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Buch lesen: «Amitié amoureuse», Seite 9

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XCIV
Denise à Philippe

31 mars.

Mon cher Philippe, vous me rendez presque fière. Y a-t-il sensation meilleure que celle de se sentir utile à ceux qu'on aime? Mais malgré mon désir de vous secourir, il me faut partir. Hélène a eu des syncopes, vous le savez; j'ai consulté Robin et Félizet; ils m'ont dit: «Partez, laissez-la vivre au grand air et déchirer ses trop jolies robes aux ajoncs de vos landes, voilà le traitement qu'il lui faut», – c'est pourquoi je pars.

Mais vous viendrez nous rejoindre; moi aussi j'ai pris l'habitude de vous, de vos humeurs aussi changeantes que les nuages, de vos blâmes, de vos approbations. Je pars le 10 avril; Pâques est le 14. Venez passer les fêtes avec nous, cher grand.

Mère vient avec moi. Elle est attristée des mauvaises nouvelles de Gérald. Ah! ce Tonkin! ce qu'il a déjà pris de fils aux mères! Mon frère parle de demander un congé. Il faut qu'il ait été bien malade, le pauvre garçon, pour songer à se reposer.

En attendant mon départ, venez souvent; reprenons nos fins de jours. Vous allez me perdre un peu; ne soyez plus, pendant ces derniers thés servis si mignonnement par Hélène, le cher tyran qu'on aime malgré tout.

XCV
Philippe à Denise

10 avril.

Ma chère amie,

Laissez-moi d'abord, en commençant cette lettre, revenir sur la confidence que je vous ai faite en vous quittant. Je ne crois pas – cette question est si délicate – avoir manqué à mon devoir en vous disant ce que je vous ai dit. Il m'a semblé que vous n'étiez pas suffisamment avertie, ni suffisamment convaincue, et qu'il y avait intérêt à ce que vous le fussiez. Vous agirez maintenant comme il vous plaira vis-à-vis de mademoiselle d'Aulnet; mais je compte sur votre absolue discrétion.

Vous avez très adroitement quitté Paris. Nous y avons un temps insupportable. Cela me fait désirer d'aller vous rejoindre. Mais on m'a fait observer qu'il vaudrait mieux pour vous, attendre le moment où tout le monde sera là-bas. Que pensez-vous de cela? Moi, ça m'ennuie; pourtant je ne veux pas être égoïste et je vous laisse juge.

Le monde pense bas et bête; il est néanmoins dangereux de l'avoir contre soi. Quelle fragile chose que la réputation! Comme la vraisemblance du mal est facilement accueillie, avec quelle malveillance sont interprétées les actions et les paroles, avec quelle étroitesse d'esprit, quel manque d'indulgence et souvent d'intelligence!

Ces exclamations vous étonnent peut-être car je ne suis pas d'une nature exclamative; elles me sont suggérées par une affaire très pénible et très grave à laquelle je me trouve mêlé et dont je ne puis vous entretenir par lettre, mais qui viendra sûrement à votre connaissance et qui, pour le moment, a rejeté mes préoccupations personnelles au second plan.

Savez-vous, madame, qu'il y a environ deux ans et demi que vous m'écrivîtes ces lettres qui m'étonnèrent et qui m'intéressèrent, et furent pour ainsi dire le début de notre amitié? Qu'en pensez-vous? Quel chemin nous avons parcouru depuis… C'est à vous, ma chérie, que je dois les quelques bons moments passés pendant ces années plutôt tristes que gaies. Je vous en suis reconnaissant. J'espère, de mon côté et quoi que vous disiez, ne vous avoir pas trop fait souffrir. Je me donne à moi-même ce témoignage d'avoir toujours eu pour vous une très fidèle et croissante affection, une grande estime.

Vous avez une part dans ma vie par ses côtés les plus nobles et les plus délicats. Écrivez-moi vite.

Votre, très affectueusement.

XCVI
Denise à Philippe

Nimerck, 12 avril.

Alors vous ne viendrez pas? Cette pensée m'a endolori le cœur tout le jour. Je me faisais une joie d'être seule avec vous dans cette belle campagne, avant l'arrivée de tous ces gens. Je sentais que je vous aurais montré un moi encore inconnu de vous, le moi fraternel, tendre, calme, confiant en votre affection. Pauvre affection qu'il faut cacher et guinder dans une attitude d'indifférence! Pauvre amitié ardente, si loyale et tant faite pour être calomniée! Ces jours promis m'apparaissaient dans une grande douceur.

Vraiment, mon ami, il n'y a que deux ans et des mois que nous nous aimons? Nos cœurs, il me semble, s'unissaient bien auparavant, comme d'une façon latente. Rien ne peut donc me rendre plus heureuse que de vous entendre me dire: «Je vous dois les quelques bons moments passés pendant ces années.» Ne m'en soyez pas trop reconnaissant, cher; je voudrais vous donner plus, plus de ma vie, plus de mon courage à supporter les petits maux, à affronter les ennuis, les douleurs des jours et des ans qui passent. Je ne parle pas de mon cœur; vous l'avez tout entier, dans sa plus haute, sa plus loyale et sa plus délicate expression.

DENISE.

P. – S.– Je ne veux pas manquer à mon rôle de femme qui est de mettre les affaires les plus importantes dans un misérable post-scriptum, à la fin d'une lettre pleine de riens.

Soyez en grande quiétude, mon ami, à propos de la confidence que vous m'avez faite. Croyez qu'il y a entre nous la secrète solidarité de deux êtres francs, qu'une même haute estime de leurs actes et de leurs pensées enchaîne. Vous avez bien fait de m'avertir. Votre confidence m'a contristée et touchée; contristée, parce qu'il s'agit de ma nièce que la tolérance de sa grand'mère égare; touchée, parce que c'est m'estimer que de me livrer un tel secret. Je vous jure de le garder inviolablement.

J'ai bien peur, hélas! que la jeune fille ne soit petitement vicieuse, curieuse de choses malsaines, car elle n'a l'excuse d'aucun entraînement de cœur, elle n'est animée par aucune passion. Ah! mon cher grand, quelle hypocrisie vis-à-vis de Dieu et du monde que la messe entendue chaque dimanche et les mensonges continuels à la mère, ma pauvre belle-sœur Alice si droite, si douce, elle, pour la dérouter et calmer ses inquiétudes!

On a le droit d'être une passionnée; mais on n'a pas le droit d'être une fille.

Vous m'effrayez avec cette autre histoire «très pénible et à laquelle vous vous trouvez mêlé». Ici, dans ce calme recueilli, enveloppé du grand charme que répandent les arbres, les fleurs, la mer, dans l'air qui flotte autour de nous, il me paraît qu'ils mènent tous, à Paris, hommes et femmes, une vie malsaine. Elle tue leur vraie force, altère leur moral et fait de ces gens des détraqués sans cœur, sans tendresse, sans passion, sans courage; des banals remuants capables seulement de charlatanisme, de légèreté et de plaisir; des coupables quelquefois, des inconscients toujours.

Pardonnez le gribouillage de cette lettre, et l'encre étalée prolongeant les mots. On m'a dérangée trois fois pendant que je vous écrivais. La première, pour indiquer un ton aux peintres qui se noyaient dans un plafond jaune-or ressemblant à un choléra de petit oiseau. La seconde, pour choisir dans la serre, avec le jardinier, les plantes à mettre en bordure des massifs. La troisième, pour faire des boulettes de viande crue qu'une jeune paysanne malade et pauvre vient manger chaque matin.

Vous ririez, mon très aristocrate ami, de me voir dans la cuisine, manches troussées, gratter avec acharnement et un couteau – l'acharnement ne suffirait pas! – le morceau de filet, puis rouler la viande dans du sel et du poivre et servir à ma malade ces boulettes rosées qui lui redonnent force et vie. Avec un verre de bon bordeaux ensuite, la voilà lestée pour un jour. Lui donner de l'argent pour le faire? elle ne le ferait pas. Jamais vous ne pourrez décider un paysan à acheter de la viande, ni lui faire comprendre que cette viande mangée tous les jours peut lui sauver la vie.

Depuis mon arrivée ici je la soigne, et la pauvre digère maintenant et sent ses forces revenir, et moi je suis ravie de ma cure. Mais vous, mon ami, vous y gagnez une lettre brouillée, décousue, avec rien du tout comme lettre et un post-scriptum qui n'en finit pas et tourne à l'in-octavo.

XCVII
Philippe à Denise

14 avril.

Lettre et post-scriptum ont été dévorés. Écrivez-en beaucoup comme ça, c'est tout ce que je vous demande; votre plume chemine ainsi qu'un cheval de race. J'aime vos lettres.

J'ai dîné, hier, rue Murillo; nous avons passé la soirée au jardin, regardant la féerie qu'est ce parc Monceau la nuit. Suzanne, que j'ai pris plaisir à inquiéter d'un vague projet de très prochain voyage vers vous, quand même, m'a montré un peu plus le bout de l'oreille. Alors, j'ai pouffé, – ce qui l'a blessée – elle m'a dit des mots piquants que j'ai pris aussitôt au sérieux de la meilleure foi du monde. Enfin, nous nous sommes attendris tous les deux avec la même foi et on m'a fait promettre que j'attendrais.

Nous nous sommes joué là une amusante comédie, je vous jure. Votre belle-mère suivait ce manège de loin d'un œil attendri. Votre belle-sœur, beaucoup plus triste et sombre, évitait de nous regarder. Le plus comique, c'est que le jeune attaché d'embrassade, dépêché de Grèce par votre mari et monté à point pour tomber amoureux de sa nièce, nous suivait aussi très mélancoliquement des yeux. Pauvre Poulos, va!

J'ai fait quelque chose de gentil: je suis parti de chez madame d'Aulnet avec ce bon Aprilopoulos et, sans avoir l'air d'y toucher, j'ai parlé des conversations vraiment sérieuses et transcendantes qu'on peut avoir maintenant dans le monde avec les jeunes filles: «Ainsi, tenez, tout à l'heure, je viens d'avoir avec mademoiselle d'Aulnet un entretien des plus…» J'ai vu l'âme inquiète de Poulos renaître sur sa belle figure de Grec, et il ne tient qu'à moi qu'il ait rêvé cette nuit de Suzanne chaste de pensées, innocente de maintien, entre plusieurs jeunes vieillards parisiens.

Voilà. J'ai mérité ce soir, non de la patrie, mais des mères de famille.

Adieu, je vous aime.

XCVIII
Denise à Philippe

16 avril.

J'ai eu une aperception très nette du visage d'Aprilopoulos vous écoutant, cela m'a fait sourire. Mais nous y voici donc. On vous a fait observer qu'il faut que vous les attendiez pour venir me voir. Derrière ce on, j'entrevois ma belle-mère catéchisant sa petite-fille, car la malheureuse Alice, si résignée de caractère, si inquiète pour l'avenir de Suzanne, n'aurait pas trouvé cela à elle toute seule. Aprilopoulos lui apparaît réellement en deus ex machina et elle voudrait déjà le voir son gendre, d'autant qu'il est bon et charmant. Mais Suzanne objecte qu'elle ne veut pas quitter Paris. Quand elles ont vingt-deux ans, on ne marie pas ses filles comme on veut. Tâchez donc, perverti que vous êtes, de décider l'enfant gâtée, l'enfant terrible, à ce mariage; ce serait une bonne action. Maintenant, il faut que je vous révèle la démarche tentée auprès de moi par ma belle-mère. Je ne vous aurais jamais ennuyé de ces potins familiaux si je ne voyais, par ce qui s'est passé entre ma nièce et vous, s'affirmer la volonté de madame Trémors et de Suzanne. C'est vous qu'on vise pour épouseur. Ma belle-mère, qu'un ami de mon mari a plaisamment surnommée «la Reine des Gaules», tant en souvenir des longues perches avec lesquelles on fait choir les noix mûres, sur les pelouses, que parce que sa démarche est très imposante, ma belle-mère est venue me voir le lendemain du jour où vous m'avez appris les dernières coquettes avances que vous avait faites ma nièce, brûlant de se demi-vierger en votre compagnie. Je préparais mes malles. Elle était plus reine et plus gaule que jamais, ma belle-mère.

Après quelques phrases banales, elle aborda la question des relations qui se sont établies entre vous et moi et, à son grand regret, elle m'avoua qu'elle voyait avec peine qu'au lieu de continuer à me conduire d'une manière correcte, elle constatait que je subissais une influence en dehors de la famille, qu'enfin M. de Luzy était bien décidément mon chevalier servant… que je me faisais remarquer un peu partout avec lui…

– Pardon, madame, je vous prie de me laisser diriger ma conduite comme je l'entends. Peut-être avez-vous assez à faire avec celle de Suzanne. M. de Luzy est un ami loyal et charmant, de la part de qui je n'ai rien à craindre. Je le vois chez vous, chez Alice, chez ma mère, chez moi et encore dans le monde? Cela vous semble trop? Rien n'est plus simple, à vous et à ma belle-sœur, de ne plus le recevoir. Ainsi, je le verrai moins. Mais je suis bien décidée à garder cette précieuse amitié, dût-elle faire jaser les méchantes langues.

– Mais enfin, pour le monde… pour votre fille… dans votre situation…

Vous entendez d'ici la diatribe et comme j'ai pu aisément y répondre, moi qui connais le dessous des cartes. J'en ai profité pour servir à ma belle-mère les jolies infamies commises envers moi, au nom de ce même monde, par monsieur son fils, et j'ai délicatement insinué que je voyais parfaitement où l'on voulait en venir. Que Suzanne, avec son mauvais genre de fille trop élégante et trop piaffeuse, se souciait peu de coiffer sainte Catherine, et que madame de Luzy lui semblerait un nom assez agréable à porter, bien qu'elle ait une première fois décliné l'honneur de le prendre. J'ai ajouté que je n'y verrais de nouveau aucun inconvénient pour peu que cela vous plût; mais j'ai prié qu'on me laissât en paix, disant que les calomnies ne m'inquiétaient guère, qu'elles tomberaient d'elles-mêmes pour les bons esprits et que je me souciais peu de ce qu'en penseraient les mauvais. Je me suis hypocritement étonnée qu'elle s'en fît le porte-voix, pensant qu'elle avait meilleur emploi à faire de la morale de la famille que de me l'ingurgiter si gratuitement, toute.

J'avais bien envie d'ajouter que Suzanne avait été très maladroitement de l'avant avec vous, et que ce n'est pas la manière de conquérir un mari… mais cela est votre secret et la confidence pour laquelle je vous ai promis le mien, aussi me suis-je tue.

Le fond de tout cela, mon cher, c'est qu'on voudrait bien épouser qui? Vous? le Grec? Mais de grandes batteries se préparent. Venez donc à Nimerck quand tous les Trémors de la Trémorsières y seront. Je suis un peu contrite de ne vous y avoir pas à moi toute seule… mais ce sera encore bien bon de vous y avoir.

XCIX
Philippe à Denise

17 avril.

J'envoie la reine des Gaules à tous les diables; je m'incline pourtant devant la sagesse de madame mon amie que j'aime et que je vénère avec une piété croissante. Sa pensée seule me console, dans mes noires tristesses, du dégoût de mon existence médiocre et inutile. Peut-être une grande passion me sauverait-elle. Chi lo sa?

C
Denise à Philippe

22 avril.

Êtes-vous toujours triste, mon ami? Moi, je commence à le devenir d'être aussi longtemps sans nouvelles de vous. Ou bien la grande passion est-elle venue qui vous fait joyeux au point d'oublier la pauvre madame votre amie? Peut-être perdez-vous aux courses? peut-être devenez-vous laborieux et avez-vous trouvé la paix et l'oubli dans l'éclosion d'une œuvre? Voilà de grands peut-être qui, pour ne pas valoir celui de Montaigne, n'en sont pas moins pour moi d'attrayants peut-être…

Pendant que vous envoyiez vos détresses à la lune, je travaillais comme un ange. Je vous jouerai ça. Vous jugerez et critiquerez. J'ai fait moi-même les paroles, ah mais, ah mais! – Sur ce travail je demanderai aussi l'avis de votre petit frère Jacques, lequel m'a semblé être un monsieur mandarin à très scintillant bouton de cristal, malgré son âge tout printanier.

Adieu. Je pense à vous, pensez-vous à moi? Je vous serre très affectueusement les mains et demande: des nouvelles, des nouvelles! sur l'air «des lampions!»

DENISE.

P. – S.– Quelle horreur cette dynamite!

CI
Philippe à Denise

23 avril.

Vous êtes la meilleure et la plus indulgente des amies. Je suis bien peu digne de vous. Mon état d'âme ne s'est pas amélioré; je suis dans le néant. Je n'ai même plus le courage de vous écrire.

C'est un affreux malheur de sentir l'infini dans les aspirations de son cerveau, sans jamais pouvoir trouver la force ni la forme pour l'exprimer. Mon amie, faites-vous à cette pensée d'affectionner un raté. Votre affection m'est si douce! J'ai dans l'âme le spleen de Saint-Augustin et n'ai pas, comme lui, la ressource de m'en dévêtir en découvrant les sublimes clartés du christianisme.

J'ai perdu l'amour de l'emportement qu'affectaient autrefois mes pensers; il ne me reste de force que pour cultiver le charme secret de mes aspirations infécondes, sans cesse renaissantes et expirantes en mon maladif cerveau.

L'influente expansion de votre esprit me manque douloureusement, mais je vous en prie n'attendez rien de moi en fait de résolution active. Je garde mon éternel malaise, angoissé par le désir d'un impossible quelconque. Bah! qu'importe? la vie ne vaut pas qu'on la vive.

Je tiens cependant à vous remercier et à vous dire que je vous aime tendrement. Écrivez-moi; vos lettres me sont bonnes, et gardez pour vous seule les détresses de votre ami.

PHILIPPE.

P. – S.– Ne me parlez pas de la dynamite, je m'en fiche.

CII
Denise à Philippe

24 avril.

D'où viennent ces nouveaux nuages noirs? Quelle tristesse de vous voir souffrir de cette supériorité de votre esprit sans que naisse en vous la force féconde qui donnerait l'essor à vos conceptions.

Vous souffrez et je suis trop loin pour adoucir cette souffrance. Toute la fraternelle affection que je vous ai vouée se révolte de ne pouvoir rien pour vous tirer de ce mal.

Je compare vos lettres à celles de Gérald, naviguant, combattant; celles qui m'arrivent du Tonkin sont vaillantes et joyeuses. Mon frère qui souffre réellement me crie dans une belle ardeur: «Vive la vie! Vive la jeunesse!» Le devoir accompli, les grandes vertus d'une vie d'homme, pour une âme chancelante comme la vôtre, vous semblent donc une peine perdue? Votre malheur c'est de les considérer comme au-dessus de vos forces.

Pourquoi ne vous a-t-on pas montré que la valeur de chaque individu est utile à sa patrie, à l'humanité? Quelle faute votre tuteur a commise de ne pas vous faire du devoir une nécessité douce, une condition suprême de l'existence!

A force de vous dire: «La vie n'est rien», toute votre mâle énergie s'est atrophiée. Nos désastres pèsent sur votre jeunesse en fardeau qui vous écrase, tandis que mon père a élevé Gérald à agir, à vouloir, à pouvoir, à oser. Tout bambin, mon frère a cru naïvement que le monde comptait sur lui. Maintenant, sa tâche dans l'humanité, il l'accomplit bravement. Dans sa dure carrière, malgré son cœur affectueux et tendre, il trouve le moyen d'être heureux, – bien que séparé de nous qui l'adorons et qu'il adore, – parce qu'il fait son devoir…

Voilà un grand petit mot qui vous fait sourire peut-être? Il est bon, cependant, à quelques-uns, puisque parfois il en fait de modestes héros.

C'est bien de la morale pour un sportique clubman! Il faut me la pardonner; votre rechute est cause de tout; que puis-je vous ordonner, mon cher malade, pour la combattre efficacement, puisque les grandes énergies et les grands remèdes ne vont pas à votre tempérament. Venez nous voir, alors? Par ce beau soleil nous courrons les champs; avec Hélène, nous irons nous asseoir au bord de la mer.

Nous avons eu des jours de tempête, mais le temps est devenu d'une beauté merveilleuse. On voit naître le printemps. Déjà le brun des tiges flexibles se sème de petits points verts, pousses pleines de sèves qui éclatent, joyeuses, et crèvent leurs bourgeons sous le dur soleil d'avril. Tout cela repose et enchante. L'âme se retrempe à ces premiers effluves et, comme les choses, se reprend à vivre.

Non, mon grand, vous n'êtes ni un médiocre ni un inutile; vous êtes un sans voie et c'est une chose triste; dans votre inaction il y a une déperdition de vos forces; elle finit, inconsciemment, par impressionner votre esprit.

Votre âme souffre, s'agite, se tourmente, comme fait le corps lorsqu'il est malade; vous perdez les illusions sur vous et, ce qui est pis, sur votre avenir. Ces analyses continuelles épuisent votre volonté. Vous croyez atteindre à la vérité quand, après vous être interrogé: «Qu'ai-je fait de ma vie? – Rien!» vous concluez: «Qu'en puis-je faire? – Rien!» Eh! non, vous pouvez tout. Chez vous le vouloir seul est malade, devenu atonique par une vie facile et surtout par l'exemple entraînant d'amis viveurs, désœuvrés et sots, l'esprit vide, ceux-là, à faire bâiller.

Cette foi en vous, cette énergie ardente que j'ai, je voudrais vous les transfuser. Vous verriez quel homme surgirait. Vous auriez des lassitudes, des doutes, des écarts, certes, mais l'habitude viendrait, vous fortifiant, et vous découvririez un jour que vous êtes guéri.

Contrairement à vous, je ne crois pas qu'une passion vous soit nécessaire; la passion donne une énergie factice applicable à elle seule et ne servant qu'à elle, au but de bonheur, de jouissance, vers lequel elle tend. Elle mouvemente la vie à son profit exclusif; elle ne peut exister sans exaltation; or ce qui n'est pas une force raisonnable est une force éphémère. Ce n'est donc pas cela qui vous sauverait.

Ah! mon ami, si vous saviez quelle ruse, quelle duplicité chacun met à cacher le travail secret, le labeur formidable, la volonté persévérante que coûte le lancement, la réussite d'une œuvre, vous reprendriez courage. Une pudeur orgueilleuse le fait cacher à tous; mais ce que contient de mystères douloureux ou humiliants cette réussite, qui osera jamais le dire?

Allons, venez reprendre foi et confiance auprès de moi, puisque je suis l'arbrisseau que vous vous êtes choisi, mon robuste lierre. Cela secouera cette tristesse, cet ennui qui vous dévorent. Laissez-moi vous animer de la volonté qui m'anime. Au moyen de l'ardente amitié que nous ressentons l'un pour l'autre, nous trouverons peut-être le bonheur que dispensent les passions et, sûrement, l'aveu de la raison par-dessus le marché! Je suis susceptible d'avoir un immuable attachement pour vous; je ferai notre amitié si noble, si belle, qu'elle vous désenchantera de l'amour, et vous laissera toutes vos forces pour vous créer une vie selon vos aspirations jusqu'ici infécondes. Mettons à profit cette sympathie d'esprit et de caractère que nous avons l'un pour l'autre; vous me rendrez cela plus tard en tendresse et en fidélité.

Tite-Lène vous envoie un «kiss» tout rose et moi je serre vos mains.

DENISE.

P. – S.– Irez-vous au concert dimanche sans moi? Oui? Alors pas tout à fait sans moi. Je vous écrirai, et vous m'emporterez dans votre poche. Voulez-vous?