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Buch lesen: «Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg», Seite 12

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A peine avons-nous mouillé, nous avons la réponse. La reine Wilhelmine s'est émue de l'abandon où étaient laissées, depuis de bien longues années, les tombes des anciens baleiniers hollandais, qui avaient fondé dans ces parages, au XVIIe siècle, une grande station de pêche, Smerenburg. Elle a envoyé au Spitzberg le croiseur Friesland, vaisseau école des cadets, pour élever un monument aux vieux pionniers de la mère patrie, et rassembler leurs os dispersés par la neige, les ours blancs et les hommes. Le cérémonie funèbre aura lieu demain. Ce sont deux Français qui nous donnent ces détails: M. Colardeau, chef mécanicien, et M. Hervieu, aéronaute, attachés à l'expédition Wellman. Ils viennent d'apparaître sur le pont; ils ont été aussitôt entourés, enveloppés, interrogés et retenus prisonniers par les passagers de l'Ile-de-France. Ils ne s'en émeuvent pas; ils répondent aux questions qui partent de tous les points du cercle formé autour d'eux, et même d'en haut, car j'aperçois des chasseurs de rennes dans les échelles de corde et dans les embarcations.

– Oui, tout le monde est en bonne santé. Vous verrez la maison demain matin.

– Déjà bâtie?

– En quarante-huit heures. L'expédition est arrivée en deux escouades à l'île des Danois. La première escouade a débarqué le 22 juin.

– La baie était libre?

– A peine. Des glaces partout; un ours blanc en retard, qui, nous voyant, s'est sauvé pour rejoindre la banquise; sur la côte, un avant-toit de glace qu'il a fallu briser… A présent nous sommes à couvert, chez nous: nous avons dix mille kilos de provisions. Même aujourd'hui, nous avons mangé du pain blanc, – un régal! – il y a huit jours que nous nous en réjouissions. On travaille ferme, et tout le monde met la main à l'œuvre. Pas une chasse; pas de vacances: il faut se hâter.

– Et la banquise, toujours en retraite?

– Nous allons le savoir, cette nuit sans doute. Un petit bateau, affrété par un grand chasseur de phoques et d'ours, est justement en excursion dans le nord. Nous l'attendons.

La conversation se prolonge très avant dans la nuit très claire. Au moment où je regagne ma cabine, j'entends le bruit des coupes de champagne heurtées et levées en l'honneur des explorateurs.

V
LA VISITE

Mardi 24 juillet.– Le premier canot qui accoste la grève est, naturellement, tout plein de photographes. On débarque sur quelques planches de sapin qui forment une espèce d'appontement. Le major Hersey accueille, à leur arrivée dans l'île des Danois, les passagers de l'Ile-de-France. Il est chargé de faire les observations scientifiques à bord du futur dirigeable; il a été désigné par le gouvernement américain; il est chez lui et il le prouve. Remarquant un appareil volumineux entre les bras d'un photographe:

– Qu'est-ce que c'est? Un appareil pour la cinématographie?

– Oui, monsieur.

– Vous ne le monterez pas.

– Le Spitzberg n'est à personne!

– L'appontement est à nous: le territoire de la mission est à nous; vous n'y prendrez aucune vue panoramique.

– Ah! par exemple!

Le major fait mine de saisir l'appareil; le propriétaire défend son bien; des tiers s'interposent. Des mots vifs sont échangés. Un moment, on peut craindre que la paix du Spitzberg ne soit troublée pour une pellicule sensible. Mais le cinématographiste de l'Ile-de-France n'est pas un homme facile à étonner: il a voyagé en Amérique, naufragé quelquefois, pris des instantanés de batailles en Mandchourie, et suivi des chasses à l'ours en Sibérie, avec l'appareil enregistreur pour toute armée défensive. Dès qu'il a vu que son droit était sérieusement contesté par un membre de l'expédition Wellman, il a couru à la maison du chef. M. Wellman, comme un ministre, répond que la question est délicate: il y a des droits antérieurs; des conventions qui reconnaissent à certains éditeurs un véritable monopole photographique… Cependant, s'étant avancé sur le seuil de sa maison, et jugeant qu'une défense absolue serait discourtoise, quand cent cinquante nouveaux visiteurs sont en route, il décide:

– Photographiez la mer et le débarquement de vos compatriotes. Laissez de côté le territoire de la mission.

Ce menu incident, qui se passait, pourrait-on dire, sous l'œil du pôle, nous ramenait en pleine civilisation.

Nous descendons à terre. Le «territoire», qui a dû porter autrefois le front d'un glacier, est un triangle de pierrailles et de cailloux, coupé de quelques filets d'eau boueuse, qui borde la mer sur une assez petite étendue et dont la pointe la plus longue se relève et s'enfonce entre deux montagnes. Il est protégé contre les vents les plus dangereux; il est à l'abri des avalanches, ou à peu près. Un Anglais bien connu, Pike, l'habita d'abord, en haine des hommes. L'explorateur Andrée s'installa dans la maison de Pike, devenue vacante. M. Wellman n'a rien trouvé de mieux d'établir son camp sur cette plage célèbre, et nous visitons un chantier en pleine activité où des ouvriers norvégiens achèvent de construire des hangars, où des mécaniciens montent des machines, où se dressent un peu partout, aux endroits les plus secs, des piles de planches et de poutres, des tas de caisses de fer-blanc et de longues boîtes d'essence minérale.

Tout à fait à gauche, et formant l'aile extrême du camp, j'aperçois une tente en toile verte; qu'est-ce que c'est?

– La chambre et le salon du correspondant d'un journal berlinois, monsieur. Il passe l'été avec nous.

Nous sommes entourés d'ouvriers ou d'ingénieurs de la mission, qui nous renseignent obligeamment, soit en français, soit en anglais. A peu de distance, et toujours au bord de la mer, s'élève une vaste maison de planches, que prolonge un appentis. C'est la maison de Pike. Elle a eu de nombreux locataires, depuis l'original Anglais qui l'a bâtie: des trappeurs qui ont trouvé l'abri tout fait et l'ont habité un hiver, deux hivers, et qui reviendront quelque jour, car la région est excellente pour la chasse; l'expédition Andrée, qui avait simplement réparé l'immeuble; puis des ours blancs et des renards qui ne se gênent pas, dès que la saison devient trop rigoureuse et quand le phoque est plus difficile à chasser, pour enfoncer les fenêtres et visiter les appartements où persiste l'odeur de l'homme, des provisions et du cuir. Aujourd'hui ce sont les ouvriers norvégiens qui occupent la maison de Pike.

Dans quelques semaines sans doute, elle redeviendra la chose de tous, y compris les bêtes. Je continue ma promenade, et je passe au pied d'un échafaudage, quatre poutrelles reliées par des traverses auxquelles sont accrochés des quartiers de viande. C'est le garde-manger, en plein vent, de l'expédition.

– Vous le voyez, me dit mon guide, l'air du Spitzberg est admirablement pur. Ces morceaux de bœuf et de renne, nous les avons pendus ici il y a trente-deux jours, et rien ne s'est gâté. Ils se sont un peu racornis, mais il suffit d'enlever la tranche superficielle pour retrouver la viande fraîche. Nous n'avons pas de microbes au pôle, et pas de mouches. Regardez encore ce grand toit goudronné, en forme de carène et parallèle à la mer: c'est notre atelier, et tous nos instruments et outils y sont disposés en bel ordre. On travaille ferme, et la neige peut venir sans trop nous gêner.

A ce moment nous croisons M. Wellman. On me nomme à lui. Nous échangeons quelques propos de politesse banale; j'ai le temps, tout juste, de sentir se graver en moi ces premiers traits du portrait moral d'un homme, qui nous viennent avec son image. Cet Américain d'assez haute taille, aux yeux fortement ombragés, aux joues qui ont été creuses et qui ne sont qu'à demi pleines, aux moustaches tombantes, blondes et déjà pâlies, est un nerveux, un observateur et un réservé, habitué aux hommes plutôt qu'homme du monde, et qui se tient sur la brèche à force de volonté. Il y a chez lui beaucoup d'énergie, beaucoup d'émulation, beaucoup de confiance, un peu d'imagination, un peu de lassitude aussi, méprisée et domptée. Il s'éloigne. Je vois disparaître, au milieu des groupes, son complet gris foncé et sa casquette noire de yachtman.

Et je vais visiter sa maison d'explorateur polaire. C'est un chef-d'œuvre norvégien, bâti en sapin de Norvège, et d'après des plans classiques légèrement modifiés. La construction est carrée, posée sur des pieux, à trois pieds du sol, coiffée d'un toit à quatre pans égaux, et surmontée d'une lanterne vitrée. On entre, par un escalier extérieur, dans un couloir qui fait tout le tour du bâtiment et qui sert de grenier, en même temps que de protection pour la pièce centrale. De trois côtés, en effet, des caisses de farine et de légumes secs, des boîtes de conserves américaines, des jambons, sont entassés le long des cloisons, ou disposés sur des étagères. Le quatrième côté, aménagé avec recherche, ripoliné, agrémenté de faïences, comprend une cuisine, avec fourneau de fonte, batterie sommaire, vaisselle luisante, et une salle de bains. Au centre, garantie contre le froid par ce matelas de couloirs, par de doubles cloisons, par un double plancher, il y a la chambre-salon. Les couchettes, semblables à celles des bateaux, sont encastrées dans la muraille, à droite et à gauche, sur trois rangs. A la tête de l'une d'elles j'aperçois, attachée par des épingles, la photographie d'une jeune femme; ailleurs, celle d'un enfant.

VI
L'ÉCHOUEMENT DE «L'ILE-DE-FRANCE»
OUTER-NORWAY

25 juillet.

Nous avons quitté le havre de la Virgo vers cinq heures du matin. Il est huit heures. Je monte sur le pont, et je suis émerveillé de la beauté du jour, et de la mer, et de ses côtes sauvages.

Nous sommes à l'entrée de la baie la plus septentrionale du Spitzberg, la Red bay, fort mal connue et réputée dangereuse. Des bancs de glace d'une grande étendue flottent entre nous et la terre, et la baie, dans la partie la plus profonde, est entièrement glacée. Nous ne faisons donc que décrire une courbe peu prononcée entre les deux pointes extrêmes. Tout à coup, à huit heures dix, une forte secousse ébranle le navire. Les passagers ont l'impression que l'Ile-de-France a rencontré un iceberg.

Une seconde s'écoule, et une nouvelle secousse prolongée, un ralentissement brusque puis l'arrêt complet du bateau font sauter hors de leur lit les nombreux voyageurs qui sont encore couchés. Je regarde ma montre: il est huit heures dix-huit. On entend la voix du commandant qui crie: «Tout le monde sur le pont! Les canots à la mer!» En moins d'une minute, le pont est envahi; les marins, les chauffeurs, le personnel du service affalent les embarcations; les passagers prennent ou courent chercher la ceinture de sauvetage accrochée dans leur cabine, et se massent à l'avant, à l'arrière, ou sur le pont supérieur. C'est un moment critique, mais aucune panique ne se produit, aucun désordre, aucun faux mouvement. Très vite, les canots flottent autour du paquebot; très vite aussi les passagers se rendent compte qu'il n'y a pas de danger immédiat. Nous sommes échoués, sur plus de la moitié de la longueur du navire. L'avant est relevé d'un mètre au-dessus de la ligne de flottaison.

Je n'entends pas un cri de peur, pas une des passagères n'a de crise de larmes ou d'évanouissement. Il y a quelques notes comiques: on voit un monsieur courir sur le pont en caleçon, avec un appareil photographique en sautoir. Mais il n'y a pas de lâcheté, pas de défaillance, et c'est une jolie note à relever. L'aumônier allait revêtir ses ornements sacerdotaux, au moment de l'accident. Il rentre dans le salon et commence la messe. Un bon nombre de passagers y assistent. Le navire s'incline à tribord. Aussitôt après la messe, à peine les cierges éteints, les artistes improvisent un concert, et, cette musique, arrivant à travers les cloisons jusqu'au pont d'un paquebot qu'on essaye de renflouer, étonne les pilotes et chasseurs norvégiens, mais réjouit Marseille, c'est-à-dire tout l'équipage. Je passe près des cuisines et je saisis au vol ce mot: «Continuez vos pâtisseries, mes enfants.»

Je remonte. Dans une manœuvre, un homme est tombé à la mer; on le tire de ce bain glacé; il traverse nos rangs; quelqu'un lui demande:

– Ça doit vous avoir produit un singulier effet, mon ami?

– Pas tant que de voir une jolie femme!

Le mot, comme la musique, ne sonne pas pour tous, mais il sonne bien, pour quelques-uns. Toutes les bravoures sont jolies; et toutes les variétés de courage sont représentées à bord. Personne ne doute que notre situation ne soit sérieuse. Le pavillon a été mis en berne; le signal de détresse a été hissé; on essaie vainement de dégager le bateau en faisant machine en arrière; l'équipage commence à jeter le lest à la mer, et nous voyons tomber, par les hublots, les gros saumons de fonte, que les treuils vont chercher à fond de cale, et des blocs de charbon pris sur la réserve. Si nous ne pouvons pas sortir de cette position dangereuse à la marée prochaine, qui nous délivrera? Les côtes sont absolument inhabitées. La mer n'est parcourue par aucun baleinier, car les baleines ont depuis longtemps déserté la région. Nous nous trouvons par 79°6' de latitude nord. Chacun songe que la mer peut grossir et qu'elle aurait vite fait de rompre le bateau, dont la quille, à peine soulevée par le bercement de la marée, frissonne déjà en touchant le rocher.

Il faudrait prévenir, demander secours. Mais, du nord au sud du Spitzberg, pas un poste de télégraphe; la télégraphie sans fil n'est pas encore établie, – du moins, on nous l'a assuré, – entre la cabane de l'expédition Wellman et la ville la plus septentrionale de la Norvège, Hammerfest. Pas un port non plus où l'on aurait chance de rencontrer un remorqueur de quelque puissance. Hier, sans doute, par extraordinaire, un croiseur hollandais se trouvait à la baie de la Virgo: mais il est parti pour la banquise, et un petit phoquier, qui s'y trouvait aussi, doit, cette nuit même, faire route vers le sud. Le canot à vapeur, qui pourrait seul, semble-t-il, atteindre ce havre de la Virgo, en trois ou quatre heures, et prévenir l'expédition Wellman, nous sera indispensable si nous voulons débarquer. Nous ne sommes pas en péril imminent, puisque nous n'avons pas coulé en heurtant la roche, puisque nous sommes, hélas! trop solidement tenus par elle: mais notre situation n'est pas enviable, et, d'une heure à l'autre, elle peut empirer.

En attendant, l'accalmie est complète: la mer, le ciel, les montagnes, les îles de la côte ont une douceur émouvante, comme celle d'un mot tendre et qu'on n'attendait pas. Des oiseaux volent autour de nous; d'autres naviguent sur les glaçons; les phoques nous regardent et plongent aussitôt; la terre, qui fuit vers l'est, enfonce dans l'océan trois longs caps dentelés et très distants l'un de l'autre: le plus lointain est bleu, le second d'un lilas vif, le plus proche seulement est sombre, crevassé, menaçant, et dit la vérité.

A midi, sans une minute de retard, nous déjeunons dans une salle à manger fortement inclinée. La conversation est presque aussi animée que d'habitude; on regarde un peu plus par les hublots; j'entends un passager qui se plaint: «Mais, garçon, je vous ai demandé des Célestins, et vous m'apportez de la Grande Grille!» Vers la fin, tout à coup, un homme du bord entre dans la salle à manger. Il ne prend pas de précaution oratoire, il n'attend pas que le silence soit fait, il porte la main à son béret, et dit, pas très haut:

– Il y a un navire en vue!

Tout le monde entend. Tout le monde se lève. La plupart des visages ont pâli. On ne dit plus rien. On se précipite sur le pont. La peur de la fausse joie étreint tous ces prisonniers de la mer qui se penchent vers l'horizon.

– Ce n'est pas possible! Je ne vois rien.

– Ni moi.

– Pardon, une petite fumée.

– Et il a le cap sur nous?

– On le croit, mais il est loin, loin…

Du côté de la haute mer, en effet, en un point de l'immense courbe, au bas d'un nuage immobile et nacré, un peu de gris tache le ciel. Toutes les jumelles, toutes les longues-vues, tous les yeux l'observent. Cette fumée est pour tous l'unique objet dans l'étendue illimitée. Si elle allait descendre sous l'horizon! C'est un navire, à coup sûr, mais il n'a pas pu voir nos signaux de détresse. Pourquoi viendrait-il? Il vient cependant. La sirène de l'Ile-de-France commence à l'appeler… Il nous a aperçus! Il a l'air de venir à toute vitesse. Il a hissé le drapeau, qui veut dire: «Signal compris.» Nous ne sommes plus seuls! Il y a une pensée, à travers la mer, qui a entendu la nôtre!

Je vois des larmes dans bien des yeux. Personne ne quitte le poste d'observation. Malgré la fatigue, on veut être sûr du salut.

Quand il s'est approché, nous reconnaissons que notre sauveur n'est qu'un petit bateau baleinier, tout blanc, qui commence à tourner autour de nous, pour examiner la mer et la roche sans doute, mais aussi… pour «cinématographier» l'Ile-de-France. Et ce bateau arrive de la banquise! L'appareil enregistreur est dressé à l'arrière. A l'avant, des peaux de phoque et d'ours blanc, des eiders, des bois de renne avec le massacre, sont pendus à des cordages ou empilés sur le pont. Enfin, sur la passerelle, assis, les deux poings sur ses cuisses, se tient un homme jeune, vigoureux, dont la carrure, le large visage, la barbe fauve, la physionomie autoritaire et joviale, indiquent l'origine. C'est un Allemand du sud, un habitué de ces régions où il passe trois mois chaque année, l'homme qui les connaît le mieux peut-être.

On l'acclame; il parlemente avec le commandant de l'Ile-de-France, et essaye aussitôt de nous renflouer. Une amarre est jetée d'un bord à l'autre. Mais le petit baleinier, si persévérant que soit son effort, ne peut remuer la masse énorme de notre paquebot. Les deux machines agissent de concert et nous ne bougeons pas. On réussit seulement à redresser le navire. Toute l'après-midi est dépensée en tentatives vaines. Le temps reste admirablement beau. Les glaces en dérive ont l'air de corbeilles blanches sur une mer toute lilas. Des milliers d'oiseaux volent, se posent, plongent, et demeurent éclatants dans la lumière pure.

Après le dîner, en remontant sur le pont, nous nous apercevons que nous sommes de nouveau seuls à l'entrée de la Red bay. M. Lerner n'est plus là. Il a appris, du commandant de l'Ile-de-France, que le croiseur hollandais doit se trouver quelque part, à cinquante milles à l'est, dans la White bay, et se diriger de là vers la banquise. Il est immédiatement parti, il a promis une récompense à celui de ses marins qui, le premier, découvrirait le Friesland, et, toute la nuit, il va courir la mer pour nous, la mer pleine d'écueils et de glaces, qu'une petite brume nous cache en ce moment.

Nous sommes donc toujours en détresse. La nervosité grandit parmi les passagers. Beaucoup d'entre eux couchent tout habillés dans leurs cabines. D'autres s'étendent sur des chaises longues ou essaient de dormir dans des fauteuils. A deux heures du matin, le 26, le navire s'incline de nouveau à tribord, tout le monde se précipite sur le pont, et l'inquiétude est trop vive désormais pour qu'il soit aisé de la calmer. A quatre heures du matin, le commandant annonce que les passagers qui le désirent vont être débarqués sur un point de la côte ouest et que chacun doit emporter ce qu'il a de plus précieux. Bientôt il transforme cette permission en un ordre général; les chaloupes et les canots se remplissent, sans désordre et sans hâte; on emporte des couvertures, une valise, un sac, des armes, et la flottille se met en marche vers l'îlot appelé Outer Norway. Une seule embarcation reste près du paquebot, à cause d'une panne du moteur à pétrole. Nous sommes cent trente, passagers ou matelots, répartis entre les cinq embarcations qui s'éloignent du navire immobilisé. Je me trouve dans la troisième. C'est un spectacle admirablement poétique, émouvant et amusant, que celui de ces canots en chapelet, remorqués par une chaloupe à vapeur, et tout pleins de naufragés qui ne courent point encore de danger.

Le long train ondule sur l'eau luisante et berceuse. Des phoques lèvent la tête et replongent aussitôt, pour répandre la nouvelle: «Savez-vous où ils vont, ces bipèdes? Chez nous, à Outer Norway, sur la plage où plusieurs de nous sont nés. Est-ce une colonie? Il y a des dames parmi eux, et ils ont des bagages!» Et les petites têtes noires, aux yeux mouillés et clignants, se dressaient plus nombreuses.

Après cinq quarts d'heure de route, – le navire est devenu tout menu derrière nous, – nous entrons dans un détroit, entre deux îles. L'eau est profonde et merveilleusement claire; on stoppe; on fait passer devant la baleinière norvégienne qui est d'un faible tirant, et nous voyons une jeune femme, blonde et grande, debout à la poupe, et qui barre magistralement, avec un aviron, pour accoster la rive droite. C'est madame Nordenskjöld, norvégienne élevée en Islande, et fille d'un armateur de Reykjavik. Nous débarquons; nous prenons possession de l'île, nous demandant déjà combien de temps nous l'habiterons. Elle est sévère: une longue plage montante, couverte de pierres plates, et qui va rejoindre un énorme talus rocheux; elle a la forme de ces glaces que les petits marchands forains servent dans des coupes et dont ils enlèvent un quartier. Des oiseaux, en troupes nombreuses, protestent contre l'envahissement. Des canes eiders, épouvantées, abandonnent le nid. Et il y en a partout, de ces nids de duvet gris, où elles couvaient leurs quatre œufs bleus. Quelques jeunes gens commencent aussitôt à chasser. D'autres s'empressent:

– Madame, il fait assez froid dans l'île déserte: voulez-vous que nous allumions du feu?

Un sourire fatigué:

– Mais, monsieur, il n'y a pas de bois?

– Pardon, madame, pardon, des épaves, tout le long de la grève, et j'ai eu soin d'apporter deux boîtes d'allumettes.

Quatre ou cinq feux s'allument. Le vent souffle nord-nord-ouest. En laissant le feu au sud, on peut se reposer, presque au chaud, à l'abri de la fumée. Personne n'a dormi depuis vingt-quatre heures. On déroule des couvertures, des plaids, des peaux d'ours ou de moutons. Des ménages s'étendent et s'assoupissent, les pieds au feu, sur les meilleures roches plates. Une valise sert d'oreiller. Des célibataires, des isolés, sur de moins bons cailloux, comme il convient, se groupent autour, et essaient de dormir, ou de rêver, ce qui est plus aisé. Une main discrète, de temps en temps, rassemble les tisons. Avec une mystérieuse facilité, sans mot d'ordre, la colonie des débarqués s'est formée en escouades. Elle a suivi la loi des «affinités électives», comme disait Gœthe. A droite, du côté de la haute mer, plusieurs passagers ont escaladé une roche qui termine la plage, et ils observent l'horizon, avec des jumelles. Je les rejoins. On voit, très loin, l'Ile-de-France immobile et inclinée, et, sur les nuages, au nord, deux spirales de fumée. Ce sont les navires qui viennent au secours. M. Lerner a donc retrouvé le Friesland! Mais pourra-t-on nous renflouer? Un explorateur a parcouru déjà toute l'île.

– Qu'avez-vous vu?

– Cinquante tombes, la plupart ouvertes, là-bas, où le sol se relève.

– De quelle date?

– On ne sait pas.

– De quel pays étaient-ils?

– On ne sait pas.

Les heures s'écoulent. Je fais le tour du camp. La privation du chocolat matutinal commence à se faire sentir. Ostensiblement ou en cachette, selon l'humeur, des hommes et des femmes aux yeux cernés mordent des croûtes de pain ou un biscuit qui gisait, dédaigné, au fond d'un sac. Nous n'avons pas de vivres; on a promis seulement que la chaloupe apporterait le déjeuner, vers midi. Je passe près du bivouac de joyeux compagnons belges, qui ont planté parmi les pierres le drapeau de leur pays natal. L'un d'eux me fait signe d'approcher encore, et, confidentiellement:

– Monsieur, me dit-il, j'ai de l'amitié pour vous.

– J'en suis touché.

– Monsieur, vous n'avez pas de provisions?

– Ma foi, non.

– Moi, j'ai passé par les cuisines, avant de débarquer. Acceptez une tablette de chocolat… et… cette brioche.

Je remercie la Belgique, et j'aperçois, au-dessus des charbons ardents, le premier canard tué ce matin et déjà plumé, embroché, qui cuit. Je dois à la vérité d'ajouter que l'aspect du rôti est fuligineux et peu appétissant. Quelqu'un m'appelle encore et s'éloigne avec moi:

– Monsieur, si nous sommes renfloués, peut-être le commandant aura-t-il besoin d'argent comptant?

– C'est possible, je l'ignore.

– Voulez-vous lui faire dire que j'ai des lettres de crédit sur…

Le Parisien qui me fait cette confidence a un sourire amusé.

– … Sur les banques les plus voisines.

Et il me nomme les villes, en me montrant trois lettres représentant une fort belle somme.

L'offre s'est trouvée inutile. Elle aurait pu servir.

A midi, le commandant, fidèle à sa promesse, envoie la chaloupe avec un déjeuner froid, copieux. Il n'y avait pas de verres pour boire, mais chaque groupe de dix reçoit deux pots à confitures vides, dont l'un est réservé aux dames, et l'autre attribué aux hommes. Une gaieté assez vive et générale règne dans Outer Norway pendant le repas et les premières heures qui suivent. On va puiser du café dans une des deux grandes marmites disposées au-dessus d'un feu, en haut de la plage. On photographie tout. Je découvre même quatre joueurs de bridge dans un coin abrité. Puis le froid s'avive, à mesure que le soleil descend. Ce bon moral n'est pas sans mérite: il n'est pas non plus sans raison. Nous sommes à peu près sûrs d'être sauvés. Les heures ont passé; avec des jumelles, on voit maintenant les deux navires sauveteurs près du nôtre. Ils doivent travailler au renflouement de l'Ile-de-France, mais nous ne pouvons suivre la manœuvre. Tout a l'air immobile.

Un peu de brume coule du large et nous enveloppe. Rien n'indique que nous devions être délivrés avant la nuit, avant demain peut-être.

Alors, petit à petit, les échoués du Spitzberg, butant contre les pierres, portant ou traînant des couvertures, vont chercher au bout de la plage, le long du rocher observatoire, une protection contre le vent. Des phrases se croisent dans l'air: «Par ici, madame, j'ai un joli premier étage à vous offrir. – Moi, un rez-de-chaussée, avec trois nids d'eider, tout un édredon. – Venez, Georgette, prenez mon bras.»

On commençait à s'installer. Il faisait tout à fait froid, quand une vigie cria, vers six heures du soir:

– Les voilà! Les chaloupes reviennent!

– Toutes?

– Toutes!

Nous sommes renfloués! Ce fut une demi-heure charmante. Malgré la fatigue, les visages étaient épanouis. On riait. Une voix très douce, à quelques pas de moi, murmurait, comme une conclusion de l'aventure:

– C'est grand'mère qui va être contente! Quand elle saura tout, en aura-t-elle une peur, et une joie!.. Savez-vous, Maxime: j'en profiterai pour lui demander un petit cadeau.

Nous voici revenus à bord de l'Ile-de-France, qui flotte, qui fume, qui peut repartir. On assure que la coque n'a pas de blessure grave. Espérons. Nous contemplons avec gratitude le gros voisin, le navire sauveur.

Les témoins ont trouvé tout à fait admirables le sang-froid et l'habileté de manœuvre des officiers et de l'équipage du Friesland. Il y a eu un moment tragique, le dernier. Quand le paquebot, allégé non seulement d'une partie de son lest, mais de l'eau de ses chaudières, inerte, par conséquent, a enfin obéi au puissant effort des machines du navire de guerre et glissé sur le rocher, il s'est avancé sur le croiseur, sans pouvoir s'arrêter. Le Friesland, de son côté, ne pouvait éviter le choc. Il avait dû, pour être plus fort, mouiller une ancre et hâler dessus. On vit alors, au commandement, les cadets du Friesland accourir avec des madriers, les disposer en palissade pour protéger le bordage, et tous en ligne, impassibles, attendre la collision qui pouvait les broyer.

L'émotion fut telle, en cette minute, que pas un mot ne fut dit. Le choc, prévu et amorti, ne brisa qu'un mât de pavillon, une embarcation et quelques mètres de chaînes. L'Ile-de France, après trente-quatre heures, était renflouée. Elle flottait librement. Les vivats éclatèrent. Ils recommencent quand les embarcations, vers sept heures du soir, ramènent les passagers.

J'ai à peine le temps de m'habiller, pour assister au dîner offert, à bord de l'Ile-de France, à M. J. – B. Snethlage, commandant, à M. A. – M. Bron, capitaine du Friesland, et à M. Lerner. Le souvenir vivant du péril, la gratitude unanime et vive de notre côté, et, de l'autre, la joie du service rendu, relèvent singulièrement le ton des propos échangés entre sauveteurs et «rescapés». Pour une fois, aucun mot de remerciement et de sympathie n'est menteur.

Ce n'est pas tout, et tout l'extraordinaire de ce drame n'est pas fini. Par la plus claire soirée, quand les officiers du Friesland et M. Lerner, – un sportsman qui aime, entre deux chasses au phoque, à compléter la carte du Spitzberg, – reparaissent sur le pont de l'Ile-de-France, ils aperçoivent, à bâbord, le Frithjof. Ce petit navire, qui devait partir pour le sud du Spitzberg, a été retenu par M. Wellman, inquiet de la longue absence de M. Lerner, et envoyé à la découverte, du côté de la banquise. Et ce fait invraisemblable s'est produit: le 26 juillet 1906, à dix heures du soir, tout près du quatre-vingtième degré de latitude nord, dans la mer la plus déserte du monde, quatre navires ont été réunis dans un demi-mille carré.

Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
25 Juni 2017
Umfang:
220 S. 1 Illustration
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/34708
Rechteinhaber:
Public Domain