Buch lesen: «Masques De Cristal», Seite 5

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«Tout va bien, Miss Lehmann? lui demanda le docteur.

–Oui, ce n'est rien. Merci, j'ai juste oublié que j'avais une jambe douloureuse: j'ai toujours été un peu maladroite. Vous pouvez rire, si vous voulez» plaisanta-t-elle.

Le visage du médecin se détendit et ses lèvres s'écartèrent dans un sourire.

7

Loreley enfila une paire d'épais jeans, un pull à col roulé, un manteau en tissu semi-imperméable et des bottines avec un petit talon. Elle se couvrit la tête d'un béret en laine peignée, de façon à cacher son pansement, et protégea son cou d'une écharpe de la même étoffe.

Après s'être assurée qu'elle n'avait rien oublié dans la salle de bain et dans la chambre, elle descendit dans le hall, paya l'addition et laissa son bagage à la consigne, pour se rendre à l'hôpital sans poids. Elle avait cinq heures devant elle pour se soumettre à la visite de contrôle, récupérer sa valise et arriver à l’aéroport.

Elle se fit appeler un taxi et l'attendit assise dans un fauteuil.

Pour être certaine d'être capable d'affronter le voyage, elle était restée à l'hôtel plus que prévu, et avait tenté de vaincre l'ennui en lisant et en regardant la télévision. Elle ne sortait de la chambre que pour descendre au restaurant. Le personnel s'était montré gentil avec elle: la femme de chambre frappait parfois à sa porte pour demander si elle avait besoin de quelque chose.

Elle avait reçu deux appels ces derniers jours. Le premier était de Davide, qui lui avait demandé s'il y avait du nouveau entre son compagnon et elle. Lorsqu'elle lui avait parlé de la fuite de Johnny et de l'accident, il était d'abord resté silencieux; il avait ensuite été pris d'une crise de colère qui avait abouti à des insultes virulentes, suivies d'une série de conseils.

Il lui avait même ordonné de rester au chaud et en sécurité dans la chambre, comme si elle avait pu s'immerger dans la vie nocturne, avec le genou encore gonflé! Après son sermon, il lui avait promis de venir la prendre à l'aéroport.

Le second appel provenait d'une infirmière, qui lui avait communiqué le résultat de l'examen manquant, lui conseillant également de se soumette à un contrôle avant de retourner dans son pays. Ayant déjà déplacé son vol au lendemain, Loreley fixa immédiatement la visite pour le jour du départ.

L'arrivée du taxi mit fin au défilé des brefs souvenirs de ces derniers jours à Paris. Loreley entra dans la voiture en jetant un regard noir au chauffeur, agacée par la longue attente.

«Emmenez-moi à l'hôpital Saint-Louis, s'il vous plaît.» Elle s'installa sur le siège. «Si je devais attendre un taxi aussi longtemps à Manhattan, je ferais mieux d'aller au bureau à pied» pensa-t-elle à voix haute.

«Faites-le maintenant, alors! lui dit le chauffeur vexé dans un mauvais anglais, le véhicule encore à l'arrêt le long du trottoir. Il se tourna pour la regarder avec un petit sourire sarcastique. Ce n'est qu'à quelques kilomètres, vous savez.

Elle ne bougea pas d'un cil.

–Je le ferais bien, mais je vais à l'hôpital. Ça ne vous suggère rien?»

Elle le pensait sérieusement. Sans son genou encore en mauvais état, elle serait vraiment allée à pied, et en aurait profité pour faire une promenade salutaire après quatre jours au lit.

Le conducteur secoua la tête et engagea la voiture sur la route. Loreley s'appuya au dossier en essayant de se calmer: chaque fois qu'elle entrait de mauvais poil dans un taxi, elle se querellait avec le chauffeur, elle en était consciente; mais plus d'une demi-heure d'attente, c'était vraiment trop.

Aller à Paris pour subir tout ça!

Kilmer devait bien se moquer d'elle, se dit-elle en repensant au coup de fil qu'elle lui avait passé le jour suivant la sortie de l'hôpital.

À l'accueil, elle demanda à voir le docteur Legrand, qui était occupé dans le service ce matin-là: selon l'infirmière, elle devrait se contenter du médecin de garde, mais elle n'avait aucunement l'intention de se laisser toucher par les mains d'un autre homme.

Elle insista jusqu'à ce que, devant autant d'obstination, l'employée aux cheveux cuivrés et aux petites lunettes à chaînette fasse une tentative pour la satisfaire, ou pour s'en débarrasser: elle lui dit qu'elle demanderait au médecin ses disponibilités pour une visite privée si elle était disposée à la payer. Loreley n'eut pas besoin de réfléchir pour brandir sa carte de crédit.

Elle fut obligée d'attendre plus d'une heure, mais le docteur Legrand trouva finalement le temps de la recevoir.

Après avoir soigné sa blessure à la tête, il la fit s'installer dans son bureau, un endroit plus accueillant que le froid cabinet de consultation où il l'avait reçue, et plus approprié pour un entretien privé.

«Vous partez aujourd'hui, alors, Miss Lehmann.

–Paris est une ville superbe, mais je suis impatiente de rentrer à New York, après ceci… Elle indiqua le pansement sur le côté droit de sa tête, sous l'oreille.

–J'imagine. Ça fait quelque temps que je me promets de retourner dans votre ville, mais je finis par aller totalement ailleurs, dans des endroits plus proches; je n'arrive pas à prendre assez de jours de congés pour me permettre un voyage aussi long. Il croisa les jambes et s'appuya au dossier de la chaise. Je devrais mieux m'organiser au travail, pour avoir au moins une semaine de temps et bien profiter des vacances.

–Et bien, si vous venez, dites-le moi. Je serai contente de vous revoir et de pouvoir vous montrer des petits coins intéressants et peu connus, pour vous rendre votre disponibilité.»

Il sourit et Loreley se remit à penser, pour la énième fois, qu'il ressemblait à Jack Leroy.

Elle ouvrit son sac et sortit une petite carte rectangulaire imprimée de son portefeuille.

«Voici ma carte de visite avec mon email et mon numéro de portable professionnel. Vous avez déjà le privé: mais pour éviter que vous ne deviez le chercher… Elle prit un stylo noir sur le bureau, tourna la carte et écrivit le numéro. Voilà. Vous m'appelez quand vous voulez: si je ne réponds pas tout de suite, laissez un message et je vous rappellerai.»

Il tendit la main, prit la carte et lut l'intitulé, haussant un sourcil.

«Vous êtes avocate, donc.

–Oui, pénaliste.

Legrand glissa la carte dans sa poche de chemise.

–Si je viens à New York, je tiendrai compte de votre offre.» Il prit l'enveloppe blanche placée à côté au dossier des urgences et en sortit une feuille.

«Miss Lehmann, venons-en au point: les hCG sont dans les limites normales, même si elles sont un peu élevées. Vu que votre grossesse n'en est qu'au tout début, vous n'avez pas besoin de courir tout de suite chez le médecin, surtout maintenant que nous avons fait les analyses et qu'elles sont régulières; dans un mois, quand les contrôles de routine commenceront, apportez ceci avec vous. Il lui donna la feuille.

Loreley la rangea de nouveau dans l'enveloppe, qu'elle mit dans son sac.

–À vrai dire, j'ai déjà pris un rendez-vous, pour la semaine prochaine. Un peu tôt, je sais, mais je voudrais des réponses à certaines de mes questions.

–Si je peux vous aider…

–Bien sûr que vous pourriez, mais je crains de voler trop de temps à vos patients.

–Faisons ceci, lui répondit-il en jetant un coup d'oeil à l'horloge sur le mur. J'ai environ une heure de pause pour le repas. Il redressa son dos et se pencha vers elle. Si vous voulez, nous pouvons parler en mangeant quelque chose: qu'en pensez-vous?

Loreley fit un rapide calcul: il restait environ trois heures avant le départ de l'avion, elle arriverait donc à le prendre si elle ne s'étendait pas trop sur le sujet.

–C'est une excellente idée. Si cela vous convient, à moi aussi. Je vous promets d'être concise.»

***

Assise dans le siège de l'avion, un verre de thé à la main, Loreley réfléchissait à ce que le docteur Legrand lui avait dit. Le fait qu'elle était tombée enceinte malgré la prise régulière de la pilule pouvait être dû à diverses raisons. Elle avait été malade durant quelques jours le mois précédent et avait vomi plusieurs fois. Le médecin lui avait donc prescrit des anti-infectieux intestinaux: sans parler des analgésiques qu'elle prenait pour le mal de tête. Tout cela pouvait avoir causé une mauvaise absorption des hormones contenues dans la pilule, avec pour conséquence une activité contraceptive insuffisante.

La situation avait un sens maintenant. Mais le faire comprendre à Johnny ne serait pas simple du tout. Méritait-il une explication après son comportement à Paris? À tort ou à raison, il n'aurait pas dû réagir aussi mal et la laisser seule.

Comment faire confiance à un homme qui fuyait au lieu d'affronter la situation?

Elle porta le verre de thé à ses lèvres, mais elle eut un sursaut lors d'une légère secousse de l'avion et un filet de thé se renversa sur son pull.

Bon sang, elle était plus maladroite que d'habitude! Elle s'essuya avec la serviette en papier que l'hôtesse lui avait apportée avec la boisson et ses pensées reprirent où elles s'étaient interrompues.

Ces derniers temps, elle aussi avait eu un comportement similaire: ne s'était-elle pas enfuie, par deux fois, face à Sonny? Et est-ce qu'elle avait eu le courage d'avouer à Johnny ce qu'il s'était passé entre cet homme et elle?

Elle appuya la tête sur le dossier du siège et soupira. Elle devait prendre des décisions importantes: par rapport à sa grossesse, à sa relation avec John et à la question en suspens avec Sonny. Elle ne pouvait pas espérer poursuivre sur cette voie et pointer les autres du doigt. Elle avait souvent entendu dire que les mensonges en attiraient d'autres, jusqu'au moment où on ne sait plus comment les gérer. Et on finit KO!

Loreley tourna le visage vers le hublot, regarda en bas, mais n'arriva pas à apercevoir la terre sous elle.

Il restait encore pas mal de temps avant l'arrivée à l'aéroport JFK, où Davide l'attendrait: il tenait toujours ses promesses. Sur cette pensée et un sourire aux lèvres, elle sombra dans un long et profond sommeil.

Elle fut réveillée par la voix du steward qui informait de l'atterrissage imminent et invitait les passagers à attacher leur ceinture de sécurité. Elle avait vraiment beaucoup dormi! Malgré tout ce qu'elle avait vécu, elle se sentait étrangement sereine en ce moment.

Ses pieds touchèrent le sol américain avec beaucoup de soulagement. Elle supportait difficilement de rester enfermée dans une boîte en métal durant autant de temps: sur ce point, elle ressemblait à John.

Hors de l'aéroport, le choc thermique l'obligea à s'arrêter pour fermer le col de son manteau sur son écharpe et mettre son chapeau. Elle leva les yeux vers le vrombissement de moteur d'un avion: le ciel était bleu foncé, légèrement strié d'orange, preuve que le soleil venait juste de se coucher. Les lumières de l'avion disparurent dans un nuage sombre.

Quelques personnes marchaient rapidement pour s'accaparer les taxis en file le long de la marquise, tandis que d'autres regardaient autour d'eux à la recherche de quelque chose ou quelqu'un. Un peu comme elle qui cherchait son ami Davide, du reste.

Elle le vit sur le trottoir en face. Dès que leurs regards se croisèrent, il sourit et traversa la rue pour venir à sa rencontre, de ses longues jambes arquées qui la faisaient tellement sourire à chaque fois qu'elle s'arrêtait pour les regarder. Elle leva la main pour le saluer, heureuse de l'avoir pour ami. À vrai dire, à l'époque de l'université, quand ils s'amusaient ensemble, elle l'aurait choisi comme futur mari s'il n'y avait pas eu un petit détail: il avait finalement compris qu'il était plus attiré par les hommes.

***

Rentrer dans une maison vide n'est jamais agréable, mais pour Loreley ce fut comme recevoir un coup de poing à l'estomac. Non seulement John n'était pas là, comme elle s'en doutait, mais il avait emporté la majeure partie de ses affaires.

Le dressing avait été à moitié vidé: il n'avait laissé que ses tenues d'été. Il n'y avait plus rien à lui dans le meuble de la salle de bain, à part un rasoir jetable usagé désormais inutilisable. Elle contrôla tout l'appartement de fond en comble, ouvrit les fenêtres pour aérer bien qu'il fasse un froid de canard à l'extérieur. Elle chercha d'autres indices qui pourraient suggérer les actes de John en son absence, mais il y avait bien peu à comprendre: il ne reviendrait que pour prendre le reste de ses affaires.

Elle vida son trolley, mit les vêtements sales à la lessive et prit une douche sans toucher ses cheveux, pour éviter de mouiller le pansement. Elle avait encore trois jours devant elle avant d'aller voir le médecin pour faire enlever les points. Elle jeta un oeil à son genou et constata que le gonflement avait diminué et que l'asymétrie entre le droit et le gauche était à peine visible. La douleur se faisait sentir si elle appuyait le doigt sur la rotule, sinon elle ne percevait qu'une sensation de chaleur et d'engourdissement de la peau.

Au lieu de se rhabiller, elle enfila une robe de chambre en épais satin rouge foncé et se jeta sur le canapé pour se reposer.

Tout semblait inchangé dans le séjour: la petite table ronde de bois blanc, avec dessus un plateau couvert de bougies parfumées de formes variées; la vitrine pleine de verres en cristal et d'assiettes d'époque victorienne; les étagères avec leurs livres et bibelots, achetés sur divers marchés d'antiquités; un miroir au contour en bois décoré par découpage; la cheminée en briques aux parois de verre et le meuble-bar avec ses hauts tabourets.

Chaque chose était parfaite et à sa place habituelle.

Mais elle commençait à ressentir un vague malaise, un sentiment de non-appartenance. Elle avait loué ce loft avec John et, sans lui pour le remplir de sa présence, elle ne le considérait plus comme le sien. Ils se partageaient la moitié des charges, mais elle devrait maintenant tout payer et elle n'était pas certaine de pouvoir se le permettre sans entamer le fonds fiduciaire que son père lui avait donné quand elle avait quitté la maison quelques années plus tôt.

Elle s'était promise de ne pas prendre un seul dollar de ce compte: elle voulait s'en sortir seule. Mais pour en être sûre, elle devait quitter cet appartement et en prendre un plus petit, dans une zone moins coûteuse. Avant de s'adresser à une agence cependant, elle devait s'assurer du tour qu'avait pris sa relation avec John: elle voulait lui laisser le temps de réfléchir et de revenir en arrière, pour ne pas regretter un jour de ne pas avoir essayé; et pour donner à son enfant ce qui lui revenait de droit: une famille et l'amour de ses deux parents.

Un gargouillement lui suggéra de manger quelque chose, mais son état émotionnel ne lui donnait pas envie de cuisiner. Mira aurait pu lui préparer quelque chose de bon, si elle avait été à la maison. Elle lui avait donné un autre jour de congé pour pouvoir prendre le temps de réfléchir à ce qu'il fallait faire, car elle ne savait pas ce qu'elle trouverait à son retour à la maison.

Cela la désolerait énormément si elle était un jour obligée de lui dire qu'elle devait se trouver un autre emploi. Elle s'était attachée à cette femme si travailleuse, aux mille ressources; elle lui faisait confiance et la renvoyer serait une grande perte. Mira aussi semblait s'être liée à elle: elle lui disait souvent qu'elle n'avait jamais été aussi bien traitée que dans cette maison et qu'elle ne voudrait jamais la quitter. Pauvre Mira!

Elle toucha son ventre. Rit d'un rire aigu, décalé, nerveux, jusqu'à ce que ce rire se transforme en pleurs, qui libérèrent la tension de ces derniers jours, la jetant dans un étourdissement mental.

Le bip aigu de son téléphone lui rappela qu'elle devait le charger. Elle se leva avec des mouvements lents, le prit et le brancha sur la prise de courant; puis tenta de s'endormir, en vain.

Elle décida alors d'appeler Hans; elle avait besoin d'entendre une voix familière. Cela lui arrivait chaque fois qu'elle avait le moral en berne, à la différence de John, qui se refermait comme une huître.

John… Toujours lui dans sa tête!

Elle composa le numéro avec des gestes nerveux.

«Loreley, comment tu vas? Tu t'es amusée à Paris? lui demanda son frère.

–Bien sûr que je me suis amusée… Elle dérapa sur la dernière syllabe et s'éclaircit la voix.

–Tu es sûre que tout va bien?

–Je viens de me réveiller et je me sens encore un peu dans les vapes. Comment vous allez Ester et toi?

–Bien. Je suis encore au bureau et elle est chez maman.

–À propos d'Ester: tu sais, j'ai rencontré une personne à Paris.» Elle hésita: était-ce important de lui dire? Peut-être pas, mais pourquoi ne pas le faire? «Tu vois, cette personne que j'ai rencontrée, je l'ai pris pour Jack au premier coup d'oeil, le frère d'Ester.

Le silence se fit à l'autre bout de la ligne.

–Hans, tu es là?

–Je t'ai entendue.

–Excuse-moi, fais comme si je ne t'avais rien dit.

–Oublie les excuses et dis-moi plutôt: qui est ce type?

–Je l'ai rencontré quand j'ai fini à l'hôpital et… Elle s'arrêta. Merde! Elle ne voulait pas lui parler de la chute.

–Mais qu'est-ce que tu racontes? Qu'est-ce qu'il s'est passé?

–Rien de grave. Je vais bien, vraiment! Elle déplaça une mèche de cheveux derrière son oreille pour mieux entendre.

–Dis-moi la vérité! insista Hans d'une voix brusque.

Quand il prenait ce ton, cela signifiait qu'il ne lâcherait rien tant qu'il n'aurait pas reçu de réponse convaincante.

–J'ai trébuché dans les escaliers de l'hôtel, à Paris, mais je ne me suis pas fait trop mal heureusement: juste un genou gonflé et quelques points à la tête.

–Je fais un saut chez toi.

–Pas maintenant. Je dois encore récupérer du voyage. Il ne manquerait plus qu'il vienne chez elle: il constaterait l'absence de Johnny.

–Je viendrai plus tard, tu auras tout le temps de te reposer comme ça.

–J'ai besoin de rester un peu au calme. N'insiste pas! Et je te préviens: si tu viens quand même, je ne t'ouvre pas.

Quelques secondes de silence s'écoulèrent.

–D'accord, mais on se voit pendant la semaine, compris?

–C'est moi qui viendrai te voir dans ce cas, je suis souvent dans le coin de toute façon. Je verrai aussi Ester comme ça.

–Ça lui fera sûrement plaisir. Parle-moi de cet homme maintenant: tu as dit l'avoir rencontré à l'hôpital. Un médecin?

–C'est celui qui m'a recousue. Et je répète: ce type est le portrait craché de Jack avec la barbe; mais quand je l'ai entendu parler, je me suis dit que ça ne pouvait pas être lui: son anglais n'est pas parfait comme celui de l'autre, et la cadence est française. En plus, le personnel s'adressait à lui comme au docteur Jacques Legrand. Il est donc clair que ça ne peut pas être ton beau-frère. Il me regardait comme une inconnue.

–Les hasards de la vie sont vraiment étranges…

Loreley eut l'impression de percevoir un soupçon d'inquiétude dans la voix de son frère, en plus de la perplexité.

–C'est aussi ce que j'ai pensé.

–S'il te plaît, ne raconte pas à Ester ce que tu viens de me dire. Il lui a fallu du temps pour accepter la disparition de la seule personne de sa famille qu'il lui restait.

–Bien sûr que non! Ne t'inquiète pas.

–Et John?

–Il va bien, bien mieux que moi. Il est au travail en ce moment. Elle en était certaine.

–Salue-le pour moi. Je dois te laisser, désolé: j'ai une réunion dans quelques minutes. Préviens maman que tu es à la maison, et essaie de te reposer.»

Encore du repos et pour recommencer à marcher correctement, il lui faudrait de la kinésithérapie! pensa-t-elle en soupirant.

«Je dois retourner au travail demain ou Kilmer va vraiment me licencier.

–Essaie de tenir bon avec lui, ne te laisse pas intimider. On se voit dans la semaine.»

8

Sonny referma le piano et plaça feuille et crayon sur le couvercle de l'instrument: la nouvelle composition exigeait beaucoup de concentration, qui lui manquait ces derniers jours.

Il se leva de la banquette, sortit du studio et ouvrit la porte-fenêtre du salon pour aller au jardin: il avait besoin d'air froid pour se secouer.

Depuis qu'il avait revu Loreley à la patinoire, il pensait souvent à elle et, bien qu'il cherche à s'impliquer dans son travail, il n'arrivait pas à chasser de son esprit les images de ce visage à la beauté nordique et de cette unique fois ensemble. Cela lui était déjà arrivé de coucher avec une femme pour une seule nuit et de dormir ensuite tranquillement; il ne comprenait pas pourquoi cela devait être différent avec Loreley, pensa-t-il en entendant un piétinement.

Il vit la gouvernante, une femme d'âge moyen au visage émacié, s'approcher en secouant un vêtement gris foncé.

«Monsieur Marshall, il fait froid dehors! Mettez cette veste, lui dit-elle dès qu'elle fut assez près pour la lui tendre.

–Merci, mais je me sens bien comme ça.

–Vous allez tomber malade avec seulement une chemise… Et à moitié ouverte en plus! Elle posa la veste sur son bras et ferma les premiers boutons de la chemise. Il l'arrêta.

–Louise, je ne suis pas un enfant. Je sais ce que je fais.»

Une bourrasque souleva un tas de feuilles mortes du sol: quelques-unes finirent dans les cheveux de la femme qui, agacée, tenta de les enlever. «Vous voyez quel temps? Il y aura bientôt une averse! Laissez-moi faire.» Elle le regarda d'un air résolu, de ses petits yeux sombres enfoncés dans leur orbite.

Sonny lui prit la veste du bras et la posa sur ses épaules. Il savait qu'elle ne partirait pas avant qu'il ne se soit couvert. Le zèle de la gouvernante était parfois aussi agaçant qu'une piqûre de moustique, mais elle l'appréciait et semblait n'avoir d'autre façon de lui montrer son affection, sinon de le tenir à l'oeil.

Quand Louise retourna à ses tâches, Sonny reprit sa promenade le long du sentier qui le mènerait jusqu'à la fontaine.

Il la regarda à une certaine distance, se concentrant sur les deux jets d'eau: le premier se dressait pour ensuite s'incurver et retomber dans la vasque en dessous; le second au contraire descendait dans celle au sol en une cascade de minces ruisseaux.

«Ester. Cascades et fontaines la fascinent…» murmura-t-il.

Sa voix trahissait la souffrance qu'il éprouvait encore.

Il secoua la tête: pourquoi encore penser à cette femme? Elle avait fait son choix et était heureuse avec Hans aujourd'hui; cela allégeait la douleur de l'avoir perdue. Un sourire amer lui échappa. Il ne pouvait pas perdre ce qu'il n'avait jamais eu.

«Mais s'il n'était pas là, Ester serait ici avec moi maintenant, dans cette maison et…»

Il chassa ces mots gênants de la main. Ça suffit! Il devait détourner son attention sur autre chose ou sur quelqu'un d'autre. Sur une jeune femme aux longs cheveux blonds et aux yeux bleus par exemple.

Loreley revint occuper ses pensées, qui se troublèrent en cherchant un ordre logique, tandis que les images devenaient par moments nettes, par moments floues, suivant les souvenirs de cette unique nuit passée avec elle. Il éprouva le désir de l'avoir là, même juste pour bavarder, peut-être devant une coupe de champagne. Mais cette fille lui échappait toujours, elle ne semblait pas disposée à vouloir le revoir. L'idée qu'elle s'en était voulue de s'être donnée à lui ne le laissait pas en paix avec lui-même.

Au diable! Les deux seules femmes qu'il avait aimées ne lui avaient procuré que des ennuis et de la souffrance: il n'avait pas l'intention d'en ajouter une troisième.

«Salut Sonny! le salua une voix féminine dans son dos.

Un léger soupir lui échappa avant de se retourner.

–Salut, Lucy. Comment se fait-il que tu sois venue jusqu'ici? Le Comté de Nassau était loin de Manhattan.

–Quel accueil chaleureux! Ne t'épuise pas trop à m'embrasser, je ne voudrais pas que tu froisses tes vêtements. Je ne le prends pas mal, et je te le prouve immédiatement…» Sans quitter son visage des yeux, elle agita une main en l'air, comme pour réclamer l'attention de quelqu'un.

Sonny détourna le regard derrière elle et vit la gouvernante se diriger vers eux avec une bouteille et deux coupes posées sur un plateau. Il se renfrogna. «Je vois que Louise s'est démenée dans la cave.

–Ne te fâche pas: tu sais que j'ai un certain ascendant sur elle. Lucy était la seule qui arrivait à adoucir le caractère rigide et tranchant de la femme.

–Je ne comprends toujours pas la raison…

Dès que Louise fut près d'eux, Lucy prit le champagne.

–À toi de la déboucher, lui dit-elle en la lui tendant.

–Ma promenade est terminée à ce qu'il semble, observa-t-il en prenant la bouteille.

–Tu es de mauvaise humeur! Louise m'avait prévenue. Et moi qui me suis pomponnée!» Elle fit la moue.

Sonny la regarda. Elle portait une courte et élégante robe bleue qui laissait deviner les courbes généreuses de sa poitrine et la ligne sinueuse de sa taille. Ses cheveux étaient ramassés sur sa nuque en un chignon doux: elle était belle, oui, mais il la connaissait depuis qu'elle était enfant et continuait à la voir comme la petite soeur de son ami Paul.

«Excuse-moi, je me sens nerveux. Si tu es venue jusqu'ici et que tu as voulu du champagne, il doit y avoir une bonne raison. À quoi devons-nous trinquer cette fois?

–C'est le cas, en effet. Elle s'empara des coupes et poursuivit quand Louise eut battu en retraite. Tu te souviens de l'essai que je devais faire au théâtre?

–Bien sûr que je m'en souviens. Et alors?

–Je l'ai fait et… Ils m'ont prise!

Il écarquilla les yeux, stupéfait.

–Je n'arrive pas à y croire!

–Ah, merci! Tu sais vraiment comment me faire sentir fière de moi.

–On ne pourrait pas s'arrêter et faire une pause? râla-t-il.

–Je suis venue ici pour fêter mon nouveau et unique travail, et je voudrais que tu sois heureux pour moi.

–Tu m'avais dit que tu étais retournée à tes études cette fois, mais je ne t'ai pas crue. Et tu me prouves que, quand tu veux, tu peux en être capable. Je suis heureux pour toi. Il la vit sourire.

–Merci!»

Sonny versa le champagne dans les deux coupes qu'elle serrait dans ses mains, puis en prit une. «Félicitations pour ta carrière dans le théâtre, alors.»

Ils firent tinter le cristal et burent en silence.

Ce fut Lucy qui reprit la parole. «Tu sais, j'en avais assez de me voir avec le visage paralysé pour sourire pendant des heures devant un appareil photo. C'est bien mieux de jouer et d'avoir un contact direct avec les gens.

–Je ne peux pas te donner tort.»

Elle lui demanda de remplir son verre, le vida d'un trait et le lui tendit à nouveau.

Sonny la regarda boire avec entrain et fronça les sourcils.

«J'espère que tu te surveilles avec l'alcool. Ça fait un moment que je te vois t'y adonner.

–Ne t'inquiète pas, je ne bois pas tant que ça. Et surtout, je ne deviendrai jamais comme ton ex-femme Leen, si c'est ce que tu crains: je ne suis pas si désespérée.

–Bien, j'espère vraiment!

–Je vais de l'avant comme tu vois, et sacrément bien; c'est toi qui es encore lié à ton passé. Quand te décideras-tu à te libérer de ce qu'il t'est arrivé? Tu as changé par rapport à l'année passée, mais je ne voudrais pas que tu dévies de ta route vers quelque chose de mauvais et nocif pour toi.

–Mais qu'est-ce que tu racontes? lui demanda-t-il irrité.

–Voilà, tu vois? J'aurais bien envie de te répondre du tac au tac, mais je me sens trop heureuse aujourd'hui pour vouloir me disputer. Et maintenant, je suis sérieuse.

–Je te préfère comme tu étais avant, dans ce cas.

Elle gonfla les joues et souffla l'air dehors.

–Écoute: tu te souviens de ce que tu m'as dit le soir où Ester devait quitter New York et que je t'ai accusé de ne pas être assez amoureux d'elle, parce que tu t'étais résigné à la laisser partir sans lutter?

Sonny ferma les yeux et chercha ces heures néfastes dans sa mémoire. C'était un peu avant que Leen essaie de le tuer. Lucy était arrivée dans son dos en lui apportant à boire, exactement comme elle l'avait fait peu avant.

–Non. Ça ne me revient pas à l'instant.

–Tu m'as dit: "J'ai comme une épingle plantée dans le coeur. Une douleur subtile, persistante, qui ne me laisse pas en paix, mais avec laquelle je vais devoir cohabiter jusqu'à je ne sais quand. Je suis juste mieux préparé que toi à la supporter."

–Mes compliments quelle mémoire!

–Je ne pourrais pas espérer faire du théâtre si je n'en avais pas. Et cette réponse est restée imprimée dans mon esprit. Mais revenons à ceci: "Je suis juste mieux préparé que toi à la supporter”. Tu dirais de nouveau ça, aujourd'hui? Il me semble que je réagis mieux que toi à la douleur.

–Vraiment?! Et qu'est-ce qui te fait penser ça?

–Le fait que j'essaie de m'améliorer, alors que tu ne fais qu'empirer.

–Bah, c'est facile de s'améliorer quand on part d'en bas…» Il s'interrompit. Merde!

La phrase lui avait échappé. Il avait touché son point faible cette fois: l'estime de soi.

Il entendit son amie retenir sa respiration.

«Pardonne-moi, Lucy, je ne voulais pas être si blessant, vraiment…» s'empressa-t-il de dire en posant une main sur son bras.

Elle baissa les yeux sur la coupe qu'elle tenait entre ses doigts, comme si elle contemplait les bulles qui remontaient du fond vers la surface, puis le regarda à nouveau en face, les yeux brillants. «Jusqu'il y a peu, tu ne m'aurais jamais dit une méchanceté de ce genre. Moi peut-être, mais pas toi. Ça ne t'évoque rien?

Sonny soupira.

–Ça m'évoque que c'est peut-être mieux d'interrompre cette conversation et de se revoir à un meilleur moment. Je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à ce qu'il semble et je m'en tire avec des phrases malheureuses, c'est pour ça que j'aurais préféré que tu m'appelles avant de me faire une surprise. Même si ça me fait plaisir de te voir, il y a des moments où c'est mieux de rester seul. Ça ne veut pas dire que je ne t'aime pas. Il lui sourit.

Lucy lui prit le verre et la bouteille des mains.

–Bien! Dans ce cas, la prochaine fois qu'on se reverra, fais en sorte que ce soit toi qui apportes le champagne: je n'arrive pas du tout à imaginer quelle raison tu auras de célébrer quelque chose pour l'instant, mais quoi que ce soit, je serai très contente de la partager avec toi.» Elle tourna les talons et le planta là dans le jardin, près de la fontaine.

Lucy posa la bouteille et les verres sur le bar du salon puis, d'un sourire forcé, salua Louise qui la précéda pour lui ouvrir la porte de la maison. Son sourire s'évanouit quand elle monta en voiture pour laisser à ses yeux la liberté d'exprimer ses émotions par des larmes.

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