Buch lesen: "Vers le pôle", Seite 3
Passé l'embouchure de la Khatanga, nous avons à vaincre un fort courant contraire.—La partie orientale de la presqu'île de Taïmyr constitue une région montagneuse relativement haute, précédée, le long de la mer, par une zone de terres basses.
La mer paraissant assez dégagée, j'essaie de faire route dans l'est directement vers l'embouchure de l'Olonek; malheureusement, la glace nous arrête et nous oblige à rentrer dans le chenal côtier.

LE DÉPÈCEMENT DES MORSES
A l'est de la Khatanga, la mer est très peu profonde. Un moment, dans la nuit du 13 au 14, la sonde indique seulement 7m,20. Le 15, les fonds ne dépassent pas 12 à 13 mètres. Le bruissement des vagues indique la mer libre dans l'est. La couleur foncée de l'eau, sa faible salinité comme sa teneur en sédiments, annoncent l'approche de l'embouchure de la Léna.
Ce serait folie que d'essayer de remonter l'Olonek à une époque aussi avancée de la saison. D'abord, il n'est pas certain que nous puissions entrer dans le fleuve; en second lieu, si, par malheur, nous nous mettions au plein, cela serait une terrible aventure. Je serais certes très heureux de renforcer ma meute3, mais je risquerais un hivernage dans cette région. Ce serait une année de perdue; le jeu n'en vaut pas la chandelle. En avant donc vers les îles de la Nouvelle-Sibérie!
16 septembre.—Route au N.-O. (du compas) à travers une mer libre. Aucune glace en vue; plus au nord, la couleur foncée du ciel indique également l'absence de banquise. Temps doux; température de la mer +1°,64. Courant contraire qui nous porte dans l'ouest; par suite de cette dérive, nous nous trouvons toujours à l'ouest de notre point estimé. Plusieurs vols d'eiders.
18 septembre.—Route au nord dans l'ouest de l'île Bielkov. Mer libre, bon vent d'ouest, temps clair; le Fram avance rapidement. Maintenant le moment décisif approche. Si la théorie sur laquelle repose toute l'expédition est exacte, nous devons prochainement rencontrer un courant portant dans le nord. Nous sommes par 75°30′ Lat. N.; pas trace de banquise! Dans la soirée, j'aperçois à la surface de la mer des taches blanches très régulières, peut-être les îles Bielkov et Kotelnoï, qui doivent être couvertes de neige. Malgré mon désir de visiter ces terres si intéressantes et d'inspecter les dépôts laissés à notre intention par le baron de Toll, je poursuis ma route. Les heures sont si précieuses!
Que nous apportera demain: l'espérance ou la désillusion? Si tout tourne bien, nous pouvons atteindre l'île Sannikov, une terre inconnue! Quelle joie de voguer ainsi vers des régions mystérieuses sur une mer que n'a jamais sillonnée aucun navire.—L'air est si doux que nous pourrions nous croire à des centaines de milles plus au sud.
19 septembre.—Jamais je n'ai vu plus belle navigation. Poussé par le vent et par l'hélice, le Fram avance toujours, et toujours la mer libre! Combien cela durera-t-il? Instinctivement l'œil se tourne vers le nord. C'est regarder dans l'avenir. La même tache sombre, indice de l'absence des glaces, persiste à l'horizon. Depuis le 6 septembre, la fortune nous est favorable. On ne se doute guère, en Norvège, qu'à ce montent nous faisons route droit vers le pôle à travers une mer libre, et que nous nous trouvons aussi loin au nord. Si il y a deux jours seulement, on m'avait prédit pareille chance, j'aurais refusé d'y croire. Toute la journée nous marchons à vitesse réduite, de crainte de donner inopinément sur quelque chose—terre ou glace. Nous sommes maintenant par 77° Lat. N.—Jusqu'où irons-nous ainsi? J'ai toujours dit que je serais satisfait, si nous arrivions au 78° Lat. N.; mais Sverdrup est plus difficile, il parle du 80°, même du 84° et du 85°. Il croit sérieusement à l'existence de la fameuse mer libre du pôle, rêve des géographes en chambre dont il a lu les ouvrages, et il y revient sans cesse en dépit de mes railleries. Je me demande si véritablement je ne suis pas le jouet d'une illusion, si je ne rêve pas.
20 septembre.—Ce matin, je suis brutalement tiré de mon rêve. Tandis que, penché sur mes cartes, je songeais à la prochaine réalisation de mes espérances,—nous étions près du 78° Lat. N.,—le Fram éprouve tout à coup un choc. D'un bond je suis sur le pont, et que vois-je devant moi, à travers la brume? une large et compacte nappe de glace. Juste à ce moment, le soleil perce les nuages, vite le sextant! L'observation nous place par 77°44′ Lat. N.

LE Fram EN MER LIBRE
Dans la pensée de pouvoir avancer encore plus loin, je fais route au nord-ouest, le long de la banquise. Toute la journée brume: impossible de reconnaître si une terre se trouve dans ces parages, comme semble l'indiquer la présence de vols de petits échassiers.
21 septembre.—Bien que le temps soit plus clair, nous n'apercevons également rien. Nous nous trouvons cependant à la même longitude, mais plus au nord, que la côte méridionale de la terre Sannikov, telle qu'elle est portée sur la carte du baron de Toll. Suivant toute vraisemblance, cette île est donc de petites dimensions et ne doit pas avoir une grande extension vers le nord.
Dans l'après-midi, temps «bouché». Nous restons immobiles, dans l'attente d'une éclaircie. L'estime nous place par 78°30′. Sondé: pas de fond! Nous découvrons la présence de punaises à bord, des passagères dont il sera nécessaire de nous débarrasser.
22 septembre.—Nous sommes dans une baie formant, nous semble-t-il, l'extrême limite de l'eau libre. Devant nous la glace est compacte, et vers le nord la teinte blanchâtre de l'horizon indique l'extension de la banquise.
Les anciens explorateurs arctiques croyaient nécessaire à la sécurité de leur navire de prendre leurs quartiers d'hiver près de la côte. C'était précisément ce que je voulais éviter. Tout mon désir était de faire entrer le Fram dans une banquise en dérive et de le tenir éloigné de toute terre. En conséquence, j'amarrai le bâtiment à un gros bloc. Le navire flotte encore librement, entouré de quelques larges floe4, mais j'ai le pressentiment que cette glace sera notre havre d'hivernage.
Aujourd'hui guerre aux punaises. Nous faisons passer un jet de vapeur à travers les matelas, les coussins des canapés, bref à travers tous les repaires supposés de nos ennemis. Après cela, les vêtements, enfermés dans un baril soigneusement clos, sont soumis au même traitement. Espérons que nous serons débarrassés de ces désagréables compagnons.

ITINÉRAIRE DE L'EXPÉDITION NORVÉGIENNE A TRAVERS LE BASSIN POLAIRE (1893–1896)
24 septembre.—Le Fram est complètement entouré par la glace. Entre les floe s'étend déjà de la slush ice5 qui sera bientôt très solide. Dans le nord existe encore un petit bassin d'eau libre et du «nid de corbeau» la mer apparaît dégagée dans le sud. Un phoque (Phoca fœtida), des pistes d'ours vieilles de plusieurs jours, sont les seules traces de vie relevées dans cette solitude.
25 septembre.—La glace épaissit de jour en jour. Temps clair et beau. La nuit dernière −13°. L'hiver approche à grands pas!
CHAPITRE II
LE PREMIER HIVERNAGE
Toutes les apparences indiquent que maintenant nous sommes définitivement pris dans la banquise, et je ne m'attends plus à voir le Fram hors de la glace que lorsqu'il sera arrivé de l'autre côté du pôle, dans le voisinage de l'Atlantique.
De jour en jour le soleil décline sur l'horizon et la température s'abaisse; la longue nuit si redoutée de l'hiver arctique approche.
Donc, nous faisons nos préparatifs en vue de cette longue détention. Convertir le navire en confortables quartiers d'hiver, prendre toutes les précautions pour le protéger contre le froid, la glace et les pressions, en un mot contre toutes les forces terribles de la nature, auxquelles les prophètes de mauvais augure ont prédit que nous succomberions, telles sont tout d'abord nos occupations. Pour soustraire le gouvernail aux attaques des glaces, nous le relevons; l'hélice est, au contraire, laissée en place, sa cage contribuant à renforcer l'arrière. Amundsen démonte la machine, et après avoir nettoyé et huilé soigneusement toutes les pièces, les range dans le plus grand ordre. Notre mécanicien a pour notre moteur les soins d'un père pour son enfant. Pendant les trois ans que dura le voyage, pas une journée ne se passa sans qu'il descendît dans la chaufferie, ne fût-ce que pour regarder et pour caresser quelque organe de sa chère machine.
La menuiserie est établie dans la cale, l'atelier du mécanicien dans la chambre de la machine et celui du ferblantier dans le kiosque des cartes. La forge, installée d'abord sur le pont, fut transportée plus tard sur la glace. Les cordonniers et les ouvriers chargés des menus travaux élisent domicile dans le carré. Plus tard, lorsque nous eûmes besoin de très longues lignes de sonde, une corderie fut établie sur la glace. Tous les instruments, depuis les plus délicats jusqu'aux plus grossiers, pouvaient être fabriqués à bord.
Dès les premiers jours de notre détention, le moulin à vent destiné à actionner la dynamo et à produire la lumière électrique, fut dressé à bâbord, dans la partie avant du navire.
Nos journées étaient très remplies. Nous avions à entretenir en bon état toutes les parties du bâtiment, ensuite les corvées. Il fallait, par exemple, monter les vivres de la cale, et aller chercher de la glace d'eau douce pour obtenir, par fusion, la quantité d'eau nécessaire à tous les besoins du bord, etc. De plus, dans les différents ateliers la besogne ne manquait pas. Le forgeron Lars avait un jour à redresser les pistolets des embarcations tordus par les vagues de la mer de Kara, un autre jour à fabriquer un couteau, un hameçon ou un piège à ours; le mécanicien Amundsen quelque instrument à réparer; Mogtad, horloger à ses heures, un ressort de montre à remplacer ou un thermographe à nettoyer; le voilier, des harnais pour les chiens. Chacun était, en outre, son propre cordonnier et se confectionnait des chaussures en grosse toile, garnies de chaudes et épaisses semelles en bois, d'après un modèle créé par Sverdrup. Le moulin à vent nous donnait, en outre, du travail. Nous avions à surveiller sa marche, à l'orienter dans la direction du vent, et, lorsque la brise fraîchissait, à grimper aux ailes pour prendre des ris, un travail peu agréable par les froids terribles, qui, le plus souvent, entraînait quelques morsures de gelée aux doigts ou au nez. Enfin, de temps à autre, il était nécessaire de manœuvrer les pompes. A mesure que la température s'abaissa, cette opération devint de plus en plus rarement nécessaire et, de décembre 1893 à juillet 1895, devint même complètement inutile. Pendant cette période une seule voie d'eau se produisit, insignifiante pour ainsi dire.

LA FORGE SUR LE PONT DU Fram.
A toutes ces occupations venaient s'ajouter les travaux scientifiques. Les plus absorbants étaient les observations météorologiques. Nuit et jour elles furent effectuées toutes les quatre heures et même tous les deux heures pendant un certain temps. Elles incombaient à Scott-Hansen, assisté de Johansen jusqu'en mars 1895, et, après cette date, de Nordahl. Les observations de nuit étaient faites par l'homme de quart. Tous les deux jours, lorsque le temps était clair, Scott-Hansen et son adjoint déterminaient astronomiquement la position du navire. Pendant que notre camarade effectuait ses calculs, tout l'équipage se pressait à la porte de sa cabine, attendant avec impatience leur proclamation. La dérive avait-elle porté vers le nord ou vers le sud, et de combien? C'était, pour nous, une question capitale. Du résultat de l'observation dépendait en grande partie notre état d'esprit pendant la journée.
Scott-Hansen avait, en outre, à déterminer les éléments magnétiques. Ces observations furent, au début, effectuées dans une tente construite à cet effet et dressée sur la glace, ultérieurement dans une hutte en neige beaucoup plus confortable. Le docteur était beaucoup moins occupé; après avoir vainement attendu les malades, en désespoir de cause, il donna ses soins aux chiens. Une fois par mois, il procédait à la pesée de chaque membre de l'expédition, et à la détermination sur chaque sujet du nombre de globules rouges et de la proportion d'hémoglobine. Le résultat de ces recherches était également attendu avec impatience, nos hommes pensant devoir en déduire leur immunité contre le scorbut pendant un certain laps de temps.

LA LECTURE DES BAROMÈTRES
Les observations de la température de la mer et de sa salinité à différentes profondeurs, l'examen de la faune marine, l'étude de la formation de la glace et la détermination de sa température dans ses différentes couches, enfin celle des courants marins, constituaient mon département scientifique. J'observai de plus régulièrement les aurores boréales; après mon départ, le Dr Blessing se chargea de ce travail. Des sondages et des dragages à de grandes profondeurs furent en outre exécutés pendant toute la durée du voyage.
Les jours se suivaient et se ressemblaient, et en donnant l'emploi de notre temps pour une journée le lecteur pourra se représenter notre vie.
A huit heures, lever. Aussitôt après, déjeuner composé de pain sec, de fromage, de corned beef ou de mouton conservé, de jambon, de langue de Chicago ou de lard, de caviar de morue, d'anchois, de biscuits de farine d'avoine ou de biscuits de mer anglais, enfin de marmelade d'orange ou de compote. Trois fois par semaine du pain frais. Comme boisson, du thé, du café ou du chocolat.
Le repas achevé nous allions donner la pitance aux chiens,—la moitié d'une morue sèche ou quelques biscuits par tête,—après quoi, nous les détachions, puis la petite colonie se dispersait pour vaquer à ses occupations. A tour de rôle, chacun de nous avait sa semaine comme aide-cuisinier et maître d'hôtel. Le «coq» faisait ses comptes pour le dîner, et immédiatement après se remettait à ses fourneaux. Pendant ce temps, quelques-uns d'entre nous se réunissaient sur la banquise pour examiner son état.
A une heure, tout le monde était de nouveau réuni dans le carré pour le dîner. Le menu était généralement composé de trois plats: soupe, viande et dessert; souvent le dessert ou la soupe étaient remplacés par du poisson. La viande était toujours accompagnée de pommes de terre, ou de légumes verts, ou encore de macaroni.
Le dîner achevé, les fumeurs faisaient cercle dans la cuisine, les pipes, cigares et cigarettes étant formellement interdits dans les logements, excepté les jours de fête. Après une petite sieste, on se remettait au travail jusqu'au souper, à six heures du soir. Le menu de ce troisième repas était le même que celui du déjeuner. La soirée se passait à fumer dans la cuisine ou à lire et à jouer aux cartes dans le carré, pendant que l'un de nous faisait fonctionner l'orgue ou que Johansen exécutait sur son accordéon ses morceaux fameux: Oh! Susanne et la Marche de Napoléon en canot à travers les Alpes.

UNE SOIRÉE DE MUSIQUE
A minuit, on allait se coucher sauf l'homme de veille. Le quart de nuit ne durait qu'une heure et était pris à tour de rôle par chacun de nous. Cette garde était le plus souvent employée à écrire les journaux, et ce travail n'était guère interrompu que par les aboiements des chiens, lorsqu'ils flairaient quelque ours dans le voisinage. Toutes les quatre heures, et, pendant une période, toutes les deux heures, l'homme de veille devait aller noter les observations météorologiques.
Grâce à la régularité de notre existence, le temps s'écoula fort agréablement et avec la plus grande rapidité.
Mes notes prises au jour le jour donnent l'impression de la monotonie de notre vie. Elles ne rapportent guère d'événements importants; par leur indigence même, elles présentent un tableau exact de notre existence à bord du Fram.
26 septembre.—La température s'abaisse à −14°,5 dans la soirée. L'observation n'indique aucune dérive dans la direction du nord; nous sommes toujours immobiles par 78°50′. Dans la soirée, je me promène sur la banquise. Il n'existe rien de plus merveilleusement beau que cette nuit arctique. C'est le pays des rêves, coloré des teintes les plus délicates qu'on puisse imaginer: c'est la couleur irréelle! Les nuances se fondent les unes dans les autres dans une merveilleuse harmonie. Toute la beauté de la vie n'est-elle pas haute, délicate et pure comme cette nuit? Le ciel est une immense coupole bleue au zénith, passant vers l'horizon au vert, puis au lilas et au violet. Sur les champs de glace apparaissent de froides ombres bleu foncé, et, çà et là, les hautes arêtes de la banquise s'allument de lueurs roses, derniers reflets du jour mourant. En haut brillent les étoiles, éternels symboles de la paix.
Au sud se lève une grande lueur rougeâtre, cerclée de nuages d'or jaune, flottant sur le fond bleu. En même temps, l'aurore boréale étend sa draperie changeante, tantôt argentée, tantôt jaune, verte ou rouge. A chaque moment, sa forme varie; un instant, le météore s'étale, un autre il se contracte, puis se déchire en cercles d'argent hérissés de rayons flamboyants, et, finalement, s'éteint subitement comme une mystérieuse apparition. Un instant après, des langues de feu flambent au zénith, et, de l'horizon, monte une raie brillante qui vient se confondre dans la clarté lunaire. Pendant des heures, le phénomène lumineux s'irradie en clartés étranges au-dessus du grand désert glacé, laissant une impression de vague et d'inexistence, qui vous fait un instant douter de la réalité. Et le silence est profond, impressionnant comme la symphonie de l'espace. Non, jamais je ne pourrai croire que ce monde puisse finir dans la désolation et dans le néant. Pourquoi, alors, toute cette beauté, s'il n'existe plus aucune créature pour en jouir?

L'OBSERVATOIRE MAGNÉTIQUE
Je commence maintenant à deviner ce secret: voici la terre promise qui unit la beauté à la mort. Mais dans quel but? Ah! quelle est la destinée finale de toutes ces sphères? Lisez la réponse, si vous le pouvez, dans ce ciel bleu constellé d'étoiles.
28 septembre.—Chute de neige et vent. Aujourd'hui nous lâchons les chiens. Depuis notre départ de Kabarova, la vie a été triste pour ces malheureux, enchaînés sur le pont, sous la pluie continuelle des embruns et des paquets de mer. Ils se sont à moitié étranglés dans leurs laisses; ils ont eu le mal de mer, et, par le beau comme par le mauvais temps, ils ont dû rester là où ils étaient attachés. Vous qui serez peut-être notre dernière ressource à l'heure suprême, nous vous avons bien mal traités. En revanche, lorsqu'arrivera le moment de la lutte à outrance, vous serez à l'honneur. En attendant ayez la liberté! C'est alors une joie folle; tous se roulent dans la neige et gambadent sur la glace en aboyant à nous rompre le tympan. La banquise, jusque-là si triste et si morne, est maintenant bruyante et animée. Le silence séculaire est rompu.
29 septembre.—L'anniversaire de la naissance de Blessing. En son honneur une grande fête est organisée, la première de toutes celles que nous donnerons à bord. Nous avons d'ailleurs un autre motif de nous réjouir; l'observation de midi nous place au 79°5′; un nouveau degré de latitude gagné vers le pôle! La fête consiste en un dîner-concert. Au menu cinq plats, au programme vingt morceaux.
30 septembre.—La position du Fram ne me paraît pas offrir toutes les conditions désirables de sûreté. Le grand glaçon situé à bâbord, auquel nous sommes amarrés, projette vers le centre du navire une forte saillie qui pourrait produire un choc dangereux dans cette partie de la coque, en cas de pression des glaces. Aussi commençons-nous aujourd'hui à déhaler le Fram pour prendre un mouillage plus sûr; un travail qui ne laisse pas que d'être pénible. Il faut d'abord casser une épaisse couche de glace, puis, à l'aide du cabestan, faire lentement avancer le navire à travers le passage que nous lui avons frayé.
Le soir, température −12°,6. Magnifique coucher de soleil.
2 octobre.—Halé le navire jusqu'au milieu du bassin couvert de «jeune glace6», situé en arrière. Nous avons à bâbord le grand floe, sur lequel les chiens sont installés, très plat et sans saillie menaçante de ce côté, et, à tribord, de la glace également basse; entre ces plaques et le navire s'étend une nappe de «jeune glace». En amenant le Fram dans son nouvel ancrage, une partie de la glace qui l'entourait a été refoulée et pressée en dessous de la surface de l'eau contre la coque, de telle sorte que le bâtiment se trouve maintenant dans un excellent lit de glace.
L'après-midi, Sverdrup, Juell et moi étions occupés dans le kiosque des cartes à épisser des cordes pour la ligne de sonde, lorsque, tout à coup, Henriksen signale l'approche d'un ours. De suite je saute sur mon fusil.
–Où est-il, cet ours?
–Là, sur tribord, près de la tente, il se dirige droit vers l'observatoire.
J'aperçois, en effet, dans cette direction un ours énorme poursuivant Hansen, Blessing et Johansen qui se sauvent à toutes jambes vers le navire. A ma vue, il s'arrête étonné; évidemment, il se demande quel est l'insecte qui se trouve maintenant devant lui. Dès qu'il tourne la tête, je lui envoie une balle dans le cou; le projectile frappe juste et l'énorme bête s'affaisse sans mouvement. Pour les habituer à cette chasse, quelques chiens sont aussitôt lâchés, mais leur attitude est absolument lamentable; Kvik, dont je comptais me servir en pareille occasion, s'approche du cadavre, pas à pas, le poil tout hérissé, la queue entre les jambes; un spectacle absolument décourageant.
Très amusante avait été la rencontre de nos trois compagnons avec l'ours. Blessing et Johansen étaient allés aider Hansen à dresser, sur la glace, sa tente pour les observations magnétiques; pendant qu'ils étaient occupés à ce travail survint l'animal.
Sur l'avis de Hansen, pour ne pas effrayer l'ours et ne pas l'attirer de leur côté, ils s'accroupissent tous les trois les uns contre les autres.
Après un instant d'attente, Blessing émet l'avis d'essayer de gagner le bord et de donner l'alarme.
–Parfaitement, répond Hansen.
Et Blessing s'achemine vers le navire sur la pointe des pieds, toujours pour ne pas effrayer l'ours. Entre temps maître Martin découvrant les camarades se dirige vers eux, puis, apercevant Blessing, se met à sa poursuite. Notre bon docteur s'arrête alors, incertain de la conduite qu'il doit tenir; finalement, pensant qu'il est plus amusant d'être trois que de rester tout seul en tête-à-tête avec l'ennemi, il rejoint rapidement Hansen et Johansen. Notre astronome essaie alors d'un stratagème recommandé dans les livres. Il se lève, agite furieusement les bras, et, avec le concours des autres, se met à pousser des hurlements terribles; la bête continue toujours à avancer… En présence de cette situation critique chacun prend les armes qu'il a à sa disposition: Hansen un bâton ferré, Johansen une hache; quant à Blessing, il n'a rien du tout. Tous poussent en chœur un cri terrible: Un ours, un ours! et s'acheminent à toute vitesse sur le navire. L'animal, au lieu de leur donner la chasse, trotte vers la tente, et, pendant qu'il en examine le contenu, nos camarades rentrent à bord.
Après cette aventure, les membres de l'expédition ne sortent plus qu'armés jusqu'aux dents.
4 octobre.—Toute la journée sondages. Profondeur maxima: 1,440 mètres. Le fond est formé par une couche d'argile grise, épaisse de 10 à 11 centimètres, reposant sur de l'argile brune. La température dans la nappe d'eau inférieure s'élève à +0°,18, tandis qu'à 135 mètres elle est de −0°,4. Une étrange découverte qui réduit à néant la théorie d'un bassin polaire, peu profond, rempli par des eaux très fraîches.

LES CHIENS ENCHAINÉS SUR LA GLACE
Dans l'après-midi, brusquement une crevasse s'ouvre près de l'arrière du Fram, et en quelques minutes devient très large. Le soir, les blocs de la banquise sont pressés les uns contre les autres, et plusieurs autres ouvertures se forment.
De jour en jour le froid devient plus vif. Le 15, 18° sous zéro. Entre temps, une nouvelle chasse à l'ours également heureuse.
Enchaînés sur la glace, les chiens courent le risque de geler sur place, aussi prenons-nous le parti de les lâcher. Nous verrons si ce régime peut être maintenu. Cette ère de liberté est inaugurée par plusieurs batailles terribles qui se terminent pour quelques-uns non sans perte de sang.
7 octobre.—Depuis plusieurs jours, vent de nord persistant. Sous son influence nous dérivons au sud.
Toujours les mêmes crépuscules d'une beauté si triste et si profondément émouvante! En Norvège, ils sont également d'une grave mélancolie. Aussi bien, tous ces couchers de soleil évoquent-ils en moi de doux souvenirs et en même temps aggravent-ils mes tristesses.
8 octobre.—Excursion en patins7 à l'ouest du navire. Du sommet d'un hummock8, que j'escalade au terme de notre promenade, la vue embrasse la plaine neigeuse, infinie et solitaire; dans toutes les directions, à perte de vue, rien que de la neige.
Les ski ne doivent pas être confondus avec les raquettes en usage dans les Alpes et dans l'Amérique du Nord et qui ont principalement pour but d'empêcher d'enfoncer dans la neige pulvérulente. (N. du traducteur.)
L'observation de midi nous réserve une désagréable surprise; nous nous trouvons maintenant par 78°35′, juste un demi-degré perdu en neuf jours. Cette dérive est facile à expliquer, mais elle n'en est pas moins ennuyeuse. La mer se trouvant encore libre dans le sud, notre banquise, poussée par les vents persistants de nord et de nord-ouest, a rétrogradé. Lorsque la nappe d'eau voisine de la côte sibérienne sera prise à son tour, nous dériverons certainement vers le nord.
9 octobre.—Première pression des glaces. Pendant que nous causions dans le carré, un bruit effroyable se fait tout à coup entendre, et le bâtiment branle dans toutes ses parties. Immédiatement nous grimpons sur le pont. Le Fram, comme je l'avais espéré, se comporte admirablement. La glace, toujours poussée en avant, avance contre le navire, mais, rencontrant les surfaces rondes de la coque, glisse en dessous du bâtiment sans y mordre et en nous soulevant lentement. Ces pressions se reproduisirent dans l'après-midi. A différentes reprises, leur poussée éleva le Fram de plusieurs pieds; incapable de supporter un pareil poids, la glace se brisait bientôt sous le navire. Le soir, la banquise se détend et autour de nous se forme un bassin d'eau libre. Il faut alors amarrer le Fram à notre vieux floe pour l'empêcher de dériver. La banquise a dû subir une violente convulsion. Du reste, de sourdes détonations produites par le choc des glaces ont été entendues dans le voisinage.
11 octobre.—Job, un de nos meilleurs chiens, a été mis en pièces par ses compagnons. Le malheureux gît inanimé, veillé par le vieux Suggen qui empêche les autres de venir profaner son cadavre. Quels monstres que ces animaux, pas un jour ne se passe sans combat. Dans la crainte de nouvelles batailles, le pauvre Barabas reste à bord, n'osant plus s'aventurer sur la glace au milieu de ses congénères.
Aujourd'hui encore de nouvelles pressions. Cela commence par un léger craquement et par un gémissement sur les flancs du navire. Le bruit augmente ensuite graduellement en passant par toute la gamme; successivement c'est une plainte d'un ton très élevé, puis un grognement suivi d'un grondement. Le tapage redouble; on dirait le fracas produit par le jeu simultané de tous les tuyaux d'un orgue. Le navire tremble et tressaute, soulevé tantôt doucement, tantôt par saccades. Certains de la résistance du Fram, nous éprouvons une sensation agréable à regarder cette scène terrible. Tout autre bâtiment aurait été broyé depuis longtemps. Contre les murailles du navire les glaçons s'écrasent, puis s'enfoncent pour s'entasser sous sa coque invulnérable en un lit cristallin. Aussitôt que la rumeur des glaces en travail s'affaiblit, le Fram reprend sa position première… Maintenant l'assaut est terminé, la plaine blanche redevient silencieuse, hérissée de quelques nouveaux amoncellements de glaçons9, seuls vestiges de la lutte. Vers le soir, la banquise se détend et le Fram se trouve de nouveau dans un large bassin d'eau libre.
12 octobre.—Hier matin nous étions étroitement bloqués, aujourd'hui le floe auquel nous sommes amarrés flotte dans un large et long chenal, et vers le nord s'ouvre une vaste nappe d'eau libre dont nous n'apercevons pas la fin. En présence de ce changement extraordinaire, peut-être allons-nous pouvoir nous remettre en marche.
Un ciel clair et ensoleillé, un magnifique temps d'hiver plein d'une douce poésie! La sonde indique des fonds de 90 mètres. Pêche aujourd'hui avec un filet de Murray10, à une profondeur de 50 mètres; excellente récolte: des ostracodes, des copépodes, des amphipodes et une spadella. La manœuvre de cet engin est très difficile. A peine est-il immergé à travers un trou de la banquise que les glaçons, se rapprochant rapidement, menacent de fermer l'ouverture. En toute hâte il faut relever l'appareil pour ne pas le perdre. Le soir tous les bassins d'eau libre, même les plus petits, scintillent de lueurs phosphorescentes11. La faune n'est donc pas aussi pauvre qu'on pourrait le supposer.

UNE OBSERVATION MÉRIDIENNE
13 octobre.—Nous voici exposés en plein à ces terribles pressions auxquelles les prophètes de mauvais augure ont prédit que nous succomberions. Autour du navire la glace se presse, s'entasse et s'amoncelle en monticules menaçants. De hautes murailles de blocs se dressent jusqu'au-dessus des bastingages, enserrant le Fram comme pour l'embrasser dans une suprême étreinte. Confiants dans la solidité de notre bâtiment, ce nouvel assaut nous laisse indifférents; nul ne songe à se déranger pour surveiller l'attaque. Ni les chocs, ni les détonations de la banquise n'arrêtent même les conversations et les rires dans le carré.
La nuit dernière, le floe sur lequel les chiens sont installés a reçu un violent assaut. Les glaçons, après avoir été soulevés, ont ensuite dégringolé sur sa surface, ensevelissant notre ancre à glace d'arrière et une partie de son câble d'acier. Des planches et des traîneaux laissés sur la banquise ont été également enfouis; les chiens auraient même été écrasés sous les avalanches, si l'homme de veille ne les avait lâchés à temps. Finalement, attaqué et pressé de tous côtés, le floe s'est fendu en deux. Ce matin, éclairée par un soleil brillant, cette scène de destruction laisse une impression de navrante tristesse. Le Fram se trouvait à la limite de l'effort de la glace. Nous nous tirons de cette nouvelle attaque avec la perte d'une ancre à glace, d'un bout de câble d'acier, de quelques planches et de la moitié d'un traîneau samoyède; encore tout cela aurait-il pu être sauvé si les hommes avaient pris à temps leurs précautions. Ils sont devenus si absolument indifférents aux pressions que même le plus formidable grondement ne les attire plus sur le pont.
