Buch lesen: «La fille du capitaine», Seite 5

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VII
L'ASSAUT

De toute la nuit, je ne pus dormir, et ne quittai même pas mes habits. J'avais eu l'intention de gagner de grand matin la porte de la forteresse par où Marie Ivanovna devait partir, pour lui dire un dernier adieu. Je sentais en moi un changement complet. L'agitation de mon âme me semblait moins pénible que la noire mélancolie où j'étais plongé précédemment. Au chagrin de la séparation se mêlaient en moi des espérances vagues mais douces, l'attente impatiente des dangers et le sentiment d'une noble ambition. La nuit passa vite. J'allais sortir, quand ma porte s'ouvrit, et le caporal entra pour m'annoncer que nos Cosaques avaient quitté pendant la nuit la forteresse, emmenant de force avec eux Ioulaï, et qu'autour de nos remparts chevauchaient des gens inconnus. L'idée que Marie Ivanovna n'avait pu s'éloigner me glaça de terreur. Je donnai à la hâte quelques instructions au caporal, et courus chez le commandant.

Il commençait à faire jour. Je descendais rapidement la rue, lorsque je m'entendis appeler par quelqu'un. Je m'arrêtai.

«Où allez-vous? oserais-je vous demander, me dit Ivan Ignatiitch en me rattrapant; Ivan Kouzmitch est sur le rempart, et m'envoie vous chercher. Le Pougatch42 est arrivé.

–Marie Ivanovna est-elle partie? demandai-je avec un tremblement intérieur.

–Elle n'en a pas eu le temps, répondit Ivan Ignatiitch, la route d'Orenbourg est coupée, la forteresse entourée. Cela va mal, Piôtr Andréitch.»

Nous nous rendîmes sur le rempart, petite hauteur formée par la nature et fortifiée d'une palissade. La garnison s'y trouvait sous les armes. On y avait traîné le canon dès la veille. Le commandant marchait de long en large devant sa petite troupe; l'approche du danger avait rendu au vieux guerrier une vigueur extraordinaire. Dans la steppe, et peu loin de la forteresse, se voyaient une vingtaine de cavaliers qui semblaient être des Cosaques; mais parmi eus se trouvaient quelques Bachkirs, qu'il était facile de reconnaître à leurs bonnets et à leurs carquois. Le commandant parcourait les rangs de la petite armée, en disant aux soldats: «Voyons, enfants, montrons-nous bien aujourd'hui pour notre mère l'impératrice, et faisons voir à tout le monde que nous sommes des gens braves, fidèles à nos serments.»

Les soldats témoignèrent à grands cris de leur bonne volonté. Chvabrine se tenait près de moi, examinant l'ennemi avec attention. Les gens qu'on apercevait dans la steppe, voyant sans doute quelques mouvements dans le fort, se réunirent en groupe et parlèrent entre eux. Le commandant ordonna à Ivan Ignatiitch de pointer sur eux le canon, et approcha lui-même la mèche. Le boulet passa en sifflant sur leurs têtes sans leur faire aucun mal. Les cavaliers se dispersèrent aussitôt, en partant au galop, et la steppe devint déserte.

En ce moment parut sur le rempart Vassilissa Iégorovna, suivie de Marie qui n'avait pas voulu la quitter. «Eh bien, dit la commandante, comment va la bataille? où est l'ennemi?

–L'ennemi n'est pas loin, répondit Ivan Kouzmitch; mais, si Dieu le permet, tout ira bien. Et toi, Macha, as-tu peur?

–Non, papa, répondit Marie; j'ai plus peur seule à la maison.»

Elle me jeta un regard, en s'efforçant de sourire. Je serrai vivement la garde de mon épée, en me rappelant que je l'avais reçue la veille de ses mains, comme pour sa défense. Mon coeur brûlait dans ma poitrine; je me croyais son chevalier; j'avais soif de lui prouver que j'étais digne de sa confiance, et j'attendais impatiemment le moment décisif.

Tout à coup, débouchant d'une hauteur qui se trouvait à huit verstes de la forteresse, parurent de nouveau des groupes d'hommes à cheval, et bientôt toute la steppe se couvrit de gens armés de lances et de flèches. Parmi eux, vêtu d'un cafetan rouge et le sabre à la main, se distinguait un homme monté sur un cheval blanc. C'était Pougatcheff lui-même. Il s'arrêta, fut entouré, et bientôt, probablement d'après ses ordres, quatre hommes sortirent de la foule, et s'approchèrent au grand galop jusqu'au rempart. Nous reconnûmes en eux quelques-uns de nos traîtres. L'un d'eux élevait une feuille de papier au-dessus de son bonnet; un autre portait au bout de sa pique la tête de Ioulaï, qu'il nous lança par-dessus la palissade. La tête du pauvre Kalmouk roula aux pieds du commandant.

Les traîtres nous criaient:

«Ne tirez pas; sortez pour recevoir le tsar; le tsar est ici.

–Enfants, feu!» s'écria le capitaine pour toute réponse.

Les soldats firent une décharge. Le Cosaque qui tenait la lettre vacilla et tomba de cheval; les autres s'enfuirent à toute bride. Je jetai un coup d'oeil sur Marie Ivanovna. Glacée de terreur à la vue de la tête de Ioulaï, étourdie du bruit de la décharge, elle semblait inanimée. Le commandant appela le caporal, et lui ordonna d'aller prendre la feuille des mains du Cosaque abattu. Le caporal sortit dans la campagne, et revint amenant par la bride le cheval du mort. Il remit la lettre au commandant. Ivan Kouzmitch la lut à voix basse et la déchira en morceaux. Cependant on voyait les révoltés se préparer à une attaque. Bientôt les balles sifflèrent à nos oreilles, et quelques flèches vinrent s'enfoncer autour de nous dans la terre et dans les pieux de la palissade.

«Vassilissa Iégorovna, dit le commandant, les femmes n'ont rien à faire ici. Emmène Macha; tu vois bien que cette fille est plus morte que vive.»

Vassilissa Iégorovna, que les balles avaient assouplie, jeta un regard sur la steppe, où l'on voyait de grands mouvements parmi la foule, et dit à son mari: «Ivan Kouzmitch, Dieu donne la vie et la mort; bénis Macha; Macha, approche de ton père.»

Belle et tremblante, Marie s'approcha d'Ivan Kouzmitch, se mit à genoux et le salua jusqu'à terre. Le vieux commandant fit sur elle trois fois le signe de la croix, puis la releva, l'embrassa, et lui dit d'une voix altérée par l'émotion: «Eh bien, Macha, sois heureuse; prie Dieu, il ne t'abandonnera pas. S'il se trouve un honnête homme, que Dieu vous donne à tous deux amour et raison. Vivez ensemble comme nous avons vécu ma femme et moi. Eh bien, adieu, Macha. Vassilissa Iégorovna, emmène-la donc plus vite.»

Marie se jeta à son cou, et se mit à sangloter.

«Embrassons-nous aussi, dit en pleurant la commandante. Adieu, mon Ivan Kouzmitch; pardonne-moi si je t'ai jamais fâché.

-Adieu, adieu, ma petite mère, dit le commandant en embrassant sa vieille compagne; voyons, assez, allez-vous-en à la maison, et, si tu en as le temps, mets un sarafan43 à Macha.»

La commandante s'éloigna avec sa fille. Je suivais Marie du regard; elle se retourna et me fit un dernier signe de tête.

Ivan Kouzmitch revint à nous, et toute son attention fut tournée sur l'ennemi. Les rebelles se réunirent autour de leur chef et tout à coup mirent pied à terre précipitamment. «Tenez-vous bien, nous dit le commandant, c'est l'assaut qui commence.» En ce moment même retentirent des cris de guerre sauvages. Les rebelles accouraient à toutes jambes sur la forteresse. Notre canon était chargé à mitraille. Le commandant les laissa venir à très petite distance, et mit de nouveau le feu à sa pièce. La mitraille frappa au milieu de la foule, qui se dispersa en tout sens. Leur chef seul resta en avant, agitant son sabre; il semblait les exhorter avec chaleur. Les cris aigus, qui avaient un instant cessé, redoublèrent de nouveau. «Maintenant, enfants! s'écria le capitaine, ouvrez la porte, battez le tambour, et en avant! Suivez-moi pour une sortie!»

Le commandant, Ivan Ignatiitch et moi, nous nous trouvâmes en un instant hors du parapet. Mais la garnison, intimidée, n'avait pas bougé de place. «Que faites-vous donc, mes enfants? s'écria Ivan Kouzmitch; s'il faut mourir, mourons; affaire de service!»

En ce moment les rebelles se ruèrent sur nous, et forcèrent l'entrée de la citadelle. Le tambour se tut, la garnison jeta ses armes. On m'avait renversé par terre; mais je me relevai et j'entrai pêle-mêle avec la foule dans la forteresse. Je vis le commandant blessé à la tête, et pressé par une petite troupe de bandits qui lui demandaient les clefs. J'allais courir à son secours, quand plusieurs forts Cosaques me saisirent et me lièrent avec leurs kouchaks44 en criant: «Attendez, attendez ce qu'on va faire de vous, traîtres au tsar!»

On nous traîna le long des rues. Les habitants sortaient de leurs maisons, offrant le pain et le sel. On sonna les cloches. Tout à coup des cris annoncèrent que le tsar était sur la place, attendant les prisonniers pour recevoir leurs serments. Toute la foule se jeta de ce côté, et nos gardiens nous y traînèrent.

Pougatcheff était assis dans un fauteuil, sur le perron de la maison du commandant. Il était vêtu d'un élégant cafetan cosaque, brodé sur les coutures. Un haut bonnet de martre zibeline, orné de glands d'or, descendait jusque sur ses yeux flamboyants. Sa figure ne me parut pas inconnue. Les chefs cosaques l'entouraient. Le père Garasim, pâle et tremblant, se tenait, la croix à la main, au pied du perron, et semblait le supplier en silence pour les victimes amenées devant lui. Sur la place même, on dressait à la hâte une potence. Quand nous approchâmes, des Bachkirs écartèrent la foule, et l'on nous présenta à Pougatcheff. Le bruit des cloches cessa, et le plus profond silence s'établit. «Qui est le commandant?» demanda l'usurpateur. Notre ouriadnik sortit des groupes et désigna Ivan Kouzmitch. Pougatcheff regarda le vieillard avec une expression terrible et lui dit: «Comment as-tu osé t'opposer à moi, à ton empereur?»

Le commandant, affaibli par sa blessure, rassembla ses dernières forces et répondit d'une voix ferme: «Tu n'es pas mon empereur: tu es un usurpateur et un brigand, vois-tu bien!»

Pougatcheff fronça le sourcil et leva son mouchoir blanc. Aussitôt plusieurs Cosaques saisirent le vieux capitaine et l'entraînèrent au gibet. À cheval sur la traverse, apparut le Bachkir défiguré qu'on avait questionné la veille; il tenait une corde à la main, et je vis un instant après le pauvre Ivan Kouzmitch suspendu en l'air. Alors on amena à Pougatcheff Ivan Ignatiitch.

«Prête serment, lui dit Pougatcheff, à l'empereur Piôtr Fédorovitch45.

–Tu n'es pas notre empereur, répondit le lieutenant en répétant les paroles de son capitaine; tu es un brigand, mon oncle, et un usurpateur.»

Pougatcheff fit de nouveau le signal du mouchoir, et le bon Ivan Ignatiitch fut pendu auprès de son ancien chef. C'était mon tour. Je fixai hardiment le regard sur Pougatcheff, en m'apprêtant à répéter la réponse de mes généreux camarades. Alors, à ma surprise inexprimable, j'aperçus parmi les rebelles Chvabrine, qui avait eu le temps de se couper les cheveux en rond et d'endosser un cafetan de Cosaque. Il s'approcha de Pougatcheff et lui dit quelques mots à l'oreille. «Qu'on le pende!» dit Pougatcheff sans daigner me jeter un regard. On me passa la corde au cou. Je me mis à réciter à voix basse une prière, en offrant à Dieu un repentir sincère de toutes mes fautes et en le priant de sauver tous ceux qui étaient chers à mon coeur. On m'avait déjà conduit sous le gibet. «Ne crains rien, ne crains rien!» me disaient les assassins, peut-être pour me donner du courage. Tout à coup un cri se fit entendre: «Arrêtez, maudits».

Les bourreaux s'arrêtèrent. Je regarde… Savéliitch était étendu aux pieds de Pougatcheff. «Ô mon propre père, lui disait mon pauvre menin, qu'as-tu besoin de la mort de cet enfant de seigneur? Laisse-le libre, on t'en donnera une bonne rançon; mais pour l'exemple et pour faire peur aux autres, ordonne qu'on me pende, moi, vieillard.»

Pougatcheff fit un signe; on me délia aussitôt. «Notre père te pardonne», me disaient-ils. Dans ce moment, je ne puis dire que j'étais très heureux de ma délivrance, mais je ne puis dire non plus que je la regrettais. Mes sens étaient trop troublés. On m'amena de nouveau devant l'usurpateur et l'on me fit agenouiller à ses pieds. Pougatcheff me tendit sa main musculeuse: «Baise la main, baise la main!» criait-on autour de moi. Mais j'aurais préféré le plus atroce supplice à un si infâme avilissement.

«Mon père Piôtr Andréitch, me soufflait Savéliitch, qui se tenait derrière moi et me poussait du coude, ne fais pas l'obstiné; qu'est-ce que cela te coûte? Crache et baise la main du bri… Baise-lui la main.»

Je ne bougeai pas. Pougatcheff retira sa main et dit en souriant: «Sa Seigneurie est, à ce qu'il paraît, toute stupide de joie; relevez-le». On me releva, et je restai en liberté. Je regardai alors la continuation de l'infâme comédie.

Les habitants commencèrent à prêter le serment. Ils approchaient l'un après l'autre, baisaient la croix et saluaient l'usurpateur. Puis vint le tour des soldats de la garnison: le tailleur de la compagnie, armé de ses grands ciseaux émoussés, leur coupait les queues. Ils secouaient la tête et approchaient les lèvres de la main de Pougatcheff; celui-ci leur déclara qu'ils étaient pardonnés et reçus dans ses troupes. Tout cela dura près de trois heures. Enfin Pougatcheff se leva de son fauteuil et descendit le perron, suivi par les chefs. On lui amena un cheval blanc richement harnaché. Deux Cosaques le prirent par les bras et l'aidèrent à se mettre en selle. Il annonça au père Garasim qu'il dînerait chez lui. En ce moment retentit un cri de femme. Quelques brigands traînaient sur le perron Vassilissa Iégorovna, échevelée et demi-nue. L'un d'eux s'était déjà vêtu de son mantelet; les autres emportaient les matelas, les coffres, le linge, les services à thé et toutes sortes d'objets. «O mes pères, criait la pauvre vieille, laissez-moi, de grâce; mes pères, mes pères, menez-moi à Ivan Kouzmitch.»

Soudain elle aperçut le gibet et reconnut son mari. «Scélérats, s'écria-t-elle hors d'elle-même, qu'en avez-vous fait? Ô ma lumière, Ivan Kouzmitch, hardi coeur de soldat; ni les baïonnettes prussiennes ne t'ont touché, ni les balles turques; et tu as péri devant un vil condamné fuyard.

–Faites taire la vieille sorcière!» dit Pougatcheff.

Un jeune Cosaque la frappa de son sabre sur la tête, et elle tomba morte au bas des degrés du perron. Pougatcheff partit; tout le peuple se jeta sur ses pas.

VIII
LA VISITE INATTENDUE

La place se trouva vide. Je me tenais au même endroit, ne pouvant rassembler mes idées troublées par tant d'émotions terribles.

Mon incertitude sur le sort de Marie Ivanovna me tourmentait plus que toute autre chose. «Où est-elle? qu'est-elle devenue? a-t-elle eu le temps de se cacher? sa retraite est-elle sûre?» Rempli de ces pensées accablantes, j'entrai dans la maison du commandant. Tout y était vide. Les chaises, les tables, les armoires étaient brûlées, la vaisselle en pièces. Un affreux désordre régnait partout. Je montai rapidement le petit escalier qui conduisait à la chambre de Marie Ivanovna, où j'allais entrer pour la première fois de ma vie. Son lit était bouleversé, l'armoire ouverte et dévalisée. Une lampe brûlait encore devant le kivot46 vide également. On n'avait pas emporté non plus un petit miroir accroché entre la porte et la fenêtre. Qu'était devenue l'hôtesse de cette simple et virginale cellule? Une idée terrible me traversait l'esprit. J'imaginai Marie dans les mains des brigands. Mon coeur se serra; je fondis en larmes et prononçai à haute voix le nom de mon amante. En ce moment, un léger bruit se fit entendre, et Palachka, toute pale, sortit de derrière l'armoire.

«Ah! Piôtr Andréitch, dit-elle en joignant les mains, quelle journée! quelles horreurs!

–Marie Ivanovna? demandai-je avec impatience; que fait Marie Ivanovna?

–La demoiselle est en vie, répondit Palachka; elle est cachée chez Akoulina Pamphilovna.

–Chez la femme du pope! m'écriai-je avec terreur. Grand Dieu! Pougatcheff est là!»

Je me précipitai hors de la chambre, je descendis en deux sauts dans la rue, et, tout éperdu, me mis à courir vers la maison du pope. Elle retentissait de chansons, de cris et d'éclats de rire. Pougatcheff y tenait table avec ses compagnons. Palachka m'avait suivi. Je l'envoyai appeler en cachette Akoulina Pamphilovna. Un moment après, la femme du pope sortit dans l'antichambre, un flacon vide à la main.

«Au nom du ciel, où est Marie Ivanovna? demandai-je avec une agitation inexprimable.

–Elle est couchée, ma petite colombe, répondit la femme du pope, sur mon lit, derrière la cloison. Ah! Piôtr Andréitch, un malheur était bien près d'arriver. Mais, grâce à Dieu, tout s'est heureusement passé. Le scélérat s'était à peine assis à table, que la pauvrette se mit à gémir. Je me sentis mourir de peur. Il l'entendit: «Qui est-ce qui gémit chez toi, vieille?» Je saluai le brigand jusqu'à terre: «Ma nièce, tsar; elle est malade et alitée il y a plus d'une semaine. – Et ta nièce est jeune? – Elle est jeune, tsar. – Voyons, vieille, montre-moi ta nièce.» Je sentis le coeur me manquer; mais que pouvais-je faire? «Fort bien, tsar; mais la fille n'aura pas la force de se lever et de venir devant Ta Grâce. – Ce n'est rien, vieille; j'irai moi-même la voir.» Et, le croiras-tu? le maudit est allé derrière la cloison. Il tira le rideau, la regarda de ses yeux d'épervier, et rien de plus; Dieu nous vint en aide. Croiras-tu que nous étions déjà préparés, moi et le père, à une mort de martyrs? Par bonheur, la petite colombe ne l'a pas reconnu. Ô Seigneur Dieu! quelles fêtes nous arrivent! Pauvre Ivan Kouzmitch, qui l'aurait cru? Et Vassilissa Iégorovna, et Ivan Ignatiitch! Pourquoi celui-là? Et vous, comment vous a-t-on épargné? Et que direz-vous de Chvabrine, d'Alexéi Ivanitch? Il s'est coupé les cheveux en rond, et le voilà qui bamboche avec eux. Il est adroit, on doit en convenir. Et quand j'ai parlé de ma nièce malade, croiras-tu qu'il m'a jeté un regard comme s'il eût voulu me percer de son couteau? Cependant il ne nous a pas trahis. Grâces lui soient rendues, au moins pour cela!»

En ce moment retentirent à la fois les cris avinés des convives et la voix du père Garasim. Les convives demandaient du vin, et le pope appelait sa femme.

«Retournez à la maison, Piôtr Andréitch, me dit-elle tout en émoi. J'ai autre chose à faire qu'à jaser avec vous. Il vous arrivera malheur si vous leur tombez maintenant sous la main. Adieu, Piôtr Andréitch; ce qui sera sera; peut-être que Dieu daignera ne pas nous abandonner.»

La femme du pope rentra chez elle; un peu tranquillisé, je retournai chez moi. En traversant la place, je vis plusieurs Bachkirs qui se pressaient autour du gibet pour arracher les bottes aux pendus. Je retins avec peine l'explosion de ma colère, dont je sentais toute l'inutilité. Les brigands parcouraient la forteresse et pillaient les maisons des officiers. On entendait partout les cris des rebelles dans leurs orgies. Je rentrai à la maison. Savéliitch me rencontra sur le seuil. «Grâce à Dieu, s'écria-t-il en me voyant, je croyais que les scélérats t'avaient saisi de nouveau. Ah! mon père Piôtr Andréitch, le croiras-tu? les brigands nous ont tout pris: les habits, le linge, les effets, la vaisselle; ils n'ont rien laissé. Mais qu'importe? Grâces soient rendues à Dieu de ce qu'ils ne t'ont pas au moins ôté la vie! Mais as-tu reconnu, maître, leur ataman47?

–Non, je ne l'ai pas reconnu; qui donc est-il?

–Comment, mon petit père! tu as déjà oublié l'ivrogne qui t'a escroqué le touloup le jour du chasse-neige, un touloup de peau de lièvre, et tout neuf. Et lui, le coquin, a rompu toutes les coutures en l'endossant.»

Je tombai de mon haut. La ressemblance de Pougatcheff et de mon guide était frappante en effet. Je finis par me persuader que Pougatcheff et lui étaient bien le même homme, et je compris alors la grâce qu'il m'avait faite. Je ne pus assez admirer l'étrange liaison des événements. Un touloup d'enfant, donné à un vagabond, me sauvait de la corde, et un ivrogne qui courait les cabarets assiégeait des forteresses et ébranlait l'empire.

«Ne daigneras-tu pas manger? me dit Savéliitch qui était fidèle à ses habitudes. Il n'y a rien à la maison, il est vrai; mais je chercherai partout, et je te préparerai quelque chose.»

Resté seul, je me mis à réfléchir. Qu'avais-je à faire? Ne pas quitter la forteresse soumise au brigand ou bien se joindre à sa troupe, était indigne d'un officier. Le devoir voulait que j'allasse me présenter là où je pouvais encore être utile à ma patrie, dans les critiques circonstances où elle se trouvait. Mais mon amour me conseillait avec non moins de force de rester auprès de Marie Ivanovna pour être son protecteur et son champion. Quoique je prévisse un changement prochain et inévitable dans la marche des choses, cependant je ne pouvais me défendre de trembler en me représentant le danger de sa position.

Mes réflexions furent interrompues par l'arrivée d'un Cosaque qui accourait m'annoncer que le grand tsar m'appelait auprès de lui.

«Où est-il? demandai-je en me préparant à obéir.

-Dans la maison du commandant, répondit le Cosaque. Après dîner notre père est allé au bain; il repose maintenant. Ah! Votre Seigneurie, on voit bien que c'est un important personnage; il a daigné manger à dîner deux cochons de lait rôtis; et puis il est monté au plus haut du bain48, où il faisait si chaud que Tarass Kourotchkine lui-même n'a pu le supporter; il a passé le balai à Bikbaïeff, et n'est revenu à lui qu'à force d'eau froide. Il faut en convenir, toutes ses manières sont si majestueuses… et dans le bain, à ce qu'on dit, il a montré ses signes de tsar: sur l'un des seins, un aigle à deux têtes grand comme un pétak49 et sur l'autre, sa propre figure.»

Je ne crus pas nécessaire de contredire le Cosaque, et je le suivis dans la maison du commandant, tâchant de me représenter à l'avance mon entrevue avec Pougatcheff, et de deviner comment elle finirait. Le lecteur me croira facilement si je lui dis que je n'étais pas pleinement rassuré.

Il commençait à faire sombre quand j'arrivai à la maison du commandant. La potence avec ses victimes se dressait noire et terrible; le corps de la pauvre commandante gisait encore sous le perron, près duquel deux Cosaques montaient la garde. Celui qui m'avait amené entra pour annoncer mon arrivée; il revint aussitôt, et m'introduisit dans cette chambre où, la veille, j'avais dit adieu à Marie Ivanovna.

Un tableau étrange s'offrit à mes regards. À une table couverte d'une nappe, et toute chargée de bouteilles et de verres, était assis Pougatcheff, entouré d'une dizaine de chefs cosaques, en bonnets et en chemises de couleur, échauffés par le vin, avec des visages enflammés et des yeux étincelants. Je ne voyais point parmi eux les nouveaux affidés, les traîtres Chvabrine et l'ouriadnik.

«Ah! ah! c'est Votre Seigneurie, dit Pougatcheff en me voyant. Soyez le bienvenu. Honneur à vous et place au banquet!»

Les convives se serrèrent; je m'assis en silence au bout de la table. Mon voisin, jeune Cosaque élancé et de jolie figure, me versa une rasade d'eau-de-vie, à laquelle je ne touchai pas. J'étais occupé à considérer curieusement la réunion. Pougatcheff était assis à la place d'honneur, accoudé sur la table et appuyant sa barbe noire sur son large poing. Les traits de son visage, réguliers et agréables, n'avaient aucune expression farouche. Il s'adressait souvent à un homme d'une cinquantaine d'années, en l'appelant tantôt comte, tantôt Timoféitch, tantôt mon oncle. Tous se traitaient comme des camarades, et ne montraient aucune déférence bien marquée pour leur chef. Ils parlaient de l'assaut du matin, du succès de la révolte et de leurs prochaines opérations. Chacun se vantait de ses prouesses, exposait ses opinions et contredisait librement Pougatcheff. Et c'est dans cet étrange conseil de guerre qu'on prit la résolution de marcher sur Orenbourg, mouvement hardi et qui fut bien près d'être couronné de succès. Le départ fut arrêté pour le lendemain.

Les convives burent encore chacun une rasade, se levèrent de table, et prirent congé de Pougatcheff. Je voulais les suivre, mais Pougatcheff me dit:

«Reste là, je veux te parler.»

Nous demeurâmes en tête-à-tête.

Pendant quelques instants continua un silence mutuel. Pougatcheff me regardait fixement, en clignant de temps en temps son oeil gauche avec une expression indéfinissable de ruse et de moquerie. Enfin, il partit d'un long éclat de rire, et avec une gaieté si peu feinte, que moi-même, en le regardant, je me mis à rire sans savoir pourquoi.

«Eh bien! Votre Seigneurie, me dit-il; avoue-le, tu as eu peur quand mes garçons t'ont jeté la corde au cou? je crois que le ciel t'a paru de la grandeur d'une peau de mouton. Et tu te serais balancé sous la traverse sans ton domestique. J'ai reconnu à l'instant même le vieux hibou. Eh bien, aurais-tu pensé, Votre Seigneurie, que l'homme qui t'a conduit au gîte dans la steppe était le grand tsar lui-même?»

En disant ces mots, il prit un air grave et mystérieux. «Tu es bien coupable envers moi, reprit-il, mais je t'ai fait grâce pour ta vertu, et pour m'avoir rendu service quand j'étais forcé de me cacher de mes ennemis. Mais tu verras bien autre chose, je te comblerai de bien autres faveurs quand j'aurai recouvré mon empire. Promets-tu de me servir avec zèle?»

La question du bandit et son impudence me semblèrent si risibles que je ne pus réprimer un sourire.

«Pourquoi ris-tu? me demanda-t-il en fronçant le sourcil; est-ce que tu ne crois pas que je sois le grand tsar? réponds-moi franchement.»

Je me troublai. Reconnaître un vagabond pour empereur, je n'en étais pas capable; cela me semblait une impardonnable lâcheté. L'appeler imposteur en face, c'était me dévouer à la mort; et le sacrifice auquel j'étais prêt sous le gibet, en face de tout le peuple et dans la première chaleur de mon indignation, me paraissait une fanfaronnade inutile. Je ne savais que dire.

Pougatcheff attendait ma réponse dans un silence farouche. Enfin (et je me rappelle encore ce moment avec la satisfaction de moi-même) le sentiment du devoir triompha en moi de la faiblesse humaine. Je répondis à Pougatcheff:

«Écoute, je te dirai toute la vérité. Je t'en fais juge. Puis-je reconnaître en toi un tsar? tu es un homme d'esprit; tu verrais bien que je mens.

–Qui donc suis-je d'après toi?

–Dieu le sait; mais, qui que tu sois, tu joues un jeu périlleux.»

Pougatcheff me jeta un regard rapide et profond:

«Tu ne crois donc pas que je sois l'empereur Pierre? Eh bien! soit. Est-ce qu'il n'y a pas de réussite pour les gens hardis? est-ce qu'anciennement Grichka Otrépieff50 n'a pas régné! Pense de moi ce que tu veux, mais ne me quitte pas. Qu'est-ce que te fait l'un ou l'autre? Qui est pope est père. Sers-moi fidèlement et je ferai de toi un feld-maréchal et un prince. Qu'en dis-tu?

–Non, répondis-je avec fermeté; je suis gentilhomme; j'ai prêté serment à Sa Majesté l'impératrice; je ne puis te servir. Si tu me veux du bien en effet, renvoie-moi à Orenbourg.»

Pougatcheff se mit à réfléchir:

«Mais si je te renvoie, dit-il, me promets-tu du moins de ne pas porter les armes contre moi?

–Comment veux-tu que je te le promette? répondis-je; tu sais toi-même que cela ne dépend pas de ma volonté. Si l'on m'ordonne de marcher contre toi, il faudra me soumettre. Tu es un chef maintenant, tu veux que tes subordonnés t'obéissent. Comment puis-je refuser de servir, si l'on a besoin de mon service? Ma tête est dans tes mains; si tu me laisses libre, merci; si tu me fais mourir, que Dieu te juge; mais je t'ai dit la vérité.»

Ma franchise plut à Pougatcheff.

«Soit, dit-il en me frappant sur l'épaule; il faut punir jusqu'au bout, ou faire grâce jusqu'au bout. Va-t'en des quatre côtés, et fais ce que bon te semble. Viens demain me dire adieu. Et maintenant va te coucher; j'ai sommeil moi-même.»

Je quittai Pougatcheff, et sortis dans la rue. La nuit était calme et froide; la lune et les étoiles, brillant de tout leur éclat, éclairaient la place et le gibet. Tout était tranquille et sombre dans le reste de la forteresse. Il n'y avait plus que le cabaret où se voyait de la lumière et où s'entendaient les cris des buveurs attardés. Je jetai un regard sur la maison du pope; les portes et les volets étaient fermés; tout y semblait parfaitement tranquille.

Je rentrai chez moi et trouvai Savéliitch qui déplorait mon absence. La nouvelle de ma liberté recouvrée le combla de joie.

«Grâces te soient rendues, Seigneur! dit-il en faisant le signe de la croix. Nous allons quitter la forteresse demain au point du jour, et nous irons à la garde de Dieu. Je t'ai préparé quelque petite chose; mange, mon père, et dors jusqu'au matin, tranquille comme dans la poche du Christ.»

Je suivis son conseil, et, après avoir soupé de grand appétit, je m'endormis sur le plancher tout nu, aussi fatigué d'esprit que de corps.

42.Ce mot, pris dans Pougatcheff, signifie épouvantail.
43.Robe parée; c'est l'usage, chez les Russes, d'enterrer les morts dans leurs plus riches habits.
44.Ceintures que portent tous les paysans russes.
45.Pierre III.
46.Petite armoire plate et vitrée où l'on enferme les saintes images, et qui forme un autel domestique.
47.Chef militaire chez les Cosaques.
48.À vapeur.
49.Pièce de cinq kopeks en cuivre.
50.Le premier des faux Démétrius.
Genres und Tags
Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
16 Mai 2017
Umfang:
150 S. 1 Illustration
Übersetzer:
Rechteinhaber:
Public Domain
Download-Format:
epub, fb2, fb3, html, ios.epub, mobi, pdf, txt, zip

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