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Buch lesen: «Les Troubadours», Seite 4

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Le genre comprend d'ailleurs d'autres subdivisions. On y range par exemple les chants de croisade, dans lesquels les troubadours excitent les chefs de la chrétienté, grands ou petits, à concourir à la délivrance de la Terre Sainte. Ils le font souvent avec éloquence; et si l'on songe que ces poésies étaient colportées par les jongleurs ou les troubadours eux-mêmes d'une cour à l'autre, on juge de l'effet que pouvaient avoir des exhortations de ce genre sur des volontés hésitantes.

On fait entrer également dans ce genre les plaintes (planh) sorte de chant funèbre composé par le troubadour à la mémoire de son protecteur. L'élément conventionnel n'en est pas absent, mais il règne souvent dans certaines de ces poésies une sincérité et une émotion que l'on ne trouve pas toujours dans d'autres compositions.

Tout autre est le genre de la tenson 41. Par son étymologie le mot indique une discussion. C'est une sorte de discussion poétique sur une question quelconque, peut-on dire. L'origine n'en est sans doute pas tout à fait populaire; il faut la chercher peut-être dans la coutume qui consiste à organiser un concours de poésie sur un thème donné. Ce genre, qui paraît connu des plus anciens troubadours, aurait une origine différente de la plupart des autres.

Une question importante se pose à propos de la tenson. Une tenson a-t-elle pour auteurs les deux personnages qui sont mis en scène? Ou n'avons-nous affaire ici qu'à une fiction et le même poète exposait-il tour à tour ses propres idées et celles de son interlocuteur? Il semble bien qu'il faille admettre dans beaucoup de cas deux auteurs différents. Mais le contraire dut avoir lieu aussi, comme le prouve l'habitude de composer des tensons avec des personnages imaginaires 42. Les sujets des tensons sont très variés. On y discute les questions les plus étranges, quelquefois les plus grossières, souvent les plus élevées. D'une manière générale la discussion porte sur un point de casuistique amoureuse. Il y avait là des thèmes sans nombre, où l'esprit subtil et délié des troubadours, affiné par la dialectique, se donnait libre carrière.

Voici quelques sujets de ces discussions poétiques. Qu'y a-t-il de plus grand, les joies ou les souffrances causées par l'amour? De deux hommes, l'un a une femme très laide, l'autre une femme très belle; tous deux les surveillent avec un très grand soin; quel est celui des deux qui est le moins blâmable? Une tenson à trois personnages porte sur les questions suivantes 43: un roi a le pouvoir: 1º d'obliger un riche avare à faire des libéralités; 2º d'empêcher un seigneur libéral de distribuer des largesses; 3º d'obliger à vivre dans le monde un homme qui s'est déjà consacré à Dieu; quel est le plus à plaindre des trois?

L'auteur de la même tenson propose à un jongleur ou à un troubadour le sujet suivant: ou bien il connaîtra à fond tous les arts qu'un clerc de son temps peut savoir, ou bien il sera un parfait connaisseur dans l'art d'aimer. Les deux thèmes sont traités avec maestria par les deux troubadours: celui qui consacre sa vie à la science commence par affirmer que les femmes sont plus trompeuses qu'un «corsaire»; son érudition lui fournit d'illustres exemples: David, Samson et Salomon. «Je vous plains, répond son partenaire; vous vivrez triste avec vos «sept arts» (le summum de la science d'alors) qui vous troubleront la vue et l'ouïe, comme il arrive à de nombreux savants qui en deviennent fous.» Pour lui, son choix est fait; il aime mieux la vie riante que lui promettent la poésie et l'amour.

Voici enfin la question qu'agitent ensemble, dans une tenson, les troubadours Guiraut de Salignac et Peironnet. «Qu'est-ce qui maintient le mieux l'amour, les yeux ou le cœur?» «Les yeux, répond l'un d'eux, car le cœur ne se donne que sur le jugement des yeux. Les yeux sont de tout temps les messagers du cœur.» «C'est dans le cœur, répond l'adversaire, que se maintient le mieux l'amour; car le cœur voit de loin, les yeux de près seulement.» Les deux derniers couplets sont à citer tout entiers: «Seigneur Peironnet, tout homme de haut lignage reconnaît que votre choix est mauvais, car tous savent que le cœur a la seigneurie sur les yeux, et écoutez en quelle manière: l'amour ne sort pas des yeux si le cœur n'y consent, tandis que, sans les yeux, le cœur peut aimer celle qu'il n'a jamais vue en réalité, comme Jaufre Rudel fit de son amie.» «Seigneur Guiraut, si les yeux de ma dame me sont hostiles, peu m'importe le cœur; mais si elle me montre un regard avenant, elle me prend le cœur et le met en sa puissance. Voici en quoi consiste le pouvoir et la hardiesse du cœur: par les yeux l'amour descend dans le cœur et les yeux disent, par un agréable langage, ce que le cœur ne peut ni n'oserait dire.»

Le jugement de cette subtile et gracieuse discussion est renvoyé à une noble dame du château de Pierrefeu, en Provence. Il n'est pas rare que les tensons se terminent par un envoi de ce genre. La tenson est, elle aussi, elle surtout, un produit de la société courtoise du temps. Elle reste comme un écho de cette société. Dans son cadre un peu grêle elle la fait revivre avec sa courtoisie et aussi son amour de la préciosité ou de la convention, et on peut voir, dans les tensons à trois ou quatre personnages qui nous restent, les origines lointaines de la comédie de salon.

Avec la pastourelle 44, nous arrivons à un genre qui paraît, au premier abord, être resté plus près de son origine populaire. Voici en quoi il consiste. Le poète, pendant un voyage, rencontre une bergère; elle est jeune, avenante, chante ou tresse des fleurs en gardant son troupeau. Le poète la salue courtoisement, et, après quelques compliments, lui offre son amour. La conversation s'engage et elle se développe suivant la fantaisie du poète. Le début et le dénouement sont seuls conventionnels. Un exemple emprunté à un des plus anciens troubadours, Marcabrun, montrera ce que peut donner ce genre. Le troubadour, à cheval, a rencontré une bergère.

 
Je pousse mon cheval vers elle:
«Que ne puis-je arrêter, la belle,
La bise qui vous échevèle!
– Sire, me répond la vilaine,
Si le vent souffle et me hérisse,
Je dois au lait de ma nourrice
De ne point trop m'en mettre en peine.
 
 
– Sans médire de votre mère,
La belle, il pourrait bien se faire
Que quelque chevalier fût père
D'une aussi courtoise vilaine
Votre regard est un sourire;
Plus je vous vois, plus je soupire
Mais vous être trop inhumaine.
 
 
– Non, non, sire, je suis la fille
De gens dont toute la famille
N'a manié que la faucille
Ou le hoyau, dit la vilaine.
J'en sais un qui vante sa race,
Et qui devrait suivre leur trace
Six jours ou sept dans la semaine.
 
 
– Fille aussi farouche que belle,
Je sais un peu, quand je m'en mêle,
Apprivoiser une rebelle.
On peut, avec telle vilaine,
Faire amour loyal et sincère,
Et vous m'êtes déjà plus chère
Que la plus noble châtelaine.
 
 
– Quand un homme a perdu la tête,
Est-ce un vain serment qui l'arrête?
Un mot, et votre bouche est prête,
A baiser mes pieds de vilaine.
Mais pensez-vous que je désire
Perdre, pour vous plaire, beau sire,
Ma richesse la plus certaine? 45
 

L'auteur de cette traduction remarque que la vilaine, mise ainsi en scène, a «terriblement d'esprit» pour une femme des champs. «Ce n'est pas le long des haies, même en Gascogne, que fleurit une ironie si légère et si perçante à la fois.» C'est une réflexion qu'on peut faire à propos de la plupart des pastourelles. C'est un genre qui a pu être populaire; mais il a perdu ce caractère de très bonne heure.

Comment d'ailleurs ce genre, s'il avait gardé la simplicité primitive que nous pouvons lui supposer, aurait-il eu des chances de plaire à la société raffinée pour laquelle écrivaient les troubadours? Aussi les bergères qu'ils mettent en scène ressemblent étrangement, du début à la fin de leur littérature, à celle de Marcabrun. C'est leur aïeule. Ce sont en général de vertueuses coquettes. Elles écoutent les compliments, acceptent les galanteries, mais finissent toujours par berner leur interlocuteur. Là encore règne la convention. Le charme de la plupart de ces compositions ne vient pas des tableaux champêtres qu'elles peuvent présenter, ni de la naïveté et de la simplicité des sentiments exprimés; il vient surtout de la forme dialoguée qui a permis aux auteurs de pastourelles de leur donner un tour dramatique. Elles se rapprochent à ce point de vue des débats que sont les tensons.

De la pastourelle on rapproche ordinairement la romance. Dans la littérature du Nord de la France surtout ce rapprochement est légitime. On entendait par romance le récit d'une aventure d'amour fait par le poète, sous forme dialoguée. Par le contenu la romance est donc d'un caractère narratif; mais par la forme elle appartient à la poésie lyrique et par le dialogue surtout elle se rapproche de la pastourelle. Les exemples en sont très nombreux dans la littérature de langue d'oïl; ils sont au contraire très rares dans la poésie des troubadours.

Cette rareté est très regrettable, si on en juge par les modèles qui nous restent, et dont les meilleurs sont, comme la pastourelle citée plus haut, du troubadour gascon Marcabrun. Voici la traduction de l'une de ces deux pièces. Elle est comme un écho des sentiments qui agitaient, au milieu du XIIe siècle, le cœur d'une jeune femme dont l'ami était parti pour la croisade.

A la fontaine du verger, où l'herbe est verte sur le gravier, à l'ombre des beaux arbres, pendant que je cherchais de nouveaux chants et de blanches fleurs, je trouvai seule, sans compagnon, celle qui ne voulait pas de consolation.

C'était une damoiselle au corps très beau, fille du seigneur du château; et, comme je croyais que les oiseaux et la verdure lui causaient de la joie et qu'elle écoutait mon badinage, elle changea tout à coup de couleur.

Elle pleura des yeux et soupira du fond du cœur:

«Jésus, dit-elle, roi du monde, c'est pour vous que croît ma douleur. Car les meilleurs soldats sont partis pour vous servir.

«C'est pour vous qu'est parti mon doux ami, mon beau et mon vaillant ami.

«A moi il ne m'est resté que les regrets et les pleurs. Ah! malheur au roi de France Louis, par qui le deuil est entré dans mon cœur.»

Quand je la vis se désespérer, je vins près d'elle auprès du clair ruisseau. «Belle dame, dis-je, trop de pleurs abîment le visage et enlèvent ses couleurs. Il ne vous faut désespérer, car celui qui donne au bois ses feuilles peut aussi vous rendre la joie.

« – Seigneur, dit-elle, je crois bien que Dieu aura pitié de moi dans l'autre monde, comme il aura pitié de tant d'autres pécheurs. Mais en attendant, il m'a enlevé celui qui faisait ma joie.»

Cette énumération serait incomplète, si nous ne citions en terminant un des genres les plus gracieux que les troubadours aient traités. C'est celui de l'aube (prov. alba). Le nom lui vient de ce que le mot «aube» reparaît à chaque couplet. Pour caractériser le fond, il suffit de rappeler la situation de Roméo et Juliette, quand le chant mélodieux du rossignol vient leur annoncer le jour. Seulement, dans «l'aube», le chant du rossignol est remplacé par la voix d'un ami fidèle qui a poussé le dévouement jusqu'à veiller toute la nuit à la sécurité de son compagnon. De cette situation étrange le poète sait tirer d'heureux effets, comme on peut le voir dans la traduction suivante d'une des «aubes» les plus célèbres de la littérature provençale. Elle débute par une invocation à Dieu qui ne manque pas de grandeur ni de majesté, mais qui révèle, si l'on songe à la situation, un fonds ineffable de paganisme.

 
Roi glorieux, roi de toute clarté,
Dieu tout-puissant, j'implore ta bonté!
A mon ami prête une aide fidèle;
Hier au soir il m'a quitté pour elle,
Et je vois poindre l'aube.
 
 
Beau compagnon, vous dormez trop longtemps;
Réveillez-vous, ami, je vous attends,
Car du matin je vois l'étoile accrue
A l'Orient; je l'ai bien reconnue,
Et je vois poindre l'aube.
 
 
Beau compagnon, que j'appelle en chantant,
Ne dormez plus, car voici qu'on entend
L'oiseau cherchant le jour par le bocage,
Et du jaloux je crains pour vous la rage,
Car je vois poindre l'aube.
 
 
Beau compagnon, le soleil a blanchi
Votre fenêtre, et vous rappelle aussi;
Vous le voyez, fidèle est mon message;
C'est pour vous seul que je crains le dommage,
Car je vois poindre l'aube.
 
 
Beau compagnon, j'ai veillé loin de vous
Toute la nuit, et j'ai fait à genoux
A Jésus-Christ une prière ardente,
Pour vous revoir à l'aube renaissante,
Et je vois poindre l'aube.
 
 
Beau compagnon, vous qui m'aviez tant dit,
Sur le perron, de veiller sans répit,
Voici pourtant qu'oubliant qui vous aime,
Vous dédaignez ma chanson et moi-même,
Et je vois poindre l'aube.
 
 
– Je suis si bien, ami, que je voudrais
Que le soleil ne se levât jamais!
Le plus beau corps qui soit né d'une mère
Est dans mes bras, et je ne m'émeus guère
Du jaloux ni de l'aube 46.
 

Il y a un quinzaine de poésies de ce genre dans la littérature provençale: la plus ancienne est en latin, le refrain seul est en provençal 47. D'où vient ce genre si étrange dont on ne trouve pas trace dans les littératures anciennes? Est-il, comme la plupart des autres, d'origine populaire, ou faut-il lui reconnaître une origine savante?

Si nous ne connaissions que des formes d'aube provençales, surtout celle que nous venons de citer, on pourrait se demander si ce genre n'est pas un produit de la société aristocratique et courtoise du moyen âge. Mais il y a d'autres formes plus anciennes que celles-là. Ce n'est pas toujours un ami fidèle, ou un veilleur (personnage très important dans les châteaux) qui annonce le retour du jour; ce rôle est quelquefois confié aux oiseaux populaires par excellence, l'alouette, le rossignol, et ce thème se retrouve dans la poésie populaire de la plupart des pays. Sans engager ici une discussion inutile sur l'origine de l'aube, admettons avec la plupart des critiques que l'aube se compose de plusieurs éléments dont les principaux sont d'origine populaire. Nous ne connaissons que par hypothèse cette forme primitive. Il en est ainsi au début des littératures; on ne juge les genres dignes d'être notés que quand ils sont déjà loin de leur origine. Les meilleurs de leurs vers – les plus populaires – ne seront jamais connus.

Ces genres principaux, chanson, sirventés, tenson (et en partie pastourelle et aube) ne sont pas les seuls que les troubadours aient traités. Dans la décadence surtout on en inventa d'autres; à l'aube, chant du matin, on opposa la serena, chant du soir 48. La pastourelle tirait son nom du personnage qui y jouait le rôle principal; on composa des pièces qui portaient différents noms suivant le métier des personnages mis en scène; la «bergère» des pastourelles pouvait être remplacée par une gardienne de vaches ou d'oies; ceci formait une nouvelle variété du genre et prenait un nom nouveau. Laissons là ces puérilités; ce sont jeux de poètes d'une époque de décadence, essayant de faire revivre maladroitement des genres morts.

Mais même à l'âge d'or de la poésie provençale, à côté des grands genres, existaient des genres secondaires. Les troubadours avaient, par exemple, un nom pour désigner une poésie où ils annonçaient à leur dame qu'ils se séparaient d'elle: c'était le congé. Un autre genre secondaire portait le nom d'escondig (excuse ou justification) et le mot en indique suffisamment le contenu. Pour mieux marquer sa tristesse ou sa colère de voir ses sentiment amoureux non partagés, un troubadour composait un descort (désaccord), c'est-à-dire une poésie lyrique d'un rythme et d'une mélodie assez libres: cette composition désordonnée marquait l'état de son âme. Le troubadour Rambaut de Vaqueiras trouva encore mieux: il écrivit son descort en cinq langues ou dialectes, une par strophe; la dernière strophe est composée de dix vers, deux en chaque langue. «C'est pour mieux marquer, dit-il au début, combien le cœur de ma dame a changé, que je fais désaccorder les mots, la mélodie et le langage.» La cacophonie et le charabia avaient ainsi mission de dire ce que le cœur ne pouvait exprimer 49.

Beaucoup plus intéressants à étudier seraient d'autres genres lyriques comme les danses, les danses doubles, les ballades, les estampies. Ce sont là des genres qui paraissent avoir le mieux gardé le caractère populaire. Il y a telle ballade ou danse anonyme avec refrain qui ressemble encore à une ronde d'enfants. Mais les exemples de ces genres, si précieux qu'ils soient pour la critique, sont trop rares pour mériter ici plus qu'une rapide mention. Nous pouvons nous en tenir aux cinq genres principaux dont nous venons de décrire la forme.

Tel est, dans ses grandes lignes, le cadre où se meut la poésie des troubadours. Il est mince et grêle, en apparence. Les grands genres, ceux du moins que la critique moderne a qualifiés ainsi, en sont exclus. Mais on nous a appris, dans un vers lapidaire, la valeur d'un bon sonnet et un seul a suffi à la célébrité d'un de nos poètes contemporains. Jugeons donc les troubadours à cette mesure; et, sans leur reprocher de n'avoir pas connu certains genres, faisons-leur un mérite d'avoir su traiter avec une incomparable maîtrise ceux qu'ils ont inventés. Faisons-leur surtout un titre de gloire d'avoir été les premiers, au début des littératures modernes, à comprendre la valeur de la forme en poésie, à en proclamer la nécessité, à donner des règles et des lois: c'est par eux que la notion de l'art est entrée dans ces littératures.

C'est aussi un mérite non moins grand, quoique d'un autre ordre, d'avoir su confier aux formes poétiques dont ils sont les inventeurs des pensées si neuves, si ingénieuses et si profondes que les littératures voisines les ont aussitôt empruntées. On s'en rendra mieux compte en étudiant leur théorie de l'amour courtois.

CHAPITRE IV
LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS. COURS D'AMOUR

La doctrine de l'amour courtois: son originalité. – L'amour est un culte. – Le «service amoureux» imité du «service féodal». – La discrétion; les pseudonymes: les hommages des troubadours ne s'adressent qu'aux femmes mariées. – La patience vertu essentielle. – L'amour est la source de la perfection littéraire et morale. – L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour Rigaut de Barbezieux. – Les cours d'amour d'après Nostradamus et Raynouard.

L'ancienne poésie provençale se fait remarquer, dès ses débuts, par une profonde originalité 50. Ni par le fond, ni par la forme, elle ne ressemble à rien de ce qui l'a précédée. La forme est parfaite, et cependant elle n'a pas de modèles dans la poésie classique des Grecs ou des Latins. Les idées poétiques et les sentiments qu'expriment les premiers troubadours ne dénoncent aucune imitation; d'un bout à l'autre cette poésie vivra par elle-même et non d'emprunts. Cette originalité, qui a fini par être un élément de faiblesse, a fait d'abord sa force.

Elle se manifeste surtout dans la conception que les troubadours se sont faite de l'amour. Les premiers, dans les littératures modernes, ils ont su exprimer avec éclat les sentiments que cette passion inspire.

Ils ont imposé leur conception de l'amour à leurs nombreux imitateurs: poètes français, italiens, portugais et même allemands. Il est important de reconstruire une théorie dont on retrouve les éléments au berceau des principales poésies modernes.

Nous ne dirons rien du premier troubadour connu, Guillaume, comte de Poitiers. Ce fut un homme d'humeur fort joyeuse et gaillarde et ses poésies en témoignent en plus d'un endroit. Si les troubadours qui suivirent lui avaient emprunté sa conception de l'amour, ils n'auraient pu guère ajouter à la sensualité, disons même à la brutalité de quelques-unes de ses chansons. Ce troubadour de haut parage parle trop souvent comme le plus mal élevé de ses écuyers. Il est pour peu de chose dans la conception de l'amour telle que l'ont faite les grands troubadours du XIIe siècle, et il y a un abîme par exemple entre lui et Bernard de Ventadour ou Giraut de Bornelh.

Et cependant son dernier éditeur a bien nettement montré, après Diez, que les principaux traits de l'amour conventionnel, tel que l'ont conçu les troubadours de l'époque classique, étaient déjà en germe chez le premier troubadour. «L'espèce d'exaltation mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la femme aimée et l'amour lui-même était déjà désignée sous le nom de joi(joie); l'hymne enthousiaste que le poète entonne en son honneur, et qui est une de ses productions les plus réussies suppose naturellement l'existence de la chose et du mot 51

Voici quelques strophes de cet hymne:

Plein d'allégresse, je me plais à aimer une joie à laquelle je veux m'abandonner; et puisque je veux revenir à la joie, il est bien juste que, si je puis, je recherche le mieux (l'objet le plus parfait)…

Jamais homme n'a pu se figurer quelle est (cette joie), ni par le vouloir ou le désir, ni par la pensée ou la fantaisie; telle joie ne peut trouver son égale, et celui qui voudrait la louer dignement ne saurait, de tout un an, y parvenir.

Toute joie doit s'humilier devant celle-là; toute noblesse doit céder le pas à ma dame à cause de son aimable accueil, de son gracieux et plaisant regard; celui-là vivra cent ans qui réussira à posséder la joie de son amour.

Par la joie qui vient d'elle le malade peut guérir et sa colère peut tuer le plus sain; par elle le plus sage peut tomber dans la folie, le plus beau perdre sa beauté, le plus courtois devenir vilain, le plus vilain courtois.

On croirait lire un troubadour de l'époque classique pendant laquelle la doctrine de l'amour courtois fut définitivement fixée. Cependant cette pièce forme une exception dans l'œuvre de Guillaume de Poitiers et c'est chez ses successeurs qu'il faut chercher la vraie doctrine. En voici les principaux traits.

Dans la poésie courtoise des troubadours, l'amour est conçu de très bonne heure comme un culte, presque comme une religion. Il a ses lois et ses droits; les unes et les autres forment une sorte de code du parfait amant. Le code est sévère et les lois rigoureuses; il faut se soumettre à leur discipline; on n'y déroge pas sans danger 52.

Les amants se comportent vis-à-vis de l'amour, comme un vassal vis-à-vis de son suzerain. Il existe un service d'amour, comme il existe un service de chevalerie. L'amant devient l'homme-lige de la personne aimée, ou même d'amour personnifié; il accomplit ses volontés, obéit à ses ordres, exécute ses moindres caprices. Être amoureux, dans la poésie des troubadours, c'est s'engager par un serment, comme un chevalier. On accepte tous les liens rigoureux qu'un serment de ce genre impose conformément aux mœurs du temps. Pas plus que le chevalier l'amant n'est un esclave et il garde sa noblesse; mais il est un vassal et à ce titre dépend, corps et âme, de son suzerain qui peut en disposer à son gré, sans rendre de comptes à personne. Le «vasselage amoureux» est une invention des troubadours provençaux; elle porte la marque du temps et les deux termes de cette expression caractérisent l'esprit et les mœurs de cette époque.

C'est ainsi que Bernard de Ventadour dit à sa dame: «Je suis, dame, votre sujet, consacré pour toujours à votre service, votre sujet par paroles et par serment.» Peire Vidal, avec son exagération habituelle, dit à la sienne: «Je suis votre bien, vous pouvez me vendre ou me donner.» «Je vous appartiens, proclame un autre, vous pouvez me tuer, si c'est votre plaisir.» «Avec patience et discrétion, dit un quatrième, je suis votre vassal et votre serviteur 53

On n'arrivait pas d'emblée à être le vassal de sa dame. Il y avait des degrés à parcourir, un stage à accomplir; la langue des troubadours a plusieurs mots pour désigner l'amant dans ces diverses situations. «Il y a quatre degrés en amour; le premier est celui du soupirant, le deuxième celui du suppliant, le troisième celui de l'amoureux, le quatrième celui de l'amant.» Ce dernier terme n'indiquait pas d'ailleurs autre chose que l'acceptation par la dame des hommages poétiques du troubadour amoureux. «La dame recevait de lui un serment de fidélité que scellait ordinairement un baiser et le plus souvent celui-ci était le premier et le dernier 54

Mais cette faveur si péniblement acquise il était difficile de la conserver contre les jaloux et les envieux. De là découlaient pour l'amant de dures obligations.

La discrétion est une des premières qualités requises. Fi des amants grossiers qui compromettraient leurs dames par leurs chansons! A ces imprudents maladroits aucun succès n'est réservé. Aussi la dame aimée est-elle en général désignée par un pseudonyme, qui n'est pas toujours très transparent; c'est un senhal (signal) suivant l'expression technique. La fantaisie et l'imagination guident les troubadours dans le choix de ces pseudonymes; mais ces noms, comme on peut s'y attendre, sont souvent pris parmi les plus gracieux ou les plus expressifs.

Bernard de Ventadour appelle sa dame tantôt Bel-Vezer (Belle-Vue), tantôt Magnet (Aimant), tantôt Tristan, déroutant ainsi non seulement la malice de ses contemporains, mais aussi la sagacité des commentateurs modernes.

Rigaut de Barbezieux désigne constamment sa dame sous le nom de Mieux-que-Dame (Miels de Domna), Plus-que-Reine, pourrions-nous dire, en rappelant le titre d'un roman contemporain. Bertran de Born appelle la sienne Miels-de-Ben(Mieux-que-Bien) ou Bel-Miralh(Beau-Miroir). On trouve encore parmi ces pseudonymes Beau-Réconfort(Belh Conort), Bon-voisin, Beau-chevalier, Mon écuyer, Beau-Seigneur. Le dernier troubadour appelait sa dame Belle-Joie (Belh Deport). Cette coutume, qui remonte à Guillaume de Poitiers, a été constamment observée.

Elle s'explique si on se rappelle que les troubadours n'adressent leurs hommages qu'à des femmes mariées; chanter l'amour d'une jeune fille est tout à fait exceptionnel, dans la poésie provençale. Cette habitude peut nous paraître étrange; mais elle est conforme aux mœurs du temps.

La femme mariée seule a été idéalisée par la chevalerie. C'est à elle que vont les hommages des poètes, comme ceux des chevaliers. On comprend d'ailleurs sans peine cet état de la société. Pendant l'absence du seigneur, appelé souvent par devoir ou par ambition à des expéditions guerrières, la femme représentait la puissance suzeraine aux yeux de ses vassaux. Elle peut être appelée à jouer un grand rôle, comme Guibourg, l'épouse légendaire de Guillaume d'Orange, qui, en l'absence de son mari, défend la ville contre les Sarrasins. La jeune fille tient peu de place dans la société du temps et n'a aucun rôle à jouer. Il faut se rappeler ces mœurs si on veut comprendre la poésie des troubadours.

En même temps que la discrétion une autre qualité éminente, exigée par le code amoureux du temps, c'est la patience, une patience sans mesure et sans bornes. Beaucoup de troubadours la comparent à celle des Bretons qui attendent depuis des siècles la résurrection de leur roi Arthur. Un des plus gracieux poètes du temps, Rigaut de Barbezieux, s'exprime ainsi au début d'une de ses chansons: «Celui-là se connaît peu en amour, qui n'attend pas patiemment sa pitié; car amour veut qu'on souffre et qu'on attende; mais en peu de temps il répare tous les tourments qu'il a fait souffrir.» C'est que l'amant est à la merci de sa dame; elle ne lui donne rien que par miséricorde, par pitié. «Patience est le mot magique, le talisman devant lequel s'ouvre le cœur de la personne aimée.» Les meilleurs troubadours vantent les mérites de «patience et longueur de temps» et témoignent souvent de leur mépris pour les impatients 55.

Cette longue épreuve peut devenir d'ailleurs la source des plus pures joies; voici comment deux troubadours rajeunissent un lieu commun de la poésie érotique. «Bénis soient les soucis, les chagrins, les maux qu'Amour m'a causés pendant si longtemps; je leur dois de sentir avec mille fois plus d'ivresse les bienfaits qu'il m'accorde aujourd'hui. Le souvenir de mes peines me rend si doux le bonheur présent, que j'ose croire que, sans avoir éprouvé l'infortune, on ne peut savourer tout le charme de la félicité.» Voici une pensée analogue exprimée en termes à peu près semblables: «Je te bénis, Amour, de m'avoir fait choisir la dame qui m'accable sans cesse de ses rigueurs. Si mon affection l'avait trouvée reconnaissante, je n'eusse pas eu l'occasion de lui prouver par mes hommages et par ma constance à quel point je lui suis dévoué; prières et merci, espoir et crainte, chansons et courtoisie, soupirs, deuil et pleurs, je n'eusse rien employé, si l'usage faisait qu'un amour pur et sincère fût de suite payé de retour 56

Plus d'un troubadour s'impatienta sans doute; quelques-uns déclarent nettement qu'ils sont las d'attendre comme des Bretons. Il leur arrive alors de prendre le ton tragique pour adoucir la rigueur de leur dame; ils jouent facilement aux désespérés. «Le monde entier apprendra comment la dureté de votre cœur cause ma mort», dit après d'autres l'un d'eux. Mais ces plaintes et ces menaces étaient aussi de convention. «Les chants désespérés ne sont pas les plus beaux.» Et les suicides furent plutôt rares; nous n'en connaissons aucun exemple certain, exception faite de quelques cas rapportés dans les Biographies; mais on sait que dans ces documents la légende coudoie à tout instant la réalité. Ce qui était moins rare c'était que le troubadour malheureux se retirât du monde et entrât dans les ordres; comme nous l'avons fait observer dans un précédent chapitre, le nombre des troubadours qui finirent ainsi leur vie est assez élevé.

Ce n'est pas qu'ils fussent très exigeants en amour; ils se contentaient de peu, ils l'assurent du moins 57. La plupart demandent à leur dame de les agréer pour leur serviteur, sans plus, d'accepter leurs hommages poétiques. Quelques-uns sont plus précis dans l'expression de leurs désirs; certaines demandes sont remarquables de naïveté et, parfois, de crudité. Mais en général les vœux sont timides et modestes; ceci aussi est de règle. Les amants mal appris manquent seuls de la discrétion et de la retenue nécessaires. N'oublions pas que la dame aimée est, au sens plein du mot, une «maîtresse» à la disposition de laquelle le poète est corps et âme et dont il faut gagner les faveurs.

41.Cf. Jeanroy, Origines… p. 45 et suiv. De la tenson on distingue le jeu-parti (prov. partimen) qui est une variété du genre et où les interlocuteurs choisissent entre deux propositions contraires; nous employons le mot de tenson qui est le terme le plus général.
  Sur la question de savoir si les tensons appartiennent à des auteurs différents, cf. Diez, Poesie der Troubadours, p. 165. Pour les sujets des tensons cf. ibid., p. 169. Voici quelques autres exemples: quel est l'homme le plus amoureux, celui qui ne peut résister au désir de parler constamment de la dame qu'il aime ou celui qui y pense en silence? Un amoureux qui est heureux dans son amour doit-il préférer être l'amant ou le mari de sa dame?
42.Pour les tensons avec un personnage imaginaire, cf. Jeanroy, Origines… p. 54, note 1: on a des tensons du Moine de Montaudon avec Dieu, de Peirol avec Amour, de Raimon Béranger et Bertran Carbonel avec leur cheval, de Lanfranc Cigala avec son cœur et son savoir.
43.Les deux tensons qui suivent sont de Guiraut Riquier.
44.Une des études les plus récentes sur la pastourelle est celle de M. A. Pillet, Studien zur Pastourelle, Breslau, 1902 (extrait de la Festschrift zum zehnten deutschen Neuphilologentag).
45.Traduction de M. A. Jeanroy, Origines, p. 31.
46.Ibid., p. 80.
47.Le plus récent travail sur l'aube bilingue du Vatican (ainsi nommée du manuscrit qui la contient) est dû au Dr Dejeanne dans les Mélanges Chabaneau: on trouvera dans cet article la bibliographie du sujet.
48.Il n'y a qu'un exemple de serena; dans Guiraut Riquier; il faut y voir sans doute une invention du poète et non une imitation d'un genre populaire.
49.Le descort de Raimbaut de Vaquières est composé de six strophes: la première en provençal, la seconde en italien (génois), la troisième en français, la quatrième en gascon, la cinquième probablement en portugais (Cf. sur le dernier point Carolina Michaelis de Vasconcellos, dans le Grundriss de Grœber, II, B, p. 173, Rem. 1).
50.Une partie des pages qui suivent ont paru en article dans le Mercure de France, juin 1906.
51.Cf. Poésies de Guillaume IX, comte de Poitiers, éd. Jeanroy, Paris, 1905.
52.Sur le «vasselage amoureux», cf. un excellent article de M. E. Wechssler, Frauendienst und Vassalität, dans Zeitschrift für französische Sprache und Litteratur, XXIV, 1, 159-190.
53.Cf. Diez, Poesie der Troubadours, p. 128, 129, etc.
54.A. Restori, Lett. prov., p. 52.
55.Diez, Poesie der Troubadours, p. 127.
56.Traduction de Raynouard, Des Troubadours et des Cours d'amour, p. XXII, XXVI.
57.Cf. P. Vidal: «le présent d'un simple cordon que m'a accordé la belle Raimbaud me rend plus riche à mes yeux que le roi Richard lui-même avec Poitiers, Tours et Angers». Cf. encore de Guillaume de Saint-Didier: «cependant elle pourrait me rendre heureux, si elle m'accordait seulement l'un des cheveux qui tombent sur son manteau, ou l'un des fils qui composent son gant». Cité par Raynouard, Des Troubadours et des Cours d'amour, p. XIV.