Buch lesen: «Masques De Cristal»
Terry Salvini
Masques de cristal
Traduction de
Pascale Leblon
“Masques de cristal”
de Terry Salvini
www.tektime.it
© 2020 – Maria Teresa Salvini
Tu apprendras à tes dépens que le long de ton chemin, tu rencontreras chaque jour des millions de masques et très peu de visages.
(Luigi Pirandello)
Personne ne peut porter longtemps le masque
(Sénèque)
Cette œuvre est purement fictive. Toute ressemblance avec des situations ou des personnes, existant ou ayant existé, ne saurait être que fortuite.
Maschere di cristallo Copyright © 2019 Maria Teresa Salvini
Masques de cristal Copyright © 2020 Maria Teresa Salvini
Tous droits réservés. Aucun extrait de cet ouvrage ne peut être utilisé ou reproduit sans autorisation écrite préalable, excepté pour ce qui est de courtes citations incluses dans des commentaires ou avis éventuels.
À mes ex-maris
À mes filles
À mon compagnon.
Prologue
Loreley émergea d’un rêve confus, la peau couverte de sueur, la bouche pâteuse et une douleur lancinante aux tempes. Elle les massa, tentant de s’expliquer la raison de ce malaise, mais son esprit se refusait à collaborer.
Elle cligna plusieurs fois des paupières avant de les ouvrir complètement. Tout autour d’elle était immergé dans le noir; seule une petite et agaçante ampoule LED troublait cette obscurité: comme d’habitude, John avait oublié de l’éteindre avant de s’endormir.
Elle se tourna vers lui en soupirant, prête à lui donner un coup de coude, quand un doute la figea. Elle regarda de nouveau la LED rouge: elle ne se trouvait pas face à elle, où elle aurait dû être!
Ce n’est pas la lumière de la télévision, pensa-t-elle.
Loreley s’efforça de se concentrer sur les détails de la pièce et, une fois ses yeux habitués, réussit à entrevoir les silhouettes sombres des quelques meubles autour d’elle: rien ne lui sembla familier.
Elle n’était pas dans sa chambre! Elle entendit un souffle plus fort que les autres, presque un râle; le lit remua et elle comprit que son compagnon venait de se tourner vers elle. Une forte odeur d’alcool la consterna: il devait avoir beaucoup bu. Et elle peut-être aussi, comprit-elle un instant plus tard.
Elle glissa lentement hors des draps, mais ses jambes lâchèrent et elle dut s’asseoir sur le lit. La nausée s’était ajoutée au mal de tête. Elle prit quelques secondes avant de se lever de nouveau. Quand elle fut certaine de pouvoir tenir debout, elle se dirigea vers la LED, convaincue qu’elle signalait la présence d’un interrupteur. Elle la toucha plusieurs fois. Rien ne s’alluma.
Un autre doute l’assaillit. Elle fit demi-tour, contourna le lit et allongea la main vers l’homme qui paraissait plongé dans un lourd sommeil, lui effleura les cheveux et le visage pour en étudier les traits, attentive à ne pas le réveiller. Elle retira brusquement son bras, son cœur sembla s’arrêter un instant, et se mit à battre la chamade comme jamais.
Avec qui était-elle au lit, bon sang?
Elle devait partir de là, le plus vite possible, décida-t-elle.
Où étaient ses vêtements?
À tâtons, elle trouva son slip et son soutien-gorge sous le drap.
Au bout d’une interminable minute, elle mit enfin la main sur sa robe, qui avait fini au pied du lit, et sur son sac, au garde-à-vous sur le fauteuil: le seul objet à sa place.
Une main en avant, elle identifia la porte de la salle de bain et alluma. L’image que le miroir lui renvoya la fit sursauter: ses yeux d’un bleu profond étaient cernés de mascara noir qui avait coulé et de cernes, tandis que son visage était d’une pâleur déconcertante.
Elle soupira: elle ne s’était plus vue réduite à cet état depuis des années. Elle observa les petits flacons sur le plan à côté du lavabo, les serviettes blanches repliées sur les poignées et deux peignoirs immaculés, pendus à leur crochet. Elle eut ainsi la preuve qu’elle se trouvait dans une chambre d’hôtel; mais elle ne se souvenait absolument pas de comment elle y avait fini.
Elle se lava le visage et après avoir arrangé au mieux ses cheveux blonds avec le minuscule peigne offert aux clients, se tourna vers la fenêtre. Il faisait encore noir dehors, elle ne voyait rien, pas même la lune dans le ciel, et sortit son téléphone de sa pochette: quatre heures dix.
Un son strident l'avertit que la batterie était presque déchargée. Elle diminua rapidement la sonnerie et activa la localisation. La carte montrait un point dans l'Uptown de Manhattan, dans les environs de Central Park. Elle n’était pas loin de chez elle, pensa-t-elle soulagée, un instant avant que le portable ne s’éteigne avec une légère vibration.
Loreley le rangea à côté d’un petit étui rond en argent: son pilulier. Elle le fixa comme si, à l’intérieur, se trouvait quelque chose qui pouvait l’aider à retrouver sa lucidité et son équilibre. Une bouée de sauvetage qui stopperait toutes ses sensations négatives. Elle fit mine de le prendre mais se ravisa. C’était peut-être à cause de cette faiblesse qu’elle se trouvait actuellement dans une situation absurde. Elle referma son sac: mieux valait le laisser où il était. Elle se tourna et lorsque son regard s’arrêta sur son élégante robe, posée sur le tabouret, l’image tremblante d’un couple de mariés qui trinquent à leur futur ensemble lui vint à l’esprit.
Elle essaya de se rappeler autre chose, mais renonça: ce n’était pas le moment d’y penser. Elle se rhabilla à la hâte pour retourner dans la chambre.
Bon sang, ses chaussures! Elle les chercha longtemps, dans le noir, jusqu’à ce qu’elle bute sur ses escarpins. Elle se couvrit la bouche d’une main et le juron qui lui échappait fit marche arrière pour retourner d’où il venait. Elle retint son souffle, aiguisa son ouïe: le léger ronflement de l’homme continuait sans interruption.
Elle respira à nouveau. Elle quitta la pièce en douce encore pieds nus, ne remit ses chaussures qu’une fois dans l’ascenseur et se fit appeler un taxi à la réception.
Dehors, le ciel nocturne tendait vers le gris foncé et l’air était saturé d’humidité, tout comme la rue, où ne circulaient encore que peu de véhicules; dans quelques heures, elle serait envahie d’une myriade de voitures et de gens pris par l’urgence endiablée de se rendre au travail.
Elle aussi devait s’acquitter de cette tâche ce matin, malgré la nausée, le mal de tête et sa mine épouvantable: la carrière et les absences au travail n’étaient pas compatibles.
Le taxi arriva en quelques minutes. D’un pas incertain, elle se dirigea vers la portière, que le conducteur avait entretemps ouverte, mais en descendant du trottoir, elle glissa sur une petite flaque. Elle s’agrippa à l'homme, qui la soutint, pour ne pas finir par terre.
Hé, non. Ça suffit de terminer dans les bras d’inconnus! se dit-elle en se dégageant de sa prise.
Elle vit l’homme faire un pas en arrière.
«Je voulais seulement vous aider à entrer…»
Loreley l’observa un instant: la lumière du réverbère lui révélait un visage joufflu au regard amusé.
«Je le fais seule, merci» lui répondit-elle brusquement.
D’un mouvement peu assuré, elle s’assit sur le siège arrière, pendant que le chauffeur s’installait à la conduite.
«Où allons-nous, Mademoiselle?»
Loreley lui donna l’adresse puis, avec une grimace de douleur, se passa une main sous la nuque.
«Vous allez bien? Si vous voulez, je peux vous emmener à l’hôpital.
–Non, ce n’est pas nécessaire. Ça passera…
–Vous avez un peu levé le coude, hein?!
Elle soupira.
–Je ne pense pas que ça vous regarde.
–D'accord, mais essayez de ne pas vomir sur le siège ou je serai obligé de vous compter un supplément…
Loreley lui fit une grimace dans le rétroviseur.
–Ça n’arrivera pas. J'ai juste très mal à la tête: deux heures de repos, un café et je redeviendrai comme avant.
–J'espère qu’avant est bien mieux que maintenant, commenta le chauffeur ironique, un instant avant d'émettre un cri qui ressemblait à un rire à peine retenu.
–Allez au diable!»
Si je m’en tire, je jure que je ne ferai plus rien de ce genre.
1
Loreley se leva de sa chaise et s’approcha de la fenêtre de son bureau. Elle était fatiguée de rester assise derrière un bureau à feuilleter des codes et à écrire sur son ordinateur, d’autant plus qu’elle devrait bientôt se rendre au tribunal.
Même si elle ne pouvait pas voir les nuages, elle constata qu’il allait recommencer à pleuvoir; son humeur devint sombre, comme le ciel de ces deux derniers jours, une couleur qu’elle détestait et la rendait triste.
Elle resta longtemps le regard fixé sur les vastes fenêtres bleutées du gratte-ciel en face, l’esprit concentré sur ce qu’il lui était arrivé la nuit précédente. Elle tentait de se remémorer la séquence des événements mais, dans sa tête, les souvenirs ressemblaient à une vieille pellicule floue et abîmée, sur laquelle les photos défilent à toute vitesse pour toujours se bloquer au même endroit.
Elle se souvenait très bien de la cérémonie de mariage de son frère, du repas au restaurant d’un hôtel à Manhattan, de la musique et des toasts, ainsi que des attentions dont l'avaient bombardée les hommes présents: les visages inconnus avant la fête étaient nombreux, tout comme ceux qu’elle connaissait depuis longtemps. Un en particulier se détachait parmi ceux-ci, qui la tourmentait ces dernières heures, et elle craignait qu’il appartienne à la personne avec laquelle elle avait quitté le restaurant pour monter dans la chambre.
J'espère que ce n’est pas lui!
Loreley fixait encore l’intérieur du bureau que l’on apercevait à travers les vitres du gratte-ciel en vis-à-vis quand un bruit derrière elle arrêta le cours de ses pensées.
«Loreley, tu es encore là?
Elle se tourna vers Simon Kilmer, un homme à la peau aussi blanche que ses rares cheveux.
–Excuse-moi, je réfléchissais à certaines choses. Je pars immédiatement.
Elle s’éloigna de la fenêtre et rejoignit le bureau, dans un angle de la pièce, pour y récupérer ses notes. Elle heurta un dossier qui cogna à son tourle porte-crayons, et le renversa. Son contenu roula sur le plateau en acajou avant de finir sur le sol en marbre.
–Qu’est-ce que tu as aujourd’hui? lui demanda Simon. Tu es nerveuse pour le procès Desmond? Désolé, mais tu devras être présente dans la salle d’audience, lui dit-il d’un ton autoritaire. C’est le minimum que tu puisses faire pour que j'oublie que tu as refusé de prendre ce cas. Tu as risqué de jouer…
–Le procès n’a rien à voir! le coupa-t-elle en s’agenouillant pour rassembler stylos et crayons. Elle leva un instant les yeux et arrêta la question suivante. Sois tranquille, mes problèmes ne concernent que ma vie privée. Et maintenant, s’il te plaît, ne me demande plus rien.
Elle rangea le porte-crayons à sa place, retira ses lunettes et les rangea dans son sac, sans plus parler.
Kilmer toucha la marque sombre sur son visage, une tache de naissance à peine visible sous sa barbe blanche.
–Je n’ai aucune intention d’être indiscret, dit-il. Mais quoi qu’il en soit, essaie de redevenir alerte et active: tu es distraite et tu as l’air exténuée. Les fêtes entraînent une telle perte d’énergie… Il lui sourit, comme pour lui faire comprendre qu’il avait peut-être saisi le problème.
Loreley ne répondit pas à sa provocation mais ébaucha un sourire. Aussi perspicace que soit cet homme, il ne pouvait certainement pas avoir deviné ce qu’elle avait fait.
–Je suivrai ton conseil.
–File maintenant, ou tu arriveras quand tout sera terminé. Et s’il te plaît: dis-moi dès que possible comment ça s’est passé. Je veux l’entendre de ta bouche, pas d’Ethan, compris?
–Parce que j’ai le choix? Je sais que tu me le ferais payer d’une façon ou l’autre» répliqua-t-elle avant de quitter la pièce.
Comme toujours quand elle se déplaçait pour le travail, elle prit un taxi.
«Au 100 Centre Street, le plus rapidement possible, s’il vous plaît» dit-elle au chauffeur, un jeune de type asiatique à la chevelure courte et lisse.
Au bout de quelques kilomètres, le véhicule vibra et un bruit anormal sembla alarmer le conducteur.
Quoi encore? se demanda Loreley.
En maudissant la malchance, l'homme se déplaça sur un côté de la route pour chercher un endroit adéquat où se garer, mais il perdit de précieuses minutes avant de réussir à le trouver. Il ouvrit la portière, sortit et fit le tour du véhicule, le contrôlant attentivement.
«Tout va de travers ce matin! s'exclama-t-il avec un geste de rage. Il ne manquait plus qu’un pneu crevé!»
Oh non! Juste quand il ne fallait pas! pensa-t-elle en sortant de la voiture à son tour.
«Combien de temps il faudra pour le changer?
–Au moins un quart d’heure, Mademoiselle.
–Je ne peux pas me le permettre! Elle haussa le ton.
–Je suis désolée, ça ne dépend pas de moi; vous le voyez vous aussi, répondit-il en lui montrant la roue avant presque dégonflée.
Loreley claqua la portière.
–Dites-moi combien je vous dois. Vite, s’il vous plaît.
–Laissez tomber. On dirait que ce n’est pas un de mes jours de chance aujourd’hui.
–Pour moi non plus…»
Elle sortit dix dollars de son portefeuille et les tendit à l'homme, qui avait entretemps ouvert le coffre pour prendre le matériel nécessaire afin de changer la roue. Elle le vit les ranger dans sa poche sans hésitation, la remerciant d’un sourire.
Loreley s’éloigna jusqu’au croisement avec la route principale et observa les nombreuses voitures de tous modèles et couleurs qui filaient à toute allure. Dès qu’elle repéra un taxi, elle leva la main pour attirer son attention, mais il continua tout droit sans même ralentir.
Elle en vit un autre arriver et exagéra son geste dans l’espoir de l’arrêter, sans succès. Elle essaya à nouveau: rien à faire! Ces maudites voitures jaunes poursuivaient leur route, indifférentes à son drame.
Était-il possible qu’il n’y ait aucun taxi libre?
Elle essaya une dernière fois, gesticulant jusqu’à se sentir ridicule: toujours rien! Dans un soupir, elle se tourna et alla trouver le chauffeur de taxi.
«Écoutez… Combien de temps vous faut-il pour terminer?
–Encore quelques minutes, Mademoiselle, lui répondit-il en vissant un des boulons de la roue.
–Ok. Faisons ceci. Elle prit quelques billets. Si vous m’emmenez au tribunal pour onze heures, cette journée va devenir un de vos jours de chance.»
L’homme suspendit son geste pour contempler l’offre généreuse de sa cliente, et reprit son travail avec plus de zèle. Deux minutes plus tard, il était de nouveau au volant avec elle assise à l’arrière, qui regardait l’écran de son téléphone en comptant les secondes qui s’écoulaient.
Le trafic dense à hauteur de Hell's Kitchen ralentit la course du taxi jusqu’à l’obliger à s’arrêter. Ils avançaient désormais à pas d’homme. Le bruit des klaxons démontrait toute l’impatience des conducteurs.
«Il n’y a pas de bretelle pour sortir de ce foutoir? demanda Loreley.
–Je suis désolé, Mademoiselle. Vous pensez que je ne la prendrais pas s'il y en avait une?
–Je joue ma place!
–Vous n’imaginez pas combien de clients arrivent ici, chacun avec son histoire. Certains restent muets et presque immobiles, m’ignorent tout le trajet. Alors que d’autres sont tellement nerveux… Comme si le siège leur brûlait le cul. Et ils racontent n’importe quoi, comme vous.»
Loreley put le voir sourire dans le rétroviseur et s’efforça de le lui rendre, encaissant la réponse grinçante.
«Mais il y a une chose qu’ils ont tous en commun, continua-t-il. Une urgence infernale d’arriver à destination.
Elle respira profondément pour se calmer.
–Je me suis déjà excusée, qu’est-ce que je peux faire d’autre?
–Rien! Je préfère les clients comme vous, Mademoiselle, à ceux momifiés.»
Cette-fois, Loreley lui sourit avec plus de conviction. Avec tout l’argent que je t’ai donné! pensa-t-elle en posant sa tête sur l’appuie-tête.
La douleur dans sa nuque avait suffisamment diminué pour lui permettre de travailler, mais ne l’avait pas tout à fait quittée.
C’était peut-être le bon moment de recourir à un analgésique: le médecin lui avait répété plusieurs fois de le prendre quand la douleur n’était pas encore trop forte et de doubler la dose uniquement si c’était nécessaire. Mais son obstination et ses nombreuses occupations l’avaient conduite à le faire de façon aléatoire, avec pour résultat qu’en quelques années, elle s’était retrouvée à avoir besoin d’une dose plus importante.
Elle sortit la petite boîte en argent de son sac, l’ouvrit, prit un comprimé et la referma, s’arrêtant pour observer les deux L en or brillant gravés sur le couvercle: Lorenz Lehmann à une époque, son grand-père; aujourd’hui, Loreley Lehmann.
Comme elle le craignait, elle arriva en retard au tribunal. Bien que le chauffeur n’ait pas réussi à tenir sa promesse, elle lui laissa la somme entière, déjà importante, pour compenser le fait qu’il avait dû supporter sa nervosité.
Elle monta le large escalier de marbre qui menait à l’entrée du bâtiment en courant, dans l’espoir d’assister au moins au verdict. Elle savait heureusement où aller et ne devait pas perdre davantage de temps à demander des informations: c’était facile de se perdre dans cet environnement si vaste si on ne le connaissait pas parfaitement.
Loreley comprit avant même d’entrer dans la salle que la sentence du cas Desmond avait été prononcée: la porte était ouverte et quelques personnes sortaient.
Merde, trop tard! Sa main se ferma en poing et elle frappa une surface invisible.
Immobile sur le seuil, elle jeta un coup d’œil rapide à l’intérieur: la lumière qui filtrait à travers les volets aux fenêtres était faible, mais suffisante pour voir la tension encore présente sur le visage des gens; public et jurés quittaient leur place, comme le juge Sanders, une petite femme âgée, qui emprunta la porte au fond de la salle.
Loreley entra dans le brouhaha qui allait crescendo, pour chercher son collègue Ethan Morris. Elle le trouva debout à côté de l’accusée, Leen Soraya Desmond.
Comme s’il avait perçu son arrivée, Ethan se tourna vers elle et esquissa un sourire forcé. Un instant plus tard, Leen se tourna également et ses yeux orientaux s’étrécirent.
«Ça ne se terminera pas comme ça Lehmann! lui hurla-t-elle. J’aurai ma revanche tôt ou tard!» Tandis que deux agents en tenue l’emmenaient, elle porta son attention sur un homme brun qui observait la scène à distance. «Mon père se souviendra de toi et de ce que tu m’as fait… Toujours!
–Je n’oublierai pas moi non plus, Leen! Tu peux en être certaine» lui répondit-il d’une voix forte et déterminée.
Curieuse, Loreley examina l'objet, ou plutôt le sujet de tant de rancœur, et se raidit dès qu’elle le reconnut, le fixant comme en transe. Dans sa tête, les images de la vieille pellicule reprirent leur cours, claires et rapides cette fois, sans interruption.
Oh, mon Dieu! C’est lui!
«Qu’est-ce qu’il t’arrive? C’est à cause de ce que ma cliente t’a dit? lui demanda Ethan en s’approchant.
Elle déboutonna la veste bleue ajustée qui l’empêchait de respirer, jusqu’à ce que sa poitrine se soulève pour faire entrer l’air dans ses poumons.
–Pas vraiment. Je suis juste un peu fatiguée.
L’avocat lui sourit en acquiesçant.
–J’imagine qu’hier a été une sorte de tour de force.
–Oui. Et revoir cette femme… Elle regarda la porte par laquelle Leen venait de sortir. Bah… Ce n’était clairement pas un plaisir. Et je n’ai pas réussi à arriver à temps.
–Ne t’inquiète pas. Je ne dirai rien de ton retard à Kilmer, ni à lui ni à Sarah. Si tu viens manger avec moi, je te raconterai tout ce qui s’est dit. Au cas où il te ferait subir un interrogatoire, tu sauras quoi lui répondre.
–Je te remercie. Sache que je ne suis pas arrivée en retard exprès: le taxi a crevé un pneu.
–Kilmer ne te croirait pas, mais je te connais mieux que lui. Allons manger: c’est le seul plaisir qu’il me reste.»
L’homme brun qui venait d’avoir un échange haineux avec l’accusée les rejoignit et les arrêta à peine le seuil franchi. Loreley serra la poignée de son sac au point de planter ses ongles dans la paume de sa main.
«Maître Morris, mes félicitations pour l’excellente défense. Mais je suis heureux qu’elle n’ait pas suffi à vous faire gagner, dit le nouvel arrivant avant de leur sourire, tandis qu’elle faisait un pas en arrière par discrétion.
–Je peux vous comprendre, Monsieur Marshall. Ethan semblait embarrassé.
–Je vous souhaite une bonne journée, Maître, dit encore l’autre, avant de tourner son regard vers Loreley. Salut Lory.» Il la fixa longuement, comme s’il voulait lui parler mais ne savait pas quoi dire.
Submergée de sensations et de pensées contradictoires, elle ouvrit la bouche pour répondre à son salut: elle n’arriva pas à prononcer une parole.
Il lui sourit, bien que ses yeux d’une couleur proche de l’ambre paraissent sérieux. «La prochaine fois, je préfèrerais que l’on se voie loin de cet endroit» finit-il. Il tourna le dos et s’éloigna.
Ethan gratta sa nuque rasée de près. «Qu’est-ce que tu as, Loreley? Tu ne l’as même pas salué.
–Excuse-moi… Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Elle le vit secouer la tête, ses yeux exprimant de la confusion.
–D’accord, allons-y: je n’ai pas mangé ce matin à cause de la nervosité et, maintenant que tout est terminé, la faim se fait sentir.»
***
Une semaine s’écoula, durant laquelle Loreley se sentit plus sereine et réussit à ne pas trop penser à ce qu’elle avait fait. Les rares fois où cela arrivait, surtout quand elle était seule au lit, elle chassait ses souvenirs, prenait un livre au hasard et lisait jusqu’à ce que ses yeux rougissent de fatigue et qu’elle s’écroule, endormie; ou elle regardait des documentaires divers à la télévision. Tout convenait pour focaliser son attention sur autre chose.
Elle se souvenait très peu des heures de passion passées avec cet amant improvisé d’une nuit, mais elle commençait à se rappeler ce qui était arrivé avant de monter dans la chambre avec cet homme.
Assise à table dans un grand restaurant avec d’autres invités au mariage, Loreley grignotait un morceau du gâteau nuptial quand lui, une coupe de champagne dans une main et une chaise dans l’autre, s’était installé à côté de son ami Steve, face à elle.
«Toutes les personnes à cette table ont trouvé leur moitié: même Hans et Ester y sont arrivés. Il ne reste que moi, avait-il dit en accompagnant cette dernière phrase d’une gorgée de champagne, comme pour se féliciter lui-même.
–Je te conseille de rester célibataire encore un bon moment! fut la réponse moqueuse de Steve.
–Je me le conseille moi aussi, tu sais? Chaque jour, pour ne pas l’oublier. Aucune liaison sentimentale pour les prochaines années: j'en ai eu assez!»
Loreley avait ressenti un léger malaise et baissé les yeux sur son assiette, sentant que cet homme souffrait encore à cause d’Ester, qui semblait au contraire une épouse très heureuse de son choix. Il n’avait laissé transparaître aucun émoi de toute la journée, mais le champagne l'avait sans doute poussé à baisser la garde.
«Tu n’es pas vraiment le seul célibataire à cette table… Ou alors je ne compte pas? l’avait corrigé Lucy, une jeune femme blonde aux courbes généreuses. Mais contrairement à toi, je continue ma route, malgré tout… Elle avait insisté sur les deux derniers mots, comme pour faire comprendre à quoi, ou plutôt à qui, elle voulait faire allusion avec ce “malgré tout”.
–J'imagine, je n’ai jamais eu aucun doute à ce sujet!» lui avait répondu l’homme ironique.
Une grimace de déception était apparue sur le visage de la jeune femme: «C’est toujours mieux que de pleurer sur son sort!»
Loreley avait difficilement retenu un rire. Cette Lucy s’amusait à le titiller chaque fois qu’elle en avait l’occasion et il répliquait du mieux qu’il pouvait, eut égard au fait qu’il n’était habituellement pas du genre à se montrer irrévérencieux avec les femmes. C’est pour cette raison que la jeune femme transformait tous leurs échanges en querelles. C’était devenu un rituel désormais, le seul moyen de communication entre eux, au point que s’ils avaient changé cette coutume, Loreley en aurait été stupéfaite et peut-être un peu déçue aussi.
Quand il avait vu Lucy s’éloigner de la table pour aller danser, l’attention de l’homme s’était reportée sur elle, qui lui avait ensuite tenu compagnie avec quelques after dinner, oubliant de ne pas mélanger analgésiques et alcool.
Durant ces derniers jours frénétiques passés à aider Ester pour les préparatifs du mariage et à discuter du cas Desmond avec son chef, sa douleur à la nuque ne lui avait laissé aucun répit. La cerise sur le gâteau était arrivée deux jours avant les noces: son compagnon l'avait appelée de Los Angeles pour l’informer, comme si c’était sans importance, qu’il ne pourrait pas l’accompagner au mariage. La dispute que cela avait provoqué avait accentué la migraine, l’obligeant à recourir souvent aux médicaments.
Il restait un gouffre obscur dans son esprit, entre le moment où les mariés avaient quitté le restaurant, suivis par les joyeux souhaits de bonheur, et celui où elle s’était réveillée en pleine nuit dans une chambre dans les étages supérieurs de l’hôtel. Un trou fait de flashs où elle se voyait nue et accrochée à un homme à la peau bronzée qui, du poids de son corps, l’écrasait sur le lit en la caressant et en l’embrassant.
Ensuite, le noir absolu.
Lui de nouveau, qui en roulant sur lui-même la porte sur lui, à califourchon. Elle se remémorait ses yeux félins qui présageaient la passion, et ses lèvres au sourire espiègle qui l’invitaient à se laisser aller à tout désir inexprimé.
Le noir total encore, suivi d’un réveil confus… Et de l’inavouable réalité.