircit du contraire qui voulut, et il ne tint pas à elle qu'elle ne désabusât tout le monde.
Madame d'Olonne avoit l'esprit vif et plaisant quand elle étoit libre; elle étoit peu sincère, inégale, étourdie, peu méchante; elle aimoit les plaisirs jusques à la débauche, et il y avoit de l'emportement dans ses moindres divertissemens. Sa beauté, autant que son bien, quoiqu'il ne fût pas médiocre, obligea d'Olonne4 à la rechercher en mariage. Cela ne dura pas long-temps: d'Olonne, qui étoit homme de qualité et de grands biens, fut reçu agréablement de madame de la Louppe, et il n'eut pas le loisir de soupirer pour des charmes qui avoient fait deux ans durant tous les souhaits de toute la cour. Ce mariage étant achevé, les amans qui avoient voulu être mariés se retirèrent, et il en revint d'autres qui ne vouloient être qu'aimés. L'un des premiers qui se présenta fut Beuvron, à qui le voisinage de madame d'Olonne donnoit plus de commodité de la voir. Cette raison fut cause qu'il l'aima assez long-temps sans qu'on s'en aperçût, et je crois que cet amour eût toujours été caché si Beuvron n'eût jamais eu des rivaux; mais le duc de Candale, étant devenu amoureux de madame d'Olonne, découvrit bientôt ce qui demeuroit caché faute de gens intéressés. Ce n'est pas que d'Olonne n'aimât sa femme; mais les maris s'apprivoisent, et jamais les amants; et la jalousie de ceux-ci est mille fois plus pénétrante que celle des autres. Cela fit donc que le duc de Candale vit des choses que d'Olonne ne voyoit pas, et qu'il n'a jamais vues, car il est encore à savoir que Beuvron ait aimé sa femme.
Beuvron5 avoit les yeux noirs, le nez bien fait, la bouche petite et le visage long, les cheveux fort noirs, longs et épais, la taille belle. Il avoit assez d'esprit; ce n'étoit pas de ces gens qui brillent dans les conversations, mais il étoit homme de bon sens et d'honneur, quoique naturellement il eût aversion pour la guerre. Étant donc devenu amoureux de madame d'Olonne, il chercha les moyens de lui découvrir son amour. Leur voisinage à Paris lui en donnoit assez d'occasions; mais la légèreté qu'elle témoignoit en toute chose lui faisoit appréhender de s'embarquer avec elle. Enfin, s'étant trouvé un jour tête-à-tête: «Si je ne voulois, lui dit-il, Madame, que vous faire savoir que je vous aime, je n'aurois que faire de vous parler, mes soins et mes regards vous ont assez dit ce que je sens pour vous; mais, comme il faut, Madame, que vous répondiez un jour à ma passion, il est nécessaire que je la découvre, et que je vous assure en même temps que, soit que vous m'aimiez ou que vous ne m'aimiez pas, je suis résolu de vous aimer toute ma vie.»
Beuvron ayant cessé de parler: «Je vous avoue, Monsieur, lui répondit madame d'Olonne, que ce n'est pas d'aujourd'hui que je reconnois que vous m'aimez, et, quoique vous ne m'en ayez pas parlé, je n'ai pas laissé de vous tenir compte de tout ce que vous avez fait pour moi dès le premier moment que vous m'avez vue; et cela me doit servir d'excuse quand je vous avouerai que je vous aime. Ne m'en estimez donc pas moins, puisqu'il y a assez long-temps que je vous entends soupirer; et quand même on pourroit trouver quelque chose à redire à mon peu de résistance, ce seroit une marque de la force de votre mérite plutôt que de ma facilité.» Après cet aveu, l'on peut bien juger que la dame ne fut pas long-temps sans donner au cavalier les dernières faveurs. Cela dura quatre ou cinq mois sans fracas de part ni d'autre; mais enfin la beauté de madame d'Olonne faisoit trop de bruit, et cette conquête promettoit trop de gloire en apparence à celui qui la feroit, pour que l'on laissât Beuvron en repos. Le duc de Candale, qui étoit l'homme de la cour le mieux fait, crut qu'il ne manquoit rien à sa réputation que d'être aimé de la plus belle femme du royaume; il résolut donc à l'armée, trois mois après la campagne, d'être amoureux d'elle sitôt qu'il la verroit, et fit voir, par une grande passion qu'il eut ensuite pour elle, qu'elles ne sont pas toujours des coups du ciel et de la fortune.
Le duc de Candale avoit les yeux bleus, le nez bien fait, les traits irréguliers, la bouche grande et désagréable, mais de fort belles dents, les cheveux blonds dorés, en la plus grande quantité du monde; sa taille étoit admirable; il s'habilloit bien, et les plus propres tâchoient de l'imiter; il avoit l'air d'un homme de grande qualité. Il tenoit un des premiers rangs en France: il étoit duc et pair, gouverneur de Bourgogne conjointement avec son père et seul gouverneur de l'Auvergne, et colonel général de l'infanterie françoise. Le génie en étoit médiocre; mais, dans ses premiers amours, il étoit tombé entre les mains d'une dame qui avoit infiniment de l'esprit6, et, comme ils s'étoient fort aimés, elle avoit pris tant de soin de le dresser, et lui de plaire à cette belle, que l'art avoit passé la nature, et qu'il étoit bien plus honnête homme que mille gens qui avoient bien plus d'esprit que lui7.
Étant donc de retour de Catalogne, où il avoit commandé l'armée sous l'autorité du prince de Conty8, il commença de témoigner à madame d'Olonne, par mille empressemens, l'amour qu'il avoit pour elle, dans la pensée qu'il eut qu'elle n'eût jamais rien aimé. Voyant qu'elle ne répondoit point à sa passion, il résolut de la lui apprendre de manière qu'elle ne pût faire semblant de l'ignorer; mais, comme il avoit pour toutes les femmes un respect qui tenoit un peu de la honte, il aima mieux écrire à madame d'Olonne que de lui parler.
Je suis au désespoir, Madame, que toutes les déclarations d'amour se ressemblent, et qu'il y ait quelquefois tant de différence dans les sentimens; je sens, bien que je vous aime plus que tout le monde n'a accoutumé d'aimer, et je ne sçaurois vous le dire que comme tout le monde vous le dit. Ne prenez donc pas garde à mes paroles, qui sont foibles et qui peuvent être trompeuses, mais faites réflexion, s'il vous plaît, à la conduite que je vais avoir pour vous, et, si elle vous témoigne que pour la continuer long-temps, de même force il faut être vivement touché, rendez-vous à ces témoignages, et croyez que, puisque je vous aime si fort n'étant point aimé de vous, je vous adorerai quand vous m'aurez obligé à avoir de la reconnaissance.
Madame d'Olonne, ayant lu ce billet, y fit cette réponse:
S'il y a quelque chose qui vous empêche d'être cru quand vous parlez de votre amour, ce n'est pas qu'il importune, c'est que vous en parlez trop bien: d'ordinaire les grandes passions sont plus confuses, et il semble que vous écrivez comme un homme qui a bien de l'esprit, qui n'est point amoureux, et qui veut le faire croire. Et puisqu'il me semble ainsi à moi-même, qui meurs d'envie que vous disiez vrai, jugez ce qu'il sembleroit à des gens à qui votre passion seroit indifférente: ils n'hésiteroient pas à croire que vous voulez rire; pour moi, qui ne veux jamais faire de jugemens téméraires, j'accepte le parti que vous m'offrez, et je veux bien juger par votre conduite des sentimens que vous avez pour moi.
Cette lettre, que les connoisseurs eussent trouvée fort douce, ne la parut pas trop au duc de Candale: comme il avoit beaucoup de vanité, il avoit attendu des douceurs moins enveloppées. Cela l'obligea à ne point tant presser madame d'Olonne qu'elle l'eût bien désiré; il en faisoit sa bonne fortune en dépit d'elle-même, et la chose eût duré long-temps si cette belle n'eût gagné sur sa modestie de lui faire tant d'avances, qu'il crut pouvoir tout entreprendre auprès d'elle sans trop s'exposer. Son affaire étant conclue, il s'aperçut bientôt du commerce de Beuvron. Un prétendant ne regarde d'ordinaire que devant soi; mais un amant bien traité regarde à droite et à gauche, et n'est pas long-temps sans découvrir son rival. Sur cela le duc se plaint; sa maîtresse le traite de bizarre et de tyran, et le prend sur un ton si haut, qu'il lui demande pardon de ses soupçons et se croit trop heureux de l'avoir radoucie. Ce calme ne dura pas long-temps. Beuvron, de son côté, fait des reproches aussi inutiles que ceux du duc, et, voyant qu'il ne peut détruire son rival par lui-même, il fait sous main donner avis à d'Olonne que le duc de Candale est si bien avec sa femme. D'Olonne lui défend de le voir, c'est-à-dire redouble l'amour de ces deux amans, qui, ayant plus d'envie de se voir depuis les défenses, en trouvèrent mille moyens plus commodes que ceux qu'ils avoient auparavant. Cependant, Beuvron étant demeuré le maître du champ de bataille, le duc de Candale recommence ses plaintes contre lui; il fait de nouveaux efforts pour le chasser, mais inutilement: madame d'Olonne lui dit qu'elle voyoit bien qu'il ne considéroit que ses intérêts, et qu'il ne se soucioit point de la perdre, puisque, si elle défendoit à Beuvron de la voir, son mari et tout le monde ne douteroient pas du sacrifice. Madame d'Olonne, qui n'aime pas tant Beuvron que le duc, ne le veut pourtant pas perdre, tant pour ce qu'un et un sont deux, que parceque les coquettes croient retenir mieux leurs amans par une petite jalousie que par une grande tranquillité.
Dans cette entrefaite, Paget9, homme assez âgé, de basse naissance, mais fort riche, devint amoureux de madame d'Olonne, et, ayant découvert qu'elle aimoit le jeu10, crut que son argent lui tiendroit lieu de mérite, et fonda ses plus grandes espérances sur la somme qu'il résolut de lui offrir. Il avoit assez d'accès chez elle pour lui parler lui-même s'il eût osé, mais il n'avoit pas la hardiesse de faire un discours qui tireroit après lui de fâcheuses suites s'il n'eût pas été bien reçu; il fit donc dessein de lui écrire, et lui écrivit cette lettre:
J'ai bien aimé des fois en ma vie, Madame, mais je n'ai jamais aimé tant que vous. Ce qui me le fait croire, c'est que je n'ai jamais donné à chacune de mes maîtresses plus de cent pistoles 11 pour avoir leurs bonnes grâces, et pour les vôtres j'irais jusques à deux mille 12 . Faites réflexion là-dessus, je vous prie, et songez que l'argent est plus rare que jamais il n'a été.
Quentine13, femme de chambre et confidente de madame d'Olonne, lui rendit cette lettre de la part de Paget, et incontinent après cette belle lui fit la réponse qui s'ensuit:
Je m'étois déjà bien aperçue que vous aviez de l'esprit par les conversations que j'ai eues avec vous; mais je ne savois pas encore que vous écrivissiez si bien que vous faites. Je n'ay rien vu de si joli que votre lettre; je serai ravie d'en avoir souvent de semblables, et ce pendant je serai bien aise de vous entretenir ce soir à six heures.
Paget ne manqua pas au rendez-vous, et s'y trouva en habit décent, c'est-à-dire avec son sac et ses quilles. Quentine, l'ayant introduit dans le cabinet de sa maîtresse, les laissa seuls. «Voilà, lui dit-il, Madame, lui montrant ce qu'il portoit, ce qui ne se trouve pas tous les jours; voulez-vous le recevoir? – Je le veux bien, dit madame d'Olonne; mais cela nous amusera.» Ayant donc compté les deux mille pistoles dont ils étoient convenus, elle les enferma dans une cassette. Se mettant auprès de lui sur un petit lit de repos, qui ne lui en servit pas long-temps: «Personne, lui dit-elle, Monsieur, n'écrit en France comme vous. Ce que je vous vais dire n'est pas pour faire le bel esprit; mais il est certain que je trouve peu de gens qui en aient tant que vous. La plupart ne vous disent que des sottises, et, quand ils vous veulent écrire des lettres tendres, ils pensent avoir bien rencontré de nous dire qu'ils nous adorent, qu'ils vont mourir si vous ne les aimez, et que, si vous leur faites cette grâce, ils vous serviront toute leur vie. On a bien affaire de leurs services. – Je suis ravi, dit Paget, que mes lettres vous plaisent. Je ne dirois pas ceci ailleurs, mais à vous, Madame, je ne vous en ferai pas la petite bouche, ni de façon: mes lettres ne me coûtent rien. – Voilà, répondit-elle, ce qui est difficile à croire; il faut donc que vous ayez un fort grand fonds.» Après quelques autres discours, que l'amour interrompit deux ou trois fois, ils convinrent d'une autre entrevue, et à celle-là d'une autre: de sorte que ces deux mille pistoles valurent à Paget trois rendez-vous.
Mais madame d'Olonne, se voulant prévaloir de l'amour de ce bourgeois et de son bien, le pria, à la quatrième visite, de recommencer à lui écrire de ces billets galans comme celui qu'elle avoit reçu de lui; mais, voyant que cela tiroit à conséquence, il lui fit des reproches qui ne lui servirent de rien, et tout ce qu'il put obtenir fut qu'il ne seroit point chassé de chez elle, et qu'il pourroit venir jouer lorsqu'elle le manderoit.
Madame d'Olonne crut qu'en se laissant voir à Paget elle entretiendroit ses désirs, et que peut-être seroit-il encore assez fou pour les vouloir satisfaire, à quelque prix que ce fût; cependant, il étoit assez amoureux pour ne se pouvoir empêcher de la voir, mais il ne l'étoit pas assez pour acheter tous les jours ses faveurs14.
Les choses étant en ces termes, soit que le dépit eût fait parler Paget, soit que ses visites fréquentes et l'argent que jouoit madame d'Olonne eussent fait faire des réflexions au duc de Candale, il pria sa maîtresse, lorsqu'il partit pour la Catalogne15, de ne plus voir Paget, de qui le commerce nuisoit à sa réputation. Elle le promit, et n'en fit rien; de sorte que le duc, apprenant par ceux qui lui donnoient des nouvelles de Paris qu'il alloit plus souvent chez madame d'Olonne qu'il n'avoit jamais fait, lui écrivit cette lettre:
En vous disant adieu, je vous priai, Madame, de ne plus voir ce coquin de Paget 16 ; cependant il ne bouge de chez vous. N'avez-vous point de honte de me mettre en état d'appréhender auprès de vous un misérable bourgeois, qui ne peut jamais être craint que par l'audace que vous lui donnez? Si vous n'en rougissez, Madame, j'en rougis pour vous et pour moi, et, de peur de mériter cette honte dont vous voulez m'accabler, je vais faire un effort sur mon amour pour ne vous plus regarder que comme une infâme.
Madame d'Olonne fut fort surprise de recevoir cette lettre si rude; mais, comme sa conscience lui faisoit encore des reproches plus aigres que son amant, elle ne chercha point de raisons pour se défendre, et se contenta de répondre en ces termes:
Ma conduite passée est si ridicule, mon cher, que je désespérerois d'être jamais aimée de vous si je ne me pouvois sauver sur l'avenir par les assurances que je vous donne d'un procédé plus honnête; mais je vous jure par vous-même, qui est ce que j'ai de plus cher au monde, que Paget n'entrera jamais chez moi, et que Beuvron, que mon mari me force de voir, me verra si rarement que vous connaîtrez bien que vous seul me tenez lieu de toutes choses.
Le duc de Candale fut tout à fait assuré par cette lettre; il fit ensuite des résolutions de ne plus condamner sa maîtresse sur des apparences qu'il jugea toutes trompeuses. Pour avoir été, à ce qu'il lui sembloit, sans raison soupçonneux, il se jeta dans l'autre extrémité de la confiance, et prit en bonne part tout ce que madame d'Olonne lui fit, six mois durant, de coquetteries et d'infidélités, car elle continua de voir Paget et de donner des faveurs à Beuvron; et, quoiqu'on en écrivît de plusieurs endroits au duc de Candale, il crut que cela venoit de son père ou de ses amis, qui le vouloient détacher de l'amour de madame d'Olonne, croyant que cette passion l'empêcheroit de songer au mariage.
Il revint donc de l'armée plus amoureux qu'il n'avoit encore été. Madame d'Olonne aussi, auprès de qui une si longue absence faisoit passer le duc de Candale pour un nouvel amant, redoubla ses empressements pour lui, à la vue même de toute la cour. Cet amant prenoit les imprudences qu'elle faisoit pour le voir pour les marques d'une passion dont elle n'étoit plus la maîtresse, quoique ce ne fussent que des témoignages du déréglement naturel de sa raison; quand elle avoit quelque emportement pour lui qui éclatoit, il la croyoit vivement touchée, et cependant elle n'étoit que folle. Il étoit tellement persuadé de la passion qu'elle avoit pour lui, que, quand il mouroit d'amour pour elle, il appréhendoit encore d'être ingrat.
On peut bien juger que la conduite de ces amans fit grand bruit. Ils avoient tous deux des ennemis; mais la fortune de l'un et la beauté de l'autre leur avoient fait beaucoup d'envieux. Quand tout le monde les auroit voulu servir, ils auroient tout détruit par leur imprudence, et tout le monde leur vouloit nuire. Ils se donnoient rendez-vous partout, sans avoir pris aucune mesure avec personne. Ils se voyoient quelquefois dans une maison que le duc de Candale tenoit sous le nom d'une dame de la campagne, que madame d'Olonne faisoit semblant d'aller voir, et, le plus souvent, la nuit chez elle-même. Tous ces rendez-vous n'usoient pas tout le temps de cette perfide; lorsque le duc sortoit d'auprès d'elle, elle alloit à la conquête de quelque nouvel amant, ou, du moins, rassurer Beuvron, par mille douceurs, des craintes que le duc lui avoit données.
L'hiver se passa ainsi sans que le duc de Candale soupçonnât quoi que ce soit de méchant de tout ce qu'elle lui faisoit, et il la quitta, pour retourner à l'armée, aussi satisfait d'elle qu'il l'avoit jamais esté. Il n'y fut pas deux mois qu'il apprit des nouvelles qui troublèrent sa joie. Ses amis particuliers17, qui prenoient garde de près à la conduite de sa maîtresse, ne lui avoient osé rien dire, tant ils le trouvoient préoccupé de cette infidèle; mais, s'étant passé depuis son absence quelque chose de fort extraordinaire, et ne craignant pas qu'elle détruisît par sa vue les impressions qu'ils lui vouloient donner, ils hasardèrent tous ensemble, sans qu'ils fissent paroître leur concert, de lui apprendre sa conduite. Ils lui mandèrent donc, chacun séparément, que Jeannin avoit un grand attachement pour madame d'Olonne; que ses assiduités faisoient croire, non seulement un dessein, mais un heureux succès, et qu'enfin, quand elle ne seroit pas coupable, il devroit n'être pas content d'elle, de voir qu'elle fût soupçonnée de tout le monde.
Mais, pendant que ces nouvelles vont porter la rage dans l'âme du duc de Candale, il est à propos de parler de la naissance, du progrès et de la fin de la passion de Jeannin18.
Jeannin de Castille avoit la taille belle, le visage agréable, bien de la propreté, fort peu d'esprit; de même naissance et même profession que Paget, et beaucoup de bien comme lui. Il étoit assez bien fait pour faire croire que, s'il eût porté l'epée, il eût eu des bonnes fortunes par son mérite seulement; mais sa profession et ses richesses faisoient soupçonner que toutes les femmes qu'il avoit aimées étoient intéressées, de sorte que, lorsqu'on le vit amoureux de madame d'Olonne, on ne douta point qu'il fût aimé pour son argent.
Le roi, après avoir passé les étés sur les frontières, revenoit d'ordinaire à Paris les hivers, et tous les divertissemens du monde occupoient tour à tour son esprit: le billard, la paume, la chasse, la comédie et la danse, avoient chacun leur temps avec lui; c'étoit alors les loteries dont il étoit question19, et cela les avoit tellement mises à la mode que chacun en faisoit, les uns d'argent, les autres de bijoux et de meubles. Madame d'Olonne en voulut faire une de cette sorte; mais, au lieu que, dans la plupart, on y employoit tout l'argent qu'on avoit eu, et que l'on faisoit, après, le partage, dans celle-ci, qui étoit de dix mille écus, il n'y en eut pas cinq d'employés, et ces cinq là encore furent distribués selon le choix de madame d'Olonne. Lorsqu'elle fit les premières propositions de la loterie, Jeannin s'y trouva, et, comme elle demandoit une somme à chacun selon sa force et qu'elle lui eût dit qu'il falloit qu'il donnât mille francs, il lui répondit qu'il le vouloit bien et qu'il lui promettoit de plus de lui faire parmi ses amis jusqu'à neuf mille livres. Quelque temps après, tout le monde étant sorti, hormis Jeannin: «Je ne sais, Madame, lui dit-il, si ma passion ne vous est pas encore connue, car il y a long-temps que je vous aime, et je suis déjà en grandes avances de soins; mais, après m'être entièrement donné à vous, il faut que je vous demande la confirmation de mon bail: octroyez-la moi, Madame, je vous en supplie, et remarquez qu'avec les mille francs à quoi vous m'avez taxé je vous en donne encore neuf pour être bien avec vous, car ce que je vous ai dit de mes amis n'a été que pour tromper ceux qui étoient ici quand je vous ai parlé de cette affaire. – Je vous avoue, Monsieur, lui répondit madame d'Olonne, que je ne vous ai point cru amoureux qu'aujourd'hui. Ce n'est pas que je n'aie remarqué de certaines mines en vous qui me faisoient soupçonner quelque chose, mais je suis tellement rebutée de ces façons, et les soupirs et les langueurs sont, à mon gré, une si pauvre galanterie et de si foibles marques d'amour, que, si vous n'eussiez pris avec moi une conduite plus honnête, vous eussiez perdu vos peines toute votre vie. Pour ce qui est maintenant de reconnoissance, vous pouvez croire qu'on n'est pas loin d'aimer quand on est bien persuadée d'être aimée.» Il n'en fallut point davantage à Jeannin pour lui faire croire qu'il étoit à l'heure du berger. Il se jeta aux pieds de madame d'Olonne, et, comme il se vouloit servir de cette action d'humilité pour un prétexte à de plus hautes entreprises: «Non, non, dit-elle, Monsieur; cela ne va pas comme vous pensez. En quel pays avez-vous ouï dire que les femmes fassent des avances? Quand vous m'aurez donné de véritables marques d'une grande passion, je n'en serai pas ingrate.» Jeannin, qui vit bien que chez elle l'argent se délivroit avant la marchandise, lui dit qu'il avoit deux cents pistoles et qu'il les lui donneroit si elle vouloit. Elle y consentit, et les ayant reçues: «Si vous trouvez bon, lui dit-il, Madame, de m'accorder quelque faveur sur le tant moins de ces dernières, je vous serai fort obligé, ou, si vous voulez attendre d'avoir toute la somme, faites-moi votre billet de ce que je viens de vous donner pour valeur reçue.» Elle aima mieux le baiser que d'écrire, et, un moment après, Jeannin sortit en l'assurant qu'il lui apporteroit le reste le lendemain. Il n'y manqua pas aussi. L'argent ne fut pas plutôt compté qu'elle lui tint parole, avec tout l'honneur qu'on peut avoir dans un tel traité.
Quoique Jeannin fût entré par la même porte que Paget, elle en usa bien mieux avec lui, soit qu'à la longue elle esperât d'en tirer de grands avantages, soit qu'il eût quelque mérite caché qui lui tînt lieu de libéralité. Elle ne lui demanda pas de nouvelles preuves d'amour pour lui donner de nouvelles faveurs. Les dix mille livres le firent aimer trois mois durant, c'est-à-dire traiter comme si on l'eût aimé.
Cependant le duc de Candale, ayant reçu des lettres des nouvelles affaires de sa maîtresse, lui écrivit ceci:
Quand vous pourriez vous justifier à moi de toutes les choses dont on vous accuse, je ne sçaurois plus vous aimer; quand vous ne seriez que malheureuse, vous y avez trop contribué pour ne pas me deshonorer en vous aimant. Tous les amans sont d'ordinaire ravis d'entendre nommer leurs maîtresses; pour moi, je tremble aussitôt que j'entends ou que je lis votre nom: il me semble toujours, en ces rencontres, que je vais apprendre une histoire de vous, pire, s'il se peut, que les premières. Cependant je n'ai que faire, pour vous mépriser jusques au dernier point, d'en sçavoir davantage; vous ne pouvez rien ajouter à votre infamie: attendez-vous aussi à tout le ressentiment que mérite une femme sans honneur d'un honnête homme qui l'a fort aimée. Je n'entre dans aucun détail avec vous, parceque je ne cherche pas votre justification, et que non seulement vous êtes convaincue à mon égard, mais que je ne puis jamais revenir pour vous.
Le duc de Candale écrivit cette lettre dans le temps qu'il alloit partir pour retourner à la cour; il venoit de perdre un combat, et cela n'avoit pas peu contribué à l'aigreur de sa lettre: il ne pouvoit souffrir d'être battu partout, et ce lui eût été quelque consolation aux malheurs de la guerre s'il eût été plus heureux en amour. Il commença donc son voyage avec un chagrin épouvantable. En d'autres temps il seroit venu en poste; mais, comme s'il eût eu quelque pressentiment de sa mauvaise fortune, il venoit le plus lentement du monde. Il commença, par les chemins, de sentir quelque incommodité; à Vienne, il se trouva fort mal, mais, comme il n'étoit plus qu'à une journée de Lyon, il y voulut aller, sçachant bien qu'il y seroit mieux secouru. Cependant, les fatigues de la campagne l'ayant fort abattu, ses déplaisirs l'achevèrent, et sa jeunesse, avec l'assistance des meilleurs médecins, ne lui put sauver la vie; mais, comme ses plus grands maux ne lui pouvoient ôter le souvenir de l'infidélité de madame d'Olonne, il lui écrivit cette lettre la veille de sa mort.
Si je pouvois conserver pour vous de l'estime en mourant, il me fâcheroit fort de mourir; mais, ne pouvant plus vous estimer, je ne sçaurois avoir de regret à la vie. Je ne l'aimois que pour la passer doucement avec vous 20 . Puisqu'un peu de mérite que j'avois et la plus grande passion du monde ne m'en ont pu faire venir à bout, je n'y ai plus d'attachement, et je vois bien que la mort me va délivrer de beaucoup de peines. Si vous étiez capable de quelque tendresse, vous ne me pourriez voir en l'état où je suis sans étouffer de douleur. Mais, Dieu merci, la nature y a mis bon ordre, et, puisque vous pouviez mettre tous les jours au désespoir l'homme du monde qui vous aimoit le plus, vous pourrez bien le voir mourir sans en être touchée. Adieu 21.
La première lettre que le duc de Candale avoit écrite à madame d'Olonne sur le sujet de Jeannin lui avoit fait tant de peur de son retour, qu'elle l'appréhendoit comme la mort, et je pense qu'elle souhaitoit de ne le revoir jamais. Cependant le bruit de l'extrémité où il étoit la mit au désespoir, et la nouvelle de sa mort, que lui donna son amie la comtesse de Fiesque22, faillit à la faire mourir elle-même. Elle fut quelque temps sans connoissance et ne revint qu'au nom de Mérille, qu'on lui dit qui lui vouloit parler.
Mérille23 étoit le principal confident du duc, qui apportoit à madame d'Olonne, de la part de son maître, la lettre qu'il lui avoit écrite en mourant, et la cassette où il enfermoit ses lettres et toutes les autres faveurs qu'il avoit reçues d'elle. Après avoir lu cette dernière lettre, elle se mit à pleurer plus fort qu'auparavant. La comtesse, qui ne la quittoit point en un état si déplorable, lui proposa, pour amuser sa douleur, d'ouvrir cette cassette. La comtesse trouva d'abord un mouchoir marqué de sang en quelques endroits. «Ah! mon Dieu! s'écria madame d'Olonne, quoi! ce pauvre garçon qui avoit tant d'autres choses de plus grande conséquence avoit gardé jusques à ce mouchoir! Y a-t-il rien au monde de si tendre?» Et là-dessus elle raconta à la comtesse que, s'étant quelques années auparavant coupée en travaillant auprès de lui, il lui avoit demandé ce mouchoir dont elle avoit essuyé sa main, et l'avoit toujours gardé depuis. Après cela elles trouvèrent des bracelets, des bourses, des cheveux et des portraits de madame d'Olonne et comme elles furent tombées sur les lettres, la comtesse pria son amie qu'elle en pût lire quelques unes. Madame d'Olonne y ayant consenti, la comtesse ouvrit celle-ci la première.
On dit ici que vous avez été battu. Ce peut être un faux bruit de vos envieux, mais ce peut être aussi une vérité. Ah! mon Dieu! dans cette incertitude, je vous demande la vie de mon amant et je vous abandonne l'armée; oui, mon Dieu, et non seulement l'armée, mais l'État et tout le monde ensemble. Depuis que l'on m'a dit cette triste nouvelle, sans rien particulariser de vous, j'ai fait vingt visites par jour, j'ai jeté des propos de guerre pour voir si je n'apprendrois rien qui me puisse soulager. On me dit par tout que vous avez été battu; mais on ne me parle point de vous en particulier. Je n'oserois demander ce que vous êtes devenu; non que je craigne de faire voir par là que je vous aime: je suis en de trop grandes alarmes pour avoir rien à ménager, mais je crains d'apprendre plus que je ne voudrois sçavoir. Voilà l'état où je suis et où je serai jusqu'au premier ordinaire, si j'ai la force de l'attendre. Ce qui redouble mes inquiétudes, c'est que vous m'avez si souvent promis de m'envoyer exprès des courriers à toutes les affaires extraordinaires, que je prends en mauvaise part de n'en avoir point eu à celle-ci.
Pendant que la comtesse lisoit cette lettre avec peine, car elle en étoit touchée, madame d'Olonne fondoit en larmes; après l'avoir lue elles furent toutes deux quelque temps sans parler. «Je n'en lirai plus d'aujourd'hui, lui dit la comtesse, car, puisque cela me donne de la peine, il vous en doit bien donner davantage. – Non, non, reprit madame d'Olonne; continuez, je vous prie, ma chère: cela me fait pleurer, mais cela me fait souvenir de lui24.» La comtesse ayant ouvert une autre lettre, elle y trouva ceci: