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Buch lesen: «Madame Corentine», Seite 4

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– Bonjour, père!

Il ne dit rien, mais il la serra si fort contre son cœur qu'il l'enleva de terre un moment. Puis, détachant ses bras, et se reculant, et fermant à demi les yeux, comme s'il avait voulu juger la voilure neuve d'une goëlette:

– Pas changée! dit-il, la même, bien la même! Et l'autre? Voyons?

Simone se tenait en arrière de sa mère, un peu à gauche. La porte entre-bâillée laissait en pleine lumière cette grande jeune fille, rose comme une Anglaise, étonnée, souriante et grave. Le capitaine la considéra de la tête aux pieds, examina son chapeau de feutre noir, où s'enroulait un voile blanc, son cache-poussière, qui était un vêtement nouveau pour lui, et, ne reconnaissant point en elle le type des Guen, ni leur manière d'être, en fut comme décontenancé.

– Ma foi, fit-il, je ne l'aurais point avouée pour mienne dans la rue, cette enfant-là, Corentine. Bonne mine, d'ailleurs… Comme la voilà grande!

– Je le crois bien, depuis le temps que vous ne m'avez vue! Vous ne m'embrassez pas, grand-père?

Elle s'avança, droite, tendit une joue, puis l'autre.

– Vous savez, grand-père, dit-elle posément, c'est moi qui ai voulu venir.

– Qu'est-ce que tu dis, Simone?

– Maman, il ne faut pas me démentir. Je vous suis si reconnaissante d'avoir consenti! Oui, grand-père, je suis très heureuse d'être ici. Je m'y reconnais!

– Oh! petite, ça n'est guère possible!

– Parfaitement, et je me souviens encore des deux jolis bricks de la chambre, là-haut!.. Je vois bien que vous me prenez pour une demoiselle. Mais je n'en suis pas une, allez! Pour vous le prouver, si tante Marie-Anne veut me garder avec elle, je l'aiderai à préparer le dîner.

Elle avait déjà tiré l'épingle qui tenait son chapeau, et accroché le feutre à la dent d'une ancre pendue au mur.

Le capitaine la suivit du regard, content, au fond, de cette franchise et de cette décision, se demandant: «Qu'est-ce que c'est que celle-là?»

– Comme il te plaira, répondit-il. Marie-Anne devient lourde, la pauvre, et un peu d'aide ne lui fera pas de mal. Toi, Corentine, viens là-haut, que je te montre ta chambre.

Ils s'engagèrent, le capitaine précédant sa fille, dans l'escalier de bois à petits paliers, bordé de colonnes torses, vieille relique bretonne de cette vieille maison.

– Vous excuserez Simone, mon père, dit madame Corentine à voix basse: c'est un peu une enfant gâtée… toute seule avec moi… vous comprenez…

– Gâtée? Ma foi, je n'en sais rien encore, repartit tout haut le marin, qui se sentait porté à défendre sa petite-fille; non, ce qu'elle a dit n'est pas mal du tout. Seulement elle n'a pas pris de ton côté, voilà!

– Je crois, en effet…

– Il n'y a pas de crime à cela, Corentine. Il avait bien ses qualités, lui aussi! N'avait été la mère, la dame Jeanne, les malheurs ne seraient peut-être pas arrivés.

Le nom du mari ne fut pas prononcé. Mais madame Corentine éprouva une sorte d'impatience de le sentir si près. Deux portes ouvraient sur le dernier palier: en face, la chambre de Marie-Anne; à droite, celle du capitaine. Madame Corentine se hâta d'entrer dans la dernière.

– Que vous l'avez bien arrangée pour nous! dit-elle.

C'était vrai. Tout reluisait, tout avait été frotté, lavé ou épousseté: les bois du lit, de vieux noyer, sculptés de feuilles de trèfle et d'où débordaient deux draps brodés, fleurant la verveine; les deux coquillages de l'Inde, à valves roses, garnis d'épines blanches comme des clochetons, qui flanquaient, sur la cheminée, le rameau de corail épanoui sous verre; la longue-vue suspendue à deux clous; le brevet de capitaine encadré; deux gravures coloriées représentant les anciens navires commandés par le capitaine, un brick et une goëlette d'une fidélité de lignes et de gréement excessive, posés sur une mer très régulièrement labourée avec du bleu et du vert: tout, jusqu'aux vitres, un peu épaisses, mais nettes, de la fenêtre, à travers lesquelles on apercevait un géranium en pot, des tiges de volubilis grimpant à une ficelle agitée, et la belle rade au delà, la royale avenue que font les collines en s'écartant, pour le plus grand bien des caboteurs de Perros, et pour le plaisir des vieux capitaines en retraite.

– Cela vaut mieux que Jersey, hein? demanda Guen, qui voyait madame Corentine fixer le large un peu rêveuse.

– Oui! fit-elle, sortant de cette distraction et secouant le piquet de plumes noires de son chapeau: bien mieux!

– Si seulement Sullian était avec nous!

– Où se trouve-t-il?

– A Bilbao, chargeant pour le retour. Si tu nous restes un peu, tu auras la chance de le revoir. Nous attendons de ses nouvelles. Il se hâtera de revenir, tu comprends!

– Oui, embrasser le petit dans son berceau… Elle est bien lourde, Marie-Anne!

– N'est-ce pas? dit Guen avec un sourire. Ce sera un garçon!.. Dire que si mon gendre Sullian était là, nous serions…

Il voulait dire «au complet». Mais il songea qu'un autre manquerait encore, le premier gendre. Et il rougit, le vieux Guen, en s'arrêtant de parler, comme quelqu'un qui n'a pas l'habitude de rien taire, et qui se trouve pris.

Corentine n'eut pas l'air de comprendre, et dit, en revenant sur ses pas:

– Nous allons être bien ici, père! Voyons la chambre de Marie-Anne?

Quelques heures plus tard, ils dînaient tous dans la salle basse, autour de la table ronde qui n'avait jamais eu de rallonge. Les quatre couverts étaient mis sur une nappe fine, repassée par la plus adroite lingère du bourg. Guen avait en face de lui Corentine, à droite et à gauche sa petite-fille et Marie-Anne.

Entre les convives c'étaient des regards heureux, et cette conversation brisée de gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps, et qui effleurent tous les sujets, dans la hâte de se remettre au point les uns des autres, et de tout dire pour se mieux faire agréer.

Plus que les autres, le capitaine causait. Il racontait des pêches, des histoires du haut et du bas Perros, il se souvenait, il rajeunissait, et retrouvait ses formules et jusqu'à ses intonations du vieux temps, pour dire, à propos de tout:

– Eh bien, petite Corentine, le pays breton, est-ce assez bon?

Corentine subissait à sa manière le charme de la réunion. Comme beaucoup de natures que la vie a tendues, que l'effort à soutenir, le rôle à jouer surexcitent, elle éprouvait une détente, elle jouissait de pouvoir s'abandonner librement en paroles, sans être jalousement observée, comme à Jersey, par des étrangers qui ne comprennent jamais tout de nous-mêmes. Marie-Anne, au nom de Sullian, souvent prononcé, souriait de ce sourire infiniment doux et grave qu'ont les statues de saints dans les églises et les filles de pure race celte dans les coins ignorés de Bretagne. Mais le dialogue était vif surtout entre le capitaine et Simone, Simone, curieuse des moindres détails, nouvelle en ce pays qu'elle avait à peine entrevu dans son enfance, et qui s'apercevait de la conquête rapide qu'elle faisait en la personne de son grand-père.

– Nous irons voir l'église demain, n'est-ce pas, grand-père?

– Oui, ma mignonne.

– Et la plage de Trestrao?

– Sans doute.

– Et la pointe du château où vous avez chaviré?

– Je le crois!

– Et puis nous irons à Ploumanac'h, quand la mer sautera autour du phare? à Trégastel aussi? Grand-père, il faudra décider maman à venir avec nous au pardon de la Clarté. C'est bientôt?

– Le 15 août.

– Elle viendra! Voyez-vous comme elle a envie de dire oui! Elle viendra! Dans la carriole du boulanger! Je ne veux pas de voiture. Nous ferons comme maman faisait, quand elle avait mon âge!

Ce soir-là, la maison du capitaine, bien close contre le vent, contre les regards, ressemblait à une île où des gens heureux se seraient retirés à l'abri, ignorés, sans témoins. Personne encore, ou bien peu de gens savaient l'arrivée des deux Jersiaises. L'émotion du retour était dans sa fraîcheur. Les souvenirs, qui remontent comme une plante vivace, n'avaient pas eu le temps de jeter leurs grandes rames tristes dans cette subite floraison de joie.

Le vieux Guen rayonnait. Bien tard, quand tout le monde fut couché, il ouvrit discrètement la porte, il s'échappa pour se promener à grands pas sur la jetée, où la mer montait caressante et chantante. Il reconnut son canot, et, pour la première fois depuis longtemps, ne songea pas aux projets de pêche pour le lendemain. Il pensait: «Que c'est bon de se retrouver!» Et cela lui remplissait l'âme. Et les voyageuses, dans la chambre qu'il apercevait de loin, à cause de la veilleuse allumée, pensaient de même.

Seule, Marie-Anne rêvait des villes lointaines, des ports qui ne devaient pas ressembler à celui de Perros, et qu'elle s'efforçait d'imaginer, parce que son mari était en voyage. Sullian lui manquait. Elle ne vivait qu'à demi en son absence. Mais elle se sentait raisonnable, ce soir, et confiante, comme protégée par la joie des autres.

V

La veille au soir, 14 août, les cloches de la Clarté avaient sonné pour annoncer le pardon du lendemain. Elles avaient sonné longtemps, à toute volée, dans le clocher de granit qui pointe, au bout de la plage de Perros, sur l'arête rocheuse partie de la mer et montant vers les collines. Il y avait déjà du monde autour du hameau sans verdure, des jeunes surtout, venus pour le feu de l'Assomption. Et, selon l'ancien usage, le vicaire était descendu, en procession, bénir et allumer le bûcher de fagots et de broussailles dressé un peu plus bas, près d'un calvaire. On avait aperçu la flamme de plusieurs lieues, les gens de mer qui passaient inconnus dans la nuit, les gens des terres qui veillaient. Longtemps des traînées d'étincelles avaient tournoyé en l'air, voyageant parmi les étoiles, et madame Corentine, debout sur la falaise de Perros, debout et muette derrière le groupe des siens, s'était souvenue de la joute des jeunes gens bretons, sautant par-dessus les tisons ardents, emportant la braise rouge aux talons de leurs bottes, pour montrer leur courage aux belles qui sont venues, et puis de la promenade que font les fiancés, la main dans la main, autour du bûcher, pauvres gens naïfs dont l'amour longtemps caché, secret des chemins bordés d'ajoncs ou des roches de la côte, s'épanouit et se déclare devant la Bretagne assemblée, en la nuit de vigile.

Les cloches avaient sonné. Elles s'étaient tues. La pleine nuit avait dispersé les amants, et, depuis des heures et des heures, il n'y avait plus, sur l'immense dentelure des côtes, d'autre lueur que le feu du petit phare de Ploumanac'h; il n'y avait plus d'autre bruit que le roulement ininterrompu des vagues sur les plages et le sifflement du vent qui fraîchissait aux pointes des falaises.

Les hommes tiennent si peu de place dans la nuit!

Cependant beaucoup étaient en marche. Car on vient de très loin au pardon de la Clarté, d'au moins cinq ou six lieues, de plus loin encore. Dans les ravins pleins d'herbe, au bord des ruisseaux tout couverts de vapeur, dans la buée lourde des iris et des menthes foulés aux pieds des bœufs, des fermes s'éveillaient; des gars bretons allaient donner l'avoine aux chevaux immobiles devant le râtelier et qui penchaient la tête, endormis sur trois pieds; dans les maisons de Trégastel, de l'Ile-Grande et de Pleumeur, dans le pays côtier tout entier frémissant sous la même nappe régulière du vent qui passe, les pêcheurs, plus tôt que d'ordinaire, et comme aux jours où la marée le commande, sortaient du lit, et allumaient la résine. «Est-ce qu'il est temps de partir déjà, mon homme? – Oui, deux heures avant le jour.» Et l'homme allait ouvrir la porte, observait les nuées glissant sur le ciel presque entièrement obscur, et revenait dire, ayant vérifié l'heure à je ne sais quel signe mystérieux: «Il est temps.»

Chez les Guen aussi, on se préparait. Madame Corentine l'avait voulu ainsi, malgré la petite distance qui sépare Perros de la Clarté, pour échapper aux commérages dont elle eût été l'objet, en plein jour, tant qu'aurait duré le voyage, parmi les groupes inoccupés des voisins et des voisines. Déjà elle avait deviné derrière elle, plus d'une fois, le murmure des anciennes médisances échangées d'une porte à l'autre, et elle était résolue à ne se montrer que le moins possible en Perros. Elle s'habillait donc, à la lueur de la minuscule lampe à pétrole, l'unique lampe de la maison, que Guen avait prêtée à sa fille. Dans la chambre voisine, elle entendait aller et venir Simone et, de temps en temps, la voix couverte et lente de sommeil de Marie-Anne, faisant des recommandations pieuses.

– Tu prieras pour moi?

– Oui, ma tante.

– Pour Sullian, qui est en mer?

– Oui, tante.

– Pour le petit qui doit venir?

– Oh! bien sûr!

Elle ajouta quelque chose bien bas, une demande secrète à peine murmurée, qui ne parvint pas jusqu'à la chambre voisine. Madame Corentine se pencha dans l'entre-bâillement de la porte, sans être vue, et elle aperçut, devant une glace, Simone qui répondait de la tête un oui sérieux.

Quand ils furent tous partis, Marie-Anne descendit en chemise pour aller pousser le verrou de la porte, puis elle se recoucha, ayant froid, ayant peur dans la maison déserte.

Il faisait noir dans la chambre. Le vent secouait les ardoises de l'auvent et les volets fendus, par où entraient les lueurs pâles du matin. Elle se tourna du côté du mur, et ferma les yeux.

La mer montait.

Tout à l'heure le bruit des pas, la voix du père, de Corentine, de Simone, les roulements de la carriole s'éloignant, couvraient la plainte de la marée. A présent elle emplissait tout le grand silence du bourg endormi; elle arrivait, apportée de toutes les plages voisines, de tous les écueils semés au large, tantôt aiguë et sifflante, tantôt sourde, toujours triste.

Oh! quand elle était petite, Marie-Anne était curieuse de la mer et attirée par elle. Dans les jours d'été, elle restait des après-midi entières, gamine aux cheveux emmêlés, couchée à plat ventre sur les falaises, à voir galoper les vagues et l'écume sauter, familière comme toutes les petites de la côte avec celle qui les rendra veuves.

Quand elle était petite, elle courait pieds nus sur les grèves, pour chercher des coquillages roulés par la tempête et des débris qu'elle jette souvent, des boîtes de conserves, des bouteilles et des bois flottants qui sont couverts d'animaux.

Quand elle était petite et qu'il faisait gros temps, la nuit, elle se tenait éveillée dans son lit, contente d'avoir peur, parce que le père était là, au fond de la chambre, qui la rassurait, et elle écoutait avec ravissement, le drap ramené sur les yeux, la grande musique de Bretagne, l'hymne sauvage qui s'élève de toutes les plages à la fois.

Mais à présent, elle avait horreur de l'entendre. Elle ne se promenait jamais sur les falaises. Les coups de vent l'épouvantaient. Elle savait que la mer emporte au loin les hommes, qu'elle sépare les époux, et brise les cœurs. Elle aurait voulu ne point rencontrer toutes ces veuves dans le bourg, car cela fait penser. Elle connaissait les attentes longues, l'inquiétude des retards quand une lettre doit venir, et cette souffrance d'appliquer son pauvre esprit, des heures entières, sans même pouvoir imaginer où se trouve le navire du bien-aimé, en route, au port, ou bien… La nuit surtout, quand elle était seule et que la mer parlait ainsi, il lui semblait qu'on criait au secours. C'était lui, dans la brume, dans la houle, à des distances infinies. Il appelait: «Marie-Anne! Marie-Anne!» Elle s'éveillait en tendant les bras. Oh! la mer, elle la détestait.

Et voilà qu'au matin de ce pardon, et depuis des heures déjà, la mer chantait sa chanson mauvaise. Marie-Anne s'enfonça dans les draps pour ne plus l'entendre. Elle tâcha de ne plus penser.

VI

Les trois voyageurs avaient monté la rude côte du bourg, passé devant l'église, laissé à droite la Croix-Erskine, et suivaient la route qui tourne par la crête des collines, autour de la plage de Trestrao. Le cheval, un mauvais cheval blanc, tout menu entre les brancards et qu'on s'étonnait de ne pas voir enlevé en l'air quand il portait le pain du boulanger, traînait assez résolument la carriole, au petit trot, le capitaine et Simone par devant, madame Corentine à l'arrière, assise sur un pliant. C'était l'heure grise, sans relief et sans joie, qui précède l'aube. Mais déjà on pouvait prédire que la journée ne serait pas belle. Le vent avait ce souffle régulier qui dure. Il venait de l'ouest, poussant la brume, non pas des nuages amoncelés comme il en passe souvent au matin et que le soleil dissout, mais une masse lourde, uniforme, couvrant des lieues de côte. Dans la campagne, appesantie d'eau et de sommeil, rien ne luisait. L'horizon rétréci coupait en deux des pointes toutes proches des falaises. La mer n'était d'aucune couleur. Seule, la vague déferlait, très lente, en volutes d'un vert tendre sur le sable de Trestrao.

– Ça ressemble à la Norvège, ce temps-là, disait le capitaine.

Les femmes se taisaient, saisies par le froid. Leurs yeux, las d'errer sur cette ombre morne, revenaient sans cesse à ce point fixe devant elles, le clocher de la chapelle de la Clarté, droit et net au-dessus d'un plateau de roches dénudées. A mesure qu'elles approchaient, des bruits de voix et de pas montaient plus fréquents des vallons noyés dans la brume. Les bourrelets d'ajoncs qui bordent les chemins s'écartaient au passage d'une carriole. Des groupes de pèlerins débouchaient sur la route, de tous les sentiers qui tordent autour des champs leurs deux murs en pierres sèches, ou des adresses invisibles tracées parmi les landes. Simone regardait curieusement ces bandes de paysans rapidement dépassés par la voiture, tandis que sa mère, gênée, tournait presque aussitôt la tête, avant d'avoir pu lire, sur la physionomie des gens, ce mouvement de surprise qu'elle connaissait si bien: «Tiens, la fille de M. Guen, celle qui a laissé son mari à Lannion! La voilà! C'est elle! Voyez donc!»

Bientôt la rumeur grandit. Le cheval se mit de lui-même au pas pour gravir le dos pierreux de la butte. Et Guen prit son air de pilote responsable, les yeux bridés et fixes, tâchant de ne heurter personne dans la foule serrée autour de la carriole. En haut, on voyait maintenant quelques pauvres toits d'herbes sèches collés à l'abri de gros rochers ronds, couverts de lichens, un village misérable au-dessus duquel s'enlevaient la petite nef de granit, les ogives, la balustrade à jour et le clocher dentelé, comme un cierge avec sa manchette de papier. La nuit se dissipait. Vers Perros, en arrière, une bande rose affleura l'horizon, et s'éteignit, couverte aussi par le brouillard. C'était le jour. La plainte de la mer parut grandir encore. Il y eut des mouettes qui passèrent dans le vent. Les cloches sonnaient la première messe.

Guen fit le tour de l'enceinte de murs bas qui enveloppe la chapelle, ayant peine à se faire un chemin, à cause des hommes qui refusaient de se ranger. Ils étaient si nombreux, que le peu de bruit qui s'élevait de la place étonnait d'abord, pêcheurs pour la plupart ou paysans des paroisses voisines, vêtus de sombre, toutes les lignes anguleuses, le visage creusé de rides, l'œil fixe et froid, gardant, même aux jours de fête, la songerie du large et l'inquiétude du danger. Aux abords de la place, sur le seuil des portes, aux angles des routes, des mendiants demandaient l'aumône, dans une langue rauque. Il y en avait des grappes autour des brèches ouvertes dans l'enceinte de la chapelle, des êtres affreux de misère, tendant aux pèlerins, dans une sorte de concurrence sauvage, leurs moignons, leur poitrine rongée de lèpre, des plaies mal bandées et saignantes. Des idiots, habillés de jupons, tournaient autour de leur bâton. Des joueurs de vielle raclaient des airs lugubres. Et tout au bout du tertre, le long de la pente qui descend vers Ploumanac'h, les marchands ambulants dressaient sur leurs tréteaux des piles de pains mous, de gâteaux mal levés, ou des mannequins pleins de poires et de prunes, cahotées, meurtries, mais jamais mûres.

De rares coiffes blanches glissaient dans cette cohue sans gaieté: les coiffes blanches emplissaient l'église.

Guen détela le cheval dans un pré voisin, déjà encombré de carrioles, les brancards en l'air, et de chevaux attachés par des cordes aux ajoncs de la haie. Puis il vint retrouver Corentine et Simone dans la chapelle.

La matinée ressembla aux matinées de tous les pardons, quand l'assistance est encore exclusivement bretonne. Après avoir erré autour de la place et fait le tour de toutes les maisons, examiné les costumes, les étalages forains, déjeûné dans une chambre, dont une paroi de rocher avançante formait le fond, les deux femmes abandonnèrent le capitaine, qui rencontrait à chaque pas d'anciennes connaissances des ports de la côte, et s'assirent à l'écart, sur un petit mur de champ, près de la pente par où devait descendre la procession.

La brume accourait toujours du large. Elles apercevaient la mer comme une lame de métal poli, au delà des roches confondues et ternes. Le nez rose de la pointe de Ploumanac'h lui-même paraissait gris. A leurs pieds une vallée désolée, coupée de ravins où la mer avait dû venir autrefois, des landes, de pauvres coins de chaume entourés de murs, la route qui montait, et, juste au bas de la côte, le calvaire, encore noirci tout autour par le feu de joie de la veille. Longtemps elles restèrent là, causant un peu, envahies par la mélancolie de ce jour brumeux et de cette campagne morte. A leur droite pourtant, la place se remplissait de plus en plus de pèlerins et de curieux. On ne voyait plus l'herbe, mais seulement un flot mouvant de chapeaux noirs et de coiffes blanches. Des étrangers, perdus dans cette marée humaine, l'ombrelle ouverte, tâchaient de gagner le bord. Et de grands gars bretons levaient leurs têtes de cavaliers par-dessus la foule, et bousculaient leurs voisins avec le sourire bête de la force.

Enfin les cloches sonnèrent, mêlées au vacarme de la fanfare du collège de Tréguier, pour annoncer le départ de la procession.

Et voilà, sortant de la chapelle et refoulant la masse noire des curieux, la croix d'argent aux bras de laquelle pendent six clochettes en carillon, puis les petits garçons et les petites filles des villages avec des banderoles, les pupilles de la marine, en vareuse bleue, le col ouvert, qui portent trois vaisseaux, de ceux qui tournent toute l'année, au bout d'une corde, devant l'autel. Quand les jeunes filles passent, Simone, qui a eu de la peine à obtenir la permission de madame Corentine, se met au milieu d'elles, dans le rang le plus proche, et commence à descendre la pente. La mère reste seule. Les jeunes femmes défilent à leur tour, sur deux rangs, graves, ayant encore leur air de vierges. Elles tiennent d'une main leur cierge, de l'autre un petit paquet blanc ou gris, l'enfant nouveau-né qu'elles consacrent ainsi à la Mère d'espérance, dont la statue s'en va devant. Celles qui suivent n'ont plus leur mari; elles ont quitté les châles clairs, enlevé l'épingle qui tenait assemblées les ailes de leur coiffe, et les deux bandeaux maintenant pendent sur leurs épaules. Un seul jour a suffi. Le regard dur et défiant de la race a reparu en elles. Plusieurs sont jeunes pourtant. Elles descendent lentement, poussées par les files noires des hommes, les bannières, la musique, les prêtres qui chantent. La procession est tout allongée sur la pente. Elle s'enfonce dans la buée. Et le vent qui secoue les capes, les banderoles, les tabliers clairs, les mousselines des coiffes, fait de tout cela comme de l'écume qui vole aux deux bords du chemin.

Madame Corentine avait regardé la procession, tant qu'elle avait pu apercevoir le feutre noir et le bout flottant du voile de Simone. Quand elle ne vit plus rien qu'une masse indistincte ondulant autour du calvaire, son regard parcourut les groupes de baigneurs échelonnés dans les petits champs pierreux, de l'autre côté du chemin. Ils dominaient de plusieurs mètres l'endroit où elle se trouvait. Et à mesure que ses yeux remontaient ainsi la pente, une inquiétude grandissait en elle. Elle avait été saisie, à l'instant où sa fille la quittait, du pressentiment qu'elle allait le revoir, lui, dans cette foule. Sans doute, il ne venait que rarement aux fêtes, en dehors de Lannion, mais il devait être à celle-là. Elle le devinait: elle en était sûre.

Et, en effet, presque en face, séparé d'elle par vingt rangs de fidèles suivant, pêle-mêle, le clergé, elle le reconnut, lui, son mari, Guillaume L'Héréec.

Elle se baissa instinctivement, pour être mieux cachée par le flot des passants.

Depuis dix ans, elle ne l'avait pas revu. Il était là, le dos appuyé à une roche ronde, un peu en arrière d'une jeune femme qu'elle ne connaissait pas et d'un étranger en béret blanc, qui prenait un croquis à main levée sur un album. Il semblait regarder vers Ploumanac'h. Combien changé! Non pas qu'il eût beaucoup vieilli: sa barbe en carré, un peu plus longue qu'autrefois, demeurait presque entièrement noire. La taille avait épaissi, mais la physionomie surtout n'était plus la même: toute la jeunesse en avait disparu, tout le feu du regard, et l'énergie était devenue sombre, sur ce visage qui portait écrit qu'il y a des douleurs sans trêve et que la vie est lourde.

Corentine se sentit émue d'abord; elle ne s'attendait pas à lui trouver cette figure-là. Elle ne pouvait détacher les yeux de cet homme qu'elle avait aimé, puis détesté, et qu'elle considérait à présent avec une sorte de curiosité apitoyée. La jeune femme qui, devant lui, montée sur une chaise, applaudissait du bout des doigts la procession, comme un spectacle, se détourna, et, par-dessus l'épaule, lui dit quelques mots. M. L'Héréec sourit à peine, et s'absorba de nouveau dans la contemplation d'un point, sur la pente, là-bas.

Une pensée traversa l'esprit de madame Corentine. Son mari avait vu Simone. C'est elle qu'il fixait. Il était venu pour elle. Il attendait qu'elle passât pour se faire reconnaître, pour lui parler, pour l'emmener!

L'ancienne jalousie se réveilla tout entière. En un instant, cette pitié disparut qu'elle avait éprouvée en apercevant M. L'Héréec. Il redevint l'ennemi. Elle se sentit prisonnière de la foule. Son imagination exaltée lui représenta comme une trahison la présence de son mari à la fête de la Clarté. Elle l'accusa de lâcheté, elle ne se souvint plus qu'elle-même était venue à Perros avec l'intention déclarée de lui laisser quelques jours sa fille. Non, dès lors qu'elle n'était maîtresse ni de l'heure ni du lieu, la conduite de son mari lui semblait odieuse. Elle s'y opposerait, elle ferait un scandale plutôt que de céder. Et, tremblante, prête à crier, elle regardait venir Simone, parmi les jeunes filles qui remontaient vers la chapelle.

Simone chantait un cantique breton, les yeux levés, radieuse.

Elle approchait. M. L'Héréec la suivait du regard. Madame Corentine crut remarquer qu'il devenait tout pâle, puis qu'il faisait un pas en avant.

Une minute s'écoula, où la vie s'arrêta en elle.

Simone arriva, ne se doutant de rien. Elle chercha sa mère, voulant continuer, et dit:

– Avons-nous bien fait de venir, mère!

Mais celle-ci étendit le bras impérieusement, et prit la main de Simone.

– Viens, viens! dit-elle.

– Où donc?

– Viens vite!

Les spectateurs se rangèrent, pour laisser passer la jeune fille.

– Je suis souffrante, dit madame Corentine en l'entraînant. Viens… je veux rentrer.

Elle tournait les groupes inégaux massés sur la place, elle ne levait pas les yeux, sa main tremblait, et ne lâchait pas celle de Simone. Une voix d'homme, éclatant près d'elle, la secoua d'un frisson. C'était un marchand dont la foule avait renversé le tréteau.

Au bout de la place, vers le nord, il y avait l'auberge où l'on s'était donné rendez-vous.

– Entre là, dit madame Corentine: de l'autre côté, dans la petite salle, tu seras mieux… Mets ton manteau… nous partons.

Elle-même, debout près de la porte, jeta un coup d'œil sur les hommes plus rares autour d'elle. Celui qu'elle redoutait d'y voir n'était pas là. Il n'y avait que Guen, causant paisible, comme elle l'avait laissé, avec deux vieux de son âge.

Il vint, elle lui dit quelques mots, et il partit aussitôt vers le pré voisin en hochant la tête. Que cela était triste, capitaine Guen, cette guerre des époux que vous n'aviez pas connue, vous, dans vos vingt ans de mariage! Que cela était dur de fuir, emmenant la fille de peur du mari, et la petite-fille de peur du père! Oh! la maudite fête de Lannion, qui troublait encore celle-ci, quinze ans après!..

Les cloches sonnaient joyeuses, sonnaient la rentrée des clercs à la chapelle, quand la carriole s'éloigna au trot, décrivant un cercle au delà du village, loin dans la campagne. Les deux femmes se taisaient. Simone avait deviné. Elle ne demandait rien. Et, se sentant disputée, elle souffrait comme elle avait déjà souffert tant de fois à Jersey, mais plus vivement, avec un trouble de plus et le regret de ne point l'avoir vu, lui qui était venu, lui qui avait dû la regarder passer avec des larmes. Et elle avait souri! Et elle avait chanté! Comme il l'avait trouvée, sans doute, insouciante et légère! Comme elle avait eu tort d'être gaie, involontairement, devant lui!

Le capitaine essayait de faire diversion et d'amuser ses compagnes de route, en racontant des histoires de Trébeurden et de Pleumeur qu'il venait d'apprendre. Mais cela ne rencontrait point d'écho.

Ils avaient tous hâte de rentrer. Les femmes, enveloppées dans leur manteau long, penchées en avant à cause du vent violent qui soufflait d'en face, ne regardaient même plus la route, ni les passants, ni rien.

Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
30 Juni 2017
Umfang:
210 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain