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Buch lesen: «Les Troubadours», Seite 3

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Voilà pour la folie des grandeurs. Mais ce n'était pas la seule dont la nature l'eût généreusement doté. «Il était l'homme le plus fou du monde, dit la chronique, car il croyait que tout ce qui lui plaisait ou qu'il voulait était vrai.» Et c'est ainsi qu'il s'éprenait de toutes les dames qu'il voyait et qu'il leur faisait des déclarations. Ces femmes d'esprit se moquaient de lui, mais «lui laissaient croire tout ce qu'il voulait». «Et il croyait, continue le chroniqueur, qu'il était l'ami de toutes et que chacune se donnerait la mort pour lui.»

Mal lui en prit cependant avec Azalaïs, femme du seigneur de Marseille, Barral de Baux.

Le seigneur Barral, dit la chronique, savait bien que Peire Vidal aimait sa femme et il s'en amusait. Tous ceux qui le savaient, ainsi que sa femme, le prenaient en riant… Et quand Peire Vidal s'irritait contre elle, le seigneur Barral remettait aussitôt la paix, et lui accordait par pitié tout ce qu'il demandait. Un jour Peire Vidal apprit que Barral s'était levé et que la dame était seule en sa chambre. Il vint devant elle, la trouva endormie, s'agenouilla et lui baisa la bouche. Elle sentit un baiser, crut que c'était le seigneur Barral et se leva en souriant. Elle regarda et vit que c'était ce fou de Peire Vidal; alors elle se mit à crier et à faire grand bruit. Ses demoiselles d'honneur vinrent à ses cris et demandèrent ce que c'était. Et Peire Vidal s'enfuit.

La dame fit appeler son mari; mais les troubadours avaient décidément des privilèges: «Barral, comme un galant homme, prit l'aventure en riant; et il gronda sa femme d'avoir fait tant de bruit pour l'acte d'un fou.»

La dame exigea le départ du troubadour, qui se réfugia à Gênes. Là, ayant appris qu'Azalaïs le poursuivait de ses menaces, il passa outre-mer. Il se consolait par des chansons, sans oser revenir en Provence. Enfin Barral de Baux, qui aimait beaucoup son poète, obtint son pardon, le lui manda en Syrie, et Peire Vidal, pardonné, revint joyeusement à Marseille.

Une autre de ses folies faillit finir plus mal pour lui. Il s'était épris d'une grande dame qu'il surnommait la Louve (on ne sait, pour le dire en passant, si ce nom lui vient de notre troubadour, ou s'il était un de ses surnoms). La Louve, puisque louve il y a, habitait un château des environs de Carcassonne. Pour lui témoigner ses sentiments, Peire Vidal ne trouva rien de mieux que de s'habiller en loup. «Il se vêtit d'une peau de loup, pour le faire croire aux bergers et aux chiens.» Cette fantaisie déréglée faillit lui être fatale. Pâtres et chiens se mirent à sa poursuite.

 
Le pauvre loup en cet esclandre,
Empêché par son hoqueton,
Ne put ni fuir ni se défendre.
 

Il fut porté pour mort au château de la Louve. «Quand elle apprit que c'était Peire Vidal, elle commença à rire beaucoup de sa folie, et son mari de même… Son mari le fit mettre en un lieu bien tranquille; il manda un médecin et le fit soigner jusqu'à ce qu'il fût guéri.» Peire Vidal paya ces soins et racheta sa folie par une de ses plus jolies chansons (De chantar m'era laissatz).

Une des plus étranges biographies est celle de Guillem de la Tour. Il vint en Lombardie, enleva à Milan la femme d'un barbier et s'enfuit avec elle jusqu'au lac de Côme. Il advint que la dame mourut. «Il en eut une si grande tristesse qu'il en devint fou; il crut qu'elle simulait la mort pour se séparer de lui.» Il la veilla dix jours et dix nuits; et chaque soir il lui demandait si elle était morte ou vivante; si elle était vivante, qu'elle revînt vers lui; si elle était morte, qu'elle lui contât ses peines et il lui ferait dire toutes les messes qu'elle voudrait.

Il fut chassé de la cité. Il partit à la recherche de devins ou de devineresses. L'un d'eux lui dit que s'il récitait cent cinquante patenôtres par jour, s'il donnait des aumônes à sept pauvres avant de se mettre à table, et s'il agissait un an ainsi, sans faillir un seul jour, sa femme reviendrait à la vie, mais sans pouvoir manger, ni boire ni parler. Le pauvre homme suivit le conseil avec joie; seulement quand l'année fut terminée, il s'aperçut qu'il était berné; il se désespéra et se laissa mourir.

Terminons cette revue par une biographie édifiante.

«Giraut de Bornelh était Limousin, de la contrée d'Excideuil… Il était de basse naissance, mais il était très savant et avait beaucoup d'intelligence naturelle… Il fut appelé le maître des troubadours, et il l'est encore par les bons connaisseurs, ceux qui entendent bien les mots subtils qui expriment bien les sentiments amoureux… Sa vie était la suivante: tout l'hiver il restait à l'école et étudiait; tout l'été il parcourait les châteaux, menant avec lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne voulut jamais de femme; et tout ce qu'il gagnait il le donnait à ses parents pauvres et à l'église de la ville où il naquit.»

Mais voilà assez de légendes, tragiques ou gracieuses: nous en passons beaucoup d'autres sous silence. Essayons de voir ou au moins d'entrevoir ce que fut la réalité. Que les troubadours aient reçu un excellent accueil dans les cours où ils apportaient la poésie et la joie, c'est ce que tous les témoignages du temps, leurs œuvres en premier lieu, nous apprennent. Mais ils nous disent aussi combien âpre fut ce que nous appellerions du nom vulgaire de concurrence ou du nom en apparence plus scientifique de lutte pour la vie. Les poésies des troubadours sont pleines d'allusions aux «médisants»; ce sont eux qui perdent le poète auprès de sa dame ou qui ternissent sa réputation. Ils le brouillent, chose aussi grave, avec son protecteur. On peut croire les troubadours sur parole. Dans ces petites sociétés fermées où ils vécurent, la jalousie, et son cortège habituel, la calomnie et la médisance, durent pousser comme fleurs naturelles.

La haute situation sociale de quelques troubadours, les légendes romanesques dont certains furent les héros, ne doivent pas nous faire illusion sur les conditions de leur vie. Beaucoup étaient de très humble origine. Plusieurs, on l'a vu, avaient renoncé pour la poésie, à des carrières lucratives. D'autres, de naissance noble, mais trop pauvres pour soutenir leur rang, s'engageaient à leur tour dans une voie aventureuse où ils espéraient bien récolter profits et honneurs, mais où ils ne trouvaient souvent que misères et privations. Ils étaient trop de quémandeurs; de bonne heure la carrière était déjà encombrée.

La connaissance de ces conditions d'existence doit nous rendre indulgents pour les troubadours. Ils manquent de dignité, c'est certain, dans les demandes qu'ils adressent aux grands seigneurs; avec insolence ou humilité, par la menace ou la flatterie, ils tâchent d'obtenir, l'un un bon cheval, l'autre un beau vêtement, celui-ci quelques deniers: le milieu où ils vivaient n'était pas une école de caractère. Vouloir leur en faire un reproche, c'est méconnaître les conditions de leur vie et ignorer leur histoire. Renan, traitant dans l'Histoire littéraire de la France 22, de la poésie hébraïque au XIIIe siècle, dit en parlant d'un poète juif, Gorni, dont la vie ressemble étrangement à celle d'un troubadour: «Gorni n'était pas poète d'une façon désintéressée… Il l'était de profession… Tout nous montre en lui un adulateur, ou un insulteur vénal, qui mesurait l'éloge ou le blâme aux profits ou aux mécomptes de sa vie de mendiant littéraire.» Les réflexions de Renan rappellent les critiques de ce bourgeois cossu qu'était Boileau, reprochant à Colletet, non pas de faire de mauvais vers, mais d'aller chercher son pain de cuisine en cuisine. Les troubadours allaient le chercher de château en château: cette nécessité explique et excuse bien des choses.

Ils y trouvaient de redoutables rivaux dans la personne des jongleurs. Les jongleurs étaient un héritage de la société romaine – ils existaient d'ailleurs avant elle – et on peut suivre leur histoire depuis l'Empire jusqu'aux origines des littératures modernes. Ils étaient en pleine activité quand les troubadours commencèrent à chanter. Les jongleurs devinrent pour eux des auxiliaires: les troubadours grands seigneurs – et ils étaient nombreux à l'origine – leur confièrent souvent le soin de réciter les chansons qu'ils avaient composées. Leur rôle grandit ainsi, en même temps que le goût pour la poésie se développait.

Le rôle de ces deux classes, troubadours et jongleurs, étant bien délimité, il n'y avait pas de raison, du moins au début de leur histoire, pour qu'elles fussent rivales. Seulement il n'était pas rare de voir un jongleur s'élever au rang de troubadour. Le métier de jongleur exigeait certaines qualités: une mémoire fidèle et une grande habileté à toucher des instruments. A chanter ainsi les vers d'autrui, plus d'un sentit s'éveiller en lui le goût de la poésie, et son instruction générale de jongleur, sa connaissance de l'art et de la technique des troubadours lui permirent d'arriver à son tour au rang de poète. «Ce contact continuel entre troubadours et jongleurs favorisait la confusion des deux classes.» Vingt et un troubadours au moins furent en même temps jongleurs 23.

Cette confusion n'aurait pas été grave, si le rôle du jongleur était resté ce qu'il était à l'origine de la poésie des troubadours: celui d'un auxiliaire utile des poètes. Mais le discrédit qui pesait sur eux pendant le haut moyen âge et le bas-empire reparaissait avec le temps; il retombait sur les deux classes 24.

Et quel milieu que ce monde étrange et peu recommandable, où des troubadours déclassés voisinaient avec des montreurs de singes et d'ours! De courts tableaux esquissés par le dernier troubadour, Guiraut Riquier, ainsi que d'autres témoignages, nous en donnent quelque idée. Nous y voyons le chanteur et le musicien ambulants, qui vont dépenser leur recette au cabaret; le bateleur, avec ses tours de passe-passe, qui a si bien représenté la classe des jongleurs que son nom en est devenu synonyme; le saltimbanque enfin, souvent accompagné de danseuses aux mœurs faciles, exhibant à la badauderie publique les nombreux animaux qu'il a dressés, oiseaux, singes, ours, chiens et chats savants; tous les types en un mot de la foire et du cirque décorés du nom général de jongleur.

On pensera sans doute que ce sont là des tableaux d'une époque de décadence, et que les spectacles de ce genre étaient plus appréciés du peuple que des sociétés courtoises où fréquentaient ordinairement les troubadours. Cela est vrai, en partie. Cependant voici le divertissement qu'un grand seigneur du temps offrait à ses invités. Le récit en est emprunté au roman de Flamenca 25, si instructif pour l'histoire des mœurs. La scène se passe dans le palais de Bourbon d'Archambaut, qui est immense. C'est le jour de la Saint-Jean; après le repas, les jongleurs se lèvent. «Chacun veut se faire entendre; alors vous auriez entendu retentir des cordes de diverses mélodies; qui sait un air nouveau de viole, chanson, descort ou lai, s'avance le plus possible… L'un touche la harpe, l'autre la viole; l'un joue de la flûte, l'autre siffle… l'un joue de la musette, l'autre de la flûte; l'un de la cornemuse, et l'autre du chalumeau. L'un joue de la mandore, l'autre accorde le psaltérion avec le monocorde. L'un fait le jeu des marionnettes, l'autre le jeu des couteaux; l'un se jette à terre et l'autre saute, l'autre danse avec sa bouteille…»

Si nous avons ici un tableau de fantaisie, les traits en sont empruntés à la réalité. Les musiciens dominent dans cette assemblée de jongleurs; mais les bateleurs n'y manquent pas. La poésie seule paraît être une de leurs moindres préoccupations.

Dira-t-on que ce tableau représente plutôt les mœurs de la France du Nord, et que les jongleurs que fréquentent les troubadours ne ressemblent en rien à ceux-ci? Détrompons-nous: nous avons d'autres témoignages. Des troubadours ont pris la peine de composer en vers, vers médiocres sans doute, mais précieux par leur contenu, des codes du parfait jongleur. Voici quelques extraits d'un de ces «enseignements» (c'est le nom qu'ils portent dans la poésie provençale) 26. Le poète reproche au jongleur de ne pas savoir jouer de la viole et de chanter encore pis, du commencement à la fin. «Celui-là fut un mauvais maître, qui t'enseigna à remuer les doigts et à conduire l'archet. Tu ne sais ni danser, ni bateler, à la manière d'un jongleur gascon. Je ne t'entends dire ni sirventés, ni ballade, ni retroencha. ni tenson.» Notons que ce même jongleur doit connaître, d'après notre poète, la plupart des cycles de la littérature épique, depuis la geste «Carlon» – de Charlemagne – jusqu'à celle d'Arthur: Aïol, les Loherains, Erec, Gérard de Roussillon, l'empereur Constantin, Salomon, etc. Toute la lyre!

Voici encore les conseils que donne un autre poète à un apprenti jongleur. «Sache trouver et bien sauter, bien parler et proposer des jeux-partis; sache jouer du tambour et des castagnettes et faire retentir la symphonie… sache jeter et rattraper quelques pommes avec deux couteaux, avec chants d'oiseaux et marionnettes… sache jouer de la cithare et de la mandore et sauter à travers quatre cerceaux. Tu auras une barbe rouge (?) dont tu pourras t'affubler… Fais sauter le chien sur un bâton et fais-le tenir sur ses deux pieds… 27»

Tel est le monde étrange avec lequel les troubadours étaient constamment en contact. Sans doute à la belle époque, à l'âge d'or, il dut y avoir des distinctions parmi les jongleurs. Mais combien de temps durèrent ces distinctions sociales? Et qui pouvait les maintenir? Il est probable que, si elles ont existé, elles durèrent peu. La confusion des jongleurs et des troubadours commença de bonne heure: avec la décadence de la poésie elle s'accentua rapidement.

Rappelons-nous maintenant les légendes romanesques dont les biographes des troubadours ont entouré leur vie. Vus à travers ces biographies, ou à travers celles de Nostradamus, encore plus mensongères, ils nous apparaissent comme entourés d'une auréole. Il semble qu'ils aient vécu dans un monde charmant, ennobli, idéalisé. La réalité dut être moins belle; on l'entrevoit à chaque instant en étudiant leurs poésies. Cependant l'impression finale est juste en partie. Il y eut à cette époque un tel enthousiasme pour la poésie que les poètes prirent dans la société d'alors une place qu'ils n'avaient plus depuis des siècles et qu'ils mirent longtemps à retrouver.

CHAPITRE III
L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES

La poésie des troubadours est essentiellement lyrique. – Écoles de poésie? – Le culte de la forme. – Le «trobar clus»; admiration de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel. – La musique des troubadours. – Les genres: la chanson, le sirventés, la tenson, la pastourelle, l'aube. – Autres genres.

Les troubadours sont essentiellement des poètes lyriques 28. Plusieurs ont même exprimé leur dédain pour les compositions d'un autre genre. Ainsi Giraut de Bornelh s'étonne et s'irrite même du succès qu'ont dans les cours contes et nouvelles, les romans, comme nous dirions de nos jours. (Il y avait en effet des troubadours qui, doués d'un bon talent de lecteurs, faisaient des lectures poétiques.) Le succès, dit Giraut de Bornelh, devrait être réservé aux bonnes chansons traitant de sujets relevés. Il y eut donc dans cette littérature une hiérarchie des genres. Elle fut observée pendant tout l'âge d'or et de la poésie provençale. Ce n'est que pendant la période de décadence que les «beaux traités didactiques», fort en honneur alors, et les «contes gracieux», pour nous servir des expressions du dernier troubadour, furent mis sur le même pied que les compositions lyriques. Pendant la période classique, la poésie lyrique fut seule en honneur.

Où les troubadours apprenaient-ils leur art? N'est-il pas naturel que, dans un milieu qui a poussé si loin le culte de la forme, il ait existé des écoles de poésie? Des écoles où l'on apprenait la technique d'un métier qui dès les débuts était difficile? La question est d'autant plus intéressante qu'il est souvent fait mention d'écoles, soit dans les biographies des troubadours, soit dans leurs poésies. Ainsi l'auteur de la vie de Giraut de Bornelh nous apprend que l'hiver il passait son temps «à l'école». Il s'agit sans doute ici d'écoles où l'on enseignait les sept arts qui composaient l'ensemble des connaissances d'alors. D'école de poésie il n'y en eut pas. Ou s'il y en eut, ce fut peut-être celle que Jaufre Rudel nous fait connaître par le début d'une de ses chansons: maîtres et maîtresses de chant c'étaient les oiseaux et les fleurs, en un mot la Nature.

 
Maîtres, maîtresses de chansons
Assez autour de moi foisonnent:
Mille oiselets sur les buissons
Célèbrent les fleurs qui couronnent
Nos gazons déjà renaissants 29.
 

Cependant il arrivait que les poètes formaient des disciples, au vrai sens du mot. Èbles II, vicomte de Ventadour, fut ainsi le maître de Bernard, qui le paya si mal de sa peine. Marcabrun était disciple de Cercamon. Un troubadour plus récent, Uc de Saint-Cyr, apprenait beaucoup auprès des autres poètes, mais il faisait part volontiers à ses confrères de ses connaissances poétiques. Il s'était ainsi formé de bonne heure une sorte de code poétique, auquel les troubadours font de nombreuses allusions; ils le connaissaient par tradition, nous ne le connaissons plus, et encore incomplètement, que par des recueils didactiques de la période de décadence.

Quelle que soit l'école où ils se sont formés, les troubadours se distinguent par un souci extrême de la forme. Les métaphores abondent, chez eux, pour marquer ce travail délicat qui consiste à couvrir la pensée d'une parure élégante. L'expression classique de limer, polir revient souvent. L'un se vante de savoir bien «bâtir» ou «forger» une chanson; l'autre de savoir l'«orner» et l'«affiner». Il n'est pas rare qu'un troubadour confiant ses chants à un jongleur le prie de n'y rien changer, tellement il a conscience d'avoir fait œuvre parfaite. Ce souci de la forme est extrême chez les troubadours; il devint bientôt excessif; mais ils lui doivent d'avoir pu faire sur des «pensers» déjà antiques de jolis vers nouveaux.

Tout en leur reprochant ce culte presque exclusif de la forme, sachons-leur gré de l'avoir ainsi mise en honneur. Ce souci d'art est de tradition dans les littératures néo-latines. Elles ont plus d'une fois racheté par ce côté ce qui leur manquait en profondeur. Cette tradition remonte loin; si les troubadours ne l'ont pas créée, ils étaient dignes de le faire.

Et soyons-leur indulgents aussi pour l'orgueil qu'ils ont de leur art. Vaniteux, à ce point de vue, les troubadours le furent à l'excès. La mesure et la discrétion, qualités dont ils font si souvent l'éloge, paraissent avoir été peu en honneur dans leur milieu. Ils se vantent à tout instant de leur supériorité, et de leur originalité dans l'invention. Cela est vrai en partie. Mais l'invention est pour eux autre chose que ce que nous entendons par ce mot. Elle ne consiste pas à trouver des pensées nouvelles, mais plutôt à inventer de nouveaux airs, de nouvelles mélodies, de nouvelles rimes ou combinaisons strophiques. C'est encore ici un souci d'art qui les pousse; et c'est de lui qu'ils tirent vanité. Mais cette vanité n'est-elle pas commune aux poètes? et n'y en a-t-il pas de plus mal placée?

Ce souci de s'éloigner du vulgaire et de n'écrire que pour les parfaits connaisseurs a conduit les troubadours – surtout ceux de la première période – à un genre de style raffiné qu'ils désignent sous le nom de trobar clus (invention obscure, fermée aux profanes). Ce genre consiste à n'employer que des mots rares, difficiles et obscurs, ou s'éloignant de leur sens ordinaire. Les poésies écrites dans ce style paraissent claires à première vue, mais le sens en est si bien caché qu'encore aujourd'hui on discute sur le sens de quelques-unes. Il y eut dans ce genre si faux des virtuoses. Les connaisseurs du temps ne leur ménagèrent pas leur admiration. Ainsi Dante et Pétrarque mettent au premier rang des troubadours le représentant le plus éminent de ce genre, Arnaut Daniel. «C'est un grand maître en poésie, dit Pétrarque, et qui fait encore honneur à sa patrie par son style orné et poli 30.» Ces deux grands poètes italiens eux-mêmes ont subi l'influence des troubadours de cette école; mais leur génie les a préservés des excès. Il n'en fut pas de même dans la littérature provençale où ce genre produisit bon nombre de pièces obscures et énigmatiques, pour la plus grande joie des connaisseurs anciens et pour le désespoir des connaisseurs modernes. Il y eut d'ailleurs de bonne heure une réaction, et même tous les troubadours de la bonne époque n'ont pas admis cette conception 31.

La musique est une partie importante de l'art des troubadours. Il nous est dit de plus d'un qu'il trouvait non de belles pensées, mais de beaux «sons», c'est-à-dire de belles mélodies. Plusieurs manuscrits des troubadours, plusieurs «chansonniers», comme on les appelle, nous font connaître cette musique. Seulement on dirait qu'il y manque l'âme. Nous sommes très mauvais juges de ce qui en faisait l'originalité. Son secret paraît à jamais perdu. Chantée de nos jours elle paraît monotone, comme un plain-chant vieilli. Par quels mouvements, par quelles modulations, les troubadours et surtout les jongleurs, en relevaient-ils la monotonie? C'est ce que nous ne saurons sans doute jamais 32.

Le chant et la musique étaient proprement du domaine du jongleur. S'il y avait eu une démarcation bien nette entre ces deux classes, le troubadour se serait contenté d'inventer la mélodie, laissant au jongleur le soin de la chanter en s'accompagnant de la viole, de la cithare et autres instruments. Mais c'est par là précisément que la classe des jongleurs se confondait avec celle des troubadours. N'était-ce pas une tentation toute naturelle pour le poète musicien de chanter lui-même sa composition? Comme aux époques lointaines de la Grèce primitive musique et poésie allaient de pair: les deux arts se confondaient chez les troubadours comme jadis chez les aèdes.

L'étude des différents genres lyriques nous montrera mieux encore l'union de ces deux arts. Les genres que nous allons énumérer sont tous faits pour être chantés. Les troubadours (ils nous en font assez souvent la confidence) ont mis autant de soin à inventer le «son», c'est-à-dire la mélodie, qu'à trouver le fond et à orner la forme.

On divise quelquefois ces genres en deux groupes: ceux qui ont gardé quelque trace de leur origine populaire et ceux qui s'en sont éloignés 33. C'est une division qui est à peu près juste, mais elle a le tort de laisser croire que certains genres sont d'origine plus relevée que les autres. Si nous distinguons plus simplement les genres d'après l'importance qu'ils occupent dans la poésie des troubadours, on voit que la première place appartient à la chanson, puis au sirventés, enfin à la tenson: viennent ensuite les genres que nous pourrions appeler secondaires, donnant aux précédents le nom de genres principaux.

La chanson occupe la place d'honneur. Cela se conçoit sans peine, quand on songe qu'elle est une poésie consacrée exclusivement à l'amour, thème préféré, essentiel même de la poésie provençale.

Il ne faut pas se méprendre sur ce terme de chanson. La chanson des troubadours n'a, on pourrait dire, rien de commun que le nom avec la chanson moderne. Le nombre des strophes en est variable, il va ordinairement de six à sept. Elle se termine par un ou deux envois (tornada). Le nombre des vers dans chaque strophe est également variable. Il peut aller de trois à quarante-deux et ceci donne une idée de la virtuosité des troubadours; mais ces formes extrêmes sont assez rares.

L'agencement des rimes est l'objet d'un soin tout particulier. Il existe, dans la poétique provençale, toute une terminologie pour désigner ces combinaisons. Quoique ce souci soit commun à peu près à tous les genres lyriques, il est plus sensible encore dans la chanson. La chanson n'a pas de refrain. Voilà pour la forme.

Quant à son contenu, nous l'avons indiqué d'un mot: elle est consacrée à l'amour. Elles commencent presque toutes par une description du printemps; ce début est de style, de convention, surtout chez les plus anciens troubadours. Voici quelques-uns de ces débuts.

Quand l'herbe verte et la feuille paraissent, et que les fleurs s'ouvrent dans les vergers, quand le rossignol fait entendre haute et claire sa voix et lance son chant, je suis heureux de l'entendre, heureux de voir la fleur. Je suis content de moi, mais encore plus de ma dame 34.

Le gentil temps de Pâques, avec la fraîche verdure, nous ramène feuilles et fleurs de diverses couleurs: c'est pourquoi tous les amants sont gais et chantent, sauf moi qui me plains et qui pleure, et pour qui la joie n'a pas de saveur…

Puisque l'hiver est parti et que le doux temps fleuri est revenu, puisque j'entends par les prés les refrains variés des petits oiseaux, les prés verts et les frondaisons épaisses m'ont rempli d'une telle joie que je me suis mis à chanter 35.

Voici le début d'une chanson de Jaufre Rudel.

Quand le ruisseau qui sort de la fontaine devient clair, et que paraît la fleur d'églantier; quand le rossignol dans la ramure varie, module et affine son doux chant, il est juste que moi aussi je fasse entendre le mien 36.

Je suis heureux, dit Arnault de Mareuil, quand le vent halène en avril, avant l'arrivée de mai, quand, pendant toute la nuit sereine, chantent le rossignol et le geai; chaque oiseau en son langage, dans la fraîcheur du matin, mène joie et allégresse 37.

Quelquefois ce thème du début est tout autre. Il se présente sous la forme suivante: le poète n'a pas besoin, pour chanter, d'attendre le retour du printemps; l'amour qu'il a pour sa dame l'inspire en toute saison.

Ni pluie ni vent, dit Peire Rogier, ne m'empêchent de songer à la poésie; la froidure cruelle ne m'enlève ni le chant, ni le rire; car amour me mène et tient mon cœur en une parfaite joie naturelle; il me repaît, me guide et me soutient; nul autre objet ne me réjouit, nul autre ne me fait vivre 38.

Raimbaut d'Orange commence ainsi une de ses chansons:

Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, ni pour gelée, ni pour neige, ni pour chaleur… je ne chante pas, je n'ai jamais chanté pour nulle joie de ce genre, mais je chante pour la dame à qui vont mes pensées et qui est la plus belle du monde 39.

Ces débuts ne manquent pas de grâce, ni les précédents de poésie. Les premiers surtout rappellent par leur fraîcheur les origines populaires de la chanson courtoise. Ils expriment à merveille la joie de vivre qui s'empare des hommes et des choses à la sortie de l'hiver. Seulement ces débuts se ressemblent trop; ils fatiguent par leur monotonie; le charme disparaît assez vite. C'est certainement la partie la plus conventionnelle de la chanson. Qui en connaît quelques-uns connaît du même coup tous les autres. Le thème est trop simple et surtout il reparaît trop souvent. Ce n'est pas d'ailleurs la seule partie conventionnelle de la chanson. Pour le fond, la convention y règne aussi en souveraine; mais ce n'est pas le lieu d'y insister ici; renvoyons-en l'étude au chapitre consacré à la doctrine de l'amour courtois.

Un autre genre lyrique dispute presque la première place à la chanson dans la poésie provençale: c'est le sirventés 40 (fr. serventois). On n'est pas d'accord sur l'origine du mot, ni du genre. D'après les uns, le nom lui viendrait du fait qu'il est composé à l'origine par des «serviteurs» ou pour des «serviteurs», c'est-à-dire sans doute, par des «poètes de cour»; suivant d'autres il tirerait son nom de ce qu'il est composé sur la forme, sur l'air d'une chanson; ce serait, pour ainsi dire, une poésie «au service» d'une autre, qu'elle imiterait servilement. Cette dernière opinion a pour elle la plus grande vraisemblance. Car pour la forme, le sirventés ne se distingue pas de la chanson. On y retrouve le même souci de l'agencement des rimes que dans le genre précédent.

C'est par le contenu surtout que ces genres diffèrent. La chanson passait aux yeux des troubadours pour le genre le plus parfait. Mais je ne sais si, à notre point de vue, le sirventés n'est pas plus vivant.

On peut en distinguer plusieurs catégories. D'abord le sirventés moral ou religieux, consacré à des thèmes généraux de morale et de religion. Il fleurit surtout pendant la période de décadence. Là aussi la convention se fait sentir de bonne heure. La poésie provençale nous offre quelques types de satiriques originaux et vigoureux. Mais à côté d'eux il y eut le troupeau servile des imitateurs.

Le sirventés politique ou personnel est bien plus intéressant. C'est lui qui nous permet de pénétrer dans la société où vécurent les troubadours. Les chansons nous montrent le côté idéal ou idéaliste de cette société; le sirventés nous fait connaître la réalité.

Les troubadours s'intéressent aux événements politiques de leur temps. D'abord pour des raisons générales, qui font que les poètes aiment à sortir assez souvent de leur tour d'ivoire. Mais leur intervention dans les affaires politiques avait d'ordinaire un mobile plus intéressé. Les troubadours qui étaient à la discrétion – et à la solde – des grands seigneurs prenaient passionnément parti dans les affaires qui intéressaient leurs puissants protecteurs. Ils représentent par certains côtés la presse du temps, presse pas très indépendante et pas toujours très libre d'ailleurs. C'est surtout en matière de politique étrangère que son indépendance était douteuse. Quand Alfonse X de Castille, nommé empereur, tardait à venir se faire couronner, il envoyait des subsides, les fonds secrets d'alors, aux troubadours besogneux; ceux-ci se chargeaient de la campagne de presse.

Ils connaissaient même et usaient fort souvent de ce procédé peu délicat, qui consiste à demander en menaçant. Le mot qui désigne cet acte délictueux est récent, mais la chose est ancienne. L'excuse des troubadours, c'est qu'ils n'avaient peut-être pas d'autre arme pour fléchir un seigneur avare ou orgueilleux. Malheur à ceux qui ne leur donnaient qu'un méchant cheval ou quelques pièces de monnaie! Le doux troubadour punissait cruellement l'avarice du grand seigneur qu'il avait vainement sollicité, en répandant sur son compte médisances et calomnies. C'étaient là les mœurs du temps. Et c'était aussi la vengeance du pauvre chanteur errant; plus d'un seigneur orgueilleux et avare, se souvenant que le poète est de race irritable, devenait libéral par crainte des médisances ou du ridicule. C'est l'ensemble des diverses poésies de ce genre que l'on appelle du nom général de sirventés.

22.Histoire littéraire, XXVII, 723-724.
23.A. Stimming, dans le Grundriss de Grœber, II, B, p. 16.
24.Cf. notre étude sur le dernier troubadour, Guiraut Riquier, p. 122 et suiv.
25.Le gracieux roman de Flamenca, comprenant plus de 8 000 vers, a été publié deux fois par M. Paul Meyer, en 1865, et en 1901: le premier volume de cette deuxième édition (contenant le texte) a seul paru jusqu'ici. Le roman est du XIIIe siècle et il est aussi intéressant pour l'histoire littéraire que pour l'histoire de la civilisation.
26.Sur ces ensenhamens, cf. notre étude citée plus haut, p. 131. Le premier et le plus ancien de ces ensenhamens, auquel est empruntée la citation qui suit, est de Guiraut de Cabreira, noble catalan contemporain de Bertran de Born et de Peire Vidal.
27.La citation est empruntée à l'ensenhamen de Guiraut de Calanson. Ce poème a été publié récemment par M. Wilhelm Keller sous le titre suivant: Das Sirventes «Fadet Joglar» des Guiraut von Calanso, Erlangen, 1905. Le texte est accompagné d'un abondant commentaire. La «symphonie» était un instrument à vent, ou peut-être un «tambour de basque» (Keller, p. 63).
28.Leur nom leur vient du mot trobar, trouver en parlant de l'invention poétique.
  Cf. en général, pour ce chapitre, Diez, Poesie der Troubadours, 2e édition.
29.Traduction de l'abbé Papon, Parnasse occitanien, p. 21.
30.Pétrarque, Trionfo d'amore.
31.Cf. Gaston Paris, Esquisse historique de la littérature française au Moyen âge, p. 159: «ce sont les troubadours de cette école [du trobar clus] qui, malgré leurs défauts et indirectement, ont créé le style moderne».
32.Sur la musique cf. un excellent article de M. A. Restori, dans la Rivista musicale italiana, vol. II, fasc. 1, 1895. Voir surtout la récente publication de M. J. – B. Beck, Die Melodien der Troubadours, Strasbourg, 1908.
  Cf. encore A. Jeanroy, Dejeanne, P. Aubry: Quatre poésies de Marcabrun, troubadour gascon du XIIe siècle, texte, musique et traduction, Paris, 1904.
  Les troubadours dont il nous reste le plus d'airs notés sont les suivants: Bernard de Ventadour, Folquet de Marseille, Gaucelm Faidit, Guiraut Riquier, Peire Vidal, Raimon de Miraval. Le plus grand nombre de ces mélodies (les deux tiers) se trouvent dans le manuscrit R (Bibl. nat.,f. fr., 22543).
33.Ludwig Rœmer, Die volksthümlichen Dichtungsarten, Marbourg, 1884.
34.Bernard de Ventadour, Quant erba vertz e fuelha par (M. W. I, 11; Gr., 39); id., Lo gens temps de pascor (M. W. I, 13; Gr., 28).
35.Marcabrun, Pois l'iverns d'ogan es anatz (M. W. I, 57).
36.J. Rudel, Quan lo rius de la fontana (M. W. I, 62; Gr., 5).
37.Arnaut de Mareuil, Belh m'es quan lo vens (M. W. I, 155; Gr., 10).
38.Peire Rogier, Tan no plou ni venta (M. W. I, 120; Gr., 8).
39.Raimbaut d'Orange, Non chant per auzel ni per flor (M. W. I, 77; Gr., 32).
40.Sirventés: la vraie forme provençale est sirventes; nous l'accentuons pour mieux marquer que l'accent doit porter sur la dernière syllabe.