Buch lesen: «Masques De Cristal», Seite 4

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Le test était positif. Exactement comme elle le craignait.

Comment cela avait-il pu arriver? Où s'était-elle trompée? se demanda-t-elle en enveloppant le stick dans un mouchoir en papier pour le jeter à la poubelle.

Elle sortit de la salle de bain de longues minutes plus tard. Elle se sentait dans le même état que si on lui avait administré une forte dose de sédatifs. Elle ne rejoignit pas Johnny dans le séjour: elle ne voulait pas courir le risque qu'il se rende compte de l'état dans lequel elle était et elle ressentait le besoin de réfléchir avant de parler avec lui.

Elle se dirigea vers la chambre à coucher, de l'autre côté de la maison. Une fois déshabillée, elle prit son pyjama sous son oreiller et l'enfila avec des gestes d'automate. Elle réalisa qu'elle avait mis le pantalon à l'envers mais se ficha de le remettre dans le bon sens.

En entendant des pas, elle tourna le dos à la porte. «Tu vas déjà au lit? lui demanda Johnny.

–Je suis très fatiguée. Ça t'ennuie? Elle fit semblant de chercher quelque chose dans le tiroir de la table de nuit pour qu'il ne remarque pas son trouble.

–Non, pas du tout… Je viens dès que le match est terminé, je suis à la mi-temps.

Elle l'entendit s'approcher davantage et se plaqua un masque d'impassibilité sur le visage, le même qu'au tribunal.

–D'accord. Elle referma le tiroir après y avoir pris un paquet de mouchoirs qui ne lui servait à rien.

John l'enlaça par derrière, lui entourant la taille.

–Mets-toi au lit, lui dit-il. J'éteindrai les lumières et fermerai les volets.»

Elle tourna la tête pour lui lancer un regard noir.

« Pourquoi tu me fixes comme ça? demanda-t-il.

–Tu détestes faire ces choses, je dois toujours y penser moi-même.

Elle le vit sourire.

–Vu que tu vas te coucher et que je dois sortir, je me forcerai à le faire.

–Tu sors avec Ethan?

–Comme toujours. Mais ne t'inquiète, on ne rentrera pas tard cette fois.»

L'homme relâcha son étreinte et quitta la pièce après l'avoir légèrement embrassée sur la tempe.

Loreley se glissa sous les couvertures mais eut du mal à trouver le sommeil. Pour la première fois, elle se sentait contente que John sorte sans elle, le soir. Elle ne s'était pas encore remise de ce qu'il s'était passé au mariage de Hans que quelque chose de plus grand qu'elle surgissait. Aucun des deux n'avait pris en considération l'idée de mettre un enfant au monde, pas maintenant.

***

Deux jours plus tard, Loreley ne s'était pas encore décidée à informer John qu'il allait devenir père pour la deuxième fois. Elle voulait garder ce secret pour elle mais, dans une lueur de prise de conscience, elle se promit de lui dire le plus tôt possible, en espérant qu'il ne réagisse pas mal.

Elle n'arrivait pas à comprendre comment elle était tombée enceinte malgré les précautions prises. À la maison, elle ne faisait rien d'autre qu'y penser; elle n'arrivait à respirer qu'au bureau. Le travail la tenait occupée, lui offrant une trêve.

Ce mercredi matin-là, elle se trouvait dans une salle du tribunal avec son client, Peter Wallace.

Loreley avait vu des accusés nerveux, désolés, inquiets, effrayés ou carrément satisfaits d'eux-mêmes, mais elle n'avait jamais vu une expression aussi détachée chez aucun d'eux. Comme si ce qu'il se passait autour de son client ne le concernait pas du tout. Il était là, assis à côté d'elle, les yeux fixés droit devant lui, sans rien regarder de particulier, les mains croisées dans une attitude plus adaptée à une église qu'à un tribunal.

Loreley avait rencontré le juge Henry Palmer durant son stage et l'avait apprécié pour son humanité, qui ne transparaissait pas dans ses yeux à moitié cachés sous ses paupières tombantes et ses lèvres minces toujours pincées. Elle le voyait rarement sourire durant une audience. À vue d'oeil, il devait avoir grossi d'une dizaine de kilos depuis la dernière fois qu'elle l'avait vu: son ventre s'écrasait maintenant contre le bord du pupitre. Même la toge n'arrivait pas à le cacher.

Le juge posa ses lunettes sur son nez avant de lui poser la question attendue. «Que plaide votre client?» La voix sonnait haute mais un peu rauque, comme s'il récupérait d'un mal de gorge.

Elle se tourna vers Peter Wallace, qui ne bougea pas d'un centimètre. Le seul détail qui lui fit comprendre qu'il était vivant fut un frémissement à peine perceptible de sa mâchoire bien dessinée. «Innocent, votre Honneur. Mon client est irréprochable, il a toujours vécu une existence tranquille et le crime dont on l'accuse est à démontrer. Les preuves à charge se basent uniquement sur un témoignage peu fiable. Je demande la liberté sous caution.

–Monsieur le Procureur…,dit le juge pour l'inviter à parler.

–Il est vrai que l'accusé est irréprochable, mais comme il a été démontré, il est d'un naturel agressif: il y a une première fois à tout. Il pourrait en outre quitter l'État, sa famille a les moyens de l'aider. Je demande que la requête de la défense soit rejetée.»

Après une réflexion approfondie, le juge décida: «La caution est refusée.»

Le coup sec du marteau mit fin à l'audience.

Son client se tourna vers elle cette fois, lui montrant des yeux verts privés de lumière.

«Je suis désolée.

–Ce n'est pas moi. Je sais que personne ne me croit; même pas vous, Maître.»

Il n'y avait ni humilité ni auto-apitoiement dans son ton, mais aucune arrogance non plus. Elle le vit écarter de ses yeux une petite mèche de cheveux bouclés, blonds vénitiens.

«Au revoir Maître Lehmann» la salua-t-il un instant avant que les agents ne s'approchent pour l'escorter hors de la salle.

Elle s'éloigna à la hâte: un autre accusé et son avocat de la défense venaient d'entrer et allaient prendre leur place.

De retour à la maison, Loreley se jeta sur le canapé sans même enlever ses chaussures. Elle avait travaillé comme tous les jours, mais se sentait plus fatiguée qu'à l'ordinaire. Même le parfum du pot-pourri qui imprégnait l'air lui semblait plus fort. Elle tordit le nez.

Lorsque John rentra peu après, elle le salua du divan en levant une main: elle était trop bien installée pour se lever et aller à sa rencontre.

«Tu vas bien? lui demanda-t-il en s'approchant. Tu ne t'es même pas changée.

–Je suis fatiguée ces derniers temps, tu le sais.

Il retira sa veste, la jeta sur le bras du canapé et s'assit à ses côtés après lui avoir enlevé ses chaussures.

–Pourquoi tu ne fais pas une pause dans ce cas?

–Je ne peux pas.

Johnny fronça les sourcils.

–À cause de l'affaire dont tu t'occupes?

–Oui, évidemment.

–Te prendre un week-end ne changera rien pour ton client, mais ça ne peut te faire que du bien.

–Je ne sais pas si c'est le moment…

–Même si je te demande de venir avec moi à Paris, ce week-end?

Loreley écarquilla les yeux;

–Tu ne me demandes jamais de venir quand tu pars pour le travail.

–Je sais que tu adores Paris et ça fait longtemps que tu n'y es plus allée. Je te vois vraiment éprouvée et je n'aime pas ça.

–Oh, dans ce cas, je pourrais éventuellement y penser, lui dit-elle tandis qu'il écartait les cheveux de son front d'une caresse.

John lui sourit.

–Juste y penser?

Loreley réfléchit rapidement: elle devrait discuter avec lui, tôt ou tard, et ne pouvait pas perdre davantage de temps si elle ne voulait pas empirer la situation. Peut-être que Paris était l'occasion et le bon endroit pour ce genre d'aveu.

–D'accord. Je n'y pense pas: la réponse est oui, je viendrai avec toi.

–On part vendredi matin, à l'aube. Et ce n'est pas une façon de parler. Donc, discute avec ton patron et demande-lui de te laisser libre jusqu'à lundi. Paris n'est pas la porte à côté.»

Elle allait avoir du mal à faire digérer son absence à Kilmer.

Bah, elle s'en fichait, elle y avait tout à fait droit!

***

Paris! La ville de l'amour par excellence et antique refuge des artistes de tout poil: c'était la phrase que Loreley lisait dans la brochure de l'hôtel.

Elle la remit à sa place, sur sa table de nuit couleur ivoire. Qui sait si cette ville les aiderait John et elle à souder le sentiment qui les tenait unis. Elle l'espérait de tout son coeur.

Elle se dirigea vers la porte-fenêtre en bois blanc et l'ouvrit en grand, se postant sur le petit balcon à la balustrade en fer forgé. Elle se trouvait au quatrième étage d'un ravissant hôtel de style Liberty dans le centre-ville, le long du boulevard qui rejoint la rue de Rivoli, bordant le Musée du Louvre.

Le soleil était couché depuis des heures mais l'air n'était pas aussi froid et humide qu'elle avait imaginé qu'il pouvait l'être en cette période de l'année. Elle regarda la place arborée en bas, parsemée de bancs, et sa fontaine en marbre. Une file de vélos de location s'étirait le long du trottoir tandis que la rue courait un peu plus haut, peu fréquentée à cette heure, avec ses nombreux magasins.

À peine entré dans la chambre, Johnny s'était jeté sur le lit pour récupérer du vol. Elle avait pu dormir dans l'avion et, à part une légère nausée, elle se sentait bien et avait très envie d'aller se promener dans la ville.

«Reviens à l'intérieur, tu fais entrer de l'air froid» ronchonna Johnny en tirant la couverture jusqu'à son menton.

Loreley soupira. Il n'y avait aucun espoir qu'il puisse voir ce lieu avec le même regard qu'elle, pensa-t-elle en fermant les volets. Le temps qu'elle sorte ses vêtements de la valise et qu'elle les range dans la petite armoire, Johnny s'était déjà endormi. Elle prit un livre qu'elle avait emporté, s'étendit sur le lit et commença à lire.

Un quart d'heure plus tard, elle le referma en soupirant. Bien! Il pouvait continuer à dormir, mais elle n'avait aucune envie de rester enfermée à l'hôtel à l'entendre ronfler. Elle arrangea sa chemise, prit son sac et ouvrit la porte.

«Où tu vas?

Loreley se figea.

–Faire une balade ici sur le boulevard. Je voulais te laisser te reposer en paix…

Johnny se releva et s'appuya sur un coude.

–Viens près de moi. Je veux célébrer le premier jour à Paris à ma façon.

–Tu n'es pas si fatigué, alors!» Elle prononça ces paroles lentement, en s'approchant de lui, tout en déboutonnant son chemisier avec des gestes qui laissaient transparaître ses intentions. Elle lança le vêtement sur l'ottomane pour passer à la jupe, qu'elle fit glisser le long de ses jambes.

«Tu t'occupes du reste» lui dit-elle en comblant la distance entre eux jusqu'à être proche au point de sentir son souffle sur elle.

Johnny tendit la main et elle fut nue en une seconde, sous ses yeux bleus qui la regardaient avec désir.

Il la surprit ce soir-là en s'attardant sur les préliminaires, comme il savait qu'elle aimait. Ce fut une des rares fois où Loreley se sentit couverte d'attentions.

S'il l'aimait, peut-être qu'il ne réagirait pas mal à la nouvelle d'avoir un enfant. C'était peut-être elle qui se créait des problèmes ou les exagérait. Aussi difficile que ce soit, elle se mit à penser à une vie avec lui et leur enfant. Mais pourquoi était-ce arrivé juste à ce moment, aussi tôt?

***

Le matin suivant, quand John la quitta pour aller discuter du projet professionnel avec une société de construction, Loreley décida de se rendre au Musée du Louvre. Elle l'avait déjà visité quelques années plus tôt, mais il n'avait pas été possible de le voir entièrement.

Elle passa des heures à explorer les salles, à monter et descendre les escaliers pour pouvoir trouver les halls des oeuvres exposées qui l'intéressaient, en s'arrêtant de temps en temps pour se reposer.

Tard dans l'après-midi, elle fit du shopping dans les boutiques du Boulevard de Sébastopol: peu de choses vu que presque rien ne rentrerait dans la valise.

Au coucher du soleil, quand ils se retrouvèrent, Johnny lui proposa d'aller à la Tour Eiffel. Ils se firent déposer dans les environs du monument et se baladèrent sur la Promenade, pour admirer ce morceau de bord de Seine et le soleil qui disparaissait dans une explosion de rouge et d'orange derrière les maisons, alors que les premières lumières du soir s'allumaient.

Dans le lointain, la partie supérieure de la tour montait en flèche au-dessus des arbres. Quand ils arrivèrent à ses pieds, l'imposante structure de métal était complètement illuminée.

Loreley observa la file de personnes devant la billetterie et entendit John grommeler. «Regarde combien de gens il y a pour monter au sommet! Tu es sûre de vouloir le faire?

–Non, pas si tu n'en as pas envie, lui répondit-elle en tentant, en vain, de ne pas montrer sa déception.

–D'accord, je te ferai plaisir cette fois encore.»

Il faisait tout pour la contenter, pensa-t-elle.

«Je devrais peut-être te faire sourire plus souvent: tu as les yeux qui brillent.»

Elle aurait voulu lui montrer combien elle avait apprécié ces mots, mais elle ne lui donna qu'un bref baiser: il y avait trop de gens autour d'eux.

Une petite heure plus tard, ils arrivèrent sur la terrasse panoramique. Vue d'en haut, Paris était d'une beauté indescriptible, avec ses lumières qui se multipliaient au fur et à mesure que les minutes passaient, créant une géométrie lumineuse entrecoupée d'étincelles de minuscules points brillants.

La fraîcheur de l'air provoqua un léger frisson chez Loreley, qui n'était peut-être pas dû à la brise froide, mais à la conscience que le moment de révéler son secret était venu.

Elle regarda autour d'elle et remarqua une inscription rouge au-dessus de leurs têtes: “Bar et Champagne” lut-elle.

«Et si on prenait quelque chose à boire? lui proposa-t-elle.

Il suivit la direction de son regard et sourit.

–C'est une excellente idée.»

C'était peut-être une erreur de lui parler d'un sujet si délicat dans un lieu public, mais c'était une occasion particulière et elle ne voulait pas la gâcher. Elle devait essayer. Tout était si parfait.

À la deuxième coupe de champagne, elle décida de lui faire la déclaration tant redoutée. Elle respira et sentit son artère palpiter rapidement dans son cou. Courage… Aie confiance!

«Johnny, j'ai quelque chose d'important à te dire.

Il posa son verre sur la table.

–Je t'écoute.

–Mon attention s'est focalisée sur le travail ces derniers mois, tu le sais pas vrai?

–Où veux-tu en venir?

–Et bien, tu sais… Qu'est-ce que c'était difficile!

–Loreley, qu'est-ce qu'il y a? Il commençait à s'agiter. Il changea de position.

–Je suis enceinte» lui dit-elle.

Elle avait essayé de deviner une infinité de fois quelle serait sa réaction. Elle s'était tout imaginé, mais pas qu'il éclate de rire.

«C'est vraiment très amusant. Tu n'arriveras pas à me faire peur. Je ne tombe pas dans le panneau.»

Lui faire peur? Elle resta interdite. Ses pensées se chevauchèrent et elle ne réussit pas à prononcer un mot, mais l'expression sur son visage devait être éloquente, parce qu'il cessa de rire.

«Tu prends la pilule, tu ne peux pas être enceinte! Ne plaisante pas avec ça!

–Je ne plaisante pas du tout.

–Tu as arrêté de la prendre sans me le dire? Sans me demander mon avis? lui demanda-t-il en haussant le ton.

–Ce n'est pas ça. Ne t'énerve pas, baisse la voix…, le pria-t-elle presque en chuchotant.

–Maintenant, je comprends ton comportement de ces derniers jours!

–Essaie de rester calme, s'il te plaît!

–Comment peux-tu prétendre que je reste calme après m'avoir mis dos au mur? Son regard semblait exprimer du mépris. Comment tu as pu me faire une vacherie pareille?»

Il fit mine de partir, mais elle l'arrêta en l'attrapant par le bras. Il lui bloqua la main à son tour en serrant son poignet.

«Ne me touche pas…» ajouta-t-il. Il relâcha la prise et, sans rien ajouter, la laissa en plan dans le bar.

Encore incrédule, elle le regarda sortir d'un pas raide et rapide. Elle se sentit suffoquer.

Il éprouve peut-être cette sensation lui aussi, pensa-t-elle. Elle se sentait trahie. Elle ne pouvait pas lui donner tort sur son point de vue, mais elle n'avait rien fait d'intentionnel; cela devait tout de même compter pour quelque chose.

Déçue, elle paya l'addition et se dirigea vers l'ascenseur.

Durant la descente de la Tour, elle lança un dernier regard à la ville sous elle, et c'était comme si son coeur ne voulait plus suivre ses propres battements dans sa poitrine.

Elle appuya le front sur la paroi de verre et ferma les yeux. Lorsqu'elle sentit les larmes jaillir, elle battit des paupières pour tenter de les retenir. Par chance, les gens semblaient trop occupés à profiter du panorama pour lui prêter attention.

Elle espéra que Johnny l'attendrait en bas, mais elle ne le trouva pas.

Elle avait à peine mis pied à terre que des lueurs soudaines la poussèrent à regarder vers le haut: la Tour Eiffel, déjà illuminée, venait de s'allumer d'autres lumières étincelantes et intermittentes, comme celle d'un arbre de Noël grandiose et éblouissant. Elle semblait vouloir l'encourager à ne pas perdre courage. C'était une invitation à sourire: et elle y arriva, même juste pour un instant.

Loreley appela John durant le trajet de retour, et lui envoya plusieurs messages sur son téléphone, mais il ne répondit pas. Arrivée à l'hôtel, elle trouva la chambre vide, comme elle l'avait imaginé.

Elle garda le téléphone près d'elle.

Finalement, comprenant qu'il ne reviendrait pas de la nuit, elle ressentit le besoin d'entendre une voix amie. Elle appela Davide et, pour la seconde fois, annonça la nouvelle du bébé qui arrivait.

Son ami resta silencieux. On n'entendait qu'un chat qui miaulait à l'autre bout de la ligne.

«Eh, Davide, tu parles ou pas?

–Mon Dieu, Loreley! Et tu me le dis comme ça, par téléphone?

–Je n'ai pas d'autre moyen de le faire, pour le moment. Tu ne penses pas? Elle avait besoin de ses réconfortants bras virtuels à l'instant, pas de reproches.

–Je suis content de l'heureux évènement, mais pas de la situation dans laquelle tu te trouves maintenant… Bordel de merde, tu devais lui dire avant de partir; tu te serais épargnée de rester seule pour affronter tout ça!

–Ça m'avait semblé une bonne idée, mais c'est fini de toute façon.

–Ne saute pas trop vite aux conclusions, lui conseilla-t-il. Parfois, les premières réactions sont disproportionnées par rapport à ce que l'on éprouve quand on a le temps d'y réfléchir. C'est sûr, ce sera un sacré changement!

–Je me serais attendue à tout, mais pas à tomber enceinte. Je n'étais pas prête à ça et je pense que je ne le suis toujours pas, répliqua-t-elle, fatiguée de l'amertume qu'elle éprouvait. Il m'a fallu du temps pour…» Elle s'arrêta. Si elle avait eu besoin de jours pour accepter la nouvelle, pourquoi prétendre de John que ce soit différent pour lui?

«D'accord, j'ai compris: j'attendrai un peu avant de considérer son non comme définitif.

–Va dormir maintenant et tiens-moi au courant, s'il te plaît.

–Bien sûr, je le ferai. Bonne nuit. Elle allait raccrocher, mais elle entendit la voix de son ami la rappeler.

–Attends, Loreley! Félicitations pour le bébé!»

6

Elle somnolait encore quand elle entendit la porte de la chambre s'ouvrir. Elle entrouvrit à peine les yeux et resta immobile.

Entre ses cils, elle vit John ouvrir l'armoire, en sortir les quelques affaires qu'il avait emportées et les mettre dans son grand sac.

Il se déplaçait furtivement, comme un voleur. Il partait.

Son coeur rata un battement et il lui sembla qu'il ne voulait pas reprendre son rythme normal. Elle prit une profonde respiration et dès que cette sensation désagréable cessa, repoussa les couvertures et sortit du lit, prête à l'affronter. Elle ne pouvait pas lui permettre de partir de cette façon, avec la certitude qu'elle l'avait trompé.

Il se tourna et la regarda.

«Je vais au rendez-vous avec l'architecte Morel puis je rentre à New York… seul. Finis ton week-end, lui dit-il en la transperçant du regard.

–Arrête de te comporter comme ça! Tu ne m'as même pas laissée parler quand on était sur la Tour Eiffel.

–Je n'ai toujours pas envie de t'entendre. Tu es avocate: si tu arrives à embrouiller tout un jury pour sauver ton client, je n'ose pas imaginer ce que tu dirais pour te sauver toi.

–C'est un coup bas!

–Et le tien, tu le définirais comment? Il lui montra son ventre.

Discuter dans ces conditions était compliqué, mais elle devait essayer.

–Je ne l'ai pas fait exprès. Je n'ai jamais cessé de prendre la pilule, tu dois me croire!

–Désolé, mais je n'y arrive pas.» John attrapa son petit bagage, se dirigea vers la porte et quitta la chambre, sans plus lui accorder un regard.

Loreley resta immobile quelques secondes. Elle aurait dû l'envoyer au diable et dire qu'elle s'occuperait seule de l'enfant, mais elle devait tenter de le convaincre qu'elle était sincère avant d'en arriver là; car si la situation était telle, et si cet homme ne méritait pas d'avoir un enfant, l'enfant, lui, méritait d'avoir un père. Il changerait peut-être d'avis un jour: c'était arrivé à d'autres hommes de se raviser après avoir vu leur bébé. Le tribunal lui avait appris qu'il était parfois nécessaire de mettre son orgueil de côté.

Non, s'il y avait le plus infime espoir, elle sentait qu'elle devait faire au moins une tentative pour arranger les choses.

Elle enfila son jean, un pull et ses bottines, prit son blouson et se précipita dehors.

L'ascenseur près de la chambre était occupé et le signal était allumé sur celui d'en face également.

Elle devait prendre les escaliers. Si elle descendait assez rapidement, elle réussirait à le rejoindre avant qu'il ait le temps de prendre un taxi.

Quatrième étage.

Escalier, palier, escalier.

Troisième étage.

Escalier, palier, escalier. Plus vite, plus vite…

Deuxième étage.

Escalier, palier, vide…

Un de ses pieds manqua une marche et elle dégringola les suivantes. Elle lança un cri de terreur.

Une douleur atroce, puis un tourbillon d'ombres noires l'engloutit dans le néant.

***

La légère brûlure au bras et la douleur aux reins tirèrent peu à peu ses sens de leur obscur brouillard. Elle n'arrivait pas à ouvrir les yeux.

«Miss Lehmann… Vous m'entendez?»

Les mots avaient été prononcés dans un anglais hésitant, avec un fort accent étranger, et la voix féminine semblait provenir de très loin.

Seules quelques syllabes sans aucun sens sortirent de sa bouche. Sa langue était collée au palais et ses lèvres étaient sèches. Elle se limita à acquiescer.

«Elle reprend ses esprits. Vous pouvez l'emmener dans le service.» C'était une voix d'homme qui parlait maintenant, mais dans un français parfait cette fois. Loreley remercia son père de l'avoir obligée à apprendre cette langue quand ils vivaient encore à Zurich.

Elle se raidit: où se trouvait-elle? La question resta en suspens dans le bref silence qui suivit, jusqu'à ce que quelques souvenirs confus l'assaillent avec la violence d'un coup de massue. L'ambulance, les urgences, l'examen… Et le vide à nouveau.

Elle était à l'hôpital!

Un tremblement violent la saisit.

Quelqu'un tenta de la tenir immobile, mais elle n'arrivait pas à contrôler les intenses frissons qui secouaient son corps.

«Je crois que c'est une réaction au stress du traumatisme» entendit-elle dire.

Que lui avaient-ils fait? se demanda-t-elle, en proie à un soupçon terrible. Elle voulait savoir, mais n'arrivait pas à demander. Ses dents claquaient avec la force d'un marteau-piqueur et son coeur semblait vouloir les vaincre à toute vitesse; comme si elle avait un nid de vipères enragées dans la tête. Elle s'imposa le calme en respirant à fond plusieurs fois.

«Voilà, bien… comme ça. N'ayez pas peur.»

Cette voix masculine de nouveau, si rassurante.

«Docteur, le professeur Leyrac vous demande dans la salle deux.» Une femme était intervenue.

«Oui, j'arrive immédiatement. Emmenez mademoiselle Lehmann dans une chambre» répéta l'homme.

Loreley perçut des pas qui s'éloignaient. La légère torpeur qui enveloppait encore son esprit s'évanouissait. Quelques instants plus tard, elle put ouvrir les yeux.

La première chose qu'elle vit furent les portes d'un grand ascenseur qui se fermaient, puis la silhouette d'une femme en blouse blanche qui s'apprêtait à appuyer sur un bouton.

Peu après, ils la déplacèrent du brancard à un lit.

«Vous vous sentirez mieux demain» la rassura une infirmière en installant la perfusion sur la potence.

«Mon enfant…» parvint-elle à dire en se touchant le ventre.

***

Loreley eut du mal à s'éveiller. Bien que la matinée soit déjà bien avancée, elle avait encore sommeil: il lui avait été impossible de dormir tranquillement cette nuit, entre alarmes qui sonnaient avec insistance, pas pressés dans les couloirs, voix chuchotantes et lumières allumées.

Une main se posa sur son bras. C'était une infirmière.

«Mademoiselle Lehmann, vous devez venir avec moi: le médecin voudrait vous parler. Vous savez, pour la sortie.

–Oh! Je pars, alors!

–Le médecin vous expliquera tout.» Elle se pencha pour l'aider à descendre du lit.

Bien qu'elle ait la tête douloureuse et le genou gonflé, Loreley refusa son aide et la suivit en boitant.

Tandis qu'elles avançaient, elle entendit une discussion provenir d'une pièce le long du couloir.

«Je ne comprends pas, il doit y avoir eu une erreur…

–Docteur Duval, je vous avais demandé de contrôler les résultats des examens, en particulier la valeur des hCG; et c'est justement ce qu'il manque.»

Elle avait déjà entendu cette voix.

«Voilà… Entrez ici, Madame» lui dit l'infirmière en indiquant la porte entrouverte de la pièce dont provenaient les voix. Elle l'ouvrit en grand pour faciliter son passage.

Une odeur de désinfectant au chlore flottait dans la petite pièce. La personne assise derrière le bureau ne leva même pas les yeux des feuilles qu'elle examinait; Loreley ne remarqua que ses cheveux courts et bruns, les larges épaules sous la chemise blanche et les mains à la peau légèrement dorée. L'image de ce médecin lui causa un sentiment d'inquiétude, à la différence de sa voix, qui arrivait à la rassurer.

La jeune doctoresse blonde debout à ses côtés lui lança un rapide coup d'oeil et l'invita à s'asseoir.

«Miss Lehmann, il semble que vous soyez en bonne santé et…, lui dit-il dans un anglais à peine compréhensible.

–Malheureusement, il nous manque une analyse, le coupa l'autre.

–Vous pouvez rentrer chez vous, Miss Lehmann. Dès que nous aurons les résultats, nous les insérerons dans le dossier» poursuivit l'homme en levant la tête et en regardant Loreley.

Elle vit alors ses traits, les yeux bleu foncé, comme le ciel au crépuscule.

«S'il y a quoi que ce soit de nouveau, nous vous informerons: laissez-nous votre adresse email et… Miss Lehmann, quelque chose ne va pas?

–Jack? Jack Leroy? cria Loreley.

–Excusez-moi?»

Elle le fixa en silence. Mon Dieu, on dirait vraiment lui! Il était le sosie du frère d'Ester, avec la barbe…

Le médecin se leva avec un air inquiet et s'approcha, puis il se tourna vers sa collègue. «Appelez le Docteur Julies.

–Tout de suite, Docteur Legrand» répondit-elle en soulevant le cornet du téléphone.

Docteur Legrand? Était-elle stupide! pensa Loreley déçue. Jack parlait un anglais parfait: cet inconnu se débrouillait, mais sa prononciation des voyelles était fermée, le r traînant et le son plus doux.

Ressentant son inquiétude, elle l'arrêta: «Je vais bien, je vous assure. J'ai juste eu l'impression de vous avoir déjà vu… de vous connaître, bref: je me suis trompée.

–On peut donc procéder à la sortie.» Il retourna s'asseoir, prit le stylo que la doctoresse lui passa et gribouilla quelque chose sur des papiers. «Vous pouvez prévenir quelqu'un de venir vous chercher?»

Loreley se raidit, serra les mains et baissa les yeux sur le tas de dossiers aux couleurs pastel sur un côté du bureau.

«Miss Lehmann» la rappela-t-il.

Elle leva à nouveau les yeux et rencontra ceux de l'homme, qui l'observaient attentivement; elle tenta d'adopter une attitude plus détendue.

«Vous êtes venue seule à Paris? Quelqu'un peut vous aider ici?

Elle pensa à Johnny, mais chassa cette idée sur le champ. Il était peut-être déjà à New York. Elle ajusta une mèche de cheveu derrière son oreille.

–Vous venez de dire que je peux sortir. Je n'ai besoin de rien, ni de personne» affirma-t-elle d'un ton déterminé.

Elle vit apparaître sur son visage une expression entre la surprise et le scepticisme. Mentir à quelqu'un qui a un regard si intense et perspicace lui fut très difficile. L'attitude de défense qu'elle avait prise la trahissait déjà. Mais n'était-ce pas à elle de décider pour elle-même en fin de compte?

«Je vous assure que je vous dis la vérité. Je n'ai personne à contacter et je peux me débrouiller seule.

Un ange passa.

–D'accord, vous sortirez comme prévu, dit le médecin. Entretemps, je vous prescris une thérapie à faire à la maison.» Il lui tendit la main pour lui donner quelques documents.

Elle les prit et les plia sans même leur accorder un coup d'oeil. Elle voulait se soustraire le plus vite possible à cette situation qui la mettait mal à l'aise.

«Il n'y a heureusement pas de séquelles et l'enfant va bien; mais restez au moins deux jours au repos, poursuivit-il. Pour les points au crâne, vous pourrez vous les faire enlever dans une semaine, dans n'importe quel hôpital. Et gardez la genouillère pendant minimum quatorze jours.

–Bien sûr, je le ferai.

–Ce serait mieux que vous reveniez ici pour une visite de contrôle, avant de partir: c'est une précaution que je me sens obligé de vous conseiller.

–J'y penserai. Je devrai aussi contacter l'assurance santé. Je vous remercie, Docteur Legrand.» Elle prit congé et se leva en se tenant à l'accoudoir de la chaise. Elle posa les yeux sur l'autre médecin: «Docteur…»

Elle se força à lui sourire, la saluant d'un signe de tête, puis se tourna pour quitter l'infirmerie avec l'esprit comme vidé de toute pensée, mais avec une colère qu'elle n'avait jamais éprouvée, envers John et elle-même. À cause de son état émotionnel, elle ne fit pas attention et appuya son poids sur la mauvaise jambe. Elle tendit les bras en avant à la recherche d'un appui, mais ils heurtèrent un récipient en métal en forme de haricot qui s'écrasa au sol dans un bruit assourdissant, répandant tout son contenu. Sur son genou sain, les paumes des mains sur le sol, Loreley regarda les dégâts, ne sachant si elle devait rire ou pleurer.

Elle sentit deux mains fortes sur ses épaules, qui l'aidèrent à se relever, tandis qu'un infirmier accourait pour remettre seringues, tubes de pommade, gaze et ciseaux dans le récipient.

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