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Buch lesen: «Le Blé qui lève», Seite 12

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IX
LA VENTE CHEZ LUREUX

Le lendemain du jour où l'huissier avait saisi les meubles à la ferme de l'Épine, Lureux s'était rendu chez le notaire. Celui-ci avait l'habitude de recevoir ces visites bruyantes du débiteur poursuivi. En homme résigné, il écoutait les protestations; en homme habile, il saisissait le moment d'intervenir et de conclure: «Vous avez raison de ne pas vouloir rester sous le coup d'une saisie… Ce n'est pas agréable de voir son nom toujours précédé ou suivi de ce mot-la sur les affiches et dans les journaux… Croyez-moi: transformez la saisie en vente volontaire, ayez l'air tout au moins de n'être qu'un cultivateur gêné, qui se défait librement de son bien. – Eh! je ne demande pas mieux, monsieur, mais le moyen? – Très simple. Vous allez donner pouvoir à votre propriétaire de vendre tous vos meubles et bestiaux; je rédigerai le petit acte, et un peu plus tard, à une date que nous aurons fixée d'un commun accord, je procéderai à la vente, moi-même. Est-ce convenu?»

Le conseil était bon pour tout le monde et toujours suivi.

Le dimanche 22 juillet, vers une heure, le notaire, mûrissant, allègre et rose encore, arriva en cabriolet dans la cour de la ferme, avec son clerc porteur de la serviette de maroquin. Le crieur les avait précédés, vieil homme sec et pâle, large de poitrine, vêtu de noir par déférence pour la justice dont il était souvent le voisin, et qui jouissait, dans tout le pays de Corbigny, d'une juste réputation, à cause de son humeur facétieuse, de son adresse pour faire monter l'enchère, et de sa voix surtout, qu'il avait nasillarde et dominante comme un hautbois. Ces trois personnages, à peine le cabriolet dételé, achevèrent de disposer le décor pour ce dénouement qu'ils avaient tant de fois joué ensemble. Déjà, dans l'alignement du puits et parallèlement à la maison, les charrues, les herses, le semoir, les deux tombereaux, la carriole, le moulin pour vanner le grain, formaient une barrière, que prolongeaient, de l'autre côté du puits, un lit en fer et un lit en bois, posés sur la terre de la cour. En face, et le long des murs de la ferme, on voyait d'abord une vieille jument blanche, attachée à une boucle de fer, la tête à l'ombre et le corps au soleil, et qui somnolait sur trois pieds, ne remuant la queue que pour écarter les mouches de sa croupe éblouissante. Plus loin, la table longue derrière laquelle allait se tenir le crieur, – la table qui meublait la grande salle de la ferme, – encombrée maintenant d'objets qu'on allait vendre tout d'abord: pendule dorée, chenets, batterie de cuisine, draps, serviettes, chemises, mouchoirs, piles d'assiettes et couverts en métal. Plus loin encore, et à côté des deux marches qui formaient perron à l'entrée de l'Épine, on avait mis une chaise pour le clerc et une table de toilette, – celle de Marie Lureux, – avec l'encrier, la plume, un carnet à souche et le cahier de papier timbré, ouvert à la première page.

– A une heure et demie, nous commencerons la vente! dit le notaire, qui se promenait dans la cour, en causant avec des clients.

Le public n'était pas encore nombreux, mais il grossissait peu à peu. Par les prés d'en bas, par les brèches des champs d'en haut, par le petit chemin en demi-cercle qui descendait vers Laché et qui débouchait au nord de la cour, à chaque instant un ou deux hommes venaient, prudemment, lents d'allure, pour voir, avec une arrière-pensée d'acheter ce qui se vendrait à bon compte. On venait plus volontiers depuis que le bruit s'était répandu que les Lureux, l'homme et la femme, se tenaient enfermés dans l'arrière salle de la ferme, et qu'il n'y aurait point de reproches à redouter de leur part. Quelques femmes s'étaient glissées dans l'assistance, et, parmi les hommes debout, formant demi-cercle, commençaient à s'asseoir sur le bois des charrues et sur la margelle du puits.

L'horloge du bourg ayant sonné la demie, le notaire jeta la cigarette qu'il fumait, s'approcha du maigre clerc qui s'était assis et qui se souleva, par déférence, et, faisant signe aux hommes assemblés de se taire, il dit, à haute voix, les yeux baissés vers le cahier de papier timbré:

«L'an 1906, le dimanche 22 juillet, à une heure de relevée, à la requête de M. Lureux Étienne, fermier au lieu dit l'Épine, sis commune de Fonteneilles, il va être procédé à la vente des objets mobiliers, meubles meublants, bestiaux, appartenant audit Lureux et à son épouse.»

Après la lecture de ce début, il s'interrompit, et, changeant de ton, regardant l'assistance:

– Bien entendu, fit-il, les conditions d'habitude: dix pour cent en sus du prix d'adjudication; trois mois de crédit pour les personnes solvables; tout le monde, d'ailleurs, est reçu à payer comptant…

Puis, voyant qu'on le trouvait plaisant, il ajouta:

– Crieur, à vos pièces!

Quelques gros rires montèrent dans l'air brûlant. Les hommes étaient rouges de chaleur. Des femmes cherchaient l'ombre courte du puits. Le crieur saisit à deux mains la pendule, dont le motif en fonte dorée représentait deux colombes.

– A quinze francs la pendule, mesdames!

C'était la pendule que Gilbert Cloquet avait achetée pour sa fille, huit jours avant les noces, et qu'il avait rapportée de Corbigny, la tenant sur ses genoux, l'enveloppant de ses bras, comme une châsse, tandis que le gendre futur menait grand train la carriole.

– A quinze francs cinquante, seize, seize cinquante…

Les bandeaux noirs de Marie Lureux transparurent derrière les rideaux de la fenêtre, tout près. Presque personne ne la remarqua. Le notaire prononça: «Adjugé!» et la pendule fut emportée.

L'un après l'autre, les objets entassés sur la table longue furent vendus, et d'autres les remplacèrent, qui furent vendus à leur tour. Malgré les efforts du crieur, les enchères étaient molles.

Elles s'animèrent un peu, vers trois heures, quand le notaire annonça qu'on allait procéder à la vente des chevaux, bestiaux, moutons, et qu'un jeune gars du bourg, amusé par la commission dont on le chargeait, s'avança vers la jument blanche, détacha le licol, et fit tourner la bête pour la présenter au public. Deux cents hommes ou femmes de Fonteneilles ou des bourgs voisins étaient là maintenant. Les instruments de labour avaient été enlevés et portés çà et là, le long des haies. On s'était rapproché des tables. Des rumeurs s'élevèrent et des rires.

– Voyons un peu les dents? demanda un fermier.

– Elle a de l'âge, dit un autre.

– C'est pour cela qu'elle est blanche, dit un troisième. Quand les Lureux l'attelaient, autrefois, il me semble qu'elle avait une autre robe.

– A cent cinquante francs! interrompit le crieur.

Il se penchait déjà, les poings appuyés sur le bois de la table, les yeux plissés, cherchant les enchères muettes dans les yeux des proches voisins, lorsqu'une voix gouailleuse, du bout de la cour, à l'entrée du chemin qui descend vers Laché, cria:

– Lureux! Montre-toi, mon garçon, voilà le moment!

– C'est la voix du Grollier! dit le notaire.

Tous les assistants s'étaient détournés.

– Lureux! reprit le Grollier, est-ce que ça n'est pas ta jument noire qui revient? Regarde donc?

Et, en effet, une bête fine, noire de robe, venait d'apparaître au bas de la pente, à l'endroit creux du chemin qui tourne. Elle montait sans se presser, toute seule semblait-il, entre les deux haies maigres, vers l'écurie familière.

– Lureux, voilà trois vaches à présent!

Trois vaches blanches suivaient la jument, et mordaient les pousses de ronces.

– Voilà tes brebis! Tout revient! Tout remonte à l'Épine!

Une clameur puissante sortit de la foule, et roula vers la forêt. Des voix de femmes la dominaient.

– Cloquet! Gilbert Cloquet! C'est lui le berger!

Le tumulte grandit. Les hommes qui étaient assis se levèrent; ceux qui causaient aux extrémités de la cour se portèrent vers l'entrée du chemin. Toute la masse humaine, rapide ou lente, entraînée par la curiosité, s'écoula du même côté, et se forma en deux groupes prolongeant jusqu'au milieu de la cour les deux haies du chemin. Et dans cette allée aux bords vivants, mouvants, hérissés de bras, de cannes levées, de chapeaux tendus pour saluer l'événement, la jument noire, la tête haute, effarée, s'avança, puis les vaches blanches passèrent, puis les brebis, puis Cloquet, plus haut que les curieux, pâle de fatigue et d'émotion, et qui marchait appuyé sur son bâton de cormier sec. Il avait la tête tournée vers la ferme, et ne répondait à personne.

Et Lureux parut sur le seuil de l'Épine. Il avait mis ses plus beaux habits, ceux qu'il ne voulait pas qu'on lui prît. Derrière lui, hagarde, tremblante, sa femme lui parlait, et elle essayait de le retenir. Mais il n'écoutait pas. Il avait de l'allure, cet ouvrier de la terre exercé par les grèves aux attitudes et aux mots de tragédie. Son feutre mou relevé, son jeune visage énergique en pleine lumière, la moustache tordue en croc, l'expression dédaigneuse, le corps cambré, il cria:

– Rembarrez les bêtes, camarades, aidez-moi à les chasser de la cour! Elles ne sont pas de la vente!

D'un tour de reins, il échappa à Marie, et se jeta au milieu des groupes en mouvement. Les camarades n'obéirent pas, parce que l'intérêt d'un seul était en jeu. Plusieurs même tentèrent d'arrêter Lureux. «Il veut se battre avec Cloquet! Empêchez-le!..» Il esquiva les mains tendues. Il courut après la jument noire, pour la ramener au chemin. Mais les bêtes effrayées couraient toutes, ouvrant chacune son avenue, dans ce champ de foire grouillant qu'était devenue la cour. Des femmes se sauvaient en criant. Au milieu du vacarme et de la houle humaine, un seul homme demeurait immobile et muet. L'orage tournait autour de lui. C'était Cloquet, les deux mains nouées sur son bâton. Lureux, renonçant à suivre ses vaches et sa jument noire, tourna court, et se rua contre lui. Il lui mit le poing sous la figure.

– Canaille! Vous avez trahi votre fille!

– A bas les pattes! cria Gilbert, dont le bras fendit l'air en coup de sabre et fit reculer Lureux.

– Tapez pas si fort!

– Parle pas si mal, alors. Je ne trahis rien; je ramène les bêtes parce qu'elles sont de la faillite; j'ai couru toute la nuit après elles; je les ai toutes: elles reviennent pour payer pour toi.

Il regarda les hommes rassemblés en un instant autour de lui, penchés, curieux, moqueurs, inquiets, suivant l'humeur. Ce grand Gilbert, si calme, les rendait muets.

– Et il n'y a pas un de vous ici qui me donne tort! S'il y en a un, qu'il le dise!

Une demi-seconde de silence. Lureux comprit qu'il n'était pas soutenu. Il laissa tomber ses deux poings, qu'il tenait le long de la poitrine, prêts à frapper. Il leva les épaules, et fit semblant de rire.

– Cela ne regardait que moi, je suppose?

– Non pas; je ne veux pas qu'il soit dit que ma fille est une voleuse.

– Pauvre niais! C'est elle qui a conduit la taure à la Maison Grise.

– Tu mens, Lureux!

– Elle qui a supplié le meunier du petit Maré de loger la jument noire… On a tout fait d'accord… Est-ce que ça vous gêne, vous, que nous gardions un peu de bien?

– Oui, Lureux, ça me gêne, comme une chose qui n'est pas juste.

– Tant pis pour la justice. On ne les vendra pas, les vaches; on n'a pas le droit de les vendre! Monsieur le notaire?

En se détournant, Lureux avait aperçu le notaire qui se frayait un chemin, péniblement, à travers les rangs pressés des hommes.

– Qu'y a-t-il, donc Lureux? Est-ce que, vraiment, ces animaux sont à vous?..

– Ils sont à moi ou à d'autres; cela n'a pas d'importance: on ne les vendra pas, je m'y oppose!

– Vous n'êtes pas le premier qui m'ait joué ce tour-là, Lureux. Vous les avez cachés; vous les avez mis dans les fermes…

– Pardon, monsieur le notaire, toute la question est de savoir si l'huissier les a marqués dans sa saisie. Vous pouvez lire le cahier: ils n'y sont pas. Je m'oppose à la vente!

Il avait repris son aplomb. Il toisait le notaire. Il écoutait, avec un plaisir grandissant, les murmures que soufflaient vingt bouches autour d'eux: «Il a raison… Si l'huissier ne les a pas marqués?.. Ça, c'est la loi… Faut faire comme dit la loi… Tant pis pour ceux qui ont cru en lui…» Mais sa joie fut courte. Le notaire, se levant sur la pointe des pieds, compta, autour de la cour, les bêtes arrêtées et parquées çà et là.

– Menez la jument noire à l'écurie! Rentrez à l'étable les trois vaches et les trois brebis! Et promptement! cria-t-il… Vous n'avez oublié qu'une chose, Lureux. Avez-vous, oui ou non, signé l'acte de conversion de saisie?

– Sans doute, je l'ai signé.

– Eh bien! vous m'y donnez pouvoir de vendre tous vos meubles et animaux, tous… Vous entendez?.. Messieurs, je reprends la vente: suivez-moi!

Il chercha du regard Gilbert Cloquet, et ne le trouva plus.

Gilbert, ayant dit ce qu'il fallait dire, s'était retiré de la cohue. Il avait gagné l'extrémité déserte de la cour, et, presque à l'angle de la maison, à l'entrée du sentier qui descendait vers la forêt, il se tenait debout, ayant toute l'âme devant lui, sur le seuil de cette maison où Marie pleurait, le front appuyé contre le linteau de la porte et caché par un bras. Elle avait vu le père; elle n'avait pas couru à lui. Il disait à demi-voix, pas trop haut, pour que tout le monde n'entendît pas:

– Marie! Marie! je t'ai tout donné, et toi, tu voles ton monde! Marie, je n'ai plus un sou vaillant, et tu m'emportes encore la moitié de mon honneur! Marie, je te parle! Je te dis ces choses-là, et tu ne me réponds pas!

Elle continuait de sangloter. La foule venait, riant, causant, suivant le notaire. Des amis s'approchaient; des ennemis allaient venir.

Gilbert s'entendit appeler par une voix qui n'était pas celle de Marie. Il se retira, à reculons, descendant la pente de la cour, jusqu'à l'endroit où le sentier perce la haie. Il vit le crieur et le clerc réapparaître derrière les tables. Il vit les assistants s'écarter, Lureux passer en courant au milieu d'eux, entrer dans la maison, puis en ressortir, tenant d'une main une petite valise de toile, et tirant de l'autre Marie qui cherchait à se cacher derrière le dos de l'homme. «Adieu! Laissez-moi passer! criait Lureux. Vous m'avez tous trahis! Je m'en vas pour ne plus revenir!» Et le chapeau de feutre noir d'Étienne, et l'espèce de bonnet fleuri que portait Marie, un peu au-dessus de la foule, du côté de Laché, s'éloignèrent et se perdirent.

Le long de la haie, Gilbert alors leva les bras.

– Marie! dit-il. Ma pauvre Marie, toi non plus tu n'avais pas de quoi vivre! Et pourtant, c'est moi qui t'ai élevée!

Puis se reprenant, il ajouta:

– Un peu… comme j'ai pu…

Et il s'enfuit vers le Pas-du-Loup, poursuivi par la voix diminuante du crieur qui disait:

– Une belle taure blanche à vendre! La belle taure blanche ramenée par un brave homme!..

La forêt l'enveloppa…

Deux jours plus tard, comme il revenait de faire la batterie chez un fermier de Crux-la-Ville, au soir tombant, dans le sentier sous bois qui traverse le Vorroux et tourne vers Fonteneilles, il aperçut Michel de Meximieu. Le jeune homme allait lentement et dans le même sens que lui. Il s'arrêtait quelquefois, pour écouter, ou pour mieux respirer. Gilbert aurait pu l'éviter, comme il avait évité tant de gens de Fonteneilles, depuis le jour où l'huissier était venu à l'Épine. La honte le rendait impoli. Mais non, cette fois il allongea le pas, et avant de rattraper le promeneur, il toussa, pour s'annoncer. Michel ne se détourna pas, et continua de marcher; mais il étendit le bras, au moment où le journalier passait près de lui, et il posa la main, affectueusement, sur l'épaule de Gilbert, si bien que celui-ci n'eut pas la peine de chercher une entrée en matière et un prétexte pour s'arrêter. On l'avait reconnu sans le voir; on le plaignait.

– C'est très bien, ce que tu as fait dimanche, Gilbert!

– C'est triste aussi, monsieur Michel.

Ils se mirent à marcher l'un près de l'autre, dans le sentier où une lueur venait encore en rasant le sol, blonde sur leurs visages, sur les buissons et les herbes. Michel n'avait point retiré sa main de dessus l'épaule du journalier. L'ombre commençante estompait et mêlait leurs habits, comme ailleurs elle confondait fraternellement les pierres, les arbres, les collines, les maisons des hommes.

– Sais-tu ce que je me dis souvent, quand je songe à toi, Gilbert, et à quelques autres du pays, les meilleurs, ceux qui te ressemblent?

– En vérité, non. Je ne savais même pas que vous pensiez à moi.

– Je me dis que tu as l'esprit supérieur à ton métier…

– Des fois, oui, ça se peut.

– Que tu mets quelque chose au-dessus de tes intérêts. Voilà ce qui est bien, et ce qui me touche, et me fait tout voisin de toi… Évidemment, tu ne t'aperçois pas qu'on t'a volé la vérité… à toi et à des millions d'autres; mais tu l'aimerais si tu pouvais la voir, j'en suis certain.

– Quelle vérité, monsieur Michel?

– Celle qui fait que tu es noble comme moi, et que tu peux l'être bien plus…

Ils se turent, l'un parce qu'il sentait inutile de parler davantage, et l'autre parce que ces sortes de sujets ne lui étaient pas familiers, et qu'il ne trouvait pas les mots pour répondre. Mais Gilbert avait compris que ce riche avait une âme fraternelle, une espèce de tendresse dévouée et singulière, qui n'était fondée sur aucune solidarité apparente, mais sur des choses mystérieuses que chacun garde pour soi, «dans sa muette».

La première étoile s'était levée, au-dessus d'un peuplier qui semblait la toucher de sa fine pointe droite. Les deux hommes la regardaient, et leurs âmes, quelque part, dans l'espace, devaient se rencontrer. Ils allaient lentement, une douceur flottait dans le soir tombant.

– Vous avez toujours été bien honnête pour moi, monsieur Michel… Je voulais vous parler; je voudrais une chose…

– Laquelle, mon ami?

– M'en aller. Après ce qui est arrivé, je ne peux plus vivre ici… Je n'ose plus regarder les gens, je vois qu'ils pensent tous à Marie et à Lureux quand ils me rencontrent… Il n'y a plus que vous qui pensiez à moi. Je veux m'en aller.

– Que feras-tu au loin?

– Ce que je fais ici.

– Et où veux-tu aller?

– Conduire vos bœufs, si vous en vendez, en septembre. Où ils seront, je resterai.

Michel répondit, après avoir songé un moment:

– Cela se peut, Gilbert; j'ai six grands vieux bœufs qui feraient bien l'affaire des sucriers… Si je me décide à les vendre à la foire de septembre, je te préviendrai.

Il tendit la main au journalier. Et ils ne se dirent rien de plus. Mais ils pensèrent l'un à l'autre, quand ils eurent pris chacun sa route, au milieu des bois qui devenaient tout noirs, et sur lesquels pesait une bande de ciel rouge, comme la barre de fer que les compagnons, la journée finie, laissent se refroidir et brunir sur l'enclume.

Ils se revirent encore plusieurs fois pendant le mois d'août. Le hasard les faisait se rencontrer, au coin d'un taillis, ou sur la route de Fonteneilles, ou dans les champs voisins du château. Mais ils se saluaient, jadis, et ils passaient: à présent, ils avaient plaisir à causer l'un avec l'autre. Et l'un seulement s'en étonnait, c'était Gilbert. Quand il avait parlé un quart d'heure avec Michel de Meximieu, il songeait tout le reste du jour, et souvent plusieurs jours, à ce qu'ils avaient dit, et il était comme ceux qui reviennent d'un voyage.

Vers le milieu du mois, comme ils s'entretenaient, à l'angle du chaume d'avoine et de la prairie de Fonteneilles, – des perdrix rappelaient en piétant, – Michel dit:

– La mode est de flatter l'ouvrier et d'injurier le noble. La vérité, Cloquet, c'est que nous avons grandement déchu, les uns et les autres. Nous souffrons du même mal: de paresse et d'orgueil. Toutes les haines sont venues de là. Cependant, quand il n'a été gâté ni par l'auto, ni par la chasse, il n'y a pas de propriétaire qui soit mieux fait qu'un noble pour s'entendre avec un laboureur. Nous appartenons au vieux fonds, toi et moi. Et c'est une des raisons de notre amitié.

Gilbert ne se hasardait pas à répondre, parce qu'il avait peu d'expérience en dehors de Fonteneilles; mais au fond de son cœur il reconnaissait que c'était vrai pour Michel et pour lui. Et il aimait celui qui parlait librement de toutes choses.

Une autre fois, au début de septembre, il s'enhardit jusqu'à demander:

– Vous êtes tout de même toujours contre les syndicats, monsieur Michel? Je le comprends; ça n'est pas de votre monde, mais c'est du mien. Là-dessus, on ne s'entendra jamais.

– Tu te trompes!

Michel riait. Il était mieux ce jour-là. L'air avait trouvé dans les bois la vie épanouie, et la portait au loin. Les longues lèvres du malade la buvaient, et ses yeux éclairés par le reflet de la terre chaude, ses yeux bruns s'emplissaient de points d'or qui étaient la jeunesse. Il ne mentait pas, celui-là; il ne calculait pas: il laissait voir son âme ardente.

– Tu te trompes, Gilbert… Ce qui me met en colère, ce qui me fait peine et pitié, c'est l'idéal d'impossible iniquité sur lequel on vous lance, et si mesquin, que pas un des vieux bûcherons de France, autrefois, n'aurait voulu s'en contenter; ce sont vos ailes coupées par vos chefs comme celles des poules de basse-cour; les appétits à la place de la justice, la haine à la place de l'amour. Mais, écoute bien! Tout peut changer… Si l'œuvre est un jour baptisée, s'il y a une bénédiction de la mer montante, alors, Gilbert, vivant ou mort, je serai avec vous, j'applaudirai, je croirai à une terre meilleure, c'est-à-dire plus noble, à une chevalerie nouvelle, et au retour des saints parmi le peuple heureux… Aussi vrai qu'il fait une journée claire, c'est cela que j'espère… Adieu, mon vieux Cloquet. J'aurais eu bien d'autres choses à te dire. Je regretterai bientôt de ne plus causer avec toi.

– Moi aussi, monsieur Michel.

Gilbert regarda le jeune homme s'éloigner, et il le suivit des yeux aussi longtemps qu'il put le faire. Il avait le cœur tout plein de ces regrets qui n'attendent pas l'adieu pour nous faire souffrir. Il pensait: «J'ai un ami; mais autant dire que j'en avais un, puisque je vais le quitter.»

Gilbert Cloquet n'eut donc point de surprise quand il vit arriver chez lui, la veille de la foire de Corbigny, qui a lieu le deuxième mardi du mois, le garde de Fonteneilles.

– Cloquet, fit Renard, monsieur le comte vous envoie dire que, demain, il vendra ses six grands bœufs. Si vous voulez les mener à la foire, c'est cette nuit qu'il faudra partir.

Le journalier coupait du vesceau, dans un champ tout proche du bourg. Il secoua ses sabots qui étaient couverts de boue, car il avait plu toute la matinée, puis il passa la main sur sa barbe pour se donner le temps de réfléchir, et il dit:

– Je suis prêt.

– Monsieur le comte m'a dit de vous dire encore que les marchands du côté de la Belgique, du Nord, du Pas-de-Calais…

– Dites donc les Picards, voyons, c'est leur nom!

– Eh bien! que les Picards seraient nombreux à Corbigny… Il y a des chances pour que nos bœufs soient achetés pour les betteraves de Picardie.

– Et alors, je ferai le voyage avec eux, n'est-ce pas?

– Vous n'y êtes pas forcé.

– Non, car si on me forçait, je n'irais pas… Dites donc, Renard, ça n'est pas pour vous mépriser ce que je vais dire, mais pourquoi monsieur Michel n'est-il pas venu me parler lui-même? Nous sommes amis.

– Il est malade, et couché. Ça ne va pas. Allons, au revoir, Gilbert. Bonne chance chez les Picards!

La physionomie de Gilbert devint toute sombre. Il salua de la tête le garde qui rentrait au château. Puis il prit une poignée d'herbe, essuya soigneusement la lame de sa faux, et, ayant considéré le soleil qui marquait cinq heures du soir au cadran du ciel d'été, il quitta le champ pour aller fermer sa maison.

De tous ses voisins du Pas-du-Loup, il ne prévint que la mère Justamond. Quand il eut mis toutes choses en ordre et comme il voulait qu'elles fussent pour dormir pendant son absence, il s'habilla proprement, épointa sa barbe blonde, fit un paquet de hardes qu'il emporterait avec lui; puis il s'étendit sur son lit et dormit un peu. Avant le jour, il alla frapper aux vitres de la maison des Justamond. C'était convenu. La bonne femme entr'ouvrit la fenêtre, et se recula en même temps, à cause du froid de la forêt qui entrait.

– Mère Justamond, voilà la clé de chez moi: gardez-la jusqu'à ce que je revienne.

– Ça sera-t-il bientôt?

– J'espère que non, j'ai le cœur malade.

– Guérissez-le, mon pauvre Cloquet. Mais ça n'est pas facile, quand le mal vient des enfants… Je me rappellerai bien tout: ouvrir la chambre quand il fera beau; veiller sur les abeilles; bêcher les pommes de terre, dont je vous tiendrai compte.

– Il y a encore une chose, dit Gilbert.

– Quoi donc? Comme il fait frais pour vous mettre en route!

– Je vous ferai savoir mon adresse; vous m'écrirez des nouvelles de Fonteneilles, et surtout des nouvelles de monsieur Michel.

La bonne femme avança sa grosse figure réjouie où Gilbert, dans le gris de la nuit finissante, devina des yeux qui avaient pitié.

– Moi, je ne suis pas assez savante, dit-elle, mais j'ai mon fils Étienne et une fille qui connaissent bien l'écriture… S'il y a de la nouveauté, dans Fonteneilles, on vous l'écrira… Ça me fait quelque chose de vous voir partir, tenez, Gilbert… à force de voisiner on était devenu comme parents… Adieu…

– Adieu…

Une demi-heure plus tard, les six plus beaux bœufs de l'étable du château, six grands bœufs blancs à la corne effilée, enjugués deux à deux, marchaient, à leur allure de labour, sur la route de Corbigny. En tête des deux premiers, sur la gauche, Gilbert Cloquet tenait l'aiguillon.

Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
25 Juni 2017
Umfang:
310 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain