Buch lesen: «La fille du capitaine», Seite 3

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IV
LE DUEL

Il se passa plusieurs semaines, pendant lesquelles ma vie dans la forteresse de Bélogorsk devint non seulement supportable, mais agréable même. J'étais reçu comme un membre de la famille dans la maison du commandant. Le mari et la femme étaient d'excellentes gens. Ivan Kouzmitch, qui d'enfant de troupe était parvenu au rang d'officier, était un homme tout simple et sans éducation, mais bon et loyal. Sa femme le menait, ce qui, du reste, convenait fort à sa paresse naturelle. Vassilissa Iégorovna dirigeait les affaires du service comme celles de son ménage, et commandait dans toute la forteresse comme dans sa maison. Marie Ivanovna cessa bientôt de se montrer sauvage. Nous fîmes plus ample connaissance. Je trouvai en elle une fille pleine de coeur et de raison. Peu à peu je m'attachai à cette bonne famille, même à Ivan Ignatiitch, le lieutenant borgne.

Je devins officier. Mon service ne me pesait guère. Dans cette forteresse bénie de Dieu, il n'y avait ni exercice à faire, ni garde à monter, ni revue à passer. Le commandant instruisait quelquefois ses soldats pour son propre plaisir. Mais il n'était pas encore parvenu à leur apprendre quel était le côté droit, quel était le côté gauche. Chvabrine avait quelques livres français; je me mis à lire, et le goût de la littérature s'éveilla en moi. Le matin je lisais, et je m'essayais à des traductions, quelquefois même à des compositions en vers. Je dînais presque chaque jour chez le commandant, où je passais d'habitude le reste de la journée. Le soir, le père Garasim y venait accompagné de sa femme Akoulina, qui était la plus forte commère des environs. Il va sans dire que chaque jour nous nous voyions, Chvabrine et moi. Cependant d'heure en heure sa conversation me devenait moins agréable. Ses perpétuelles plaisanteries sur la famille du commandant, et surtout ses remarques piquantes sur le compte de Marie Ivanovna, me déplaisaient fort. Je n'avais pas d'autre société que cette famille dans la forteresse, mais je n'en désirais pas d'autre.

Malgré toutes les prophéties, les Bachkirs ne se révoltaient pas. La tranquillité régnait autour de notre forteresse. Mais cette paix fut troublée subitement par une guerre intestine.

J'ai déjà dit que je m'occupais un peu de littérature. Mes essais étaient passables pour l'époque, et Soumarokoff34 lui-même leur rendit justice bien des années plus tard. Un jour, il m'arriva d'écrire une petite chanson dont je fus satisfait. On sait que, sous prétexte de demander des conseils, les auteurs cherchent volontiers un auditeur bénévole; je copiai ma petite chanson, et la portai à Chvabrine, qui seul, dans la forteresse, pouvait apprécier une oeuvre poétique.

Après un court préambule, je tirai de ma poche mon feuillet, et lui lus les vers suivants35:

 
«Hélas! en fuyant Macha, j'espère recouvrer ma liberté!
Mais les yeux qui m'ont fait prisonnier sont toujours devant moi.
Toi qui sais mes malheurs, Macha, en me voyant dans cet état cruel, prends pitié de ton prisonnier.»
 

«Comment trouves-tu cela?» dis-je à Chvabrine, attendant une louange comme un tribut qui m'était dû.

Mais, à mon grand mécontentement, Chvabrine, qui d'ordinaire montrait de la complaisance, me déclara net que ma chanson ne valait rien.

«Pourquoi cela? lui demandai-je en m'efforçant de cacher mon humeur.

-Parce que de pareils vers, me répondit-il, sont dignes de mon maître Trédiakofski36

Il prit le feuillet de mes mains, et se mit à analyser impitoyablement chaque vers, chaque mot, en me déchirant de la façon la plus maligne. Cela dépassa mes forces; je lui arrachai le feuillet des mains, je lui déclarai que, de ma vie, je ne lui montrerais aucune de mes compositions. Chvabrine ne se moqua pas moins de cette menace.

«Voyons, me dit-il, si tu seras en état de tenir ta parole; les poètes ont besoin d'un auditeur, comme Ivan Kouzmitch d'un carafon d'eau-de-vie avant dîner. Et qui est cette Macha? Ne serait-ce pas Marie Ivanovna?

–Ce n'est pas ton affaire, répondis-je en fronçant le sourcil, de savoir quelle est cette Macha. Je ne veux ni de tes avis ni de tes suppositions.

–Oh! oh! poète vaniteux, continua Chvabrine en me piquant de plus en plus. Écoute un conseil d'ami: Macha n'est pas digne de devenir ta femme.

–Tu mens, misérable! lui criai-je avec fureur, tu mens comme un effronté!»

Chvabrine changea de visage. «Cela ne se passera pas ainsi, me dit-il en me serrant la main fortement; vous me donnerez satisfaction.

–Bien, quand tu voudras!» répondis-je avec joie, car dans ce moment j'étais prêt à le déchirer.

Je courus à l'instant chez Ivan Ignatiitch, que je trouvai une aiguille à la main. D'après l'ordre de la femme du commandant, il enfilait des champignons qui devaient sécher pour l'hiver.

«Ah! Piôtr Andréitch, me dit-il en m'apercevant, soyez le bienvenu. Pour quelle affaire Dieu vous a-t-il conduit ici? oserais-je vous demander.»

Je lui déclarai en peu de mots que je m'étais pris de querelle avec Alexéi Ivanitch, et que je le priais, lui, Ivan Ignatiitch, d'être mon second. Ivan Ignatiitch m'écouta jusqu'au bout avec une grande attention, en écarquillant son oeil unique.

«Vous daignez dire, me dit-il, que vous voulez tuer Alexéi Ivanitch, et que j'en suis témoin? c'est là ce que vous voulez dire? oserais-je vous demander.

–Précisément.

–Mais, mon Dieu! Piôtr Andréitch, quelle folie avez-vous en tête? Vous vous êtes dit des injures avec Alexéi Ivanitch; eh bien, la belle affaire! une injure ne se pend pas au cou. Il vous a dit des sottises, dites-lui des impertinences; il vous donnera une tape, rendez-lui un soufflet; lui un second, vous un troisième; et puis allez chacun de votre côté. Dans la suite, nous vous ferons faire la paix. Tandis que maintenant… Est-ce une bonne action de tuer son prochain? oserais-je vous demander. Encore si c'était vous qui dussiez le tuer! que Dieu soit avec lui, car je ne l'aime guère. Mais, si c'est lui qui vous perfore, vous aurez fait un beau coup. Qui est-ce qui payera les pots cassés? oserais-je vous demander.»

Les raisonnements du prudent officier ne m'ébranlèrent pas. Je restai ferme dans ma résolution. «Comme vous voudrez, dit Ivan Ignatiitch, faites ce qui vous plaira; mais à quoi bon serai-je témoin de votre duel? Des gens se battent; qu'y a-t-il là d'extraordinaire? oserais-je vous demander. Grâce à Dieu, j'ai approché de près les Suédois et les Turcs, et j'en ai vu de toutes les couleurs.»

Je tâchai de lui expliquer le mieux qu'il me fut possible quel était le devoir d'un second. Mais Ivan Ignatiitch était hors d'état de me comprendre. «Faites à votre guise, dit-il. Si j'avais à me mêler de cette affaire, ce serait pour aller annoncer à Ivan Kouzmitch, selon les règles du service, qu'il se trame dans la forteresse une action criminelle et contraire aux intérêts de la couronne, et faire observer au commandant combien il serait désirable qu'il avisât aux moyens de prendre les mesures nécessaires…»

J'eus peur, et suppliai Ivan Ignatiitch de ne rien dire au commandant. Je parvins à grand'peine à le calmer. Cependant il me donna sa parole de se taire, et je le laissai en repos.

Comme d'habitude, je passai la soirée chez le commandant. Je m'efforçais de paraître calme et gai, pour n'éveiller aucun soupçon et éviter les questions importunes. Mais j'avoue que je n'avais pas le sang-froid dont se vantent les personnes qui se sont trouvées dans la même position. Toute cette soirée, je me sentis disposé à la tendresse, à la sensibilité. Marie Ivanovna me plaisait plus qu'à l'ordinaire. L'idée que je la voyais peut-être pour la dernière fois lui donnait à mes yeux une grâce touchante. Chvabrine entra. Je le pris à part, et l'informai de mon entretien avec Ivan Ignatiitch.

«Pourquoi des seconds? me dit-il sèchement. Nous nous passerons d'eux.»

Nous convînmes de nous battre derrière les tas de foin, le lendemain matin, à six heures. À nous voir causer ainsi amicalement, Ivan Ignatiitch, plein de joie, manqua nous trahir.

«Il y a longtemps que vous eussiez dû faire comme cela, me dit-il d'un air satisfait: mauvaise paix vaut mieux que bonne querelle.

–Quoi? quoi, Ivan Ignatiitch? dit la femme du capitaine, qui faisait une patience dans un coin; je n'ai pas bien entendu.»

Ivan Ignatiitch, qui, voyant sur mon visage des signes de mauvaise humeur, se rappela sa promesse, devint tout confus, et ne sut que répondre. Chvabrine le tira d'embarras.

«Ivan Ignatiitch, dit-il, approuve la paix que nous avons faite.

–Et avec qui, mon petit père, t'es-tu querellé?

–Mais avec Piôtr Andréitch, et jusqu'aux gros mots.

–Pourquoi cela?

–Pour une véritable misère, pour une chansonnette.

–Beau sujet de querelle, une chansonnette! Comment c'est-il arrivé?

–Voici comment. Piôtr Andréitch a composé récemment une chanson, et il s'est mis à me la chanter ce matin. Comme je la trouvais mauvaise, Piôtr Andréitch s'est fâché. Mais ensuite il a réfléchi que chacun est libre de son opinion et tout est dit.»

L'insolence de Chvabrine me mit en fureur; mais nul autre que moi ne comprit ses grossières allusions. Personne au moins ne les releva. Des poésies, la conversation passa aux poètes en général, et le commandant fit l'observation qu'ils étaient tous des débauchés et des ivrognes finis; il me conseilla amicalement de renoncer à la poésie, comme chose contraire au service et ne menant à rien de bon.

La présence de Chvabrine m'était insupportable. Je me hâtai de dire adieu au commandant et à sa famille. En rentrant à la maison, j'examinai mon épée, j'en essayai la pointe, et me couchai après avoir donné l'ordre à Savéliitch de m'éveiller le lendemain à six heures.

Le lendemain, à l'heure indiquée, je me trouvais derrière les meules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas à paraître. «On peut nous surprendre, me dit-il; il faut se hâter.» Nous mîmes bas nos uniformes, et, restés en gilet, nous tirâmes nos épées du fourreau. En ce moment, Ivan Ignatiitch, suivi de cinq invalides, sortit de derrière un tas de foin. Il nous intima l'ordre de nous rendre chez le commandant. Nous obéîmes de mauvaise humeur. Les soldats nous entourèrent, et nous suivîmes Ivan Ignatiitch, qui nous conduisait en triomphe, marchant au pas militaire avec une majestueuse gravité.

Nous entrâmes dans la maison du commandant. Ivan Ignatiitch ouvrit les portes à deux battants, et s'écria avec emphase: «Ils sont pris!»

Vassilissa Iégorovna accourut à notre rencontre:

«Qu'est-ce que cela veut dire? comploter un assassinat dans notre forteresse! Ivan Kouzmitch, mets-les sur-le-champ aux arrêts… Piôtr Andréitch, Alexéi Ivanitch, donnez vos épées, donnez, donnez… Palachka, emporte les épées dans le grenier… Piôtr Andréitch, je n'attendais pas cela de toi; comment n'as-tu pas honte? Alexéi Ivanitch, c'est autre chose; il a été transféré de la garde pour avoir fait périr une âme. Il ne croit pas en Notre-Seigneur. Mais toi, tu veux en faire autant?»

Ivan Kouzmitch approuvait tout ce que disait sa femme, ne cessant de répéter: «Vois-tu bien! Vassilissa Iégorovna dit la vérité; les duels sont formellement défendus par le code militaire.»

Cependant Palachka nous avait pris nos épées et les avait emportées au grenier. Je ne pus m'empêcher de rire; Chvabrine conserva toute sa gravité.

«Malgré tout le respect que j'ai pour vous, dit-il avec sang-froid à la femme du commandant, je ne puis me dispenser de vous faire observer que vous vous donnez une peine inutile en nous soumettant à votre tribunal. Abandonnez ce soin à Ivan Kouzmitch: c'est son affaire.

–Comment, comment, mon petit père! répliqua la femme du commandant. Est-ce que le mari et la femme ne sont pas la même chair et le même esprit? Ivan Kouzmitch, qu'est-ce que tu baguenaudes? Fourre-les à l'instant dans différents coins, au pain et à l'eau, pour que cette bête d'idée leur sorte de la tête. Et que le père Garasim les mette à la pénitence, pour qu'ils demandent pardon à Dieu et aux hommes.»

Ivan Kouzmitch ne savait que faire. Marie Ivanovna était extrêmement pâle. Peu à peu la tempête se calma. La femme du capitaine devint plus accommodante. Elle nous ordonna de nous embrasser l'un l'autre. Palachka nous rapporta nos épées. Nous sortîmes, ayant fait la paix en apparence. Ivan Ignatiitch nous reconduisit.

«Comment n'avez-vous pas eu honte, lui dis-je avec colère, de nous dénoncer au commandant après m'avoir donné votre parole de n'en rien faire?

–Comme Dieu est saint, répondit-il, je n'ai rien dit à Ivan Kouzmitch; c'est Vassilissa Iégorovna qui m'a tout soutiré. C'est elle qui a pris toutes les mesures nécessaires à l'insu du commandant. Du reste, Dieu merci, que ce soit fini comme cela!»

Après cette réponse, il retourna chez lui, et je restai seul avec Chvabrine. «Notre affaire ne peut pas se terminer ainsi, lui dis-je.

–Certainement, répondit Chvabrine; vous me payerez avec du sang votre impertinence. Mais on va sans doute nous observer; il faut feindre pendant quelques jours. Au revoir.»

Et nous nous séparâmes comme s'il ne se fût rien passé.

De retour chez le commandant, je m'assis, selon mon habitude, près de Marie Ivanovna; son père n'était pas à la maison; sa mère s'occupait du ménage. Nous parlions à demi-voix. Marie Ivanovna me reprochait l'inquiétude que lui avait causée ma querelle avec Chvabrine.

«Le coeur me manqua, me dit-elle, quand on vint nous dire que vous alliez vous battre à l'épée. Comme les hommes sont étranges! pour une parole qu'ils oublieraient la semaine ensuite, ils sont prêts à s'entr'égorger et à sacrifier, non seulement leur vie, mais encore l'honneur et le bonheur de ceux qui… Mais je suis sûre que ce n'est pas vous qui avez commencé la querelle: c'est Alexéi Ivanitch qui a été l'agresseur.

–Qui vous le fait croire, Marie Ivanovna?

–Mais parce que… parce qu'il est si moqueur! Je n'aime pas Alexéi Ivanitch, il m'est même désagréable, et cependant je n'aurais pas voulu ne pas lui plaire, cela m'aurait fort inquiétée.

–Et que croyez-vous, Marie Ivanovna? lui plaisez-vous, ou non?»

Marie Ivanovna se troubla et rougit:

«Il me semble, dit-elle enfin, il me semble que je lui plais.

–Pourquoi cela?

–Parce qu'il m'a fait des propositions de mariage.

–Il vous a fait des propositions de mariage? Quand cela?

–L'an passé, deux mois avant votre arrivée.

–Et vous n'avez pas consenti?

–Comme vous voyez. Alexéi Ivanitch est certainement un homme d'esprit et de bonne famille; il a de la fortune; mais, à la seule idée qu'il faudrait, sous la couronne, l'embrasser devant tous les assistants… Non, non, pour rien au monde.»

Les paroles de Marie Ivanovna m'ouvrirent les yeux et m'expliquèrent beaucoup de choses. Je compris la persistance que mettait Chvabrine à la poursuivre. Il avait probablement remarqué notre inclination mutuelle, et s'efforçait de nous détourner l'un de l'autre. Les paroles qui avaient provoqué notre querelle me semblèrent d'autant plus infâmes, quand, au lieu d'une grossière et indécente plaisanterie, j'y vis une calomnie calculée. L'envie de punir le menteur effronté devint encore plus forte en moi, et j'attendais avec impatience le moment favorable.

Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, comme j'étais occupé à composer une élégie, et que je mordais ma plume dans l'attente d'une rime, Chvabrine frappa sous ma fenêtre. Je posai la plume, je pris mon épée, et sortis de la maison.

«Pourquoi remettre plus longtemps? me dit Chvabrine; on ne nous observe plus. Allons au bord de la rivière; là personne ne nous empêchera.»

Nous partîmes en silence, et, après avoir descendu un sentier escarpé, nous nous arrêtâmes sur le bord de l'eau, et nos épées se croisèrent.

Chvabrine était plus adroit que moi dans les armes; mais j'étais plus fort et plus hardi; et M. Beaupré, qui avait été entre autres choses soldat, m'avait donné quelques leçons d'escrime, dont je profitai. Chvabrine ne s'attendait nullement à trouver en moi un adversaire aussi dangereux.

Pendant longtemps nous ne pûmes nous faire aucun mal l'un à l'autre; mais enfin, remarquant que Chvabrine faiblissait, je l'attaquai vivement, et le fis presque entrer à reculons dans la rivière. Tout à coup j'entendis mon nom prononcé à haute voix; je tournai rapidement la tête, et j'aperçus Savéliitch qui courait à moi le long du sentier… Dans ce moment je sentis une forte piqûre dans la poitrine, sous l'épaule droite, et je tombai sans connaissance.

V
LA CONVALESCENCE

Quand je revins à moi, je restai quelque temps sans comprendre ni ce qui m'était arrivé, ni où je me trouvais. J'étais couché sur un lit dans une chambre inconnue, et sentais une grande faiblesse. Savéliitch se tenait devant moi, une lumière à la main. Quelqu'un déroulait avec précaution les bandages qui entouraient mon épaule et ma poitrine. Peu à peu mes idées s'éclaircirent. Je me rappelai mon duel, et devinai sans peine que j'étais blessé. En cet instant, la porte gémit faiblement sur ses gonds:

«Eh bien, comment va-t-il? murmura une voix qui me fit tressaillir.

–Toujours dans le même état, répondit Savéliitch avec un soupir; toujours sans connaissance. Voilà déjà plus de quatre jours.»

Je voulus me retourner, mais je n'en eus pas la force.

«Où suis-je? Qui est ici?» dis-je avec effort.

Marie Ivanovna s'approcha de mon lit, et se pencha doucement sur moi.

«Comment vous sentez-vous? me dit-elle.

–Bien, grâce à Dieu, répondis-je d'une voix faible. C'est vous, Marie Ivanovna; dites-moi…»

Je ne pus achever. Savéliitch poussa un cri, la joie se peignit sur son visage.

«Il revient à lui, il revient à lui, répétait-il; grâces te soient rendues, Seigneur! Mon père Piôtr Andréitch, m'as-tu fait assez peur? quatre jours! c'est facile à dire…»

Marie Ivanovna l'interrompit.

«Ne lui parle pas trop, Savéliitch, dit-elle: il est encore bien faible.»

Elle sortit et ferma la porte avec précaution. Je me sentais agité de pensées confuses. J'étais donc dans la maison du commandant, puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans ma chambre! Je voulus interroger Savéliitch; mais le vieillard hocha la tête et se boucha les oreilles. Je fermai les yeux avec mécontentement, et m'endormis bientôt.

En m'éveillant, j'appelai Savéliitch; mais, au lieu de lui, je vis devant moi Marie Ivanovna. Elle me salua de sa douce voix. Je ne puis exprimer la sensation délicieuse qui me pénétra dans ce moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport, en l'arrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas… et tout à coup je sentis sur ma joue l'impression humide et brûlante de ses lèvres. Un feu rapide parcourut tout mon être.

«Chère bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme, consentez à mon bonheur.»

Elle reprit sa raison:

«Au nom du ciel, calmez-vous, me dit-elle en ôtant sa main, vous êtes encore en danger; votre blessure peut se rouvrir; ayez soin de vous… ne fût-ce que pour moi.»

Après ces mots, elle sortit en me laissant au comble du bonheur. Je me sentais revenir à la vie.

Dès cet instant je me sentis mieux d'heure en heure. C'était le barbier du régiment qui me pansait, car il n'y avait pas d'autre médecin dans la forteresse; et grâce à Dieu, il ne faisait pas le docteur. Ma jeunesse et la nature hâtèrent ma guérison. Toute la famille du commandant m'entourait de soins. Marie Ivanovna ne me quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis la première occasion favorable pour continuer ma déclaration interrompue, et, cette fois, Marie m'écouta avec plus de patience. Elle me fit naïvement l'aveu de son affection, et ajouta que ses parents seraient sans doute heureux de son bonheur. «Mais pensez-y bien, me disait-elle; n'y aura-t-il pas d'obstacles de la part des vôtres?»

Ce mot me fit réfléchir. Je ne doutais pas de la tendresse de ma mère; mais, connaissant le caractère et la façon de penser de mon père, je pressentais que mon amitié ne le toucherait pas extrêmement, et qu'il la traiterait de folie de jeunesse. Je l'avouai franchement à Marie Ivanovna; mais néanmoins je résolus d'écrire à mon père aussi éloquemment que possible pour lui demander sa bénédiction. Je montrai ma lettre à Marie Ivanovna, qui la trouva si convaincante et si touchante qu'elle ne douta plus du succès, et s'abandonna aux sentiments de son coeur avec toute la confiance de la jeunesse.

Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de ma convalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon duel: «Vois-tu bien, Piôtr Andréitch, je devrais à la rigueur te mettre aux arrêts; mais te voilà déjà puni sans cela. Pour Alexéi Ivanitch, il est enfermé par mon ordre, et sous bonne garde, dans le magasin à blé, et son épée est sous clef chez Vassilissa Iégorovna. Il aura le temps de réfléchir à son aise et de se repentir.»

J'étais trop content pour garder dans mon coeur le moindre sentiment de rancune. Je me mis à prier pour Chvabrine, et le bon commandant, avec la permission de sa femme, consentit à lui rendre la liberté. Chvabrine vint me voir. Il témoigna un profond regret de tout ce qui était arrivé, avoua que toute la faute était à lui, et me pria d'oublier le passé. Étant de ma nature peu rancunier, je lui pardonnai de bon coeur et notre querelle et ma blessure. Je voyais dans sa calomnie l'irritation de la vanité blessée; je pardonnai donc généreusement à mon rival malheureux.

Je fus bientôt guéri complètement, et pus retourner à mon logis. J'attendais avec impatience la réponse à ma lettre, n'osant pas espérer, mais tâchant d'étouffer en moi de tristes pressentiments. Je ne m'étais pas encore expliqué avec Vassilissa Iégorovna et son mari. Mais ma recherche ne pouvait pas les étonner: ni moi ni Marie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous étions assurés d'avance de leur consentement.

Enfin, un beau jour, Savéliitch entra chez moi, une lettre à la main. Je la pris en tremblant. L'adresse était écrite de la main de mon père. Cette vue me prépara à quelque chose de grave, car, d'habitude, c'était ma mère qui m'écrivait, et lui ne faisait qu'ajouter quelques lignes à la fin. Longtemps je ne pus me décider à rompre le cachet; je relisais la suscription solennelle: «À mon fils Piôtr Andréitch Grineff, gouvernement d'Orenbourg, forteresse de Bélogorsk». Je tâchais de découvrir, à l'écriture de mon père, dans quelle disposition d'esprit il avait écrit la lettre. Enfin je me décidai à décacheter, et dès les premières lignes je vis que toute l'affaire était au diable. Voici le contenu de cette lettre:

«Mon fils Piôtr, nous avons reçu le 15 de ce mois la lettre dans laquelle tu nous demandes notre bénédiction paternelle et notre consentement à ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironoff37. Et non seulement je n'ai pas l'intention de te donner ni ma bénédiction ni mon consentement, mais encore j'ai l'intention d'arriver jusqu'à toi et de te bien punir pour tes sottises comme un petit garçon, malgré ton rang d'officier, parce que tu as prouvé que tu n'es pas digne de porter l'épée qui t'a été remise pour la défense de la patrie, et non pour te battre en duel avec des fous de ton espèce. Je vais écrire à l'instant même à André Carlovitch pour le prier de te transférer de la forteresse de Bélogorsk dans quelque endroit encore plus éloigné afin de faire passer ta folie. En apprenant ton duel et ta blessure, ta mère est tombée malade de douleur, et maintenant encore elle est alitée. Qu'adviendra-t-il de toi? Je prie Dieu qu'il te corrige, quoique je n'ose pas avoir confiance en sa bonté.

«Ton père,

«A. G.»

La lecture de cette lettre éveilla en moi des sentiments divers. Les dures expressions que mon père ne m'avait pas ménagées me blessaient profondément; le dédain avec lequel il traitait Marie Ivanovna me semblait aussi injuste que malséant; enfin l'idée d'être renvoyé hors de la forteresse de Bélogorsk m'épouvantait. Mais j'étais surtout chagriné de la maladie de ma mère. J'étais indigné contre Savéliitch, ne doutant pas que ce ne fût lui qui avait fait connaître mon duel à mes parents. Après avoir marché quelque temps en long et en large dans ma petite chambre, je m'arrêtai brusquement devant lui, et lui dis avec colère: «Il paraît qu'il ne t'a pas suffi que, grâce à toi, j'aie été blessé et tout au moins au bord de la tombe; tu veux aussi tuer ma mère».

Savéliitch resta immobile comme si la foudre l'avait frappé.

«Aie pitié de moi, seigneur, s'écria-t-il presque en sanglotant; qu'est-ce que tu daignes me dire? C'est moi qui suis la cause que tu as été blessé? Mais Dieu voit que je courais mettre ma poitrine devant toi pour recevoir l'épée d'Alexéi Ivanitch. La vieillesse maudite m'en a seule empêché. Qu'ai-je donc fait à ta mère?

–Ce que tu as fait? répondis-je. Qui est-ce qui t'a chargé d'écrire une dénonciation contre moi? Est-ce qu'on t'a mis à mon service pour être mon espion?

–Moi, écrire une dénonciation! répondit Savéliitch tout en larmes. Ô Seigneur, roi des cieux! Tiens, daigne lire ce que m'écrit le maître, et tu verras si je te dénonçais.»

En même temps il tira de sa poche une lettre qu'il me présenta, et je lus ce qui suit:

«Honte à toi, vieux chien, de ce que tu ne m'as rien écrit de mon fils Piôtr Andréitch, malgré mes ordres sévères, et de ce que ce soient des étrangers qui me font savoir ses folies! Est-ce ainsi que tu remplis ton devoir et la volonté de tes seigneurs? Je t'enverrai garder les cochons, vieux chien, pour avoir caché la vérité et pour ta condescendance envers le jeune homme. À la réception de cette lettre, je t'ordonne de m'informer immédiatement de l'état de sa santé, qui, à ce qu'on me mande, s'améliore, et de me désigner précisément l'endroit où il a été frappé, et s'il a été bien guéri.»

Evidemment Savéliitch n'avait pas eu le moindre tort, et c'était moi qui l'avais offensé par mes soupçons et mes reproches. Je lui demandai pardon, mais le vieillard était inconsolable. «Voilà jusqu'où j'ai vécu! répétait-il; voilà quelles grâces j'ai méritées de mes seigneurs pour tous mes longs services! Je suis un vieux chien, je suis un gardeur de cochons, et par-dessus cela, je suis la cause de ta blessure! Non, mon père Piôtr Andréitch, ce n'est pas moi qui suis fautif, c'est le maudit moussié; c'est lui qui t'a appris à pousser ces broches de fer, en frappant du pied, comme si à force de pousser et de frapper on pouvait se garer d'un mauvais homme! C'était bien nécessaire de dépenser de l'argent à louer le moussié

Mais qui donc s'était donné la peine de dénoncer ma conduite à mon père? Le général? il ne semblait pas s'occuper beaucoup de moi; et puis, Ivan Kouzmitch n'avait pas cru nécessaire de lui faire un rapport sur mon duel. Je me perdais en suppositions. Mes soupçons s'arrêtaient sur Chvabrine; lui seul trouvait un avantage dans cette dénonciation, dont la suite pouvait être mon éloignement de la forteresse et ma séparation d'avec la famille du commandant. J'allai tout raconter à Marie Ivanovna: elle venait à ma rencontre sur le perron.

«Que vous est-il arrivé? me dit-elle; comme vous êtes pâle!

–Tout est fini», lui répondis-je, en lui remettant la lettre de mon père.

Ce fut à son tour de pâlir. Après avoir lu, elle me rendit la lettre, et me dit d'une voix émue: «Ce n'a pas été mon destin. Vos parents ne veulent pas de moi dans leur famille; que la volonté de Dieu soit faite! Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient. Il n'y a rien à faire, Piôtr Andréitch; soyez heureux, vous au moins.

–Cela ne sera pas, m'écriai-je, en la saisissant par la main. Tu m'aimes, je suis prêt à tout. Allons nous jeter aux pieds de tes parents. Ce sont des gens simples; ils ne sont ni fiers ni cruels; ils nous donneront, eux, leur bénédiction, nous nous marierons; et puis, avec le temps, j'en suis sûr, nous parviendrons à fléchir mon père. Ma mère intercédera pour nous, il me pardonnera.

-Non, Piôtr Andréitch, répondit Marie: je ne t'épouserai pas sans la bénédiction de tes parents. Sans leur bénédiction tu ne seras pas heureux. Soumettons-nous à la volonté de Dieu. Si tu rencontres une autre fiancée, si tu l'aimes, que Dieu soit avec toi38. Piôtr Andréitch, moi, je prierai pour vous deux.»

Elle se mit à pleurer et se retira. J'avais l'intention de la suivre dans sa chambre; mais je me sentais hors d'état de me posséder et je rentrai à la maison. J'étais assis, plongé dans une mélancolie profonde, lorsque Savéliitch vint tout à coup interrompre mes réflexions.

«Voilà, seigneur, dit-il en me présentant une feuille de papier toute couverte d'écriture; regarde si je suis un espion de mon maître et si je tâche de brouiller le père avec le fils.»

Je pris de sa main ce papier; c'était la réponse de Savéliitch à la lettre qu'il avait reçue. La voici mot pour mot:

«Seigneur André Pétrovitch, notre gracieux père, j'ai reçu votre gracieuse lettre, dans laquelle tu daignes te fâcher contre moi, votre esclave, en me faisant honte de ce que je ne remplis pas les ordres de mes maîtres. Et moi, qui ne suis pas un vieux chien, mais votre serviteur fidèle, j'obéis aux ordres de mes maîtres; et je vous ai toujours servi avec zèle jusqu'à mes cheveux blancs. Je ne vous ai rien écrit de la blessure de Piôtr Andréitch, pour ne pas vous effrayer sans raison; et voilà que nous entendons que notre maîtresse, notre mère, Avdotia Vassilievna, est malade de peur; et je m'en vais prier Dieu pour sa santé. Et Piôtr Andréitch a été blessé dans la poitrine, sous l'épaule droite, sous une côte, à la profondeur d'un verchok et demi39, et il a été couché dans la maison du commandant, où nous l'avons apporté du rivage: et c'est le barbier d'ici, Stépan Paramonoff, qui l'a traité; et maintenant Piôtr Andréitch, grâce à Dieu, se porte bien; et il n'y a rien que du bien à dire de lui: ses chefs, à ce qu'on dit, sont contents de lui, et Vassilissa Iégorovna le traite comme son propre fils; et qu'une pareille occasion lui soit arrivée, il ne faut pas lui en faire de reproches; le cheval a quatre jambes et il bronche. Et vous daignez écrire que vous m'enverrez garder les cochons; que ce soit votre volonté de seigneur. Et maintenant je vous salue jusqu'à terre.

«Votre fidèle esclave,

«ARKHIP SAVÉLIEFF.»

Je ne pus m'empêcher de sourire plusieurs fois pendant la lecture de la lettre du bon vieillard. Je ne me sentais pas en état d'écrire à mon père, et, pour calmer ma mère, la lettre de Savéliitch me semblait suffisante.

34.Poète célèbre alors, oublié depuis.
35.Ils sont écrits dans le style suranné de l'époque.
36.Poète ridicule, dont Catherine II s'est moquée jusque dans son Règlement de l'ermitage.
37.Manière méprisante d'écrire le nom patronymique.
38.Formule de consentement.
39.Environ trois pouces.
Genres und Tags
Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
16 Mai 2017
Umfang:
150 S. 1 Illustration
Übersetzer:
Rechteinhaber:
Public Domain
Download-Format:
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