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Buch lesen: «Les compagnons de Jéhu», Seite 18

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XXIV – LE 18 BRUMAIRE

En débouchant dans la rue de la Victoire, Bonaparte trouva les dragons de Sébastiani rangés en bataille.

Il voulut les haranguer; mais ceux-ci, l'interrompant aux premiers mots:

– Nous n'avons pas besoin d'explications, crièrent-ils; nous savons que vous ne voulez que le bien de la République. Vive Bonaparte!

Et le cortège suivit, aux cris de «Vive Bonaparte!», les rues qui conduisaient de la rue de la Victoire aux Tuileries.

Le général Lefebvre, selon sa promesse, attendait à la porte du palais.

Bonaparte, à son arrivée aux Tuileries, fut salué des mêmes vivats qui l'avaient accompagné jusque-là.

Alors, il releva le front et secoua la tête. Peut-être n'était-ce point assez pour lui que ce cri de «Vive Bonaparte!» et rêvait-il déjà celui de «Vive Napoléon!»

Il s'avança sur le front de la troupe, et, entouré d'un immense état-major, il lut le décret des Cinq-Cents qui transférait les séances du corps législatif à Saint-Cloud et lui donnait le commandement de la force armée.

Puis, de mémoire, ou en improvisant – Bonaparte ne mettait personne dans cette sorte de secret – , au lieu de la proclamation qu'il avait dictée l'avant-veille à Bourrienne, il prononça celle- ci: «Soldats,

«Le conseil extraordinaire des Anciens m'a remis le commandement de la ville et de l'armée.

«Je l'ai accepté pour seconder les mesures qu'il va prendre et qui sont tout entières en faveur du peuple.

«La République est mal gouvernée depuis deux ans; vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tant de maux; vous l'avez célébré avec une union qui m'impose des obligations que je remplis. Vous remplirez les vôtres, et vous seconderez votre général avec l'énergie, la fermeté, la confiance que j'ai toujours vues en vous.

«La liberté, la victoire, la paix, replaceront la République française au rang qu'elle occupait en Europe, et que lineptie et la trahison ont pu, seules, lui faire perdre.»

Les soldats applaudirent avec frénésie; c'était une déclaration de guerre au Directoire, et des soldats applaudissent toujours à une déclaration de guerre.

Le général mit pied à terre, au milieu des cris et des bravos.

Il entra aux Tuileries.

C'était la seconde fois qu'il franchissait le seuil du palais des Valois, dont les voûtes avaient si mal abrité la couronne et la tête du dernier Bourbon qui y avait régné.

À ses côtés marchait le citoyen Roederer.

En le reconnaissant, Bonaparte tressaillit. – Ah! dit-il, citoyen Roederer, vous étiez ici dans la matinée du 10 août?

– Oui, général, répondit le futur comte de lEmpire.

– C'est vous qui avez donné à Louis XVI le conseil de se rendre à l'Assemblée nationale?

– Oui.

– Mauvais conseil, citoyen Roederer! je ne leusse pas suivi.

– Selon que l'on connaît les hommes on les conseille. Je ne donnerai pas au général Bonaparte le conseil que j'ai donné au roi Louis XVI. Quand un roi a, dans son passé, la fuite à Varennes et le 20 juin, il est difficile à sauver!

Au moment où Roederer prononçait ces paroles, on était arrivé devant une fenêtre qui donnait sur le jardin des Tuileries.

Bonaparte s'arrêta, et, saisissant Roederer par le bras:

– Le 20 juin, dit-il, j'étais là (et il montrait du doigt la terrasse du bord de leau), derrière le troisième tilleul; je pouvais voir, à travers la fenêtre ouverte, le pauvre roi avec le bonnet rouge sur la tête; il faisait une piteuse figure, j'en eus pitié.

– Et que fîtes-vous?

– Oh! je ne fis rien, je ne pouvais rien faire: j'étais lieutenant d'artillerie; seulement j'eus envie d'entrer, comme les autres, et de dire tout bas: «Sire! Donnez-moi quatre pièces d'artillerie, et je me charge de vous balayer toute cette canaille!»

Que serait-il arrivé si le lieutenant Bonaparte eût cédé à son envie, et, bien accueilli par Louis XVI, eût, en effet, balayé _cette canaille, _c'est-à-dire le peuple de Paris? En mitraillant, le 20 juin, au profit du roi, n'eût-il plus eu à mitrailler, le 13 vendémiaire, au profit de la Convention?..

Pendant que l'ex-procureur-syndic, demeuré rêveur, esquissait peut-être déjà, dans sa pensée, les premières pages de son _Histoire du Consulat, _Bonaparte se présentait à la barre du conseil des Anciens, suivi de son état-major, suivi lui-même de tous ceux qui avaient voulu le suivre.

Quand le tumulte causé par larrivée de cette foule fut apaisé, le président donna lecture au général du décret qui linvestissait du pouvoir militaire. Puis, en linvitant à prêter serment:

– Celui qui ne promit jamais en vain des victoires à la patrie, ajouta le président, ne peut qu'exécuter religieusement sa nouvelle promesse de la servir et de lui rester fidèle.

Bonaparte étendit la main et dit solennellement: – Je le jure!

Tous les généraux répétèrent après lui, chacun pour soi:

– Je le jure!

Le dernier achevait à peine, quand Bonaparte reconnut le secrétaire de Barras, ce même Bollot, dont le directeur avait parlé le matin à ses deux collègues.

Il était purement et simplement venu là pour pouvoir rendre compte à son patron de ce qui se passait; Bonaparte le crut chargé de quelque mission secrète de la part de Barras.

Il résolut de lui épargner le premier pas, et, marchant droit au jeune homme:

– Vous venez de la part des directeurs? dit-il.

Puis, sans lui donner le temps de répondre:

– Qu'ont-ils fait, continua-t-il, de cette France que j'avais laissée si brillante? J'avais laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre; j'avais laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers; j'avais laissé les millions de lItalie, j'ai retrouvé la spoliation et la misère! Que sont devenus cent mille Français que je connaissais tous par leur nom? Ils sont morts!

Ce n'était point précisément au secrétaire de Barras que ces choses devaient être dites; mais Bonaparte voulait les dire, avait besoin de les dire; peu lui importait à qui il les disait.

Peut-être même, à son point de vue, valait-il mieux qu'il les dît à quelqu'un qui ne pouvait lui répondre.

En ce moment, Sieyès se leva.

– Citoyens, dit-il, les directeurs Moulin et Gohier demandent à être introduits.

– Ils ne sont plus directeurs, dit Bonaparte, puisqu'il n'y a plus de Directoire.

– Mais, objecta Sieyès, ils n'ont pas encore donné leur démission.

– Qu'ils entrent donc et qu'ils la donnent, répliqua Bonaparte.

Moulin et Gohier entrèrent.

Ils étaient pâles mais calmes; ils savaient qu'ils venaient chercher la lutte, et que, derrière leur résistance, il y avait peut-être Sinnamari. Les déportés qu'ils avaient faits au 18 fructidor leur en montraient le chemin.

– Je vois avec satisfaction, se hâta de dire Bonaparte, que vous vous rendez à nos voeux et à ceux de vos deux collègues.

Gohier fit un pas en avant, et, d'une voix ferme:

– Nous nous rendons, non pas à vos voeux ni à ceux de nos deux collègues, qui ne sont plus nos collègues, puisqu'ils ont donné leur démission, mais aux voeux de la loi: elle veut que le décret qui transfère à Saint-Cloud le siège du corps législatif soit proclamé sans délai; nous venons remplir le devoir que nous impose la loi, bien déterminés à la défendre contre les factieux, quels quils soient, qui tenteraient à lattaquer.

– Votre zèle ne nous étonne point, reprit froidement Bonaparte, et c'est parce que vous êtes connu pour un homme aimant votre pays que vous allez vous réunir à nous.

– Nous réunir à vous! et pour quoi faire?

– Pour sauver la République.

– Sauver la République!.. il fut un temps, général, où vous aviez lhonneur d'en être le soutien; mais, aujourd'hui, c'est à nous qu'est réservée la gloire de la sauver.

– La sauver! fit Bonaparte, et avec quoi? avec les moyens que vous donne votre Constitution? Voyez donc! elle croule de toute part, et, quand même je ne la pousserais pas du doigt à cette heure, elle n'aurait pas huit jours à vivre.

– Ah! s'écria Moulin, vous avouez enfin vos projets hostiles!

– Mes projets ne sont pas hostiles! sécria Bonaparte en frappant le parquet du talon de sa botte; la République est en péril, il faut la sauver, je le veux!

– Vous le voulez dit Gohier, mais il me semble que c'est au

Directoire, et non à vous, de dire: «Je le veux!»

– Il n'y a plus de Directoire!

– En effet, on m'a dit qu'un instant avant notre entrée, vous aviez annoncé cela.

– Il n'y a plus de Directoire du moment où Sieyès et Roger-Ducos ont donné leur démission.

– Vous vous trompez: il y a un Directoire tant qu'il reste trois directeurs, et ni Moulin, ni moi, ni Barras, ne vous avons donné la nôtre.

En ce moment, on glissa un papier dans la main de Bonaparte en disant:

– Lisez!

Bonaparte lut.

– Vous vous trompez vous-même, reprit-il: Barras a donné sa démission, car la voici. La loi veut que vous soyez trois pour exister: vous n'êtes que deux! et qui résiste à la loi, vous lavez dit tout à l'heure, est un rebelle.

Puis, donnant le papier au président:

– Réunissez, dit-il, la démission du citoyen Barras à celle des citoyens Sieyès et Ducos, et proclamez la déchéance du Directoire. Moi, je vais lannoncer à mes soldats.

Moulin et Gohier restèrent anéantis; cette démission de Barras détruisait tous leurs projets.

Bonaparte n'avait plus rien à faire au conseil des Anciens, et il lui restait encore beaucoup de choses à faire dans la cour des Tuileries.

Il descendit, suivi de ceux qui l'avaient accompagné pour monter.

À peine les soldats le virent-ils reparaître, que les cris de «Vive Bonaparte!» retentirent plus bruyants et plus pressés qu'à son arrivée.

Il sauta sur son cheval et fit signe qu'il voulait parler.

Dix mille voix qui éclataient en cris se turent à la fois, et le silence se fit comme par enchantement.

– Soldats! dit Bonaparte d'une voix si puissante, que tout le monde lentendit, vos compagnons d'armes, qui sont aux frontières, sont dénués des choses les plus nécessaires; le peuple est malheureux. Les auteurs de tant de maux sont les factieux contre lesquels je vous rassemble aujourd'hui. J'espère sous peu vous conduire à la victoire; mais, auparavant, il faut réduire à l'impuissance de nuire tous ceux qui voudraient s'opposer au bon ordre public et à la prospérité générale!

Soit lassitude du gouvernement dictatorial, soit fascination exercée par l'homme magique qui en appelait à la victoire, si longtemps oubliée en son absence, des cris d'enthousiasme s'élevèrent, et, comme une traînée de poudre enflammée, se communiquèrent des Tuileries au Carrousel, du Carrousel aux rues adjacentes.

Bonaparte profita de ce mouvement, et, se tournant vers Moreau:

– Général, lui dit-il, je vais vous donner une preuve de limmense confiance que j'ai en vous. Bernadotte, que j'ai laissé chez moi, et qui refuse de nous suivre, a eu laudace de me dire que, s'il recevait un ordre du Directoire, il l'exécuterait, quels que fussent les perturbateurs. Général, je vous confie la garde du Luxembourg; la tranquillité de Paris et le salut de la République sont entre vos mains.

Et, sans attendre la réponse de Moreau, il mit son cheval au galop et se porta sur le point opposé de la ligne.

Moreau, par ambition militaire, avait consenti à jouer un rôle dans ce grand drame: il était forcé d'accepter celui que lui distribuait lauteur.

Gohier et Moulin, en revenant au Luxembourg, ne trouvèrent rien de changé en apparence; toutes les sentinelles étaient à leurs postes. Ils se retirèrent dans un des salons de la présidence afin de se consulter. Mais à peine venaient-ils d'entrer en conférence, que le général Jubé, commandant du Luxembourg, recevait l'ordre de rejoindre Bonaparte aux Tuileries avec la garde directoriale, et que Moreau prenait sa place avec des soldats encore électrisés par le discours de Bonaparte.

Cependant, les deux directeurs rédigeaient un message au conseil des Cinq-Cents, message où ils protestaient énergiquement contre ce qui venait de se faire. Quand il fut terminé, Gohier le remit à son secrétaire, et Moulin, tombant d'inanition, passa chez lui pour prendre quelque nourriture.

Il était près de quatre heures de laprès-midi.

Un instant après, le secrétaire de Gohier rentra tout agité.

– Eh bien! lui demanda Gohier, vous n'êtes pas encore parti?

– Citoyen président, répondit le jeune homme, nous sommes prisonniers au palais!

– Comment! prisonniers?

– La garde est changée, et ce n'est plus le général Jubé qui la commande.

– Qui le remplace donc?

– J'ai cru entendre que c'était le général Moreau.

– Moreau? impossible!.. et Barras, le lâche! où est-il?

– Parti pour sa terre de Grosbois. – Ah! il faut que je voie Moulin! s'écria Gohier en s'élançant vers la porte.

Mais, à l'entrée du corridor, il trouva une sentinelle qui lui barra le passage.

Gohier voulut insister.

– On ne passe pas! dit la sentinelle.

– Comment! on ne passe pas?

– Non.

– Mais je suis le président Gohier.

– On ne passe pas! c'est la consigne.

Gohier vit que cette consigne, il ne parviendrait point à la faire lever. L'emploi de la force était impossible. Il rentra chez lui.

Pendant ce temps, le général Moreau se présentait chez Moulin: il venait pour se justifier.

Mais, sans vouloir lentendre, l'ex-directeur lui tourna le dos; et, comme Moreau insistait:

– Général, lui dit-il, passez dans lantichambre: c'est la place des geôliers.

Moreau courba la tête et comprit seulement alors dans quel piège, fatal à sa renommée, il venait de tomber.

À cinq heures, Bonaparte reprenait le chemin de la rue de la Victoire; tout ce qu'il y avait de généraux et d'officiers supérieurs à Paris l'accompagnaient.

Les plus aveugles, ceux qui n'avaient pas compris le 13 vendémiaire, ceux qui n'avaient pas compris le retour d'Égypte, venaient de voir rayonner au-dessus des Tuileries l'astre flamboyant de son avenir; et, chacun ne pouvant être planète, c'était à qui se ferait satellite!

Les cris de «Vive Bonaparte!» qui venaient du bas de la rue du

Mont-Blanc, et montaient comme une marée sonore vers la rue de la

Victoire, annoncèrent à Joséphine le retour de son époux.

L'impressionnable créole lattendait avec anxiété; elle s'élança au-devant de lui, tellement émue qu'elle ne pouvait prononcer une seule parole.

– Voyons, voyons, lui dit Bonaparte redevenant le bonhomme qu'il était dans son intérieur, tranquillise-toi; tout ce que l'on a pu faire aujourd'hui est fait.

– Et tout est-il fait, mon ami?

– Oh! non, répondit Bonaparte.

– Ainsi, ce sera à recommencer demain?

– Oui; mais demain, ce n'est qu'une formalité.

La formalité fut un peu rude; mais chacun sait le résultat des événements de Saint-Cloud: nous nous dispenserons donc de les raconter, nous reportant tout de suite au résultat, pressé que nous sommes de revenir au véritable sujet de notre drame, dont la grande figure historique, que nous y avons introduite, nous a un instant écarté.

Un dernier mot.

Le 20 brumaire, à une heure du matin, Bonaparte était nommé premier consul pour dix ans, et se faisait adjoindre Cambacérès et Lebrun, à titre de seconds consuls, bien résolu toutefois à concentrer dans sa personne, non seulement les fonctions de ses deux collègues, mais encore celles des ministres.

Le 20 brumaire au soir, il couchait au Luxembourg, dans le lit du citoyen Gohier, mis en liberté dans la journée; ainsi que son collègue Moulin.

Roland fut nommé gouverneur du château du Luxembourg.

XXV – UNE COMMUNICATION IMPORTANTE

Quelque temps après cette révolution militaire, qui avait eu un immense retentissement dans toute lEurope, dont elle devait un instant bouleverser la face comme la tempête bouleverse la face de l'Océan; quelque temps après, disons-nous, dans la matinée du 30 nivôse, autrement et plus clairement dit pour nos lecteurs, du 20 janvier 1800, Roland, en décachetant la volumineuse correspondance que lui valait sa charge nouvelle, trouva, au milieu de cinquante autres demandes d'audience, une lettre ainsi conçue:

«Monsieur le gouverneur,

«Je connais votre loyauté, et vous allez voir si j'en fais cas.

«J'ai besoin de causer avec vous pendant cinq minutes; pendant ces cinq minutes, je resterai masqué.

«J'ai une demande à vous faire.

«Cette demande, vous me l'accorderez ou me la refuserez; dans l'un et lautre cas, n'essayant de pénétrer dans le palais du Luxembourg que pour lintérêt du premier consul Bonaparte et de la cause royaliste, à laquelle j'appartiens, je vous demande votre parole d'honneur de me laisser sortir librement comme vous m'aurez laissé entrer.

«Si demain, à sept heures du soir, je vois une lumière isolée à la fenêtre située au-dessous de l'horloge, c'est que le colonel Roland de Montrevel m'aura engagé sa parole d'honneur, et je me présenterai hardiment à la petite porte de l'aile gauche du palais, donnant sur le jardin.

«Afin que vous sachiez d'avance à qui vous engagez ou refusez votre parole, je signe d'un nom qui vous est connu, ce nom ayant déjà, dans une circonstance que vous n'avez probablement pas oubliée, été prononcé devant vous «MORGAN, «Chef des compagnons de Jéhu.»

Roland relut deux fois la lettre, resta un instant pensif; puis, tout à coup, il se leva, et, passant dans le cabinet du premier consul, il lui tendit silencieusement la lettre.

Celui-ci la lut sans que son visage trahît la moindre émotion, ni même le moindre étonnement, et, avec un laconisme tout lacédémonien:

– Il faut mettre la lumière, dit-il.

Et il rendit la lettre à Roland.

Le lendemain, à sept heures du soir, la lumière brillait à la fenêtre, et, à sept heures cinq minutes, Roland, en personne, attendait à la petite porte du jardin.

Il y était à peine depuis quelques instants, que trois coups furent frappés à la manière des francs-maçons, c'est-à-dire deux et un.

La porte s'ouvrit aussitôt: un homme enveloppé d'un manteau se dessina en vigueur sur latmosphère grisâtre de cette nuit d'hiver; quant à Roland, il était absolument caché dans lombre.

Ne voyant personne, lhomme au manteau demeura une seconde immobile.

– Entrez, dit Roland.

– Ah! c'est vous, colonel.

– Comment savez-vous que c'est moi? demanda Roland.

– Je reconnais votre voix.

– Ma voix! mais, pendant les quelques secondes où nous nous sommes trouvés dans la même chambre, à Avignon, je n'ai point prononcé une seule parole.

– En ce cas, j'aurai entendu votre voix ailleurs.

Roland chercha où le chef des compagnons de Jéhu avait pu entendre sa voix.

Mais celui-ci, gaiement:

– Est-ce une raison, colonel, parce que je connais votre voix, pour que nous restions à cette porte?

– Non pas, dit Roland; prenez-moi par le pan de mon habit, et suivez-moi; j'ai défendu à dessein qu'on éclairât l'escalier et le corridor qui conduisent à ma chambre.

– Je vous sais gré de l'intention; mais, avec votre parole, je traverserais le palais d'un bout à lautre, fût-il éclairé a giorno, comme disent les Italiens.

– Vous lavez, ma parole, répondit Roland; ainsi, montez hardiment.

Morgan n'avait pas besoin d'être encouragé, il suivit hardiment son guide.

Au haut de l'escalier, celui-ci prit un corridor aussi sombre que l'escalier lui-même, fit une vingtaine de pas, ouvrit une porte et se trouva dans sa chambre.

Morgan l'y suivit.

La chambre était éclairée, mais par deux bougies seulement.

Une fois entré, Morgan rejeta son manteau et déposa ses pistolets sur une table.

– Que faites-vous? demanda Roland.

– Ma foi, avec votre permission, dit gaiement son interlocuteur, je me mets à mon aise.

– Mais ces pistolets dont vous vous dépouillez…?

– Ah çà! croyez-vous que ce soit pour vous que je les ai pris?

– Pour qui donc?

– Mais pour dame Police; vous entendez bien que je ne suis pas disposé à me laisser prendre par le citoyen Fouché, sans brûler quelque peu la moustache au premier de ses sbires qui mettra la main sur moi.

– Alors, une fois ici, vous avez la conviction de n'avoir plus rien à craindre?

– Parbleu! dit le jeune homme, puisque j'ai votre parole.

– Alors, pourquoi n'ôtez-vous pas votre masque?

– Parce que ma figure n'est que moitié à moi; lautre moitié est à mes compagnons. Qui sait si un seul de nous, reconnu, n'entraîne pas les autres à la guillotine? car vous pensez bien, colonel, que je ne me dissimule pas que c'est là le jeu que nous jouons.

– Alors, pourquoi le jouez-vous?

– Ah! que voilà une bonne question! Pourquoi allez-vous sur le champ de bataille; où une balle peut vous trouer la poitrine ou un boulet vous emporter la tête?

– C'est bien différent, permettez-moi de vous le dire: sur un champ de bataille, je risque une mort honorable.

– Ah çà! vous figurez-vous que, le jour où j'aurai eu le cou tranché par le triangle révolutionnaire, je me croirai déshonoré? Pas le moins du monde: j'ai la prétention d'être un soldat comme vous; seulement, tous ne peuvent pas servir leur cause de la même façon: chaque religion a ses héros et ses martyrs; bienheureux dans ce monde les héros, mais bienheureux dans l'autre les martyrs!

Le jeune homme avait prononcé ces paroles avec une conviction qui n'avait pas laissé que d'émouvoir ou plutôt d'étonner Roland.

– Mais, continua Morgan, abandonnant bien vite l'exaltation, et revenant à la gaieté qui paraissait le trait distinctif de son caractère, je ne suis pas venu pour faire de la philosophie politique; je suis venu pour vous prier de me faire parler au premier consul.

– Comment! au premier consul? s'écria Roland.

– Sans doute; relisez ma lettre: je vous dis que j'ai une demande à vous faire?

– Oui.

– Eh bien, cette demande, c'est de me faire parler au général

Bonaparte.

– Permettez, comme je ne m'attendais point à cette demande…

– Elle vous étonne: elle vous inquiète même. Mon cher colonel, vous pourrez, si vous ne vous en rapportez pas à ma parole, me fouiller des pieds à la tête, et vous verrez que je n'ai d'autres armes que ces pistolets, que je n'ai même plus, puisque les voilà sur votre table. Il y a mieux: prenez-en un de chaque main, placez-vous entre le premier consul et moi, et brûlez-moi la cervelle au premier mouvement suspect que je ferai. La Condition vous va-t-elle?

– Mais si je dérange le premier consul pour qu'il écoute la communication que vous avez à lui faire, vous m'assurez que cette communication en vaut la peine?

– Oh! quant à cela, je vous en réponds!

Puis, avec son joyeux accent:

– Je suis pour le moment, ajouta-t-il, l'ambassadeur d'une tête couronnée, ou plutôt découronnée, ce qui ne la rend pas moins respectable pour les nobles coeurs; d'ailleurs, je prendrai peu de temps à votre général, monsieur Roland, et, du moment où la conversation traînera en longueur, il pourra me congédier; je ne me le ferai pas redire à deux fois, soyez tranquille.

Roland demeura un instant pensif et silencieux.

– Et c'est au premier consul seul que vous pouvez faire cette communication?

– Au premier consul seul, puisque, seul, le premier consul peut me répondre.

– C'est bien, attendez-moi, je vais prendre ses ordres.

Roland fit un pas vers la chambre de son général; mais il s'arrêta, jetant un regard d'inquiétude vers une foule de papiers amoncelés sur sa table.

Morgan surprit ce regard.

– Ah! bon! dit-il, vous avez peur qu'en votre absence je ne lise ces paperasses? Si vous saviez comme je déteste lire! c'est au point que ma condamnation à mort serait sur cette table, que je ne me donnerais pas la peine de la lire; je dirais: C'est l'affaire du greffier, à chacun sa besogne. Monsieur Roland, j'ai froid aux pieds, je vais en votre absence me les chauffer, assis dans votre fauteuil; vous m'y retrouverez à votre retour, et je n'en aurai pas bougé.

– C'est bien, monsieur, dit Roland.

Et il entra chez le premier consul.

Bonaparte causait avec le général Hédouville, commandant en chef des troupes de la Vendée.

En entendant la porte s'ouvrir, il se retourna avec impatience.

– J'avais dit à Bourrienne que je n'y étais pour personne.

– C'est ce qu'il m'a appris en passant, mon général; mais je lui ai répondu que je n'étais pas quelqu'un.

– Tu as raison. Que me veux-tu? dis vite.

– Il est chez moi.

– Qui cela?

– L'homme d'Avignon.

– Ah! ah! et que demande-t-il?

– Il demande à vous voir.

– À me voir, moi?

– Oui; vous, général; cela vous étonne?

– Non; mais que peut-il avoir à me dire.

– Il a obstinément refusé de m'en instruire; mais j'oserais affirmer que ce n'est ni un importun ni un fou.

– Non; mais c'est peut-être un assassin.

Roland secoua la tête.

– En effet, du moment où c'est toi qui l'introduis…

– D'ailleurs, il ne se refuse pas à ce que j'assiste à la conférence: je serai entre vous et lui.

Bonaparte réfléchit un instant.

– Fais-le entrer, dit-il.

– Vous savez, mon général, qu'excepté moi…

– Oui; le général Hédouville aura la complaisance d'attendre une seconde; notre conversation n'est point de celles que l'on épuise en une séance. Va, Roland.

Roland sortit, traversa le cabinet de Bourrienne, rentra dans sa chambre, et retrouva Morgan, qui se chauffait les pieds comme il avait dit.

– Venez! le premier consul vous attend, dit le jeune homme.

Morgan se leva et suivit Roland.

Lorsqu'ils rentrèrent dans le cabinet de Bonaparte, celui-ci était seul.

Il jeta un coup d'oeil rapide sur le chef des compagnons de Jéhu, et ne fit point de doute que ce ne fût le même homme qu'il avait vu à Avignon.

Morgan s'était arrêté à quelques pas de la porte, et, de son côté, regardait curieusement Bonaparte, et s'affermissait dans la conviction que c'était bien lui qu'il avait entrevu à la table d'hôte le jour où il avait tenté cette périlleuse restitution des deux cents louis volés par mégarde à Jean Picot.

– Approchez, dit le premier consul.

Morgan s'inclina et fit trois pas en avant.

Bonaparte répondit à son salut par un léger signe de tête.

– Vous avez dit à mon aide de camp, le colonel Roland, que vous aviez une communication à me faire.

– Oui, citoyen premier consul.

– Cette communication exige-t-elle le tête-à-tête?

– Non, citoyen premier consul, quoiqu'elle soit d'une telle importance…

– Que vous aimeriez mieux que je fusse seul..

– Sans doute, mais la prudence…

– Ce qu'il y a de plus prudent en France, citoyen Morgan, c'est le courage.

– Ma présence chez vous, général, est une preuve que je suis parfaitement de votre avis.

Bonaparte se retourna vers le jeune colonel.

– Laisse-nous seuls, Roland, dit-il.

– Mais, mon général!.. insista celui-ci.

Bonaparte s'approcha de lui; puis, tout bas:

– Je vois ce que c'est, reprit-il: tu es curieux de savoir ce que ce mystérieux chevalier de grand chemin peut avoir à me dire, sois tranquille, tu le sauras…

– Ce n'est pas cela; mais, si, comme vous le disiez tout à l'heure, cet homme était un assassin?

– Ne m'as-tu pas répondu que non? Allons, ne fais pas lenfant, laisse-nous.

Roland sortit.

– Nous voilà seuls, monsieur dit le premier consul; parlez!

Morgan, sans répondre, tira une lettre de sa poche et la présenta au général.

Le général l'examina: elle était à son adresse et fermée d'un cachet aux trois fleurs de lis de France.

– Oh! oh! dit-il, qu'est-ce que cela, monsieur?

– Lisez, citoyen premier consul.

Bonaparte ouvrit la lettre et alla droit à la signature.

– «Louis» dit-il.

– Louis, répéta Morgan.

– Quel Louis?

– Mais Louis de Bourbon, je présume.

– M. le comte de Provence, le frère de Louis XVI?

– Et, par conséquent, Louis XVIII depuis que son neveu le Dauphin est mort.

Bonaparte regarda de nouveau l'inconnu; car il était évident que ce nom de Morgan, qu'il s'était donné, n'était qu'un pseudonyme destiné à cacher son véritable nom.

Après quoi, reportant son regard sur la lettre, il lut:

«3 janvier 1800,

«Quelle que soit leur conduite apparente, monsieur, des hommes tels que vous n'inspirent jamais d'inquiétude; vous avez accepté une place éminente, je vous en sais gré: mieux que personne, vous savez ce qu'il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d'une grande nation: Sauvez la France de ses propres fureurs, et vous aurez rempli le voeu de mon coeur; rendez-lui son roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Si vous doutez que je sois susceptible de reconnaissance, marquez votre place, fixez le sort de vos amis. Quant à mes principes, je suis Français; clément par caractère, je le serai encore par raison. Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione et dArcole, le conquérant de lItalie et de lÉgypte ne peut préférer à la gloire une vaine célébrité. Ne perdez pas un temps précieux: nous pouvons assurer la gloire de la France, je dis_ nous _parce que j'ai besoin de Bonaparte pour cela et qu'il ne le pourrait sans moi. Général, l'Europe vous observe, la gloire vous attend, et je suis impatient de rendre le bonheur à mon peuple.

«LOUIS.»

Bonaparte se retourna vers le jeune homme, qui attendait debout, immobile et muet comme une statue.

– Connaissez-vous le contenu de cette lettre? demanda-t-il.

Le jeune homme s'inclina.

– Oui, citoyen premier consul.

– Elle était cachetée, cependant.

– Elle a été envoyée sous cachet volant à celui qui me l'a remise, et, avant même de me la confier, il me l'a fait lire afin que j'en connusse bien toute l'importance.

– Et peut-on savoir le nom de celui qui vous l'a confiée?

– Georges Cadoudal.

Bonaparte, tressaillit légèrement.

– Vous connaissez Georges Cadoudal? demanda-t-il.

– C'est mon ami.

– Et pourquoi vous l'a-t-il confiée, à vous, plutôt qu'à un autre?

– Parce qu'il savait qu'en me disant que cette lettre devait vous être remise en main propre, elle serait remise comme il le désirait.

– En effet, monsieur, vous avez tenu votre promesse.

– Pas encore tout à fait, citoyen premier consul.

– Comment cela? ne me l'avez-vous pas remise?

– Oui; mais j'ai promis, de rapporter une réponse.

– Et si je vous dis que je ne veux pas en faire?

– Vous aurez répondu, pas précisément comme j'eusse désiré que vous le fissiez; mais ce sera toujours une réponse.

Bonaparte demeura quelques instants pensif. Puis, sortant de sa rêverie par un mouvement d'épaules:

– Ils sont fous! dit-il.

– Qui cela, citoyen? demanda Morgan.

– Ceux qui m'écrivent de pareilles lettres; fous, archifous! Croient-ils donc que je suis de ceux qui prennent leurs exemples dans le passé, qui se modèlent sur d'autres hommes? Recommencer Monk! à quoi bon? Pour faire un Charles II! Ce n'est, ma foi, pas la peine. Quand on a derrière soi Toulon, le 13 vendémiaire, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, les Pyramides, on est un autre homme que Monk, et l'on a le droit d'aspirer à autre chose qu'au duché d'Albemarle et au commandement des armées de terre et de mer de Sa Majesté Louis XVIII.

Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
28 September 2017
Umfang:
720 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain