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Buch lesen: «Le Blé qui lève», Seite 18

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XVI
LA REMONTÉE

Il revit le jour, en sortant de la forêt, mais le jour commençait à diminuer, car on était dans les mois où la terre dort longtemps. La route qui conduit à Fonteneilles était déserte. Les hommes, les femmes qui avaient assisté à l'enterrement s'étaient dispersés à travers les campagnes, et les esprits aussi étaient revenus chez eux. Gilbert montait tout seul. Cependant, comme il traversait le bourg, il fut aperçu par les femmes et les filles, qui rêvassent derrière les vitres en tirant leur aiguille. Dix têtes jeunes ou vieilles, dix paires d'yeux suivirent le mouvement de l'homme qui marchait au milieu de la route.

– Où va-t-il?

Il ne regardait personne. Il avait la tête penchée et toujours son petit paquet à la main.

– Où va-t-il? Il a son bel habit. Il ne descend pas vers le bois, non, il s'en va vers le haut du bourg; le voilà en face de chez Durgé; il ne s'arrête pas… Il diminue déjà… Il est loin… Est-ce que?.. Oui, c'est sûr! Il remonte à la Vigie!

Il remontait, en effet, à la Vigie. Depuis vingt-trois ans, pas une fois il n'avait suivi ce bout de route qui va de Fonteneilles jusqu'au sommet de la colline où est bâtie la ferme, et qui descend de l'autre côté. Quand il devait se rendre à Crux-la-Ville, il préférait allonger le parcours et tourner la motte verte, plutôt que de revoir ces murs qu'il avait quittés et de risquer de rencontrer le maître du domaine sur la terre du domaine. Il avait dépassé le bourg, à présent, il gravissait la dernière pente, qui est droite et régulière. Il n'avait de regard ni pour droite, ni pour gauche, mais il levait la tête, et, au ras du ciel, là-haut, il regardait grandir, et se mouvoir au gré de la marche, le dessin des toits et de la pierraille qui avaient nom La Vigie. Les années qu'il avait passées là, les meilleures, celles de sa jeunesse, soulevant la poussière et les cailloux tombés dessus, ressuscitaient dans l'esprit de Gilbert. Il voyait tout le passé redevenir vivant, et la figure qu'avait M. Honoré Fortier, l'après-midi où l'on s'était quitté. Pour Gilbert, cette rude face rasée, pleine et noueuse, n'avait ni changé, ni vieilli: elle vivait, fixée dans une expression de colère, de dédain et de défi. Ils allaient donc se revoir. Gilbert avait changé, lui; mais l'autre? celui qui ne descendait de la Vigie que dans la carriole rouge et pour aller aux foires?

A mesure que grandissaient la haie double du petit chemin qui noue la ferme à la route, et le frêne tout rond qui couvre encore la barge de bois, et les étables cachant à moitié la maison, «le domaine» qui est bâti au côté gauche de la cour, Gilbert Cloquet ralentissait le pas. «J'ai donc bien vieilli?» pensait-il.

Le soleil luisait un peu avant de disparaître.

Quand le vent du plateau souffla sur son front mouillé, Gilbert, à l'entrée du petit chemin de la ferme, s'arrêta. Il était à cinquante pas de la Vigie; il voyait de côté, dans le sens de la largeur, l'habitation de M. Fortier, puis la cour en contre-bas, au fond les porcheries et le poulailler, et tout près, formant le troisième côté de la cour et se présentant en longueur, l'étable des bœufs, l'étable des vaches, la grange, l'écurie avec les pigeons sur l'arêtier. La ferme semblait déserte.

«Il est en voyage, peut-être?» murmura Gilbert.

Il entra dans le chemin, et s'avança jusqu'au milieu de la cour, et se tint debout, face à la porte de la maison, qui était close. A sa gauche, abrités par le mur de l'étable, deux jeunes domestiques de la Vigie dételaient une jument et quatre bœufs de labour, et ils se mirent à désigner du doigt l'arrivant, et à rire à son sujet. Lui, il les ignora, autant que des moucherons qui eussent dansé près de lui. Il ne détournait pas son regard de la porte du domaine. Il attendait, appuyé d'une main sur son bâton d'épine, son paquet posé à terre, près de lui.

Et plus de cinq minutes s'écoulèrent, après lesquelles Gilbert enleva son chapeau. Il venait d'apercevoir, derrière la vitre, madame Fortier, toute blanche. La porte s'ouvrit, et M. Fortier apparut sur le seuil. Mais il ne s'avança pas. L'ancien maître de Gilbert, le riche fermier, devenu le principal personnage de la commune, considérait à son tour ce journalier dont il cherchait à deviner les intentions. A travers la cour, de l'un à l'autre homme, des pensées, des demandes et des réponses muettes, allaient et venaient. Une rancune aussi violente qu'au premier jour gonflait le cœur et faisait trembler les lèvres rasées de M. Fortier. Il fut sur le point de crier:

«Hors d'ici, Cloquet, ma cour n'est pas pour les domestiques qui m'ont abandonné!..»

Mais il remarqua que le journalier avait le chapeau à la main, et il dit, levant un bras jusqu'à moitié de son ventre:

– Viens plus près, si tu as des raisons d'être dans ma vue.

– J'en ai, dit Cloquet.

Il vint, sans cesser de tenir ses yeux levés, pour que M. Fortier pût lire dans la pensée de son ancien domestique. Il s'arrêta à trois pas du perron, et il se couvrit.

– Monsieur Fortier, je vous ai fait du tort, il y a vingt-trois ans, quand je vous ai quitté.

– Est-ce que tu crois que je l'ai oublié? Je t'en veux autant qu'au premier jour.

– Moi, monsieur Fortier, je voudrais réparer le tort que je vous ai fait. Je voudrais rentrer à la Vigie.

– Tu y as mis le temps, Gilbert Cloquet! C'est donc parce que tu n'as plus de force, que tu me reviens?

– Allons donc! dit Gilbert, en levant sa canne en biais, comme une cognée.

– Alors, c'est parce que tu n'as plus d'argent?

– Écoutez, dit l'homme en s'approchant d'un pas, vous ne pouvez pas me reprocher d'avoir perdu mon bien pour payer les dettes de ma fille. Oui, je veux gagner mon pain, et je peux le gagner partout, monsieur Fortier! Si je reviens chez vous, c'est pour la justice que je vous dois, et parce que je serai moins seul, là où j'ai été jeune.

– Je t'ai dit, il y a vingt-trois ans: «Même quand tu seras vieux, jamais je ne te reprendrai.» Je n'ai qu'une parole!

– Moi aussi, monsieur Fortier, j'avais dit: «Je veux être mon maître.» A présent, je ne le pense plus: ça n'est pas le métier qui fait qu'on est libre. J'ai vu ça chez les Picards.

– En effet, on m'a parlé…

M. Fortier eut un petit rire sec que Gilbert connaissait. Quand M. Fortier laissait s'allonger ses lèvres gercées, ne fût-ce que d'un millimètre, c'est qu'il pouvait revenir sur son premier mot.

– Je vous en prie, monsieur Fortier: je l'aime, la Vigie!

Le fermier se redressa sous le coup de l'émotion. Lui aussi, lui surtout il aimait la Vigie. A sa droite, il apercevait les deux bouviers, deux gringalets de dix-huit ans, mauvaises têtes, mauvais cœurs, hélas! et pareils à tous les autres domestiques qu'on trouvait maintenant. Et tout près, il avait Gilbert, l'homme ancien sans doute, mais qui aimait la terre, qui ne buvait pas, ne laissait point se perdre le bien du maître, qui avait touché et remué chaque motte de la grande ferme.

Il s'attendrit, en calculant l'intérêt qu'il avait à reprendre ce Gilbert.

– Viens, dit-il.

Et il tendit la main à Gilbert, pour le faire monter jusqu'à lui.

Ces quatre marches franchies, le journalier redevenait domestique de M. Fortier, à la Vigie de Fonteneilles.

Les deux hommes burent d'abord deux verres de vin rouge du Midi, coup sur coup, et mangèrent un biscuit, en signe de réjouissance. Gilbert avait retrouvé son courage, et questionnait sur les changements, et sur les projets.

– Tu retrouveras ta bauge; c'est moins bon qu'un lit!

– Ça m'est égal. Les bœufs s'appellent toujours de même?

– Toujours Griveau, Chaveau, Corbin, Montagne, Jaunet et Rossigneau.

– Tant mieux, fit Gilbert, en riant d'aise. Je n'aurai rien à rapprendre, alors.

– Pas grand'chose, Dieu merci, répondit M. Fortier.

Il souleva le rideau de la fenêtre, du côté des champs.

– Tiens, dit-il, pendant qu'il reste du jour, va faire le tour des terres, mon vieux Gilbert.

Gilbert traversa la cour, et il alla dans le pré qui est derrière les étables, et d'où l'on aperçoit Fonteneilles avec sa forêt. Mais il se souvenait surtout de la vue qu'on a de la pâture. Il gagna donc, par la route, la grande pâture qui est sur le plateau, à droite, et il revit les montagnes du Morvan et tout l'horizon qu'il avait contemplé dans sa jeunesse. Puis, un à un, le long des traces et par les échaliers, il parcourut les héritages.

Les bêtes le considéraient un instant, et se remettaient à paître, songeant: «C'est bien: il est d'ici»; des grives, de la grosse espèce, posées sur les peupliers qui n'avaient plus qu'une feuille ou deux, rappelaient avant d'aller se blottir dans une touffe de gui; des corbeaux le saluaient de l'aile en passant au vol; des ramiers, lancés à toute allure dans les hauteurs dorées, plongeaient en tournoyant vers les combes déjà bleues.

Il faisait froid. Le couchant annonçait du vent pour le lendemain. La cloche de Fonteneilles sonnait à mi-coteau. Gilbert était seul, au-dessus du vaste pays, dans la nuit qui tombait. Il pensa à la maison où il ne rentrerait plus, cachée là-bas, dans les futaies du Pas-du-Loup. Il pensa à ses camarades, les journaliers de Fonteneilles, et il reconnut qu'il les aimait tous, qu'il pardonnait à tous, et qu'il lui serait bon de revivre parmi eux.

Puis, comme le jour défaillait, il fit du regard tout le tour de la colline ronde où il allait recommencer à travailler demain. L'herbe était belle. Les jachères attendaient la charrue. En maint endroit, au-dessus des terres brisées, le froment levait sa pointe verte. Gilbert se découvrit, et il dit:

– Peu importe à présent d'habiter chez les autres, peu importe le chaud, le froid, la fatigue ou la mort: j'ai le cœur en paix.

Il sentait une grande joie vivante monter d'elle-même dans son cœur renouvelé.

Et il dit encore:

– Je suis vieux, et cependant, voilà que je suis heureux pour la première fois.

FIN
Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
25 Juni 2017
Umfang:
310 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain