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Buch lesen: «Madame Corentine», Seite 3

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II

Le lendemain matin, quand Simone entra dans la chambre de sa mère, celle-ci dormait encore, lasse d'avoir veillé et d'avoir pleuré. La jeune fille s'avança sur la pointe des pieds, enveloppa sa mère de ses bras, et l'éveilla en l'embrassant longuement, sans rien dire, avec ce merveilleux tact des enfants qui grandissent, et qui savent déjà que les tendresses blessées n'ont pas besoin d'explication, mais de caresses pour guérir.

Elle retournait dans son appartement, heureuse d'avoir fait plaisir et de se sentir tant aimée. En passant à côté du métier, elle jeta un coup d'œil sur le dessin du canevas. A peine si le mouvement fut marqué: une inflexion légère de la taille, les grands cils qui s'abaissent et se relèvent. Mais elle avait vu que le trait à l'encre de Chine en était au même point. Madame L'Héréec avait deviné la pensée de sa fille.

– J'avais les yeux si fatigués hier soir, dit-elle, que je n'ai pu continuer.

Une demi-heure plus tard, elles descendaient au magasin, que la servante venait d'ouvrir et de balayer. Il faisait un soleil radieux. Et il était bien joli, sous cette pluie de rayons, l'étalage de la Lande fleurie. La lumière se brisait, en éclats de toutes les couleurs, sur mille objets aux surfaces polies, cailloux du Rhin, broches, bracelets, épinglettes, émaux, éventails en ivoire ou en plumes. Elle mettait une aigrette au bord rose des gros coquillages de l'Inde, sur les ongles des pattes de lagopèdes montées en porte-plumes et en coupe-papier, glissait en lueurs fauves le long des cannes de choux vernies, des cabbage sticks entassés dans un coin, cerclait d'une auréole les assiettes du Japon et les coupes de cristal, d'où s'élevaient, en pyramides crêpelées, tous les tabacs de la libre Angleterre, Virginian, Old Judge, army and navy mixture, Richmond gem, Orient, qui répandaient dans l'atmosphère un parfum de bazar levantin.

Simone aimait ces choses brillantes et bien rangées. Elle aimait les clairs jours d'été. Elle s'avança, ouvrant les yeux tout grands, comme si elle fût entrée dans une salle de bal, devinant que sa jeunesse et cette lumière étaient faites l'une pour l'autre.

Madame Corentine, qui la suivait, parut, au contraire, gênée par ce miroitement universel. Elle s'assit derrière un bureau qui occupait le milieu de la pièce, et se courba sur un livre de comptes, tandis que sa fille, debout, penchée au-dessus d'une vitrine, rangeait une collection de bijoux en granit de Jersey et de sous de l'île émaillés. Les doigts de Simone, à petits coups légers, redressaient l'alignement compromis par les acheteurs de l'avant-veille, donnaient une inclinaison plus heureuse à un croissant de pierre bleue ou rose, essuyaient un grain de poussière. Elle avait l'habitude et le goût de ce joli ménage. Son esprit ne s'y dépensait guère. Il lui en restait assez pour songer, et son cœur faisait du chemin autant que sa main en faisait peu, son cœur si jeune, grisé pour un rayon de jour. Elle pensait à son père qui, en ce moment peut-être, lisait la ligne tracée par elle sur la page blanche. Comment l'avait-il reçue? Un petit frisson l'agitait à cette idée. Elle se représentait bien la maison, le jardin, le salon où se tenait sans doute M. L'Héréec, avec sa mère, la sévère madame Jeanne, le coup de sonnette du marin, la porte ouverte par la vieille Gote; mais tout se brouillait ensuite, et elle cherchait, sans pouvoir la trouver, la figure de son père. Cinq années sans le voir avaient presque effacé l'image, altéré les contours, l'expression des yeux, le souvenir du son de la voix. Elle ne pouvait pas. C'était déjà comme si la mort avait passé, avec ses voiles qui s'ajoutent les uns aux autres, d'année en année. Pas même un portrait qui pût l'aider à ressaisir l'impression ancienne et si chère. Dans la nouvelle maison, tout ce qui rappelait le père était banni, excepté une photographie déjà jaune, datant des premières semaines après le mariage, et qu'elle avait aperçue une fois, un jour que sa mère feuilletait des liasses de lettres pliées en quatre.

Elle se ralentit un peu dans son travail, leva la tête, et regarda sa mère.

Madame Corentine avait appuyé son menton sur une de ses mains, et, les yeux vagues fixés sur la rue, elle réfléchissait. Elle avait l'air triste.

Comme tout avait changé, depuis la veille, pour une ligne d'écriture!

Simone se remit à ranger les bijoux de granit et les sous de Jersey. De temps en temps, elle levait les yeux vers le bureau d'où ne venait aucun bruit de plume rayant le papier, aucune ombre rapide d'un bras levé brisant les lueurs du parquet. Elle retrouvait toujours la même silhouette fine et songeuse.

Il devait y avoir autre chose que le souci de la veille, pour que madame Corentine fût à ce point absorbée dans ses réflexions. Après le déjeuner, elle annonça l'intention d'aller rendre visite à miss Ellen Crawford, vieille demoiselle pauvre, qui se disait toujours institutrice, bien que, depuis longtemps, on ne lui eût connu aucune élève, et pouvait sans déchoir, à l'abri de ce pavillon, rendre mille petits offices rétribués qui lui eussent fait sans cela un état inférieur: Miss Ellen gardait les cottages, les louait, gageait les cuisinières, et prenait en pension, dans son petit jardin de Springfield Road, les géraniums et les fuchsias laissés par les baigneurs ou par les familles en voyage.

Simone, restée seule, se demanda ce que sa mère pouvait bien avoir à confier à miss Ellen Crawford. Il lui fallut attendre, pour le savoir, plus d'une grande heure, vendre une demi-douzaine de cabbage sticks, de broches en vieil argent et de vues de Jersey. Enfin sa mère revint, et, comme personne ne se trouvait arrêté à la devanture du magasin:

– Simone, dit-elle, je viens de convenir avec miss Ellen qu'elle gardera la maison pendant une absence que je compte faire.

– Avec moi?

– Oui. Marie-Anne désire beaucoup que je sois marraine de son enfant; j'ai réfléchi, et j'accepte.

– Oh! maman!

La jeune fille traversa l'appartement; elle arriva, toute sa joie étonnée dans les yeux, jusqu'à madame Corentine, qui se tenait au delà de la porte, et enlevait son chapeau.

– Alors, Perros? dit-elle.

– Certainement.

– Et le grand-père Guen?

– Et même Lannion, si tu veux.

Simone voulut passer le bras autour du cou de sa mère.

– Merci, dit-elle, vous me faites si grand plaisir!..

Elle s'arrêta, sentant que sa mère la repoussait doucement.

– Laisse-moi, petite, laisse-moi. Nous ne partons pas tout de suite, d'ailleurs. Dans quatre jours: miss Ellen est occupée jusque-là.

L'enfant s'écarta. Elle vit que sa mère pleurait. Sa joie, brusquement refoulée, lui fit comme une blessure à l'âme. De nouveau, elles souffraient de tant s'aimer sans pouvoir se mettre à l'unisson.

Mais, un moment après, comme elles rentraient toutes deux dans le magasin, madame Corentine pria Simone d'aller chercher une liasse de papiers dans une des chambres du second. Simone partit. Elle monta l'escalier en courant. Et à mesure qu'elle montait, la joie recommençait à grandir en elle. Il fallait passer par un couloir vitré d'où l'on découvrait, par-dessus les toits voisins, le bout des jetées de Saint-Hélier et une large bande de mer. Simone s'arrêta. Elle regarda, tout attendrie, la limite bleue si loin, si loin. Et, comme personne n'était là pour l'épier, elle envoya un baiser vers la terre invisible de France.

Au retour, elle entra, sans raison, dans sa chambre de jeune fille, qu'elle trouva plus jolie que de coutume.

Des mots traversaient son esprit, bondissant l'un après l'autre, se rattrapant, se confondant, pêle-mêle, sans repos, comme des papillons de printemps: Perros, Trestrao, Marie-Anne, Lannion, Guen, Sullian, le père.

Et elle souriait à tous.

III

A peine le voyage de Lannion fut-il décidé, que madame Corentine regretta la parole donnée.

Elle était nerveuse, pâle, incapable de rien entendre en dehors de ses propres pensées qui la torturaient, quand elle monta, quatre jours après son entrevue avec miss Ellen Crawford, sur le pont de l'Alliance, le petit vapeur anglais qui fait le service entre Saint-Hélier et Saint-Malo. Étendue à l'arrière, sur une chaise longue, la tête enveloppée dans un châle, elle prétexta le malaise du roulis pour éloigner Simone: «Va, dit-elle, laisse-moi, je ne rouvrirai les yeux qu'à Saint-Malo.» Et elle se mit à penser, avec un trouble affreux, qu'elle allait perdre son enfant, qu'on la lui volerait, oui, sûrement, et à repasser toutes ces circonstances qui l'avaient amenée là, tous les mots échangés avec Simone depuis une semaine.

Des terreurs subites la prenaient. Et sa main, conduite par une espèce d'instinct de défense, touchait le sac aux armatures nickelées, posé près d'elle, et où elle avait renfermé la charte de sa liberté, la copie du jugement dont elle lisait de mémoire les lignes régulières, nettes comme des lames d'acier: «Au nom du peuple français, attendu qu'il résulte de l'enquête des sévices graves… Par ces motifs, prononce la séparation de corps entre les époux L'Héréec, avec tous ses effets de droit, déclare que la demanderesse aura la garde exclusive de l'enfant, qu'elle sera tenue seulement de remettre au mari pendant le mois de septembre…» Oserait-on, après cela, lui ravir sa fille? Non, il était lié. Elle avait pour elle la force des lois, les gens de justice. Elle en userait, au besoin. Elle se disait cela, et elle continuait quand même à s'enfoncer dans ce dédale de souvenirs, d'appréhensions, de raisonnements contradictoires, qui brisent l'énergie, et ne réparent pas les fautes commises.

Simone, après avoir refusé de quitter sa mère, la voyant immobile et la croyant assoupie, monta sur la passerelle. Il y avait peu de passagers. Elle s'accouda aux balustrades de fer, la figure dans le vent qui soulevait ses cheveux, près du lieutenant, un marin irlandais, que sa mère et elle avaient connu à Saint-Hélier. Et, pendant plus de deux heures, tandis que le bateau courait, brisant les lames courtes, elle prit un plaisir d'enfant à se faire expliquer la route, les manœuvres, les courants qui portent sur les roches, les balises. Le lieutenant racontait des histoires de mer, souriant dans sa barbe blonde aux questions de la jeune fille, et lui nommait les écueils, les uns trouant les vagues, les autres invisibles, reconnaissables seulement au bouillonnement et à la nuance de l'eau.

Bientôt Cézembre émergea, ronde comme un chaton de bague. La terre de France, simple ligne d'abord, se dentela, prit couleur, s'éleva. Le clocher de Saint-Malo pointa dans l'azur, et ce fut l'entrée de la Rance, large et superbe, toute blonde sur ses bords de roches et toute bleue au milieu, avec des lointains de forêts comme les fjords de Norvège.

Alors Simone, enthousiaste, descendit par l'échelle de la passerelle. Les mots d'admiration se pressaient sur ses lèvres. Elle fut surprise de trouver sa mère debout, qui la regardait venir, en souriant un peu derrière son lorgnon d'écaille.

– Est-ce beau, cette Bretagne!

Madame L'Héréec répondit, avec moins d'accent, mais avec un sérieux qui n'échappa point à Simone:

– Oui, très beau. Cela fait je ne sais quoi de se retrouver en France, n'est-ce pas, Simonette?

Et elle caressa la joue de Simone du bout de sa main gantée.

Dès leur arrivée, madame Corentine et sa fille prirent le train de Bretagne, mais elles s'arrêtèrent à Plouaret. Le lendemain seulement, vers dix heures, une calèche de louage vint les prendre, pour les mener à Perros, en tournant Lannion. Madame Corentine ne voulait pas s'exposer à rencontrer son mari, elle voulait éviter jusqu'à la vue de l'hôtel de la rue du Pavé-Neuf, massif entre ses deux jardins, avec ses contrevents bruns, son toit long coiffé d'un bourrelet de zinc, et qu'on aperçoit des coteaux voisins, au-dessus des ormeaux du Guer.

Il fallut couper à travers la campagne, par les chemins tordus autour des fermes. On allait lentement. La matinée avait la douceur bretonne, pénétrante et voilée. La brume, qui s'était embaumée toute la nuit sur les landes et les chaumes, comblait encore les vallées, et fumait sur les buissons bas, tandis que le soleil chauffait les arêtes rocheuses couronnées de pins. Les alouettes, qui sont nombreuses sur les côtes, se levaient et montaient pour voir la mer. On devinait que la splendeur de midi serait superbe et courte.

Madame Corentine, assise à droite, au fond de la calèche, resta d'abord silencieuse et distraite. Souvent, elle jetait un regard rapide sur les hauteurs qui cachaient Lannion. Ses yeux s'animaient comme au voisinage du danger. Un sentiment de révolte et de défi faisait redresser cette petite tête volontiers hautaine. Puis l'émotion d'une minute s'effaçait. Les yeux bleus se laissaient prendre aux détails familiers de la route. Un apaisement, un demi-sourire détendaient la physionomie de la jeune femme. Madame Corentine passait où elle avait passé petite fille, jeune fille, jeune épousée.

Quand les collines de Lannion, évitées par un long détour, bleuirent derrière la voiture, quand les chevaux, rendus plus vites par les effluves salins, commencèrent à trotter sur la route de Perros, cette impression devint dominante, et se fixa. Madame Corentine répondit aux questions de sa fille, s'intéressa à tous les clochers de l'horizon, se pencha quand Simone se penchait, pour lire, sur les bornes, les kilomètres franchis. Les inquiétudes avaient disparu. Le charme du pays natal prévalait souverainement. La mère et l'enfant se retrouvaient, unies dans la même attente joyeuse. Au sommet des côtes, les pinières dressaient leurs bouquets de poils drus, qui chantaient. Par l'ouverture étroite des vallées, chacune ayant son ruisseau plein de menthes et sa ferme écrasée parmi les arbres, la mer apparaissait, entre deux pointes de falaises, d'où venait le souffle frais et l'étincelle des vagues. On approchait de Perros.

IV

– Petite, attrape l'amarre!

Le capitaine Guen, qui arrivait à la godille, et doublait la pointe de la jetée de Perros, lança un paquet de cordes qui se déroula, et vint tomber sur la haute levée de granit, couverte de goëmons comme un vieux mur où grimperaient des lierres bruns. Marie-Anne se baissa avec effort, et attacha la corde au dernier échelon d'une échelle de fer. Le douanier de service regardait.

– Est-ce que la pêche est bonne, père?

M. Guen, sans répondre, se mit à parer son canot, en alignant, le long des bordages, les deux avirons, la gaffe et le bâton de sapin qui lui servait de beaupré. Le bruit des bois heurtés s'en allait, porté au loin par l'eau, dans le petit port en demi-cercle. Cette musique-là réjouissait le capitaine, et donnait de l'importance à son débarquement. Il ne se pressait pas. Des baigneurs, qui l'avaient aperçu, hâtaient le pas dans l'espoir d'acheter du poisson.

– La pêche doit être bonne, puisque vous ne répondez pas! reprit la jeune femme, les mains jointes sur le devant renflé de sa jupe grise.

Le capitaine enleva encore son ciré de toile, l'enferma dans un placard, à l'arrière, revêtit sa veste usée à deux rangs de boutons d'or qui lui donnait haute mine, puis, saisissant d'une main les barreaux de l'échelle, il monta, tenant de l'autre un panier d'où s'échappaient des gouttes de saumure mêlées d'écailles, qui tombaient dans la mer.

– Voilà! fit-il en apparaissant sur la jetée: dix dorades, deux vieilles et un congre, un petit, par exemple!

– Combien vos dorades, mon ami? demanda une voix d'homme, dans un groupe de cinq ou six curieux qui s'était formé autour de lui.

– Je ne vends pas mon poisson! dit le capitaine.

Il se redressa, en se voyant entouré d'étrangers, de ces «gallos» qu'il n'aimait guère, et, par-dessus leurs têtes, comme il était très grand, il regarda quelque chose droit en face de lui, sur le quai, là-bas. C'était son habitude, quand il prenait terre, de donner le premier coup d'œil à sa maison. Il aimait la revoir, en retraite sur l'alignement des autres, avec la porte abritée d'un auvent, et ses deux fenêtres ouvertes sur la baie, par où la brise entrait jusqu'à la nuit. Et ma foi, il n'avait point l'air ainsi d'un homme qui vend ses dorades, le capitaine Guen! Son cou, maigre et tanné, portait une tête petite et aplatie, une tête de goëland. Comme beaucoup de marins, Guen avait des oiseaux du large l'œil bleu vert et transparent. Quand il se fut assuré que tout était bien en place, dans le bas Perros:

– Enlève, petite!

Marie-Anne souleva le panier, le douanier porta la main à son képi, et Guen se mit à marcher rapidement vers le bourg. Arrivé à l'endroit où la jetée se coude pour rejoindre le quai, il se détourna pour voir l'étranger qui lui avait ainsi fait perdre ses mots, leva les épaules, et dit, d'une voie radoucie, tandis qu'une sorte de contentement plissait ses joues raidies par le vent et par le sel:

– Eh! eh! Marie-Anne! jolie pêche, n'est-ce pas?

– Oui, père!

– Et je n'ai été que jusqu'à la Noire de Thomé, sais-tu? Je n'avais qu'à moitié le cœur à mes lignes. Toujours je croyais qu'il nous était arrivé quelqu'un. Personne n'est venu?

– Non, personne, répondit la jeune femme en changeant de main le panier.

– Et pas de lettres?

– Non plus.

– Ça sera pour demain. Dommage que ton Sullian ne soit pas là, lui qui aime tant la soupe de vieilles! Enfin tu les porteras aux Tudy, qui sont pauvres.

– Oui, père.

Ils longèrent le quai, où quelques notables, moins actifs que le vieux Guen, revenus de toute navigation, même de la petite, bonnes gens à colliers de barbe rude, assis sur les bornes d'amarre et les pieds sur les câbles, échangèrent avec le capitaine le grognement bref des anciennes connaissances du même port. Ils baissaient la tête, balbutiaient un bonjour, et laissaient passer avec la belle indifférence d'un navire qui en croise un autre.

Guen, au milieu du port, inclina à droite, entra dans le petit cul-de-sac qui formait une place minuscule au-devant de sa maison, passa sous l'auvent couvert d'ardoises épaisses, d'un bleu gris, qui tremblaient, les jours de tempête, comme un clavier de castagnettes, et ouvrit la porte.

Pas de lettres! Cela le tourmentait un peu. Pourquoi Corentine n'avait-elle pas écrit, ni Sullian?

Selon son habitude, quand il rentrait de la pêche, il s'assit à califourchon sur une chaise, et alluma sa pipe, tourné vers le maigre feu qui faisait bouillir la marmite.

– Je sors, père, dit Marie-Anne; je vais chez les Tudy.

Quand elle eut refermé la porte, la longue salle enfumée redevint aux trois quarts obscure. Une seule fenêtre l'éclairait, petite et grillagée, à droite de l'entrée. Il faisait nuit de bonne heure dans cette pièce basse, qui servait de cuisine et de magasin de pêche au capitaine. Une table, des chaises, des filets, des lignes roulées sur des lièges, une paire d'avirons pendus au mur, une voile neuve dans un angle, c'était tout l'ameublement. Par prévision, depuis quatre jours, on avait dressé dans le fond un lit de bois pour le capitaine: si les Jersiaises allaient arriver! La chambre du capitaine, là-haut, était prête à les recevoir. Mais non, rien, pas de nouvelles!

Pourquoi se tourmenter, cependant? Corentine était comme cela, capricieuse, irrégulière. N'allait-elle pas se décider tout à coup et sans prévenir? Il la connaissait bien, sa Corentine! Si elle allait revenir au pays, là, chez lui! A cette pensée, qu'il avait eue pourtant bien des fois, Guen sentit son cœur se troubler.

C'est qu'il l'aimait bien, Corentine! Il l'avait aimée, même, d'un amour de prédilection, quand elle était jeune fille, et qu'on le louait si souvent à cause d'elle. Au retour de chaque voyage, il la trouvait embellie. Il comptait avec orgueil qu'il pourrait lui donner une dot assez ronde, pour une fille de simple capitaine, vingt mille francs, et qu'elle serait recherchée par quelque breveté, commandant un beau navire à vapeur, un de ceux qu'il aurait voulu être, lui.

Hélas! ç'avait été son grand chagrin bientôt, sa fille aînée. Il ne lui en avait pas gardé rancune. Il l'avait excusée tant qu'il avait pu, disant: «Attendez, laissez venir le temps», et, plus tard, quand, répudiée, chassée de Lannion, réfugiée à Perros pendant le procès qui se déroulait, elle était en butte aux médisances de tant de mauvais cœurs jaloux, ne cessant de répéter: «On n'a pas su la prendre, on a été trop dur avec Corentine, oui, trop dur!»

Ses raisons n'étaient jamais bien abondantes ni compliquées. Il n'avait point voulu entendre ce qu'on lui contait des dépenses, de la coquetterie et des impertinences de sa fille. Et il était demeuré frappé dans sa joie de vieux brave homme, dans la paix de sa conscience droite, comme par un malheur injuste, quand madame Corentine, séparée, trouvant la vie impossible à Perros aussi bien qu'à Lannion, s'était enfuie à Jersey.

Depuis ce moment-là, il s'était mis à pêcher avec passion. Il passait des jours, quelquefois une partie de la nuit, dans son canot à une voile, toujours seul et par tous les temps. Les retraités de son âge, qui le voyaient tant naviguer et se lasser, lui, un riche, qui avait bien le moyen d'acheter son poisson, disaient: «C'est Corentine qui lui manque. Il a un chagrin, cet homme-là.» Et ils n'avaient pas tort.

Mais la maison du port l'induisait aussi en tentation. Rien ne volait, rien ne flottait sur la baie qu'il ne le vît, pas un coup de vent, pas un yacht, l'aile tendue, gouvernant vers la jetée, pas un vol de ces petites bécassines qui vont, comme des balles d'écume fouettées du vent, d'une grève à l'autre. Des fois, quand il souffrait d'un rhumatisme, il regardait par la fenêtre de sa chambre, pendant des heures, la ligne d'horizon, nette, légèrement courbée, et il naviguait en pensée. Il s'en allait bien loin dans les grands espaces, dans l'infini où il avait commandé ce petit point obéissant, mobile, intrépide, qui s'appelait l'Armide ou le Légué.

Des ports lointains où il s'était arrêté, des escales pour une avarie, pour un supplément de charge à prendre, lui revenaient en mémoire, et les navires qu'on croisait, et les jolis profits du commerce que lui permettait l'armateur, et les nuits sous les vergues tendues qui criaient, d'un gémissement doux, à chaque houle, et le susurrement continu de la brise dans les mâts de sapin, si beaux chanteurs qu'on les eût dit accordés ensemble pour se répondre et siffler en parties! Il y avait si longtemps que la mer lui avait pris le cœur! Il se rappelait les fiançailles, quand, futur mousse aux pieds nus, il courait dans les vases du Guer, pêchant des crabes et des anguilles jusque sous la carène des goëlettes amarrées au quai; il se rappelait le capricieux et fort amour dont elle l'avait aimé, elle aussi, quarante-cinq ans durant, ses caresses, ses colères, l'indicible malaise qu'il éprouvait loin d'elle, les nuits toujours parlantes, l'œil mobile des lames qui fuirent. Oh! il était bien de la race aventureuse dont il est dit, dès les siècles anciens, qu'elle aimait à se lancer sur la mer pour y découvrir des îles, de l'espèce des oiseaux qui ne trouvent pas seulement leur nourriture au large, mais qui aiment à y planer pour le plaisir et pour le libre essor de leurs ailes.

Cependant, toute cette douceur qui lui venait du voisinage de la rade était empoisonnée par la pensée de la séparation d'avec sa fille aînée. Même en regardant la mer, même en se souvenant de ses belles années, il se rappelait les mauvaises. Il y avait des calomnies, des mots qu'il ne pouvait plus chasser. Par exemple, cette phrase de madame L'Héréec la mère, de madame Jeanne, comme on la nommait, disant au tribunal: «Je savais, dès le début, que mon fils se repentirait de cette mésalliance, et je l'en avais prévenu.»

Mésalliance! Qui donc, en pays breton, avait le droit de prononcer un mot pareil en visant la fille du capitaine Guen? Qui donc pouvait accuser la famille d'avoir manqué d'honneur ou de probité, et qui donc pouvait se vanter d'être de meilleur sang, plus honnête, et peut-être, après tout, plus illustre?

Car il y avait, au sujet des Guen, de vieilles traditions. Le capitaine ne s'en vantait pas, mais il les connaissait. On disait que la race était parente de l'apôtre armoricain, saint Guénolé. Tout petit, il avait été bercé au récit que les grand'mères, discrètement, racontaient, sous l'abri de leurs capes, les soirs d'hiver. Il savait l'histoire du saint, fils de comte, dont le nom signifiait: «Il est tout blanc»; âme toute blanche, en effet, réfugiée de bonne heure dans la discipline monastique, à l'ombre errante du manteau de saint Corentin, que les landes de Bretagne voyaient passer tour à tour; âme égale et sévère pour elle seule, qui fut prise de pitié aux chants de fête de la ville d'Ys, et pleura, devant le roi Grallon, sur la ruine prochaine de la grande cité; âme éprise de solitude aussi, vagabonde au service de Dieu. Comme ils étaient nombreux, dans la rudesse des temps païens, ces jeunes hommes, fils de pères grossiers et de mères délicates, qui conservaient de l'un le goût des longues courses et des navigations à l'aventure, et développaient l'instinctive pureté de l'autre jusqu'au renoncement du cloître! On les voyait passer, amaigris par le jeûne et rayonnants de visage, au lendemain des douleurs publiques, soit des rencontres d'hommes d'armes, soit des pestes, soit des pillages qui laissent les maisons vides et les champs sans moisson. Pour les deuils, pour les querelles entre frères, pour les enfants premiers-nés emportés dans leur fleur, on les appelait en hâte. Ils venaient, ils consolaient, et parfois rendaient toute la joie perdue en ranimant les morts. Puis ils s'en allaient, ayant peur d'eux-mêmes et des louanges du monde. Ils retournaient au monastère, dont la porte s'ouvrait sur plusieurs lieues de landes ou devant la mer infinie. Parfois, ils prenaient un pain d'orge, leur bourdon, un livre de chant, et, montant sur une barque, ils allaient à la recherche des îles, encore plus loin des hommes, encore plus près de Dieu. Et leur cœur était ravi dans le bruit des vagues. Et l'instinct profond de leur race chantait en eux, parmi les écueils.

Que de fois Guen, avec son équipage de bons matelots, choisis dans Perros et Lannion, avait contourné la presqu'île bretonne et passé le raz de Sein! Il regardait alors, avec un sentiment d'amour et de prière, l'île plate, rase sur la mer toujours creusée de lames. Dans les beaux jours, à l'époque où les pêcheurs mettent le feu au goëmon dans leurs champs, il s'élevait de là des fumées légères, droites dans le ciel pâle. Guen songeait que l'aïeul avait fait ainsi. Le disciple de saint Corentin avait semé l'orge sur ce rocher. Ses cantiques s'étaient répandus parmi les houles, mêlés aux voix d'oiseaux. C'est de là que, voulant regagner le continent et n'ayant plus de barque, il s'était mis à marcher sur le détroit avec ses compagnons, et qu'on les avait vus s'avancer en file, tout blancs, pareils à une troupe d'alouettes de mer qui suit le creux des lames. Toujours Guen cherchait du regard l'endroit le moins large du raz et la pointe probable où ils avaient dû aborder.

Se rattachait-il vraiment, par une suite d'ancêtres inconnus, pêcheurs de homards et de congres, à la race du comte Fragan, qui vit périr la ville d'Ys? Un signe aurait pu donner, un seul, quelque ombre de vraisemblance à la légende: la seconde fille de Guen, Marie-Anne. Celle-là était demeurée fille du peuple. Elle avait conservé le costume, l'allure et les préoccupations ménagères de ses compagnes d'école. Au sortir des classes, elle n'avait pas demandé des leçons particulières, comme Corentine, ni couru les assemblées, ni rêvé bien loin un mari. Tout son roman tenait entre l'église de Perros et la maison du vieux Guen, où, un jour, vers la vingtième année, un capitaine au long cours était venu la demander en mariage, où, depuis, elle attendait, pendant des mois, silencieuse et l'esprit toujours en mer, des réunions qui duraient à peine des semaines. Ce n'était qu'une femme de marin, dans un bourg de la côte bretonne. Mais l'étrange et charmante physionomie qu'elle avait, et qui la distinguait de toutes les autres: des yeux mauves très doux, des cils si fins et si dorés qu'on n'en voyait que le rayon, point de sourcils, deux grands bandeaux de cheveux d'or sous la dentelle de la coiffe, la bouche longue, les épaules tombantes et, surtout, une sorte de transparence de visage à travers laquelle se lisait une seule pensée, grave et pure, comme dans les images de saintes! Ceux qui la voyaient prier dans l'église de Perros songeaient à des figures de fresque. Elle faisait une impression de passé noble et lointain.

Ce qu'il y a de sûr, c'est que la légende, même incertaine, et dont il ne se vantait jamais, avait contribué à bien poser le capitaine dans le pays de Perros-Guirec. Sans doute, il n'était que Lannionnais, et il avait vécu à Lannion jusqu'à son mariage. Mais, pour une distance de six kilomètres, l'excommunication bretonne peut être levée: on l'avait adopté à Perros. Il y jouissait de l'estime et d'une autorité particulière dans les choses de la mer. Quand on était longtemps sans nouvelles d'un bateau, les femmes ou même le syndic venaient le trouver: «Capitaine, il y a la Marie qui devait arriver la semaine dernière de Christiana; elle n'est pas encore signalée?» Il avait toujours une explication rassurante: les relâches dans les petits ports, les avaries qu'on répare dans des îles, certains courants dont il se souvenait et qui mangeaient la marche des navires. Si Guen ne faisait pas partie du conseil, c'est parce qu'il ne l'avait pas voulu.

Il réfléchissait justement à ce défaut de nouvelles où l'on était du beau dindy commandé par son gendre, la Jeanne, de Lannion, et il se donnait des raisons qu'il approuvait de la tête.

Un bruit de pas qui claquaient sur la terre dure de la place. Il écouta. C'était le pas alourdi de Marie-Anne. Il y avait aussi des voix, plusieurs, des voix douces. Qu'est-ce que cela? Serait-il possible?.. Guen se leva, déposa sa pipe dans un trou de la cheminée, et ouvrit la porte.

– Père, c'est Corentine! dit une voix. Grand-père, c'est Simone! dit une autre.

Avant qu'il eût pu se reconnaître, il se sentit attiré par deux bras jetés sur ses épaules. Il se pencha, et deux lèvres fraîches, un pli de voilette relevée, un nœud de satin froissé se posèrent sur sa joue hâlée.

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12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
30 Juni 2017
Umfang:
210 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain