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Buch lesen: «Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe», Seite 2

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II
LE CAHIER

Evelyne Gimel, comme tant d'autres de sa condition, avait un cahier sur lequel, – irrégulièrement, d'ailleurs, – elle notait certains menus faits de sa vie, des dates, des vers qu'elle avait lus, et des «impressions de théâtre». Le cahier, en tout, avait trente-deux pages. Il s'accrut tout à coup de dix pages nouvelles. Et voici ce qu'elles racontaient:

Samedi, 6 juillet 190…

«Ce matin, il m'est arrivé quelque chose de nouveau. Je n'ose pas dire de doux, car on ne sait jamais, quand on n'a pas de dot et qu'on est un peu jolie, si on doit se réjouir d'une attention ou s'en offenser. Mais, malgré moi, je ne me sens pas offensée. D'abord, lui, il paraît extrêmement sérieux; il ne rit pas avec madame Mauléon; je l'ai observé, il ne fait même pas attention aux gens qui entrent, qui sortent, ou à la petite Louise, qui sert… Justement, c'est ce qui a commencé à m'émouvoir: il n'a regardé que moi. Je suis arrivée tard dans la crèmerie… J'avais fait tout un tour, dans le parc Monceau, en sortant de chez Maclarey, au risque d'être grondée par l'aimable Raymonde. La raison? Tout simplement le souvenir de cette plaisanterie de madame Mauléon, qui voulait que cet officier, son client, m'eût remarquée au moment où je sortais de chez elle… En le rencontrant, je verrais bien. Il était là, justement, à sa table; il m'a regardée au moment où j'entrais. J'entrais pour lui, mais il n'en savait rien. Et je ne puis pas dire qu'il a manifesté de l'émotion, ou de l'admiration; mais, quand il a vu que, moi aussi, je le regardais, – oh! comme les autres, – il a baissé les yeux; il n'a pas «insisté», et c'est déjà très gentil; c'est une preuve qu'il ne me méprise pas. Je me suis assise à la table qui est en face du comptoir, près de la glace. Elle me dévorait à coups de paupières, madame Mauléon; elle m'assassinait de sourires. Elle avait l'air de me dire:

» – Enfin, petite, vous voilà venue à l'heure où il déjeune, bravo! Mais tournez donc la tête, rien qu'un peu, à droite.

»Je n'avais pas l'air de comprendre. Cependant, à gauche, dans la glace, sans avoir besoin de faire le moindre mouvement, je voyais toute la salle. Et je n'eus pas de peine à découvrir que j'étais l'objet d'une étude. Il procédait à petits coups, sournoisement, quand il supposait que je ne pouvais pas le voir. Je sais bien que la crèmerie n'offrait pas beaucoup de sujets d'intérêt. Trois, tout au plus: moi, une employée de chez Piver, qui n'est pas laide, et une passementière que j'ai rencontrée déjà, et qui est peu farouche. Il ne regardait que moi, mais discrètement, comme si je l'intimidais. Moi, intimider quelqu'un! Il me semble que cela est curieux! Un compliment m'aurait moins flattée. Je suis partie la première. Je ne crois pas avoir mis dix minutes à déjeuner.»

Lundi, 8 juillet.

«Je l'ai revu. Cette fois, c'est à peine s'il a levé les yeux de mon côté; mais il n'a pas regardé ailleurs. Madame Mauléon m'a appelée près d'elle, quand elle a vu que je voulais payer mon déjeuner à la petite Louise.

» – Je crois, en vérité, qu'il en tient pour vous, mademoiselle Evelyne. Hier dimanche, – vous n'étiez pas là, naturellement, – il m'a demandé toutes sortes de renseignements.

» – Lesquels? Sur qui?

» – Sur vous! Que faisiez-vous? Est-ce que je vous connaissais depuis longtemps? Quel âge aviez-vous exactement?

» – C'est drôle.

»Je disais: c'est drôle. Je pensais tout autre chose. Mais j'ai ri pour ne pas avoir l'air trop naïve.

» – Vingt-deux ans, ma chère madame Mauléon, et assez de vertu pour me défier des hommes qui me trouvent bien.

»J'avais le cœur troublé, en vérité… Il faut si peu de chose, même quand on se croit sûre de soi!»

Mardi, 9 juillet.

«J'ai mis longtemps à déjeuner, d'un œuf et d'un morceau de pain… Personne n'est venu, puisqu'il n'est pas venu, lui. Suis-je oubliée, déjà?»

Lundi, 15 juillet.

«Lendemain de fête nationale. Pour moi, la fête, c'est aujourd'hui. Depuis huit jours, je n'avais aucune nouvelle. Et, ce matin, oh! je ne l'ai pas seulement revu, il m'a parlé; il m'a presque avoué. Et même tout à fait, je crois. J'écris pour être plus sûre, pour pouvoir mieux réfléchir au sens des mots, aux détails, en relisant mon cahier; peut-être aussi pour le plaisir qu'il y a, quand un sentiment vous naît dans le cœur, à le confier à quelque chose, faute de quelqu'un. Donc, c'est moi qui suis entrée la première, et je n'étais pas là depuis cinq minutes qu'il est entré lui-même. Du premier coup, j'ai compris non seulement qu'il me cherchait, mais que cette rencontre allait être une date dans ma vie. Nous étions presque seuls; avec nous, rien qu'un client de hasard, et puis la petite parfumeuse de chez Piver, qui regardait son bifteck avec ses yeux de myope. Madame Mauléon avait pâli, comme il arrive quand elle se trompe dans une addition. M. Morand s'est assis, à gauche, quand j'étais à droite de la salle, et s'est plongé dans la lecture d'un journal; mais je voyais bien qu'il ne lisait pas; ses yeux ne quittaient pas le titre d'un article; il ne commandait rien à la servante, debout près de lui, et qui, inoccupée un moment, remuait en mesure sa tête rose, son pied gauche et la serviette pliée qu'elle portait sur le radius (appris ce mot-là à l'école), pour dire:

» – Quand monsieur le lieutenant daignera s'apercevoir que je suis là!

»Il ne s'apercevait de rien. La petite Piver étant partie, madame Mauléon, qui n'est pas une gourde, s'agita dans sa loge blanche et dit:

» – Monsieur le lieutenant, vous m'aviez promis de m'apporter un souvenir de votre pays!

»Il tressaillit comme un homme qui entend sa condamnation, – j'imagine, – et balbutia, gêné, essayant de sourire et fouillant dans sa poche:

» – En effet, madame, je crois que je l'ai là, sur moi…

»Il se leva, pendant que la petite Louise, pour le laisser passer, se retirait à reculons, et il alla vers le comptoir de madame Mauléon, mon amie, et je vis qu'il lui montrait une série de dessins, ou de cartes postales, et elle remerciait, et il expliquait, et j'entendais des mots coupés d'exclamations, une espèce de duo, incompréhensible à peu près autant que les paroles d'un ensemble à l'Opéra:

» – Parfaitement, ma mère est seule.

» – Cinquante ans?

» – Non, cinquante-sept.

» – Joli petit pays!

» – Que dites-vous là! Grand, immense, madame Mauléon!.. Et voici… Nous avons été deux… A peine de quoi vivre… Heureux quand même, allez! Cela s'appelle le Valromey.

» – Vous dites?

» – Valromey, un vieux mot; vallée des Romains.

»Un rayon de soleil touchait la glace de gauche, et rebondissait sur le comptoir et sur l'épaule de la crémière. Madame Mauléon se pencha.

» – Mademoiselle Evelyne, venez donc voir les jolies cartes postales que monsieur Morand m'a apportées… Monsieur Louis Morand, lieutenant au 28e de ligne.

»Il se détourna, salua très bas, comme font les gens de bonne société qu'on présente à une dame, et, avec une décision, une audace que je n'eus pas le temps de goûter et qui me troublèrent tout de suite, il rassembla les cartes postales et vint à moi:

» – Si elles pouvaient vous intéresser, mademoiselle, j'en serais bien heureux.

»Quelle situation! Je déjeunais, ou je faisais semblant; j'avais devant moi un couteau, une fourchette, un verre et je ne sais quoi dans une assiette, et c'est à ce moment-là, sans que j'aie pu rien prévoir, que M. Louis Morand m'adressa la parole pour la première fois! J'avais si peu pensé que cette minute fût proche, ou même possible, que j'avais mis mon corsage de tous les jours et même, sous mon col droit, une cravate bleu vif, que maman m'a donnée et que je n'aime pas. Je me levai, je fis trois pas, non pour me rapprocher de lui, mais pour me placer derrière la table voisine, qui était libre et nette, et je dis:

» – Mais, monsieur, je veux bien. Nous serons mieux, ici…

»Je me sentais bête et timide, ce qui ne m'est pas habituel. Je me rends compte que je devais avoir l'air d'une pensionnaire, comme ils disent, moi qui n'ai jamais fait d'autres études que celles de la primaire, et comme externe! Je baissais les yeux. Il me suivit et se mit, non pas devant moi, mais tout à côté, très près. Il est plus grand que moi d'une tête. Sur le marbre, il étala dix cartes postales, comme un jeu. Il avait l'air de deviner qu'il avait de l'atout.

» – Un pays que vous ne connaissez pas sans doute, mademoiselle, l'Ain, des montagnes, comme vous voyez: la Dent du Chat, le Colombier; de ce côté, le lac du Bourget… Est-ce que cela vous plaît, mademoiselle?

» – Je connais si peu la campagne, monsieur. La rue Saint-Honoré, songez donc!

»Je n'osais pas le regarder. La main qu'il avait posée sur la table se crispa, puis s'allongea de nouveau et saisit une nouvelle image. Il a la main longue, sèche, les phalanges fines et les articulations fortement nouées; c'est la main d'un fort et d'un sentimental. Madame Mauléon, immobile d'inquiétude, devait interroger mon visage.

» – Alors, ceci, mademoiselle? La haute vallée du Valromey, si vous y passiez, vous étonnerait au moins, j'en suis sûr. Ce sont des villages dans une grande cuve fraîche et verte, que remplit le vent des montagnes. En hiver, nous avons souvent un mètre de neige.

»Il hésita un instant, prit une nouvelle carte postale, la retourna, et, mettant le doigt sur une tache d'un gris clair:

» – Voici notre maison. Elle est connue, là-bas, comme le Louvre à Paris. Ma mère y habite encore, seule, à présent que je suis parti… madame Théodore Morand.

»Pourquoi me disait-il cela? Le ton de sa voix était subitement devenu autre. Je levai la tête, pas beaucoup, assez pour que mon regard, du coin de mes yeux, pût rencontrer les yeux de M. Morand. Ce lieutenant est un singulier homme: il était aussi pâle, aussi sévère d'expression, que s'il m'eût proposé un duel. Il attendait ma réponse comme si sa phrase avait eu une signification d'une haute importance. Et je crois, en vérité, qu'il avait voulu dire:

» – C'est là qu'habitera, un jour, celle qui sera ma femme, et si vous écoutiez bien, mademoiselle, mon cœur qui est si près du vôtre, vous entendriez votre nom…

»Je l'entendais, monsieur; mais je suis de Paris, et je suis une employée qui gagne sa vie; cela fait deux raisons pour être défiante. J'ai eu l'air de ne pas comprendre, pensant qu'il répéterait plus clairement sa pensée, si je faisais ainsi. Et j'ai dit:

» – En vérité, non: le plus loin que j'aie été c'est Bagnolet.

»Il m'a regardée avec plus d'attention, pour voir si j'étais intelligente, et probablement aussi il a trouvé que je ne m'exprimais pas dans un français très pur.

»Car il a eu un sourire bref, comme un tour de roue d'auto. Puis, négligemment, il a rassemblé les cartes postales, même celles que je n'avais pas vues.

» – Je vous demande pardon, mademoiselle, de vous avoir montré des choses si peu intéressantes pour vous.

» – Mais comment donc, monsieur, il n'y a pas d'offense: au contraire.

»Il a repris sa place, et moi j'ai repris la mienne. Madame Mauléon, très émue, et qui croit toujours qu'il n'en paraît rien, s'est remise à contempler le soleil à travers les vitres. Je n'ai plus avalé une bouchée de pain, j'ai laissé dans sa soucoupe une portion de cerises. Le lieutenant a bu d'un trait un verre de café, et il est parti, sans dire un mot à la crémière. En passant à côté de moi, il a salué militairement, et comme il aurait salué madame Mauléon, rien de plus, rien de moins.

»Quand il a eu fermé la porte, je me suis levée, moi aussi. Et ce n'a pas été long:

» – Expliquez-vous, madame Mauléon, qu'est-ce que cela signifie?

» – Qu'il vous aime, ma petite.

» – Parlez plus bas: vous avez un client.

» – Il est sourd… Mais vous voilà toute pâle, ma belle. Qu'avez-vous?

» – C'est qu'il fait froid dans votre boîte.

» – Vingt-six degrés: vous appelez ça froid? Allons, avouez donc! Vous en tenez pour lui, vous aussi.

» – Vous plaisantez, je ne le connais pas!

» – On aime toujours avant de connaître. Et puis, vous allez le connaître, il ne souhaite que cela… Approchez encore, que Louise n'entende pas: il vous demande un rendez-vous.

» – A moi! mais je ne suis pas de celles-là!

» – Vous vous fâchez? Vous ne le connaissez pas, en effet! Eh bien! voici les mots mêmes qu'il m'a dits, je vous les répète: – Vous demanderez, madame Mauléon, si Mademoiselle Gimel voudrait bien me faire l'honneur de m'accorder dix minutes d'entretien.

» – Il a dit: «l'honneur?»

» – Mais oui.

» – Vous êtes bien sûre?

» – Je l'entends encore: l'honneur, l'honneur, je le jurerais!

» – Alors, je dois accepter. L'honneur! C'est pour le bon motif! c'est… Ah! je vous en prie, madame, ne me donnez pas une fausse joie. Je ne suis qu'une pauvre fille. J'ai l'air de plaisanter souvent, mais c'est parce qu'il le faut. Je suis une tendre, tout au fond.

» – Comme moi!

» – Être aimée pour soi-même, c'est une chose qu'on a toujours désiré. Quand elle vient comme ça, tout à coup, vous comprenez…

» – Oui, on en pleure.

» – Non, je ris, vous le voyez.

» – C'est la même chose, petite! Qu'on rie, qu'on pleure, le cœur ne sait plus ce qu'il fait. Qu'est-ce qu'il faut que je lui réponde, à votre… amoureux?

» – Pas encore! Je ne sais pas si je lui plairai, quand il aura causé avec moi… Où me conseillez-vous de le rencontrer?.. Ah! c'est maman qui va être contente!.. Pas chez elle, tout de même?

» – Non, il veut vous parler d'abord, à vous seule, ni chez moi, ni chez vous; un endroit tranquille, sans autobus.

» – Place de la Concorde, alors, à côté de la statue… Ah! non, c'est impossible, toutes mes petites amies croisent par là.

» – Faites cent pas de plus; il vous attendra près de la serre des Tuileries, sur la terrasse à droite, du côté de la Seine, à six heures et demie.

» – C'est cela!

» – L'endroit est parfait. Jusqu'à huit heures, on trouve encore des enfants avec des bonnes. Elles ne s'étonneront pas, vous savez. Elles sont habituées. Et pour quel jour?

» – Mais, demain! Pourquoi tarder? Il désire que ça ne soit pas demain?

»La crémière se mit à rire.

» – Où prenez-vous cela? Mais non! Il est plus amoureux que vous, plus pressé de vous le dire que vous de l'entendre; et, quand je lui dirai «demain», il me demandera: – Pourquoi pas aujourd'hui?

»J'avais cette grande joie qui transparaît et qui se trahit, quoi qu'on fasse. Je m'étais souvent dit:

» – J'aimerai peut-être, mais je ne le montrerai pas, c'est trop bête!

»Je sens bien que je n'ai pas tenu parole. «Être aimée», je goûtais ces deux mots-là, comme, autrefois, je laissais fondre une dragée dans ma bouche. Les passants me regardaient-ils plus que d'ordinaire? Ceux qui portent un secret joyeux s'imaginent qu'ils sont transparents. Ils n'ont peut-être pas tort. A la banque, je ne tenais pas en place. Cette sotte de Marthe, qui se croit artiste parce qu'elle a des bandeaux à la Vierge, n'a pas manqué de faire remarquer que je m'étais dérangée quatre fois pour demander des renseignements à M. Amédée, dont je copiais le rapport; mais Raymonde, qui est plus experte et plus méchante, a pris le rapport achevé, sur une table, sous prétexte de l'examiner, et elle est allée le porter elle-même au jeune secrétaire. J'ai laissé faire. Elle est restée longtemps. Elle est revenue avec les yeux plus rouges que de coutume. Il paraît qu'elle a fait la scène la plus incroyable, – c'est de M. Amédée que je tiens le détail: il m'a parlé, à la sortie, – la scène de jalousie. Ah! bien placée!

» – Il y a vraiment, monsieur, une préférence que je ne m'explique pas, pour mademoiselle Evelyne. Je suis la plus ancienne, et les rapports lui sont confiés… Ce n'est pas la peine d'être dévouée… Je ne sais pas si vous avez remarqué, monsieur, que cette péronnelle est de plus en plus évaporée… Aujourd'hui, cela dépasse les bornes.

»Ici, elle s'attendrissait.

» – J'ai pourtant demandé des renseignements à une amie que j'ai, dans l'établissement de crédit où M. Amédée a travaillé avant de venir chez M. Maclarey… Vous me pardonnerez d'être si franche… Je lui ai demandé si vous étiez capable de… – comment dirais-je? – de favoriser une des dactylographes parce qu'elle est plus jeune et plus coquette… Elle m'a répondu:

– Je ne crois pas, c'est un homme rangé… Et cependant, monsieur, quand il y a un travail important, c'est mademoiselle Evelyne qui l'a!

»Elle s'est mise à pleurer. M. Amédée a déclaré qu'il aimerait mieux diriger trente employés que trois femmes, et il a laissé mademoiselle Raymonde se sécher.

»Tout cela parce que j'avais l'air heureux. J'étais heureuse, en effet, je le suis encore. A l'heure tardive où j'écris, ma mère dort dans sa chambre à côté; moi, je sens bien que le sommeil ne me viendra pas de si tôt. Elle a deviné quelque chose, elle aussi, la chère maman! Pendant que nous dînions, au jour, en tête à tête, dans la cuisine, elle a remarqué, d'abord, que je mangeais avec un appétit de jeune loup, ou de trottin, et que, cependant, j'oubliais de manger, par moments, pour regarder par la fenêtre:

» – A qui ris-tu, Evelyne?

» – A personne!

» – Si.

» – Voyez vous-même: les fenêtres sur la cour, en face, sont toutes fermées, malgré la chaleur.

» – Alors, tu ris à une idée? Je connais ça!

»Elle se tut, et je compris qu'elle faisait beaucoup de chemin silencieux, qu'elle furetait dans toutes les maisons où j'aurais pu, selon elle, avoir un prétendant. Pauvre maman! Comme si Paris était le même, pour elle et pour moi! Elle n'a pas voulu le dire, mais elle souffrait aussi à la pensée que je n'étais pas confiante. Moi, je ne voulais, je ne veux rien dire parce que je ne suis pas sûre… Un pareil amour! Est-ce possible? Moi, la petite dac? Que je voudrais être à demain soir! Ah! demain soir, s'il m'a parlé comme je n'ose pas croire qu'il me parlera, alors, je serai expansive. Oui, je partagerai avec elle ma joie, je réparerai la déconvenue de ce jour. Maman m'a dit:

» – Le fils du bottier, notre voisin, quand je rentrais, ce soir, m'a fait un signe d'amitié; ce n'est pas la première fois; je suis sûre qu'il pense à toi.

» – Quart-de-Place?

» – Pourquoi l'appelles-tu comme ça? Pauvre garçon!

» – C'est son nom pour tous ceux qui ne se fournissent pas chez son père.

» – Oui, plus d'une fois, je l'ai vu, en me détournant un peu, quand je passais avec toi, je l'ai vu qui te mangeait des yeux.

» – Ça me laisse intacte, maman.

» – Sans doute, mais indifférente!

» – Oh! tu parles!.. Non, je vous demande pardon, je veux dire absolument.

»La pauvre chère maman n'a rien répondu; mais elle a eu ce petit pincement de lèvres qui est, chez elle, le signe d'un coup reçu, le «touché» du maître d'armes. Et ça me faisait de la peine de lui en faire. Mais le moyen? Nous nous sommes séparées de meilleure heure que d'ordinaire. Elle ne doit pas dormir non plus. Elle pense:

» – Les enfants sont ingrats, tous et toutes!

»Non, ce n'est pas vrai. Je lui suis reconnaissante, au contraire, de ce qu'elle a été une vraie mère, une de celles pour qui l'enfant n'est pas un joujou qu'on habille et qu'on embrasse, mais un amour qui change toute la vie. J'étais grosse comme le poing, – que de fois je l'ai entendue me raconter cela! – j'étais délicate, j'étais «vive comme une souris qui aurait eu les yeux bleus». Maman a eu peur que je ne fusse mal soignée, si elle me confiait à une nourrice de campagne. Elle n'était déjà plus jeune quand elle s'est mariée avec le «beau Gimel», mon père, que j'ai à peine connu… Un petit frisson de peur, et le grand sacrifice a été tout de suite accompli. Maman, qui avait une bonne place; maman, qui était vendeuse chez Revillon, a tout laissé là pour Evelyne. Elle ne m'a plus quittée, et tout le bénéfice qu'elle a eu, hélas! c'est moi, qui ne lui dis pas même, ce soir, qu'une joie me tient éveillée.

»Pauvre maman! L'ancien adjudant de la garde républicaine, son mari, n'a jamais été, je crois bien, un puissant travailleur. Il avait sa retraite. Il disait:

» – Je cherche du travail dans le civil.

»Maman ne disait rien; mais elle brodait, elle cousait, elle gagnait ce qui manquait pour vivre, et le droit de ne pas se séparer de la «petite». Grâce à elle, nous n'avons jamais manqué de rien. Elle prétendait même que nous finirions par être «bien à notre aise».

»J'en ris, ce soir. Nous ne sommes pas devenues riches. Et voici que je suis aimée! Est-ce mystérieux! Aurais-je pu imaginer qu'un officier s'éprendrait de moi pour m'avoir vu, chez madame Mauléon, manger des petits radis roses! Il a dû deviner que j'avais été bien élevée, par une femme courageuse, nette d'esprit, aimant Paris qui ne la gâte pas, mais qui l'amuse, et que j'étais une honnête fille née d'une maman admirable. Ah! si nous devons nous marier, lui et moi, il faudra qu'il soit poli et prévenant avec maman. Pas de morgue! Pas de fausse honte! Je le lui dirai demain, avec d'autres choses… tant d'autres.»

»Minuit et demi.– Je n'ai aucune envie de dormir. Il faut, cependant, se coucher, parce que, demain matin, la dactylographe devra être au travail à neuf heures. Nous n'avons pas de congés pour cause d'amour. Je vois la tête de M. Maclarey, si je lui disais:

» – J'ai un amoureux; me permettez-vous de sortir une heure avant les autres?

»Il se demanderait si je jouis de mon bon sens. Et M. Amédée? Il mettrait son monocle, pour s'assurer que je suis bien mademoiselle Gimel, dactylographe réputée pour sa régulière application et sa bonne humeur, et il me répondrait, avec son air de diplomate:

» – N'oubliez pas, mademoiselle, que la copie du rapport sur l'emprunt de l'Herzégovine vous a été confiée, parce que vous êtes la moins légère de nos dactylographes.

»Mais, par exemple, à six heures, je file, et sans attendre mademoiselle Raymonde!»

Mardi, 16 juillet.

»Depuis midi, je ne vivais pas. J'ai toujours été fière de mon sang-froid, mais je n'en avais plus. J'ai toujours cru que je ne me laisserais pas emballer, et mon cœur battait follement, sottement, dès que je pensais: «Six heures et demie, aux Tuileries, Louis Morand»; et je ne pensais pas à autre chose, et il m'a fallu une volonté, une application lassante, pour ne pas mêler ces mots-là aux cours des charbonnages et aux rapports financiers que j'ai transcrits pour la banque.

»Je suis donc faible, oh! oui, faible comme toutes. Je n'avais de résolu que le menton, que je porte un peu haut, par habitude, quand je suis sortie de chez Maclarey, six heures sonnant. Raymonde m'a appelée. J'étais déjà loin; la rue était chaude comme un atelier de repasseuse, et je ne songeais qu'à aller vite; je n'avais pas peur d'être rouge quand je le verrais. C'est une peur que j'ai eue d'autres fois, quand il s'agissait de présentations moins graves. Je n'avais pas peur de ne pas plaire: j'étais comme sûre d'être aimée, à jamais, et toute mon âme était tendue seulement vers les mots qui diraient cela, et vers son regard, à lui, la seule chose qui me fit peur. J'ai pris l'avenue des Champs-Élysées du côté gauche, pour ne pas être en face de la serre; je ne voyais que la balustrade, blanche au soleil, comme un tour de plume, les arbres au-dessus, et des points noirs qui allaient lentement d'un tronc d'arbre à l'autre. J'aurais voulu avoir les jumelles de maman. Les voitures revenaient du Bois, beaucoup de sapins découverts, des landaus de noces, des autos: personne n'avait le cœur aussi noyé que moi dans la même pensée; j'aurais voulu avoir un ballon, monter dedans, traverser la place, et descendre sur la terrasse, en disant:

» – Me voilà!

»Eh bien! c'est à peu près ce que j'ai dit à M. Morand. J'avais tellement envie de le voir la première, de le surprendre ainsi, pensant à moi, que j'ai usé d'un moyen qui m'a paru tout simple et qu'il a beaucoup admiré, quand je le lui ai raconté. Où devait se tenir M. Louis Morand, qui attendait mademoiselle Evelyne Gimel, venant du boulevard Malesherbes? Au coin de l'orangerie, près de la place de la Concorde, et il devait regarder vers l'ouest. J'ai donc tourné l'orangerie, je suis arrivée par l'est, j'ai suivi la terrasse au-dessus du quai… Et, tout au bout, immobile, penché sur la balustrade, il y avait un jeune homme, qui protégeait ses yeux, de sa main droite posée en visière sur son front, et qui interrogeait, avec passion, avec un dépit visible et les sourcils froncés, la place de la Concorde… Je me suis approchée le plus doucement possible, et j'ai dit:

» – C'est moi, monsieur, Evelyne Gimel.

»Je riais, pour ne pas avoir l'air d'être émue. Je ne veux pas qu'on voie mes émotions. Trois petites bonnes cerclées d'enfants me voyaient. J'ai préféré qu'elles me prissent pour une aventurière. Et, lui aussi, il a été suffoqué de m'entendre rire. Oh! il ne me l'a pas dit. On a le pardon facile quand on voit, pour la première fois, seul à seule ou à peu près, celle qu'on aime. Il m'a regardée; et son regard, qui rencontrait successivement, sur ma frimousse, mes yeux qui riaient, mes joues qui riaient, et le rire de mes lèvres, ne savait plus où se poser parce qu'il était, lui, tout grave et ému. Finalement, il a regardé mes mains, et m'a dit:

» – Je vous remercie; je suis bien content.

»Moi, alors, je les lui ai données toutes les deux. Et j'ai ri un peu plus doucement, en répondant:

» – Voulez-vous que nous nous promenions?

»Les trois petites bonnes nous considéraient avec un si vif intérêt, que j'aurais voulu me promener de l'autre côté de la balustrade, en bas, sur la place, et que j'ai esquissé une conversion à gauche. Mais il s'y est opposé, oh! gentiment, mais très nettement:

» – Tout droit, si vous voulez bien.

»Nous avons passé devant le banc, au milieu des gosses. Il m'a dit, tout de suite après, me regardant de nouveau:

» – Mademoiselle, vous riez bien volontiers.

» – Oh! monsieur, c'est impossible à cacher…

» – Je l'avais remarqué déjà, et je vais vous paraître bien singulier: je ne ris de presque rien.

» – Moi, de presque tout.

» – Cependant, vous ne ririez pas, j'espère, si quelqu'un vous disait qu'il vous aime?

»J'étais ravie de ce mot-là, reconnaissante; mais je ne sais quel stupide esprit d'indépendance et de taquinerie, quelque chose qui n'est pas moi, a prévalu sur ce qui est moi; j'ai tourné la tête vers le lointain de l'île, les quais, et une mouche qui remontait la Seine.

» – Ça dépend qui?

» – Si c'était moi?

»Je me suis arrêtée, je lui ai planté dans les yeux mon petit regard décidé, qui ricanait encore, méchamment; j'ai vu qu'il était à moitié blessé, et j'ai continué, comme pour l'achever:

» – Ma foi, monsieur, nous ne nous connaissons guère.

» – En effet, mademoiselle, vous ne me connaissez pas. Je me suis permis de vous demander de venir, précisément pour vous expliquer…

» – Et peut-être aussi pour savoir qui je suis?

» – Ce que vous voudrez bien me dire de vous me fera plaisir, mais m'apprendra peu de chose.

» – Ah! vraiment?

» – Je vous connais, moi.

» – Par madame Mauléon, alors?

» – Un peu, mais surtout par vous-même: je vous ai regardée pendant onze déjeuners.

» – C'est tout au plus un signalement, ce que vous avez; mais, se connaître, c'est plus long.

» – Vous vous trompez: un regard suffit.

»Il disait cela avec tant de passion, tout au bout de la terrasse, près du pont Solférino, que j'ai eu envie de le remercier. Mais, comme j'ai honte des démonstrations, et que je trouve cela faible, j'ai eu l'air incrédule.

» – Un regard pareil, personne ne l'a eu de moi.

» – Vous voyez bien que je vous connais, mademoiselle; j'en étais persuadé. Vous n'avez encore aimé personne.

»Eh bien! il est tout à fait gentil, M. Louis Morand! J'avais beau lui répondre en plaisantant, et peu de mots, quand il aurait tant voulu m'entendre, il ne se lassait pas d'être aimable, de me trouver bien, et de me le dire. Nous arpentions la terrasse, comme disent les poètes, dans la gloire du couchant. Plus de bonnes à l'étage, plus d'enfants; rien que des passants, au-dessous de la terrasse, qui allaient dîner. Je sentais que maman devait s'inquiéter, aller à la fenêtre, répéter:

» – Cette chérie ne rentre pas! Où est Evelyne? Six heures et demie, six heures trente-cinq, même!

»Il racontait sa vie. Il se faisait très simple, très modeste, – un peu, probablement, pour se rapprocher de moi, – et je ne le trouvais cependant pas familier, ce qui me touchait infiniment. Le respect, dans notre monde, c'est presque un rêve. Je n'avais pas l'air de m'étonner de cette politesse parfaite dont il me donnait la preuve; mais je levais moins souvent les yeux de son côté, et j'évitais de le faire quand il s'excusait de ne pas être riche, de ne pas pouvoir me donner, si j'acceptais de devenir sa femme, le luxe qu'il aurait voulu (ce sont ses mots) «mettre à mes pieds». Si nos yeux s'étaient rencontrés, il aurait vu trop clair dans les miens. Il me racontait qu'il est né dans le département de l'Ain, dans un joli endroit qui se nomme Linot, celui qu'il me montrait, sur la carte postale. Il a perdu son père, qui était conducteur des ponts et chaussées. Et, comme j'avais l'air de trouver ce titre-là très beau, sans savoir ce que c'est, il m'a tout de suite expliqué que je me trompais; il s'y est, je puis le dire, acharné, ne sachant comment me persuader qu'il était de famille très modeste. Vraiment, ce M. Morand ne ressemble à aucun des jeunes hommes que j'ai connus jusqu'ici: il ne se flatte pas du tout, il a peur qu'on ne le croie meilleur qu'il n'est, ou plus riche.

« – Nous sommes presque pauvres, disait-il, ou, plutôt, moi, je puis vivre, à condition que maman se gêne un peu: ma solde ne me suffit pas. Maman la complète. Elle est admirable. Si vous me faites l'honneur de m'écouter…

» – Mais je ne fais pas autre chose!

» – Alors, si vous me faites l'honneur de m'aimer, – ah! comme il prononçait ce mot-là, arrêté, la tête près de la mienne, et cherchant mes yeux qui regardaient au loin, obstinément, méchamment, vers l'Arc de Triomphe! – si vous me faites l'honneur de m'aimer, je veux que vous sachiez bien que ce n'est pas la fortune que vous épouserez. L'armée n'enrichit pas.

» – La dactylographie non plus.

»Nous nous mîmes à rire tous deux ensemble, longuement, sans nous parler, lui me regardant, moi les yeux dans le vague, mais nos deux cœurs si près l'un de l'autre, et si contents, que je ne bougeais pas, pour que cela ne finît pas. Un gros ramier, qui allait se coucher, passa, à me décoiffer, devant nous, et rompit le charme. J'eus un peu honte de ma faiblesse, je demandai:

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12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
25 Juni 2017
Umfang:
230 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain