Me voilà seul, et j'ai brûlé mes vaisseaux! La destinée m'amène en ce lieu maudit où m'attend ma première lâcheté! Seul, aux aguets, comme le renard cauteleux qui guette une misérable proie, le loup redouté va combattre sans péril et sans gloire! et dire qu'il le faut! que ce qui reste en moi d'humain me commande cette infamie! O mon père, si tu me voyais agir pour toi de la sorte, tu préférerais tendre la main ou travailler à casser les pierres du chemin! Mais qui donc ose gravir ce sentier, en tirant un maigre cheval par la bride? Malheureux, rends grâce à ton piteux équipage, tu n'es pas le gibier qu'il me faut! – Que fait-il? il m'a vu et il vient à moi! Roland?
Toi, mon ami! Tu me cherches? Mon père?..
Votre père va bien. Il a recouvré définitivement, je l'espère, la vigueur et la santé; mais son voyage à Naples n'a pas été aussi heureux qu'il l'espérait… Savez-vous que je viens de faire dix lieues d'une traite?..
Mon père, mon père d'abord! où est-il, que fait-il?
Il est caché chez votre oncle, le cardinal. Il pensait qu'avec la protection de ce puissant beau-frère, il obtiendrait justice. Le pauvre homme persiste à vous croire innocent; mais le cardinal pense autrement, et, s'il n'a pas voulu l'affliger trop en le lui disant, il lui a fait au moins comprendre que votre affaire était mauvaise, et que vous deviez tous les deux vous taire et vous éloigner.
Eh bien! il va en fournir les moyens à mon père, et j'irai le rejoindre.
Voilà l'embarras! Le cardinal a tellement peur pour lui-même qu'il ne veut en rien contribuer à la fuite de son beau-frère. Il dit que c'est à vous d'aller le délivrer.
Le délivrer? Roland, tu ne me dis pas tout! Mon père est en prison!
Il peut y être d'un moment à l'autre.
Il y est!
Eh bien, oui, depuis ce matin, et on ne m'a pas permis de l'y suivre. Voilà pourquoi je suis accouru vous trouver.
Malheur! trois fois malheur! Mon père dans un cachot! C'est pour le tuer ou ramener son infirmité… Ils vont le mettre encore a la question… Ah! fureur! (Il s'arrache les cheveux.)
Voilà ce que je craignais; vous perdez la tête! Voyons, écoutez-moi. En me voyant partir, le cardinal m'a dit: Que Lupo tente un coup de main pour le délivrer, ou qu'il vienne sans bruit, avec de l'argent, c'est le plus sûr; l'argent ouvre toutes les portes.
Eh bien! de l'argent, il en a, lui, et il ne t'en a pas offert?..
Il m'en a même refusé!
O avarice sans entrailles!
J'ai couru chez votre maîtresse Delia. On ignore ce qu'elle est devenue. Depuis lundi dernier qu'elle était chez nous, à Montelupo, on ne l'a pas revue à Naples; j'ai couru alors chez votre ami Galvan. «Je n'ai pas un ducat, m'a-t-il dit; mais un autre Galvan peut en procurer beaucoup à votre jeune maître. Il sait bien en quel lieu, ce soir, il le trouvera, et je gage qu'il y est. Allez le trouver, dites-lui que, fallût-il aliéner la moitié de mon héritage, je jure de sauver son père de tout mal; c'est à lui de faire en sorte que mon oncle ne revienne pas de sa promenade.» – J'ai compris, je suis venu, je vous trouve au lieu désigné: tout va bien.
Tout va bien! voilà ce que tu me dis! Il faut que les vieux os de mon père pourrissent sur la paille des prisons ou soient brisés dans les tortures, si je n'assassine pas ce soir un de ses plus anciens amis, un vieux homme qui m'a fait sauter sur ses genoux quand j'étais petit enfant! Vraiment, non, tout ne va pas bien pour moi!
Vous étiez décidé pourtant, puisque vous voilà ici. C'est bien ici qu'il doit passer ce soir?
J'étais décidé à le surprendre et à le voler lâchement.
Vous?
Oui, moi! Les cris de mon père sur le chevalet ont tué mon orgueil. Je ne suis plus un chef de brigands, je suis un larron de la plus vile espèce!
Il ne faut pas, mon cher maître! il n'y pas de honte à commander de hardis aventuriers et à faire ce que nous appelons la guerre de montagne. C'est le pays qui le veut, et c'est la richesse de l'habitant. Moi, j'ai eu mon père bandit dans l'Abruzze; je n'en rougis pas, et si le vôtre pensait comme moi… Mais il a le respect des lois. Des idées de famille! chacun les siennes, n'est-ce pas? Avec lui, je dis comme lui; mais avec vous je dis: Vous n'êtes pas d'un sang à tirer la laine. Il ne s'agit pas de dérober, il faut rançonner. Un noble a ce droit-là sur les vilains; quand il l'exerce sur gens de toute condition, il manque aux lois, mais non à la fierté de sa race! Allons, mon jeune capitaine, reprenez votre rôle. Où sont vos bons compagnons, votre vaillante petite armée? Il faut la rassembler, l'heure approche.
Mes hommes! je n'en ai plus, je viens de les congédier.
Bonté divine! pourquoi avez-vous fait cela?
Je ne sais! un dégoût de cette vie que mon père expie si cruellement, un repentir peut-être, l'idée que chacun de mes complices enveloppait comme moi ses proches dans sa ruine. Bref, j'ai résisté à leurs prières, à leurs menaces même, et ils se sont dispersés pour rentrer chez eux.
Et vous comptiez attaquer seul le vieux Galvan?
Oui, l'effrayer par certain moyen et profiter du trouble de son escorte pour faire le coup, voilà ce que j'avais résolu.
On peut vous aider; mais, s'il n'a qu'un millier de ducats, ce n'est pas de quoi délivrer mon vieux maître.
C'est vrai, il faut le tuer, Galvan le veut! eh bien, on le tuera! fasse le ciel qu'il se défende!.. Si je le sommais de délivrer mon père?
Il promettra tout, et, rentré à Naples, il vous dénoncera.
Si je le suppliais?..
C'est un cœur d'airain, il est pire que le cardinal!
Il aimait pourtant mon père, j'en suis sûr.
Depuis que vous êtes ruiné, il l'a abandonné.
Eh bien donc, malheur aux avares! ce ne sont pas des hommes! Si mon oncle était là, je le tuerais aussi! Allons un peu examiner le chemin: je ne saurais rester en place.
Que ferai-je de ce cheval fourbu?
Amène-le, je sais où le cacher.
Un cheval qui erre sans cavalier, c'est un indice; je vais le saigner pour qu'il ne bouge plus. La vue du sang réveillera mon maître.
(Ils sortent.)
Comment, c'est vous, frère Quintana? Ah! que vous m'avez fait peur! Pourquoi êtes-vous ainsi déguisé?
J'étais déguisé dans cette maudite grotte où je mourais de faim. Je suis redevenu un homme. Depuis trois jours je ne fais que manger.
Grand bien vous fasse! Mais je n'aime pas les renégats; ne me suivez plus.
Beauté bronzée, vous avez su me plaire, et je suis un des vôtres. Écoutez-moi.
Comment! un des miens?
Je suis bandit, comme votre ami Moffetta, et mon maître va être votre chef.
Qui, votre maître? l'ermite? Fi! vous mentez! allons, laissez-moi!
Mon intention n'est pas de vous obéir; j'ai ouï dire qu'entre brigands tout était commun et se partageait comme entre frères…
Attends, figure de pendu! je vas te donner en frère la bénédiction que tu mérites! (Il le jette par terre et le foule aux pieds.)
Grâce, mon frère, pitié! tu me romps les côtes!
C'est pour éteindre tes passions, barbe de bouc! (A Tisbea.) Viens! laissons-le se secouer, et retournons au village. J'ai toujours dit que ces ermites ne valaient rien! (Ils s'éloignent.)
Le butor m'a trop piétiné! Si mon maître retourne au désert, il fera bien de le prendre à son service!
Je n'irai pas plus loin; je ne peux plus! (Elle tombe sur l'herbe, épuisée.)
Mon maître ne me paraît pas plus encouragé que moi par le sexe.
Que fais-tu ici? Ne t'ai-je pas dit d'aller tout préparer à l'ermitage pour me recevoir?
J'y allais, maître; mais une racine m'a fait tomber, et je boite.
Va toujours! (Quintana s'éloigne; à Delia.) Allons, encore un peu de courage! nous sommes près du gîte.
Quel gîte peux-tu m'offrir dans cet endroit sauvage? Tu me trompes; au lieu de me ramener à Naples, tu m'égares et m'éloignes de plus en plus.
Tu m'as promis…
J'ai payé ma dette: j'ai subi tes baisers, dont la violence m'effraie.
Tu as promis d'être à moi seul.
Ne suis-je pas à toi seul depuis trois jours que nous errons ensemble, comme des chiens perdus dans la montagne et dans la forêt, avec des brigands pour escorte et des antres pour palais? Si tu m'aimes, viens partager à Naples mon luxe et mes plaisirs. Je n'ai pas promis d'être la compagne d'un bandit.
Lupo était-il autre chose qu'un bandit?
Il ne m'emmenait pas dans ses courses. Il ne m'obligeait pas à gagner péniblement avec lui l'argent qu'il me donnait. J'ai juré d'être ta maîtresse, c'est bien assez, sans devenir ton esclave.
Tu me hais?
Je te haïrai si tu me contraries davantage.
Prends patience, demain j'aurai une litière et des serviteurs pour te reconduire à la ville. Viens seulement jusqu'à l'ermitage de la madone du Cèdre.
C'est un lieu saint. Ne crains-tu pas de le souiller par de profanes amours?
Je ne crains ni le Ciel ni les hommes. Je ne crois plus à rien.
C'est pour cela que tu me fais peur!
Si je te fais peur, tu ne songes qu'à m'échapper; mais c'est en vain. Lève-toi et marchons.
Non j'aime mieux mourir là.
Mourir là? Prends garde de dire la vérité! (Il veut l'entraîner, elle résiste.)
Arrêtez!
Qui êtes-vous?
Escalante, le lieutenant de Lupo et le premier de sa bande après lui.
Lupo renonce à vous commander, et vous n'ignorez pas que je le remplace.
Je n'étais pas là quand mes compagnons vous ont élu. Ils m'ont dit que ce soir, à minuit, on se réunirait à la madone du Cèdre; j'irai, et si vous me convenez, je verrai.
C'est bon. Passez votre chemin, nous nous reverrons à minuit.
Passez votre chemin aussi, mais laissez cette femme, qui ne vous suit pas librement.
Que vous importe?
Elle me plaît. Je la veux pour moi.
Insolent!
Vous n'êtes pas mon chef encore. Jusqu'à minuit, vous n'êtes rien pour moi.
Alors…
Rendez grâce à Dieu d'avoir affaire à un chrétien, car vous seriez déjà mort, si je voulais.
Mon ami, délivrez-moi. Je vous paierai une rançon princière, si vous me conduisez hors d'ici saine et sauve.
Venez! (A Angelo, qui se relève.) Et vous, ne bougez pas, car j'ai là des compagnons pour vous mettre à la raison, et Lupo n'est pas si loin que vous pensez.
Tu veux suivre ce manant, abjecte créature?
Je veux rejoindre Lupo.
Soit, mais il ne t'aura pas vivante! (Il la poignarde.)
Tu m'as tuée!.. Sois maudit!
Morte? C'est dommage! (Il la soutient d'un bras, et, de l'autre main, porte un sifflet à ses lèvres et donne un signal.)
Tu appelles tes compagnons; tu mourras avant qu'ils soient là.
Non, je les éloigne. Je suis content de toi. Ce que tu viens de faire est d'un homme digne de nous commander, – plus digne que Lupo, qui ne nous permettait pas de tuer les femmes! A ce soir. Tu seras élu! (Il sort.)
Ces hommes vont m'admirer parce que je suis pire que Lupo! Cette pensée me donne froid!.. Je ne sais si c'est un hommage, ou un affront… Où est donc Delia? La nuit est-elle devenue si obscure ou ma vue est-elle voilée de sang? Malheureuse courtisane! je t'aimais, il y a une heure. Je buvais la vie sur ton sein vénal, j'oubliais tout, j'étais ivre… Quel réveil! Est-elle donc?.. Oui, froide déjà! Cette plaie est horrible… Son regard fixe m'éblouit et me brûle comme une flamme… Allons, je suis fou! Son œil est terne et reflète comme une vitre brisée le pâle rayon de la lune. Cachons ce cadavre; j'espérais que Lupo souillerait sa main de ce meurtre, en trouvant sa concubine dans mes bras; mais il ne tue pas les femmes, lui! Tous les forfaits que je veux lui faire commettre seront-ils donc fatalement commis par moi? (Il cache le cadavre dans les buissons.) Allons, repose dans les épines, fille de joie! voilà une triste fin pour une si pompeuse existence! C'est pour ton malheur que tu m'as rencontré! Adieu ton bain parfumé et ta couche de satin, que tu regrettais de quitter pour trois jours! A présent tu dormiras dans les aloës acérés, sur les cailloux tranchants.
(Il rit et sanglote.)
Qui donc se lamente ainsi? L'ermite! est-il insensé? Il faut que je l'éloigne. (Haut.) Ami, allez gémir plus loin! Il me faut cette place.
Vous prétendez encore commander? La montagne ne vous appartient plus. C'est moi maintenant qui règne sur le désert…
Votre raison est troublée; mais je n'oublie pas que vous m'avez rendu service; je vous prie de vous retirer.
Tu veux tuer quelqu'un ici?..
Peut-être.
Tu n'as plus le droit…
J'ai le droit de vider partout mes querelles particulières. J'attends ici un ennemi.
Je veux t'aider encore.
Je ne veux pas de témoin.
Je veux être le tien.
Pourquoi?
Parce que mon sort est lié au tien sur la terre. Je veux faire tout le mal que tu feras et te suivre au delà de la vie.
Vous parlez sans raison, je ne suis pas un exemple à suivre!
Mais vous croyez que vous irez au ciel, vous?
Je ne me demande pas où j'irai, je n'en puis rien savoir; mais c'est assez de vaines paroles; va-t'en.
Un seul mot, voyons! Tu pourrais me sauver, peut-être!
Comment?
Si je te voyais faire le bien, je comprendrais l'arrêt céleste, je rentrerais dans la bonne voie, je retrouverais l'espérance; mais tu restes dans le mal, et tu es béni quand même…
Béni, moi!
N'as-tu pas vu la madone te présenter le Bambino et l'archange de la tapisserie étendre sur toi son bouclier?
Ami, si tu plaisantes, sache que je ne suis pas en train de rire…
Je parle sérieusement.
Tu me présentes des symboles? Tu veux subtiliser avec moi? C'est peine perdue, va! Je suis celui qui ne réfléchit pas, qui obéit au vent qui souffle, et qui n'a jamais approfondi le bien et le mal.
Pourtant, quand tu blasphèmes…
Je ne blasphème pas. Si je dis de mauvaises paroles, cela ne fait pas sécher une herbe sur la terre ni pâlir une étoile au ciel… – Mais je t'ai assez répondu, et tu m'ennuies; il faut…
Tu es semblable à la brute. Le raisonnement ne te dit rien, tu es impatient de tremper tes mains dans le sang!
Assez, te dis-je. Tes paroles me fatiguent et me dérangent, il faut que je sois tout à l'heure sans pitié, et tu me rappelles qu'il m'en coûte à présent d'être cruel…
Il t'en coûte! Tu connais donc ce qui est mal?
Qu'importe? Le meurtre enivre, on le commet dans la fièvre, et, après, il semble qu'on l'ait rêvé.
J'ai souvent rêvé le mal sans le faire. Dieu vivant! ne suis-je pas le moins coupable?
Je n'en sais rien. Si tu rêvais le mal, c'est que tu l'aimais.
Me feras-tu croire qu'en le commettant tu le détestes?
Laisse-moi. J'appartiens au tumulte de mes pensées! Si, comme toi, j'avais vécu dans la science du bien, je ne serais pas tombé dans les ténèbres du doute…
Et tu erres dans ces ténèbres? Tu doutes, avoue-le!
Moi? non, jamais; c'est de ton doute que je parle.
Tu crois à la bonté divine?
C'est assez! Je te défends de la nier devant moi. Si Dieu est, il est bon…
Quoi? même quand l'on torturait ton père, tu n'as pas nié la justice suprême?
Non, pas même à ce moment-la, qui fut effroyable! Pourquoi m'en serais-je pris à Dieu, quand le mal venait de moi?
Tu n'as pas invoqué le démon? Tu mens…
C'est toi qui mens par la gorge! Le diable est un rêve de ta pensée. On vient; va-t'en, je le veux! pas un mot de plus, ou malheur à toi!
Je saurai ce que tu veux faire. La haine rive mes pas aux tiens!
Oui, ils viennent! J'ai aperçu la litière là-bas. Deux hommes d'escorte seulement pour conduire les mulets. A nous deux, ce sera l'affaire d'un moment. Je me suis muni d'un masque; venez!
Non: je suis troublé. Je ne veux pas frapper; j'écraserai d'ici les hommes et les animaux. Aide-moi à faire rouler cette roche. Si elle manque le but, nous fondrons sur la proie.
Attention, les voilà! Poussez.
Non! c'est trop tôt… A présent! Mon père! c'est pour toi! (Ils poussent le rocher, qui roule avec fracas. On entend des cris.)
Ils fuient! Courons-leur sus! (Ils descendent rapidement et disparaissent.)
C'est pour son père! L'amour fait commettre le crime, et Dieu pardonne! Il me pardonnera donc la mort de cette fille! Horreur! J'étais caché près de son cadavre, je l'avais oublié… J'ai senti le froid de sa chair… Je traîne maintenant l'existence comme un rêve! Où suis-je donc? Qu'est-ce que j'entends là? Ah! oui! Lupo! Encore un meurtre! (Il se penche dans l'abîme.) Je ne vois rien, un nuage de sable et de poussière enveloppe tout… Qui vient là?
A moi! à l'aide! On me poursuit!.. Les brigands!
Le vieillard de Montelupo! Ah! je le hais aussi… (Il le renverse et voit accourir Lupo.) Non, ce crime effroyable, c'est à lui de le commettre. Enfer! je te remercie de cette pensée!
Sus! sus! il a monté jusqu'ici.
La peur donne donc des ailes à la vieillesse! Où est-il?
Là, renversé, vois, mon manteau étouffe ses cris; frappe-le!
Oui, sa vie m'appartient.
Tu hésites, allons donc!
Attends; il ne résiste pas! Tuer l'ennemi à terre!.. Messire Galvan, reprenez vos esprits… écoutez… il me faut de l'or, beaucoup d'or pour sauver mon père… mon père qui est en prison… Répondez! Êtes-vous sourd? Rachetez-vous! Jurez de rendre la liberté à mon père, de la lui rendre à tout prix, et je vous fais grâce!
Il ne veut pas, il aime mieux son or que sa vie.
Meurs donc, chien d'avare, puisque ton sang est la rançon de mon père!
Bien! Bon voyage, messire Galvan! (Angelo se relève.)
Galvan! c'est lui qui m'avait délivré… Hélas! mon fils!.. mon fils! ô mon fils!..
Mon père!..
Il expire.
Mon maître!..
Vengeance divine, écrase-moi! (Il tombe sur le corps de son père.)
Cette fois il est perdu, j'espère! O Satan, prends-le! sois plus fort que Dieu même.
Suivez-moi tous deux dans la vie et dans la mort, toi qui as accompli le parricide, et toi qui l'as fait commettre; vous m'appartenez sans rémission. De tels forfaits sont le triomphe de l'enfer et la limite de la protection d'en haut.
Tu mens, ennemi de Dieu! La pitié céleste est sans bornes, et les larmes du cœur lavent les plus grands crimes. Ne désespère pas, mon fils; tu peux te racheter par la douleur, fléchir Dieu par l'amour, le glorifier par la confiance…
Mon père! mon père bien-aimé! j'ai mérité les éternels supplices, ils ne sont rien pour moi au prix de ce que je souffre en vous voyant mourir de ma main. Dieu bon, Dieu juste, que je n'ai jamais su prier, fais qu'au séjour des justes mon père oublie que je suis né! Fais qu'il soit heureux, et je ne te reprocherai pas mon châtiment. Et toi, Satan, que j'ai servi sans m'en rendre compte, fais de moi ce que tu voudras. Je te défie de me faire autant de mal que m'en fait ce cœur d'airain en se brisant dans ma poitrine.
Viens, ton père n'est plus, et il est sauvé. Tu as encore du temps à vivre. Je te verserai, dans les combats et les plaisirs, le breuvage de l'oubli.
Mon père!.. (Il le baise au front.) plutôt que de t'oublier un jour, une heure, je m'élance dans l'abîme où il n'y aura plus pour moi qu'expiation et désespoir. (Il veut se percer de sa dague.)
Jette cette épée, prends ton père et suis-moi sous le chaume avec lui.
Lui rendrai-je la vie et le bonheur?
Rien n'est impossible à l'amour. (Lupo et Roland emportent Liverani. – Ils sortent.)
Je reconnais cet Enfant, un rayon divin resplendit sur son front… C'est un ange ou le Sauveur en personne!.. Et toi, maudit, tu ne saurais lutter contre lui! arrière! je ne te crains plus. Je me repentirai, je retournerai au désert, et je m'imposerai de telles pénitences, je m'infligerai de tels supplices que je ferai mon enfer moi-même en ce monde pour me racheter dans l'autre.
(Il s'enfuit.)
Retourne à l'ermitage; tu y trouveras le spectre sanglant de la courtisane, et tes remords auront tous la figure de la peur. J'irai encore te rendre visite. C'est au désert que je règne sur celui qui n'aime que lui-même. Va, invente des supplices pour ton corps, et persiste à croire que le sang est plus agréable à Dieu que les larmes. Je t'aiderai à dessécher ton cœur et à développer par de fécondes imaginations le précieux germe de férocité qui fait les savants exorcistes et les inquisiteurs canonisés. Ceci est l'amen du diable, messeigneurs les hommes!