Buch lesen: "Vers le pôle", Seite 5

Schriftart:

LA LECTURE DE L'ANÉMOMÈTRE


Plusieurs de mes camarades se plaignent d'insomnie. Le manque de sommeil est aussi, dit-on, une conséquence inévitable de l'obscurité de l'hiver arctique. Pour mon compte je n'en ai jamais souffert; je ne fais pas, il est vrai, la sieste dans l'après-midi, comme la plupart de mes compagnons. Après avoir dormi plusieurs heures dans la journée, mes camarades ne pouvaient s'attendre à ronfler ensuite toute la nuit. L'homme ne peut toujours dormir, disait justement Sverdrup.

31 décembre.—Voici le dernier jour de l'année. Une longue année, qui nous a apporté et beaucoup de bien, et beaucoup de mal! Elle a débuté par le bien, par la naissance de la petite Liv, un bonheur si étrange que d'abord j'y pouvais à peine croire. Ensuite est venue l'heure triste du départ. Nulle année n'a apporté une peine plus lourde que celle-là. Depuis, ma vie n'est qu'une longue attente. Comme l'a dit le poète: «Veux-tu ignorer les peines et les soucis, n'aime jamais.»

L'attente! il y a des maux pires!

Vieille année, tu m'as apporté la déception; tu ne m'as pas conduit aussi loin vers le nord que je l'avais espéré. Après tout, tu aurais pu me traiter encore plus mal. Mes calculs ne se sont-ils pas réalisés en partie? Le Fram n'a-t-il pas été poussé dans la direction désirée? Une seule chose me contrarie; la multiplicité des zigzags de la dérive.

Une nuit magnifique termine l'année. Au-dessus de la grande étendue blanche, le ciel d'une incomparable pureté n'est qu'un scintillement d'étoiles, illuminé par le flamboiement silencieux de l'aurore boréale, et sur ce fond de paillettes brillantes, le Fram détache en vigueur sa masse noire argentée de givre.

Tout naturellement, grande réjouissance dans la soirée. A minuit, j'adresse à mes compagnons une courte allocution de circonstance, les remerciant de leur bon esprit de camaraderie et de leur confiance. Ensuite chants et lecture de poésies.

3 janvier 1894.—La température varie entre −39° et −40°!!! Par un pareil froid, la lecture des instruments de météorologie n'est pas précisément agréable, surtout celle des thermomètres à maximum et à minimum placés dans le «nid de corbeau». Plus pénibles encore sont les observations astronomiques exécutées tous les deux jours. Pour manier les petites vis très délicates des instruments, naturellement Hansen et son aide doivent être dégantés, d'où de fréquentes congélations aux mains. Souvent le froid est tellement pénétrant que les observateurs doivent interrompre leur travail pour battre la semelle et pour se frapper les bras. Et cependant, jamais ils ne veulent avouer leurs souffrances. «Hansen, il ne fait pas chaud là-haut, lui demandons-nous, lorsqu'il rentre au carré.—Ma foi non, cependant la température est, je vous assure, très supportable.—Soit, mais vous avez les pieds gelés.—Non, en vérité, je ne puis le dire, j'ai seulement un peu froid aux doigts.» En effet… deux de ses doigts sont «mordus», et il s'obstine à refuser les gants en peau de loup que je lui offre. Aujourd'hui, le temps est trop doux pour une telle précaution, affirme-t-il.

Un jour, par 40° sous zéro, Hansen monta sur le pont en chemise et en caleçon pour une lecture d'instrument. Et des explorateurs ont affirmé l'impossibilité d'exécuter des observations par de pareilles températures!

4 janvier.—L'aube me semble plus claire, mais, peut-être est-ce par un effet de mon imagination? Je suis de très belle humeur, bien que nous dérivions encore vers le sud. Après tout, qu'importe? Peut-être dans cette direction notre expédition ne sera-t-elle pas moins fructueuse pour la science? En attendant, je connais maintenant la nature du bassin polaire. La mer profonde à travers laquelle nous dérivons est un prolongement des grandes fosses atlantiques. Mes prévisions se trouveraient vérifiées complètement, si seulement nous avions un vent favorable. Bien d'autres, avant nous, n'ont-ils pas attendu une bonne brise! Au fond, ce désir d'atteindre le pôle est une suggestion du démon de la vanité.

La vanité? n'est-ce pas une maladie d'enfant qui devient plus aiguë avec les années et qui pourtant devrait disparaître?

Tous mes calculs, à l'exception d'un seul, se sont trouvés justes. Nous avons suivi notre route le long de la côte de Sibérie, en dépit de toutes les prédictions défavorables; nous sommes parvenus au nord plus loin que je n'avais osé l'espérer et juste à la longitude que je souhaitais atteindre; comme je le désirais, nous avons été pris dans les glaces, et le Fram a supporté sans la moindre avarie toutes les pressions, alors que les explorateurs les plus expérimentés avaient affirmé sa perte certaine. Enfin, notre hivernage sur cette banquise en dérive est bien moins pénible que celui des précédentes expéditions. Notre vie ressemble à celle que nous mènerions en Norvège. Tous réunis dans une même pièce, nous formons comme un petit coin de la patrie.

Le seul point sur lequel mes calculs se sont trouvés en défaut est, je ne puis le cacher, d'une très haute importance. Le plus grand fond rencontré par la Jeannette n'était que de 164 mètres; je croyais donc l'Océan polaire peu profond et supposais par suite l'action des courants très sensible dans cette mer et l'apport des fleuves sibériens capable de repousser la banquise très loin vers le nord. Aussi, grand a été mon étonnement de trouver dans cet Océan des abîmes atteignant 1,800 mètres au moins et peut-être même le double. Au milieu d'une pareille masse d'eau un courant, s'il existe, doit être très faible. Mon seul espoir maintenant est dans les vents. Christophe Colomb a découvert l'Amérique par suite d'un faux calcul, dont il n'était pas d'ailleurs responsable. Seul, le ciel sait où nous conduira mon erreur. Mais, en vérité, je le dis: le bois flotté de provenance sibérienne qui se rencontre sur les côtes du Grönland ne peut mentir; nous devons donc suivre le même chemin que lui.

8 janvier.—La petite Liv a aujourd'hui un an. A la maison c'est grande fête. Que ne donnerai-je pour te voir aujourd'hui, cher petit être? Tu m'as sans doute oublié depuis longtemps et tu ne sais plus ce que c'est qu'un père? Tu le sauras un jour de nouveau.

Dans l'après-midi, Vénus apparaît pour la première fois au-dessus de l'horizon. Entourée d'une auréole rouge, elle éclaire le grand désert glacé comme un phare puissant… C'est l'étoile de Liv, comme Jupiter est l'étoile du foyer. Un pareil jour ne peut nous apporter que joie et bonheur. En effet, nous dérivons vers le nord; nous sommes certainement au delà du 79°.

15 janvier.—Un bon pas vers le nord. Hier nous étions par 79°19′ et 137°31′ Long. E.—Dans la journée je fais une longue excursion à pied. La glace est unie, excellente pour le traînage; à mesure que j'avance, elle devient de plus en plus plane. Plus j'examine cette banquise et plus mûrit dans ma tête un projet auquel j'ai depuis longtemps déjà souvent réfléchi. Sur une telle glace il serait possible d'atteindre le pôle avec des traîneaux et des chiens, en laissant le navire poursuivre sa route vers la Terre François-Joseph, le Spitzberg ou le Grönland. Ce serait une entreprise facile pour deux hommes… En tous cas, il serait prématuré de partir au printemps prochain. Je dois d'abord connaître les résultats de la dérive pendant l'été. En second lieu est-il juste d'abandonner les autres? Si je réussissais à revenir en Norvège et que mes compagnons périssent avec le Fram! Mais, d'autre part, n'est-ce pas pour explorer le bassin polaire que l'expédition est partie, et n'est-ce pas dans ce but que le peuple norvégien a libéralement donné son argent? Mon devoir est de faire tous les efforts possibles pour arriver au but… Pour le moment il faut attendre les événements.

Jeudi 18 janvier.—Vent de S.-S.-E., de S.-E., et d'E.-S.-E., Vitesse de 5 à 6 mètres par seconde. Ces grandes brises déterminent presque toujours une hausse du thermomètre; aujourd'hui il monte à −25°. Moins violents, les vents du sud produisent un refroidissement de l'air, tandis que ceux de la partie nord, lorsqu'ils sont faibles, amènent une élévation de température. Payer attribue l'échauffement des couches d'air observées, par les brises fraîches, à leur passage au-dessus de nappes d'eau libre. Cette explication ne me semble pas exacte, surtout dans cette région où il existe peu ou point d'ouvertures dans la banquise. A mon avis, cette hausse de température serait déterminée par l'arrivée, à la surface de la terre, de nappes d'air provenant des hautes régions de l'atmosphère. L'air des régions supérieures doit, en effet, avoir une température plus élevée que celle des nappes ambiantes à notre globe, refroidies par la radiation des neiges et des glaces. En second lieu, en descendant, l'air subit un échauffement en raison de l'augmentation de pression qu'il éprouve.

23 janvier.—Ce matin, lorsque je monte sur le pont, Caïaphas aboie furieusement dans la direction de l'est. Il doit y avoir quelque animal de ce côté. Muni seulement d'un revolver, je pars à la découverte, accompagné de Sverdrup. Aussitôt le chien file devant nous, toujours en donnant de la voix. J'examine soigneusement les environs; impossible de rien distinguer. Caïaphas aboie toujours et pointe les oreilles. D'une seconde à l'autre je m'attends à voir surgir un ours. Nous voici sur le bord de l'ouverture voisine du navire; notre chien avance lentement et avec précaution, puis s'arrête en grognant sourdement. Évidemment nous approchons du gibier. Je grimpe sur un hummock, et devant moi j'aperçois quelque chose de sombre qui semble remuer. «Un chien noir, dis-je à Sverdrup.—Mais non, répond-il, c'est un ours.» Ce que j'ai pris tout d'abord pour un chien est seulement la tête de la bête; sa démarche est bien celle de l'ours, mais cet ours blanc est terriblement noir. Je m'avance vers lui, le revolver à la main, prêt à lui envoyer mes six balles dans le museau, lorsque je vois l'animal se lever, et du coup je reconnais un morse. L'énorme bête se jette aussitôt à l'eau et plonge, puis après être revenue à la surface et s'être ébrouée, reste à nous regarder. Inutile d'envoyer des balles de revolver à un pareil monstre; autant essayer de prendre une oie sauvage en lui déposant le fameux grain de sel sur la queue. Quel dommage que nous n'ayons pas un harpon! Nous revenons en toute hâte à bord chercher les armes nécessaires; le temps de les préparer, le gibier a disparu. Jamais auparavant, que je sache, on n'avait rencontré un morse sur la banquise en pleine mer.

Bonne dérive vers le nord. 79°41′ Lat. N. 135°29′ Long. Est.

25 janvier.—En me promenant j'atteins la fin de l'ouverture située à l'est du Fram; sa longueur n'est pas moindre de 11 kilomètres. Au retour de cette excursion, la banquise commence à s'agiter. La jeune glace qui couvre le chenal se brise sous mes pas et s'amoncelle en deux hautes murailles avec des bruits étranges. Tantôt on croit entendre un gémissement de chien, tantôt un fracas de puissante chute d'eau. A différentes reprises le passage m'est fermé, soit par la brusque ouverture d'une nappe d'eau, soit par le soulèvement d'un monticule de blocs. La partie de la banquise où est enfermé le Fram, située au sud de nous, paraît être poussée vers l'est, à moins que ce ne soit la portion du pack sur laquelle nous nous trouvons qui dérive dans l'ouest.

27 janvier.—Le jour augmente sensiblement. A midi on peut lire les caractères d'un journal. Le soir, pendant deux heures, très violentes pressions. Les glaces craquent et se brisent dans des heurts terribles, et leurs débris s'empilent en hautes murailles le long des rives du lac. On entend venir le grondement… il approche de plus en plus… le navire éprouve des chocs violents; il semble qu'il soit soulevé par des vagues de glace arrivant par l'arrière. Les hummocks à tribord grincent, le bruit devient assourdissant. Une accalmie se produit et je regagne le carré. A peine me suis-je remis au travail que les pressions reprennent de plus en plus violentes.

A bâbord le vieil hummock est lentement soulevé, tandis que se déchire la grande flaque située dans son voisinage. Le fracas et la violence des chocs augmentent de minute en minute; le navire frémit, et cela dure ainsi jusqu'à dix heures et demie. A minuit moins un quart, nouvelle attaque de la glace, plus faible; puis, tout rentre dans le calme. L'assaut a été particulièrement violent à l'arrière. Un monticule formé de blocs empilés dépasse six mètres14; des glaçons épais de trois mètres environ ont été brisés et entassés les uns au-dessus des autres.

La lune est à son dernier quartier; la production de cette forte pression à cette époque ne concorde donc pas avec nos observations antérieures. Peut-être est-elle due au voisinage d'une terre.

30 janvier.—Depuis avant-hier, calme plat, néanmoins légère dérive au sud-est. Lorsque le vent a, pendant quelque temps, soufflé d'un point du compas, la banquise éprouve une compression dans cette direction, puis, dès que la brise tombe, subit une détente et s'étend en sens contraire. A cette réaction sont dus, je crois, le recul d'un mille constaté depuis le 27, et l'attaque de ce jour-là. Depuis cette date, la glace est calme. Les pressions se produisent probablement lors du changement de direction de la dérive.

2 février.—82°10′ Lat. N. et 132°10′ Long. Est. En l'honneur du passage du 80°, grande fête à bord.

6 février.—Le thermomètre oscille entre −47° et −48°. Dans le salon il s'élève à +22°. Lorsque l'on sort, la différence de température est donc de 69 à 70°. Néanmoins, fût-on même légèrement vêtu et tête nue, on n'éprouve pas une impression de froid.

L'air est calme et remarquablement clair. L'horizon, dans le sud, resplendit d'une lueur jaune très intense passant au vert et au bleu. Le ciel d'Italie n'est pas d'un bleu plus intense. Cette puissante coloration se produit toujours par les grands froids. Le lendemain, le thermomètre descend à −49°,6.

Depuis le mois dernier, tous les membres de notre petite colonie ont augmenté de poids; pour quelques-uns, l'accroissement atteint deux kilogrammes. Sverdrup, Blessing et Juell tiennent le «record» avec 86kg,2.

15 février.—Longue excursion en traîneau. Sur la glace unie, quatre chiens peuvent traîner deux hommes. J'étudie l'importante question de la marche sur la banquise en vue des plans d'avenir.

Combien exagérées sont les craintes qu'inspirent les basses températures arctiques! Certainement il ne fait pas chaud par −40° et −42°; mais un tel froid ne cause aucune souffrance. Hier, dans une promenade sur les ski, j'étais vêtu d'une chemise ordinaire et de deux blouses en peau; aux jambes, caleçon, pantalon, jambières en drap, et je suais à grosses gouttes.

Aujourd'hui, pour la promenade en traîneau, je porte une chemise de flanelle, un gilet, un jersey en laine, une veste en vadmel et une blouse en peau de phoque. Avec cet accoutrement, la température me semble très agréable; comme hier, je transpire à plusieurs reprises. Sur la figure, je porte un masque de flanelle, mais cet appareil me tient beaucoup trop chaud; je ne le mets que lorsqu'une brise très fraîche me souffle dans le nez.

16 février.—Après une dérive dans le sud, les jours précédents, nous voici de nouveau au nord, au 80°1′; pourtant, depuis le 12, le vent a toujours soufflé du nord.


IMAGE RÉFRACTÉE DU SOLEIL


A midi, grand émoi! Après une absence de cent douze jours, le soleil, ou du moins son image réfractée, apparaît à l'horizon. Un long trait de feu brille d'abord, puis deux autres superposés et séparés par un intervalle sombre. Du haut de la mâture j'aperçois quatre, puis cinq raies horizontales, toutes d'égale longueur. L'ensemble forme un soleil rectangulaire, d'un rouge pâle, traversé de bandes horizontales sombres. A midi, d'après une observation, l'astre se trouvait encore à 2°22′ au-dessous de l'horizon. Le 20 février seulement, le soleil devait se trouver au-dessus de l'horizon. Cet événement fut, bien entendu, l'occasion d'une fête.

22 février.—Depuis trois jours, vent de sud; cependant nous ne sommes qu'au 80°11′. En septembre, nous étions par 79°; depuis, nous n'avons guère gagné plus d'un degré. A cette vitesse, il nous faudra encore quarante-cinq mois pour atteindre le Pôle, quatre-vingts ou cent mois pour regagner, de l'autre côté, le 80° de Lat., ensuite un ou deux mois pour revenir en Norvège. En admettant que la dérive se poursuive toujours dans les mêmes conditions de vitesse, nous ne reviendrons que dans huit ans!!!

Avant mon départ, lorsque je plantais de petits arbustes et de jeunes arbres dans le jardin pour les générations futures, Brogger écrivait avec juste raison: «Personne ne peut savoir la longueur de leur ombre lorsqu'il sera de retour.» Ils sont maintenant sous la neige; mais au printemps ils recommenceront à bourgeonner et à grandir. Combien de fois avant mon retour? Pourvu que leurs ombres ne soient pas trop longues!


STRATIFICATION DE LA GLACE


Cette inactivité est absolument énervante; j'éprouve un impérieux besoin d'exercice violent. Qu'un ouragan n'arrive-t-il et ne secoue-t-il cette banquise en hautes vagues! Qu'au moins nous puissions lutter et faire quelque chose! Cette inaction est bien la vie la plus misérable. Pour se laisser ainsi conduire vers le but par les forces aveugles de la nature sans jamais pouvoir intervenir, il faut à coup sûr dix fois plus d'énergie que pour le combat.


STRATIFICATION DE LA GLACE


Le 19, forages dans la glace. A bâbord, son épaisseur est de 1m,875 et à l'avant de 2m,08; elle n'est donc pas très grande, si l'on songe qu'elle est «vieille» d'un mois, et que pendant ce mois la température est descendue à −50°. La plaque sur laquelle se trouve installé le piège à ours atteint une profondeur de 3m,45; de plus, quelques glaçons adhèrent à sa face immergée. Elle présente une sorte de stratification rappelant celle d'un glacier, rendue apparente par des dépôts de matières noires colorées d'organismes rougeâtres, qui se trouvent à la surface de chaque couche. En différents endroits, les strates sont plissées et même brisées comme dans une coupe géologique; plissements et fractures proviennent évidemment des pressions exercées latéralement dans les chocs des glaçons. Cette disposition était particulièrement frappante près d'un grand toross formé par la dernière convulsion de la banquise. (Voir les figures précédentes.) La plaque, épaisse de plus de 3 mètres, avait été plissée sans se briser, notamment au pied du monticule amoncelé à sa surface. Sous le poids de cette surcharge, la surface du glaçon était, en certains endroits, descendue jusqu'au niveau de la mer, tandis qu'ailleurs, pressé par des blocs qui avaient été poussés sous elle, cette flaque s'élevait à 0m,50 au-dessus de l'eau. En dépit du froid, cette glace est donc très plastique. A cette époque, la température de la banquise, à une très petite profondeur, devait varier de −30° à −20°.

4 mars.—Toujours les mêmes alternatives de progrès et de recul. Le 24 février, après vingt-quatre heures seulement de vent de sud, nous sommes repoussés au 79°54′; nous dérivons ensuite dans l'est, puis au nord-est. Le 27, nous atteignons le 80° 10′; maintenant nous sommes de nouveau repoussés par un vent de sud-est.

Hier et aujourd'hui, le thermomètre descend à −37° et à −38°. Actuellement, le vent du nord détermine un abaissement de température, et celui du sud une hausse du thermomètre. Au commencement de l'hiver, c'était le contraire.

12 mars.—Toujours en dérive vers le sud. Je commence à être découragé. N'en ai-je pas le droit? L'une après l'autre, toutes mes espérances s'évanouissent. Et pendant ce temps, indifférente à tous nos sentiments, la nature poursuit impassible son cycle.

Temps très froid; le 8 au soir, le thermomètre descend à −48°,5, le 11 à −50°, et dans la soirée à −51°,2. Néanmoins, chaque jour nous faisons des excursions. Quoique nous ne soyons pas plus couverts que d'habitude15, nous ne sommes nullement incommodés par cette basse température. Tout au contraire, elle nous semble très agréable. Nous nous sentons seulement froid au ventre et aux jambes; mais il suffit de battre la semelle pour se réchauffer. Très certainement on pourrait supporter une température encore plus basse, de 10°, 20° et même 30°. Les sensations éprouvent des modifications très curieuses. En Norvège, j'ose à peine mettre le nez dehors par une température de −20°, alors même que l'air est calme; ici, par un froid de −50° et avec du vent, je n'hésite pas à sortir.

13 mars.—Nouvelle visite d'un morse. Les chiens l'aperçoivent du pont du navire, à une distance d'au moins 1,000 mètres, bien qu'il ne fasse pas très clair. Ces animaux ont une vue extraordinairement perçante.

16 mars.—Essai de marche à la voile avec les traîneaux. L'expérience réussit parfaitement. Une légère brise suffit à pousser rapidement les véhicules.

21 mars.—Enfin! Vent de sud-est et dérive vers le nord. L'équinoxe de printemps est passé, et nous sommes à la même latitude qu'en automne. Où serons-nous en septembre prochain? Si nous nous trouvons plus au sud, la victoire sera incertaine; si, au contraire, nous avons avancé vers le nord, la bataille est gagnée; mais cela sera peut-être long. Je place maintenant mes espérances dans l'été. La large étendue d'eau libre, qui, en septembre, s'étendait jusqu'au 70°, n'avait certainement pas été produite par la fusion de la banquise, et avait été formée par les vents et les courants. Pour qu'elle se reforme l'été prochain, la glace devra donc être repoussée vers le nord, et, par suite, nous entraînera dans la direction dérivée.

26 mars.—Le 23, nous sommes de nouveau au 80°. En quatre jours, nous avons regagné le terrain perdu en trois semaines. Le thermomètre moral remonte; cette hausse est de courte durée; le 26, la dérive s'arrête.

Le soleil monte et illumine de sa joyeuse clarté le grand désert glacé. Le printemps arrive, mais il n'apporte guère la joie. Il est triste et froid. Sept ans d'une pareille vie, mettons même quatre, après une telle épreuve, dans quel état moral serons-nous? Et elle? Je n'ose y penser.

Cette inaction et cette monotonie brisent tous les ressorts de l'homme. Pas la moindre lutte! Tout est calme et mort, enseveli sous une carapace de glace! Cela fait passer des frissons jusque dans l'âme. Que ne donnerai-je pas pour batailler au jour contre les éléments, pour être seulement exposé à un danger quelconque?… Il faut s'armer de patience et attendre le résultat de la lente dérive. Suit-elle une mauvaise direction, je romprai alors tous les ponts et nous partirons vers le nord à pied à travers la banquise; j'y suis bien résolu. Il n'y a point d'autre parti à prendre. Ce sera une entreprise bien téméraire, la lutte pour la vie ou pour la mort. Je n'ai pas à choisir. Il est indigne d'un homme d'assumer une tâche, puis de l'abandonner une fois qu'elle est commencée. Une seule direction nous est ouverte; celle du nord. En avant16!

Mes yeux s'arrêtent sur le tableau d'Eilif Pettersen suspendu dans le carré: Une forêt de sapins en Norvège; et j'ai l'impression de me retrouver au milieu de ces bois aimés. Solennelles forêts, vous avez été les confidentes de mon enfance. Au milieu de vous, j'ai appris à sentir les grandes impressions de la nature, sa sauvage majesté et sa mélancolie. Pour la vie vous avez donné à mon âme une impression indélébile… Seul, au milieu des grands bois, assis devant un feu, sur les bords d'une mare solitaire, sous le ciel étoilé, combien j'étais heureux dans cette magnifique harmonie de la nature!

A bord, tout le monde est très affairé. On coupe des voiles pour les canots, pour les traîneaux, pour le moulin; on forge des couteaux, des épieux pour les ours; on fabrique des chaussures à semelles de bois et des clous. Le docteur, toujours en vacances faute de malades, s'établit relieur, tandis qu'avec l'aide d'Amundsen je refais les cartons de musique usés par l'humidité. Je les découpe dans des feuilles de zinc; l'essai donne d'excellents résultats, et maintenant, en avant la manivelle! «Des flots d'harmonie sacrée et profane» remplissent le navire; les valses ont surtout du succès. Cette musique entraînante donne comme un regain de vie aux habitants du Fram.


OBSERVATION D'UNE ÉCLIPSE DE SOLEIL


6 avril.—Aujourd'hui, grand événement. Une éclipse de soleil doit se produire. D'après les calculs de Hansen, elle aura lieu à midi cinquante-six minutes. Il s'agit de prendre une bonne observation afin de contrôler la marche de nos chronomètres. A l'avance, la grande lunette et le théodolite sont disposés sur la glace, et, pendant deux heures Hansen, Johansen et moi, nous nous relayons de cinq en cinq minutes aux instruments. Enfin, le moment décisif approche. Hansen, installé à la grande lunette, surveille le soleil, tandis que Johansen observe le chronomètre. Une ombre paraît sur le bord de l'astre. Top! crie notre astronome, Top! répond Johansen. Le chronomètre marque exactement 12 h. 56′7″,5; seulement sept secondes cinq dixièmes plus tard que Hansen ne l'avait calculé, un résultat excellent qui prouve la marche régulière de nos instruments.

7 avril.—Dans la matinée, je suis tout à coup tiré de ma rêverie par un bruit de pas précipités sur la dunette. Évidemment des hommes courent; un ours s'est sans doute montré aux alentours. N'entendant le bruit d'aucune décharge, je retombe dans mes pensées, lorsque j'entends tout à coup la voix de Johansen. Mogstad et lui ont tué deux ours, du moins ils le croient, et reviennent chercher des cartouches. Tout le monde monte alors sur le pont. Immédiatement je m'habille, chausse mes ski, et bientôt rencontre la bande des chasseurs revenant bredouille. Les ours, soi-disant morts sur le coup, se sont relevés et sont loin. Néanmoins, je me mets à leur poursuite. La dimension des pistes indique le passage d'une ourse et d'un ourson. La mère a dû être gravement blessée; les empreintes laissées sur la neige indiquent qu'elle est tombée à plusieurs reprises. Il sera donc possible de la rejoindre; dans cet espoir, je continue ma poursuite. Sur ces entrefaites survient un épais brouillard. Le Fram est depuis longtemps hors de vue; je n'en marche pas moins pendant quelque temps encore. Enfin je m'arrête, je me sens une faim terrible. Dans ma hâte, je n'ai pas déjeuné et seulement, à cinq heures et demie du soir, je rentre à bord. Pendant mon absence, quelques hommes, partis à ma rencontre avec un traîneau pour rapporter mon gibier, ont aperçu deux autres ours. Johansen leur a immédiatement donné la chasse, sans plus de résultat que moi. Quatre ours en un jour, après être resté trois mois sans en voir un seul. Cela signifie quelque chose. Peut-être approchons-nous d'une terre. Nous sommes aujourd'hui par 80°15′; jamais nous n'avons atteint une aussi haute latitude.

30 avril.—Nous atteignons le 80°44′30″ et le vent souffle toujours du sud et du sud-est. Un temps clair et rayonnant de printemps, bien que le thermomètre affirme le contraire. On a commencé la toilette du navire. La neige et la glace qui recouvraient le pont et les murailles du Fram ont été enlevées, et le gréement nettoyé; maintenant la mâture dresse sa silhouette noire sur le ciel bleu.

Nous nous chauffons au soleil, suivant des yeux les brumes blanches qui flottent dans l'air diaphane; dans ce repos nous songeons au printemps de Norvège, à l'éclosion des bourgeons et des fleurs. Ici rien de pareil. Dans toutes les directions, la grande blancheur déserte pèse comme un poids de mort sur la mer animée.

14.Il reçut le nom de Grand Hummock et suivit le Fram pendant toute sa dérive.
15.Les uns étaient vêtus d'une chemise et d'une peau de loup, les autres d'une jaquette de laine et d'une blouse légère en peau de phoque.
16.Le navire du Dr Nansen portait le nom d'En Avant (en norvégien Fram).

Die kostenlose Leseprobe ist beendet.

Text, Audioformat verfügbar
€1,99

Genres und Tags

Altersbeschränkung:
0+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
10 Oktober 2024
Umfang:
461 S. 153 Illustrationen
ISBN:
4064066077402
Übersetzer:
Verleger:
Rechteinhaber:
Bookwire
Download-Format: