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Buch lesen: «Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe», Seite 10

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AUX PETITES SŒURS

I

Le père Honoré Le Bolloche, n'ayant plus d'ouvrage du tout, sortit de l'appentis où il travaillait, fit trois pas dehors, et s'assit sur la chaise qu'il venait de rempailler: car il était, de son état, rempailleur de chaises. Il étendit d'abord sa jambe de bois, puis l'autre, chercha du tabac dans son gousset, et, n'en trouvant pas, il se sentit pauvre.

Pauvre, Le Bolloche l'avait toujours été, mais il ne s'en était pas toujours aperçu, ce qui constitue, au fond, la vraie manière de ne pas l'être. A l'armée, par exemple, quand il était sergent de zouaves, de quoi manquait-il? Le plus bel homme du régiment, la figure longue et bronzée, avec un nez bien droit d'arête, légèrement aplati et large à la base, une barbiche qui eût fait envie à plus d'un commandant, – à cette époque napoléonienne où il y avait des commandants si décoratifs, – les épaules effacées, le cou tanné et sillonné de ravins blancs, la poitrine bombée, il jouissait de la considération de ses compagnons d'armes! et d'un traitement qui lui suffisait. Son livret ne portait, au passif, que des punitions insignifiantes, pour quelques fortes bordées militaires, à des anniversaires glorieux: une poule chapardée à des Bédouins; deux ou trois réparties trop vives à des chefs plus jeunes que lui; des misères. L'actif était superbe: cinq campagnes, tout ce qu'on pouvait avoir de chevrons, une citation à l'ordre du jour, la médaille militaire, un cor de chasse de tir, la menue monnaie d'un général en chef. Plusieurs fois il avait passé en triomphe dans des villes, sous des arceaux de lauriers, marchant sur les fleurs, applaudi par les femmes, au retour d'Italie ou de Crimée. On le mettait en avant, ces jours-là, à cause de sa prestance et de quelque blessure qu'il avait l'esprit de recevoir, aux bons moments et aux bons endroits: une balafre de sabre en pleine tempe à Solférino, et une balle dans le mollet, à Malakoff. Le Bolloche aimait la gloire. Les jeunes soldats, tout en l'admirant, le dotaient aussi d'une humeur grincheuse. Mais les chefs, mieux informés sans doute, le disaient seulement un peu haut d'honneur. Le ciel l'avait doué d'une santé à toute épreuve. Le Bolloche était heureux.

Plus tard même, atteint par la limite d'âge, selon son expression, et sorti du régiment, il avait rencontré quelque douceur dans cette vie civile dont il médisait journellement autrefois. Habitué à être commandé et entouré, sa liberté lui pesait, non moins que sa solitude. Encore vert, d'ailleurs, et de galantes façons, il avait aisément trouvé à se marier. La femme n'était pas toute jeune, mais il commençait à vieillir. Elle apportait, du reste, ce qui peut passer pour jeunesse aux yeux de bien des gens: une dot, une petite maison bâtie dans un bas-fond, au delà des octrois, et autour, un pré de quelques ares, ou pour mieux dire deux bandes d'herbe en pente, traversées l'hiver par un filet d'eau, dont il restait, l'été, un marécage en rond, grand comme une aire à battre.

Le voisinage des joncs qui poussaient là, l'ignorance de tout métier, une certaine adresse de main furent causes que l'ancien soldat se mit à rempailler des chaises. Il ne prenait pas cher. La pratique lui arrivait abondamment du faubourg, où les enfants se chargeaient de lui donner de l'ouvrage. Sa santé se maintenait. Et, plusieurs années encore, Le Bolloche n'eut pas lieu de se plaindre.

Bien au contraire, une joie lui vint, la plus vive qu'il eût connue, et de celles qui durent: un enfant. Il avait immensément souhaité une fille. Celle que sa femme lui donna était rose, blonde et gaillarde. Le Bolloche se reconnut tout de suite en elle. Ce fut une adoration immédiate. Il voulut, – bien que très peu dévot, – la porter lui-même à l'église, et quand le curé lui demanda le nom sous lequel elle devait être baptisée: «Appelez-la Désirée, dit-il, car jamais je n'ai rien désiré tant qu'elle.» Il prit soin d'elle, et l'éleva plus encore que la mère. Toute petite, avant même ses premiers pas, elle se roulait dans l'appentis, tandis qu'il travaillait. Elle riait, et il était content. Si elle pleurait, il avait des inventions incroyables pour la consoler, il la berçait, il lui chantait, comme une nourrice, des chansons qui n'ont que trois notes, de celles qu'on entend dans les arbres, au temps des nids.

A peine fut-elle assez sage pour se tenir tranquille et assez forte pour plier un jonc, il lui apprit à tresser des cages, des paniers, des bateaux, qu'on allait ensemble lancer sur la mare. Puis, l'amusement devint un art. Elle sut bientôt ce que savait le père, et plus encore. Celui-ci n'en fut pas jaloux. Il lui confia les ouvrages fins, qui demandaient une main agile, un peu de goût et d'invention. Et toutes les fois qu'une chaise bourgeoise, non pas grossièrement joncée, mais paillée en belle paille de seigle, d'une ou de deux couleurs, arrivait au logis, avec un siège à remplacer ou une blessure à fermer seulement, Le Bolloche en chargeait Désirée.

Ainsi élevée tendrement, entre trois personnes qui la choyaient à l'envi, – car Le Bolloche avait retiré chez lui sa très vieille mère aveugle, – il n'était guère possible que l'enfant ne devînt pas aimable. En effet, on n'aurait pu trouver, dans tout le faubourg et dans la campagne voisine, une fille plus avenante. A quinze ans, on l'eût prise pour une femme déjà. Elle était grande, bien faite, rose de visage, légèrement rousselée. Ce n'est pas qu'elle eût les yeux plus longs ou plus larges qu'une autre, mais elle regardait tout droit, si franchement qu'on devinait en elle un cœur tout simple.

Elle riait volontiers, et son rire demeurait dans la pensée, comme une chose fraîche. Elle ne portait pas de bonnet, un peu par économie, beaucoup pour montrer ses cheveux qui ondulaient sur ses tempes en deux écheveaux d'or, et qu'elle tordait par derrière, à la diable. Son goût lui conseillait les robes claires. Elle piquait souvent un brin de fuchsia rouge à son corsage d'indienne.

Pourvu qu'il pût la voir, ou seulement l'entendre près de lui, Le Bolloche ne trouvait rien à reprendre à la vie. Comme Désirée, pour causer, ne s'arrêtait pas de tordre la paille, ils bavardaient en travaillant; comme elle était déjà d'un âge qui fait songer, ils parlaient presque toujours d'avenir.

Ce fut à cette époque, précisément, que l'épreuve commença pour le père Le Bolloche. D'abord, la blessure de sa jambe, qui n'avait jamais totalement guéri, s'envenima. Il eut beau jurer, la gangrène s'y mit. Après des semaines de souffrances, il fallut couper la cuisse. Toute la réserve du ménage s'en alla en honoraires de chirurgien, et en petites fioles qui s'alignaient sur la cheminée, vides, avec des étiquettes rouges. Le malade ne décolérait pas d'être au lit, et de voir couler son argent. Il fut une saison entière convalescent. Et, quand il reprit sa place sous l'appentis, il constata bien vite qu'il avait perdu de son corps beaucoup plus qu'il ne croyait, hélas! la souplesse, l'énergie, cette vaillance de muscles enfin qui est la bonne humeur de nos membres. Le mal l'avait usé.

Désirée était là, sans doute, chaque jour plus experte, pour gagner le pain de la maison. Grâce à l'activité de sa fille et à une légère augmentation de prix, Le Bolloche espérait que les trois femmes, l'âne, les poulets et la chatte, qui formaient le personnel confié à sa sollicitude, ne ressentiraient point trop les suites de cet accident qui, de simple blessé, l'avait fait invalide. Il gagnerait moins, peut-être, mais sa fille gagnerait un peu plus: le résultat serait le même. Il se trompait.

Un second obstacle surgit, celui-là invincible. Ni le père ni la fille ne refusaient le travail: ce fut le travail qui commença à manquer. D'une saison à l'autre, la diminution des commandes se faisait plus sensible. Il y eut d'abord des heures de chômage, puis des jours entiers. En vain Le Bolloche, avec son âne et sa charrette, continua de parcourir, chaque samedi, les quartiers suburbains, et d'envoyer aux fenêtres, où fleurissent les géraniums-lierres en éventail et les œillets en pyramide, son cri traditionnel: «Pailleur! pailleur de chaises!» De moins en moins son appel trouvait de l'écho. Et la cause? Le progrès, l'envahissement du luxe qui, de proche en proche, des châteaux aux maisons des bourgeois, et jusque dans les fermes, supplante l'antique tradition, et, à la place des sièges aux armatures massives recouvertes de jonc, introduit les meubles légers et à bon marché sortis des fabriques de Paris ou de Vienne. Triomphe du rotin, des fauteuils d'étoffe, des tresses d'alfa, des berceuses d'osier blanc, par lequel les rempailleurs étaient lentement évincés. Un métier finissait. Que d'autres ont disparu de la sorte! Combien d'humbles artisans ont senti avec un étonnement désespéré l'outil tomber de leurs mains, et l'état appris aux jours d'enfance, l'état qui avait honorablement nourri le père et leur avait suffi à eux-mêmes une moitié de leur vie, devenir ainsi progressivement hasardeux et ingrat! Est-il rien d'aussi dur? Quelques-uns sans doute peuvent chercher un autre ouvrage. Mais les vieux, pour qui le temps de l'apprentissage est passé, accrochés à ces professions en ruine, n'ont plus qu'à disparaître avec elles.

C'était le cas du père Le Bolloche. Le bonhomme le comprenait bien. Il laissait les choses aller, avec cette arrière-réserve d'espérance que nous avons, tant qu'elles vont encore. L'herbe commençait à envahir l'atelier, sous les bottes de seigle jaune qui pourrissaient par le pied. Dans l'étang, les joncs et les roseaux, coupés ras autrefois, grandissaient, se gonflaient, montaient en quenouilles. Et comme, ici-bas, la plupart de nos tristesses ont un envers de joie pour quelqu'un, les fauvettes du quartier ne s'en plaignaient pas, n'ayant jamais, ni leurs devancières, trouvé au bord de la mare tant de duvet pour leurs petits. Il attendit jusqu'au bout, jusqu'à ce que le dernier sou de leur épargne à tous fût dépensé. Et voilà que cette heure était arrivée. La grand'mère, – qui tenait les comptes, de mémoire bien entendu, et gardait la bourse, – en avait, le matin même, prévenu son fils. Il fallait prendre une résolution, trouver un expédient, car le pain du lendemain n'était plus assuré. C'est à quoi Le Bolloche réfléchissait, sa longue face encore allongée par la tristesse, à trois pas de l'appentis, un jour de printemps.

Pour tromper sa passion de fumeur, il aspira deux ou trois bouffées d'air à travers le fourneau vide de sa pipe, et la première idée qui lui vint fut qu'il pourrait se priver de tabac. Il se sentait capable de ce sacrifice. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que ce n'était pas une solution. Alors que faire? Envoyer Désirée en condition? Jamais il n'y consentirait. Il aimerait mieux mendier son pain. Dire à la grand'mère: «Nous ne pouvons plus vous nourrir. Cherchez, demandez à l'Assistance publique…»? Allons donc! Est-ce qu'un enfant peut seulement penser à cela? Vendre la maison? Il faudrait en louer une autre, et les loyers avaient doublé, triplé, depuis que Le Bolloche habitait son coin de pré. Où serait l'avantage? Évidemment il n'y avait qu'un seul parti, dont sa femme et lui avaient causé déjà: ils partiraient tous deux, ils laisseraient la maison à l'aïeule qui était trop vieille, et à Désirée qui était trop jeune et trop aimée pour porter un tel deuil.

Partir! Quand il fut arrivé à cette conclusion, Le Bolloche appuya son coude sur sa bonne jambe et regarda lentement autour de lui, de ce regard chargé d'adieux qui découvre toujours quelque beauté nouvelle aux choses les plus familières. Le pré où l'herbe renaissait, où les boutons d'or échappés à l'âne commençaient à s'ouvrir, lui parut promettre une fenaison abondante. Les haies qui, de trois côtés, couraient autour, n'avaient plus cet air souffreteux et défraîchi, ces trouées lamentables qu'elles offraient jadis. Bien épinées, drues, tendues de fil de fer aux endroits faibles, elles défendaient la maison mieux qu'un mur. Et le mur qui longeait la route, pour un peu moussu qu'il fût, était encore solide et d'aplomb. Le Bolloche avait souvent rêvé d'élever là, pour son gendre, une maison semblable à l'autre qui était à mi-pente. Ah! si le métier ne l'avait pas trahi! Quelle jolie vue on aurait eue des fenêtres, sur la rue qui remonte vers l'octroi, éclairée au gaz, si gaie le dimanche, si coquette avec ses cabarets peints de couleurs vives, ses jeux de boules, ses charmilles et ses grands jardins tout roses de pêchers en fleurs!

A ce moment, Désirée apparut au haut du pré, venant de la ville. Le vent l'avait un peu décoiffée. Elle marchait, une main retombant le long de sa hanche, l'autre passée au travers du siège défoncé d'une chaise qui, pendue à son bras, l'enveloppait d'un disque inégal de rayons jaunes. La jeune fille avait fait deux kilomètres pour trouver ce travail. Elle arrivait sans se plaindre, contente même, dans la lueur du couchant qui traînait sur le pré. Quand Le Bolloche la vit, il comprit mieux encore que la séparation d'avec elle serait la plus dure de toutes, et qu'auprès de celle-là les autres n'étaient rien.

– Eh bien! dit-elle de son ton de bonne humeur, vous demandiez de la besogne, en voilà: une chaise, comme vous les aimez, à rempailler en gros jonc.

– Non, petite, répondit tristement le bonhomme, j'ai fini tantôt ma dernière, et je suis assis dessus.

Elle approcha, sans comprendre ce qu'il voulait dire, s'étonnant seulement qu'il fût sombre. D'habitude il était joyeux quand elle était joyeuse. Qu'avait-il?

– Appelle ta mère, ajouta Le Bolloche, j'ai à lui parler.

Elle entra dans la maison, et la mère en sortit, toute petite sous son énorme bonnet blanc. Le Bolloche emmena sa femme au bord du ruisseau que longeait un sentier. Il l'avertit de son projet, non pas rudement comme il avait coutume de le faire quand il lui disait la moindre chose, mais presque doucement, très troublé qu'il était lui-même et hors de son naturel. Désirée les regardait de loin. Elle les voyait côte à côte, lui un peu penché, elle au contraire la taille cambrée et la tête levée. Ils parlaient bas. Malgré le calme du soir, on n'entendait que des bourdonnements alternés et le grincement régulier de la gaine de cuir où s'enfonçait la jambe coupée.

Quand ils rentrèrent, Le Bolloche alla se placer en face de la grand'mère, affaissée dans un fauteuil garni d'oreillers, à droite de la cheminée, et porta la main à son front, pour saluer, d'un geste familier d'ancien soldat.

– Maman, dit-il, l'ouvrage ne va plus.

– C'est vrai, mon petit.

– Je mange encore beaucoup pour mon âge, continua Le Bolloche, plus que je ne gagne. Ça ne peut durer: il faut que je m'en aille avec Victorine.

La nonagénaire, tout alourdie qu'elle fût par l'immobilité, eut un tressaillement. Elle essaya, d'un mouvement instinctif, d'ouvrir ses yeux morts, qui n'étaient plus qu'une fente mince dans l'enfoncement ridé de l'orbite.

– T'en aller, fit-elle, et où t'en iras-tu, Honoré?

Le Bolloche se détourna à demi, comme si la grand'mère l'eût réellement regardé et qu'il n'eût pu supporter ce regard. Il répondit avec un peu de confusion:

– Aux Petites Sœurs: Victorine prétend qu'on y est bien.

La vieille femme se souleva sur les bras de son fauteuil.

– C'est moi qui partirai! dit-elle, de ce même ton rude qu'elle avait transmis à son fils.

– Non, maman, non pas! Tu es trop bien habituée ici. Nous sommes plus jeunes, nous autres, le chagrin ne nous tuera pas!

– C'est que, mon enfant, rien ne m'appartient ici, je suis chez…

– Chez toi, dit rapidement Le Bolloche.

Et cet homme, qui était vieux aussi et infirme, eut, pour convaincre sa mère, une inspiration de petit enfant. Il l'entoura de ses bras, et lui dit à l'oreille, avec un enjouement moitié voulu, moitié vrai:

– Maman, quand j'étais au régiment, et que je faisais les cent coups, je dépensais plus que mon prêt, hein?

– Oui.

– Des cent sous, des dix francs par semaine. Qui est-ce qui payait?

– C'était moi.

– T'ai-je rendu l'argent?

– Non.

– Alors tu vois bien que tu es chez toi, puisque je te dois!

Elle resta un moment sans rien dire, puis reprit:

– Je veux bien, seulement tu emporteras des hardes et du meuble, pour ne pas arriver là-bas comme un mendiant.

– Pourvu que tu aies ta suffisance, dit Le Bolloche, je ne demande pas mieux.

La grand'mère ne répondit plus. Le sacrifice était accepté. C'était fini.

Parmi les pauvres, les effusions de remerciements sont inconnues. Il n'y en eut pas. L'aïeule, qui avait les mains jointes sur la poitrine, les souleva seulement par deux fois, pour montrer combien elle était touchée.

Ce fut tout.

Ils s'assirent pour souper, autour d'une salade dont le pré avait fait les frais. Rendus tristes par la pensée d'un changement si grand et si prochain, ils ne se parlaient pas. A quoi bon? Le même regret les poignait tous. Ils avaient lutté jusqu'au bout. La misère était la plus forte. A quoi bon?

Cependant Le Bolloche remarqua que la grand'mère ne mangeait rien. Elle remuait les lèvres, comme si elle n'osait faire une question qui la troublait. A plusieurs reprises, les mots s'arrêtèrent ainsi sur sa bouche. Enfin, elle fit effort sur elle-même, et, d'une voix tout angoissée:

– Honoré, dit-elle, est-ce que tu me laisseras Désirée?

Deux gros soupirs lui répondirent oui.

Alors on aurait pu voir le visage de l'aïeule, inexpressif et détendu comme tous ceux auxquels aucune impression n'arrive plus par les yeux, s'éclairer d'une lueur soudaine. La joie rompait la nuit de cette face d'aveugle. Il semblait que l'âme s'en était approchée, et souriait au travers. En même temps les deux époux regardaient Désirée du même regard morne. La place que la jeune fille tenait dans le cœur de tous se montrait ainsi, sans phrase, plus éloquemment que par des mots. Car un enfant, cela se partage. Il n'en faut qu'un pour plusieurs vieux. Et quand ces pauvres gens s'étaient unis pour vivre sous le même toit, la mère, le fils, la bru, ce n'était pas seulement leur petit patrimoine qu'ils avaient mis en commun, ni le courage qui vient de l'un à l'autre à ceux qui travaillent ensemble, ni la mutuelle assistance que leur misère se prêtait, c'était encore, c'était surtout la jeunesse de Désirée.

Le souper achevé, Le Bolloche se secoua un peu, pour chasser cette tristesse indigne d'un homme. Pendant que sa femme aidait la grand'mère à se coucher, il entraîna Désirée dehors, et se mit à se promener avec elle dans la tiédeur de la nuit déjà venue, depuis l'appentis qui terminait la maison à droite jusqu'au clapier en treillage accolé au mur de gauche.

S'apercevant qu'elle avait les yeux rouges:

– Allons, dit-il, Désirée, ça passera! Du courage! Regarde-moi, je ne pleure pas. Et pourtant j'ai du regret de te quitter, va, surtout de te quitter pas mariée.

– Pourquoi donc?

– Parce que c'était mon idée de te voir établie. Nous aurions choisi tous deux ton mari, un ancien soldat comme moi… tandis que là-bas… tu comprends…

Il n'acheva pas sa pensée, et, croisant les bras, il s'arrêta, les yeux dans les yeux de sa fille:

– Dis-moi au moins, fit-il, avant que je parte, une chose que je voudrais savoir?

Elle le regardait, elle aussi, de son regard franc où des clartés d'étoiles passaient.

– As-tu un amoureux?

Cela parut drôle à Désirée, qui répondit en riant, malgré son chagrin:

– Mais non, père, je n'ai personne.

– Au fait, tu ne sortais guère, et ils ne pouvaient pas te voir. S'ils t'avaient vue, ceux qui sont en âge de chercher femme! Enfin, Désirée, si tu es de mon sang, comme je le crois, tu n'épouseras qu'un ancien soldat.

– Un ancien?

– Oh! il peut être ancien sans être vieux. Pourvu qu'il ait porté les armes et fait une campagne, cela me suffira, je serai content. Tout le monde n'est pas médaillé comme moi.

– Sans doute.

– Pour le régiment, je te laisse à peu près le choix. Un zouave me plairait mieux, naturellement. Mais tu peux aussi épouser un cavalier. Il y a de beaux petits dragons.

– Bien, répondit la jeune fille, un zouave ou un dragon.

– Même un chasseur à pied, reprit Le Bolloche. C'est un corps d'élite. Mais pas un lignard, tu entends?

– Non.

– Surtout pas un civil! Quelle conversation aurais-je avec lui, quand je le verrais? Rappelle-toi ça, Désirée: si tu m'amènes un bleu qui n'ait jamais servi, je refuse!

Il était un peu solennel, disant cela, un bras étendu vers la ville. Cet ancien sous-officier n'avait jamais pu se défaire d'un certain penchant au mélodrame. La solennité de ses formes ne tirait pas, d'ailleurs, à conséquence. Désirée ne l'ignorait point. Elle allait sans doute répondre «non» pour lui plaire. Mais voilà que Le Bolloche, machinalement, laissa ses yeux suivre la direction de son bras levé; il aperçut les toits d'ardoises étagés qui luisaient sous la lune comme des écailles d'argent, la ligne montante des réverbères qui ne paraissaient que de misérables points jaunes dans l'immensité bleue de la nuit, tout le quartier qu'il parcourait si souvent depuis des années. Derrière ces fenêtres éclairées, que de gens il connaissait, tranquilles, assurés de dormir demain dans la même chambre où ils veillaient encore ce soir! Cette pensée lui fit mal.

Il se détourna brusquement, et dit:

– Rentrons, Désirée, voilà le serein qui tombe.

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12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
25 Juni 2017
Umfang:
230 S. 1 Illustration
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