Buch lesen: "Vers le pôle", Seite 4
Ce matin comme hier, à la suite de la pression, détente de la banquise et formation d'une large nappe d'eau autour du navire. La teinte foncée de l'horizon indique toujours l'existence d'une vaste étendue de mer libre dans le nord. En conséquence, je donne l'ordre de remonter la machine et de la tenir prête à être remise en marche. Il faut faire route vers le nord et reconnaître la situation de ce côté! Peut-être, cette tache foncée marque-t-elle la limite entre la banquise où était bloquée la Jeannette et celle où nous sommes en dérive vers le sud, ou bien peut-être est-ce une terre?

LE Fram AU MILIEU DE LA BANQUISE
Dans l'après-midi, changement de mouillage. Nous abandonnons notre vieux floe, maintenant tout disloqué, pour aller ancrer un peu plus en arrière. Le soir, un assaut très violent s'étant produit autour des débris de ce glaçon, nous nous félicitons d'avoir quitté son voisinage.
Les pressions, affectant une étendue importante de la banquise, sont dans une étroite relation avec le phénomène des marées. Deux fois par jour la banquise subit une détente, puis une compression. La compression se produit de quatre à six heures du matin, et à pareille heure le soir; dans l'intervalle la détente donne naissance à des plaques d'eau libre. L'attaque terrible qui vient de se produire a été probablement déterminée par la marée de syzygie. La lune a commencé le 9 et précisément ce jour-là, vers midi, a eu lieu la première convulsion. Depuis, chaque jour, l'agitation de la glace commence à une heure de plus en plus tardive; aujourd'hui elle survient à huit heures.
Les pressions se produisent particulièrement aux époques de syzygies et se montrent plus violentes à la nouvelle lune qu'à la pleine lune. Durant les périodes intermédiaires, elles sont faibles ou même nulles. Ce phénomène ne se manifesta pas pendant toute la durée de notre dérive; il fut particulièrement terrible le premier automne, dans le voisinage de la nappe libre, située au nord de la côte sibérienne, et la dernière année aux approches de l'Atlantique. Pendant notre traversée du bassin polaire, il fut moins fréquent et plus irrégulier. Dans cette région, les pressions sont principalement dues à l'action du vent sur les banquises. Lorsque les énormes masses de glace de cette zone, entraînées par la dérive, rencontrent d'autres champs chassés par une brise ayant une direction différente de celle qui pousse les premières, les collisions, comme on le comprend, doivent être terribles.
Cette lutte des glaces les unes contre les autres est à coup sûr un spectacle extraordinaire. On se sent en présence de forces titanesques. Au début d'une grande pression, il semble que tout le globe doive être ébranlé par ces chocs. C'est d'abord comme un roulement de tremblement de terre très lointain, puis le bruit se rapproche et éclate en même temps sur différents points.
Les échos du grand désert neigeux, jusque-là silencieux, répètent ce mugissement en fracas de tonnerre…; les géants de la nature se préparent au combat. Partout la glace craque, se brise et s'empile en toross, et soudain vous vous trouvez au milieu de cette lutte effroyable. Tout grince et mugit, la glace frémit sous vos pas…, de tous côtés d'effroyables convulsions. A travers une demi-obscurité, vous voyez les blocs monter en hautes crêtes et approcher en vagues menaçantes. Dans les collisions, des quartiers épais de 4 ou 5 mètres sont projetés en l'air, montent les uns au-dessus des autres ou tombent pulvérisés… Maintenant, de tous côtés vous êtes enveloppé par des masses de glace mouvante prêtes à débouler sur vous. Pour échapper à leur étreinte mortelle, vous vous disposez à fuir, mais juste devant vous la glace cède; un trou noir s'ouvre béant et l'eau affluant par l'ouverture s'épanche à flots. Voulez-vous vous sauver dans une autre direction: à travers l'obscurité, vous distinguez une nouvelle crête de blocs en marche sur vous. Vous cherchez un autre passage, toute issue est fermée. Un fracas de tonnerre roule sans discontinuer, pareil au grondement de quelque puissante cascade traversé par le fracas d'une canonnade. Ce mugissement formidable approche de plus en plus; le floe sur lequel vous vous êtes réfugié, serré et heurté comme à coups de bélier, s'effritte, l'eau afflue de tous côtés. Pour vous sauver vous n'avez d'autre ressource que d'escalader une de ces arêtes de glaces mouvantes afin d'atteindre une autre région de la banquise… Maintenant, peu à peu, le calme se fait, le bruit diminue et lentement s'éteint dans un grand silence de mort.
Les mois succèdent aux mois, les années aux années, jamais cette lutte effroyable ne prend fin. Partout la banquise est découpée de crevasses et hérissée d'arêtes produites par ces bouleversements. Si, d'un seul coup d'œil, on pouvait embrasser l'immensité de ce désert blanc, il apparaîtrait quadrillé par un réseau de crêtes (toross). Cette vue nous rappelait l'aspect des campagnes de Norvège, couvertes de neige, avec leurs brusques protubérances formées par les murettes séparant les champs. A première vue, ces crêtes semblaient affecter le plus complet désordre, un examen plus attentif de la banquise montrait cependant leur tendance à prendre certaines directions, notamment une orientation perpendiculaire à la ligne des pressions qui leur avaient donné naissance. Les explorateurs ont souvent évalué à 18 mètres la hauteur des toross et des hummocks. Ces chiffres sont exagérés. Pendant notre dérive et notre voyage à travers la banquise de l'extrême nord, l'hummock le plus élevé que j'ai vu ne dépassait pas, à vue d'œil, 10 mètres.—Je n'avais malheureusement pas les moyens de le mesurer.—Les hummocks les plus saillants dont j'ai déterminé les dimensions atteignaient une hauteur de 6m à 7m,50; ceux-là étaient nombreux. Les entassements de glace de mer ayant une hauteur de 8m,50 sont très rares.
14 octobre.—Un chenal reste toujours ouvert dans la direction du nord, et au delà la mer apparaît libre à perte de vue. La machine est remontée; demain nous serons parés pour le départ. Dans la soirée, violente pression. A plusieurs reprises, les blocs empilés sur bâbord menacent de culbuter sur le pont par-dessus le bastingage. Cette glace, peu épaisse, ne peut causer grand dommage, mais sa force d'impulsion est énorme. Sans une minute d'arrêt, elle arrive en vagues qui, de prime abord, paraissent irrésistibles, puis lentement, mais sûrement, elle vient mourir contre la solide coque du Fram.
15 octobre.—Maintenant que nous sommes prêts à partir, la banquise reste absolument fermée. Dans la matinée, aux premiers indices de détente de la glace, je donne l'ordre d'allumer les feux. Entre temps, je me mets à la recherche d'un ours que les hommes ont blessé la nuit dernière et qui ne doit pas être loin du navire. A mon retour, la glace n'a pas bougé.
16 et 17 octobre.—La banquise demeure absolument compacte. Violente pression dans la nuit.
18 octobre.—Le matin, Johansen tue, du pont, un ours qui est venu rôder tout contre le navire. L'après-midi, Henriksen en abat un second.
Temps très clair. Du haut du «nid de corbeau», aucune terre en vue. L'ouverture, qui s'étendait les jours précédents vers le nord, est complètement fermée; en revanche, durant la nuit, une nouvelle nappe s'est formée tout près du Fram.
21 octobre.—Profondeur: 135 mètres. Nous arrivons au-dessus d'une fosse marine. La ligne de sonde indique une dérive vers le sud-ouest. Je ne comprends rien à ce recul constant, d'autant que, ces jours derniers, la brise a été faible. Quelle peut bien être la raison de cette retraite vers le sud? Dans cette région, le courant devrait porter dans le nord. Comment expliquer autrement l'existence de la large étendue de mer libre que nous avons traversée et celle de la baie où nous avons été arrêtés au point culminant de notre marche. Ces ouvertures n'ont pu être formées que par un mouvement des eaux vers le nord. La seule objection contre ma théorie est fournie par l'existence du courant se dirigeant vers l'ouest que nous avons observé pendant tout notre trajet de Kabarova à l'Olonek. Mais non, jamais nous ne serons ramenés au sud des îles de la Nouvelle-Sibérie, puis à l'ouest, vers la côte de Sibérie, et ensuite au nord dans la direction du cap Tchéliouskine.
23 octobre.—Profondeur: 117 mètres, 12 mètres de moins qu'hier. La ligne de sonde indique maintenant une dérive vers le nord-est. Le 12 octobre, nous avons été ramenés jusqu'au 78°5′; d'après les observations du 19, nous nous trouvons à 10 milles plus au nord. Enfin, maintenant que le vent est tombé, le courant commence à porter dans la bonne direction.
24 octobre.—Entre quatre et cinq heures du matin, une violente pression a soulevé légèrement le Fram. L'assaut des glaces semble devoir se renouveler. Demain, en effet, nous avons une marée de pleine lune. Dans la matinée, la banquise s'ouvre tout contre le navire, puis se referme. Vers onze heures du matin, une attaque assez forte se produit; après cela un temps d'arrêt, puis, nouvelles pressions dans l'après-midi, particulièrement violentes entre quatre heures et quatre heures et demie.
25 octobre.—La nuit dernière, la banquise a éprouvé une convulsion. Réveillé en sursaut, j'ai senti le Fram soulevé, secoué et remué en tous sens; en même temps, j'ai entendu la glace s'écraser contre sa coque. Après avoir écouté un instant, je me suis rendormi, en pensant qu'il faisait bon être à bord du Fram. Ce serait véritablement terrible d'être obligé de quitter le navire à la moindre pression et de fuir avec tous nos bagages sur le dos, comme les gens du Tegetthoff.
La brise souffle aujourd'hui du sud-ouest. Le moulin, prêt depuis plusieurs jours, fonctionne pour la première fois. L'essai est particulièrement heureux; quoique la brise soit faible (5 à 8 mètres à la seconde), notre éclairage est cependant très intense. La lumière exerce une puissante influence sur le moral de l'homme. A dîner, la gaieté est générale. La lumière agit sur nos esprits comme un verre de bon vin. Le carré a un air de fête.
26 octobre.—L'anniversaire du lancement du navire est célébré en grande pompe. La fête débute par un tir à la cible. Le vainqueur reçoit la grande croix en bois de l'ordre du Fram. Au dîner, quatre plats, et, après le repas, permission de fumer dans le carré.
Mes pensées se reportent involontairement à la scène du lancement. Je revois ma chère femme projetant la bouteille de Champagne contre l'étrave en s'écriant: «Que Fram soit ton nom»; en même temps, le solide bâtiment, glissant doucement sur son berceau, prenait possession de son élément… Je serrai violemment sa main dans la mienne, et les larmes me vinrent aux yeux; ni l'un ni l'autre ne fûmes capables de dire un mot! Maintenant, nous sommes séparés par la mer et par la glace. Pour combien de temps? A coup sûr, ce sera très long. Je veux m'arracher à cette triste pensée.
Aujourd'hui, le soleil nous fait ses adieux; la nuit d'hiver va commencer. Où serons-nous quand reparaîtra l'astre de la vie? Pour nous consoler de son départ, la lune brille d'un éclat absolument extraordinaire.
D'après les observations, nous nous trouvons aujourd'hui à trois minutes plus au nord, et un peu plus à l'ouest que le 19. Nous devons être dans un remous où la glace tourne sur elle-même sans avancer. Si seulement un vent de sud se levait et nous poussait dans le nord, le découragement ferait promptement place à l'espoir!
Le 27 octobre, dans l'après-midi, un météore lumineux traverse le ciel, puis disparaît près de l'ε de la constellation du Cygne, le second que nous apercevons depuis notre arrivée dans ces parages. Le lendemain nous tuons un renard blanc. Déjà à plusieurs reprises nous avions vu ses pistes autour du navire. Que diable ces animaux peuvent-ils faire aussi loin de terre? Après tout, cela ne doit pas nous étonner, n'a-t-on pas trouvé des traces de renards sur la banquise entre Jan-Mayen et le Spitzberg.
5 novembre.—Le temps se traîne. Je travaille, je lis, je m'absorbe dans des réflexions et dans des rêveries; après quoi je joue de l'orgue, puis me promène sur la glace dans la nuit obscure. Très bas sur l'horizon, dans le sud-ouest, il y a encore un faible afflux de lumière, une lueur rouge foncé comme une tache de sang, passant à l'orange, au vert, au bleu pâle, enfin au bleu foncé tout piqué d'étoiles. Dans le nord vacillent des fusées d'aurore boréale toujours changeantes et mobiles, jamais en repos, absolument comme l'âme humaine. Et, sans y prendre garde, mes pensées reviennent toujours à mes chers adorés… Je songe au retour; notre tâche est maintenant accomplie, le Fram remonte à toute vitesse le fjord. La terre aimée de la patrie nous sourit dans un gai soleil, et… les souffrances poignantes, les longues angoisses sont oubliées dans un moment d'inexprimable joie. Oh! non, c'est trop pénible! A grands pas je me promène pour chasser cette hantise déprimante.
De plus en plus décourageant le résultat des observations. Nous sommes aujourd'hui par 77°43′ et 138°8′ de Long. Est. Jamais encore nous n'avions rétrogradé aussi loin. Depuis le 29 septembre nous avons été repoussés de 83 milles vers le sud. Toute la théorie dont la vérité me paraissait indiscutable, s'écroule comme un château de cartes détruit par la plus légère brise. Imaginez les plus ingénieuses hypothèses, bientôt les faits les auront réduits à néant. Suis-je véritablement sincère en écrivant ces tristes réflexions? Oui, sur le moment, car elles sont le résultat de l'amertume de mon découragement. Après tout, si nous sommes dans une mauvaise voie, à quoi cela aboutira-t-il? A la déception d'espérances humaines, tout simplement. Et si nous périssons dans cette entreprise, quelle influence cela aura-t-il sur les cycles infinis de l'éternité?
9 novembre.—Pris dans la journée une série de températures et d'échantillons d'eau de 10 en 10 mètres, depuis la surface jusqu'au fond, situé à une profondeur de 53 mètres. Partout la mer a une température uniforme de −1°,5, la même température que j'ai observée à une latitude plus méridionale. Il n'y a donc ici que de l'eau originaire du bassin polaire. La salure est très faible. L'apport des fleuves sibériens fait sentir son influence jusqu'ici.
11 novembre.—La «jeune glace» autour du navire atteint une épaisseur de 0m,39. Dure à la surface, elle devient en dessous poreuse et friable. Cette couche date de quinze jours. Dès la première nuit, elle a atteint une épaisseur de 0m,078; les deux nuits suivantes, elle a seulement augmenté de 0,052, et, pendant les douze nuits suivantes, de 0,26. L'accroissement d'une couche de la glace se ralentit donc à mesure que son épaisseur augmente, et cesse même complètement lorsqu'elle a atteint une certaine hauteur.
19 novembre.—Toujours la même vie monotone. Depuis une semaine, vent du sud; aujourd'hui, par exception, brise légère de nord-nord-ouest. La banquise reste calme, hermétiquement fermée autour du navire. Depuis la dernière pression violente, le Fram a certainement sous sa quille une épaisseur de glace de 3 à 7 mètres12. A notre grande joie, l'observation d'hier constate un gain de 44 milles vers le nord depuis le 8. Nous avons également fait un pas considérable vers l'est. Que seulement la dérive nous porte dans cette direction!
Le Fram constitue au milieu de la banquise un abri chaud et confortable. Même par un froid de 30° le poêle n'est pas allumé. Une lampe suffit à rendre la température très agréable dans le carré. Mes compagnons, du reste, ne s'aperçoivent pas du froid. Alors que le thermomètre marque 30° sous zéro, Bentzen va en chemise lire sur le pont les thermomètres. Presque nulle part trace d'humidité; partout excellente ventilation, grâce à la manche à air qui répand dans tout le navire des flots d'air froid et vivifiant.
27 novembre.—La température de l'air se maintient sans grande variation entre −25° et −30°. Dans la cale du navire elle descend à −11°.
A différentes reprises, les rayons de l'aurore boréale me semblent prendre une orientation parallèle à la direction du vent. Dans la matinée du 23, ce phénomène se montrant dans le sud-est, j'annonce à mes compagnons que la brise qui, en ce moment, souffle du nord-est, descendra au sud-est; quelques heures plus tard cette prédiction se réalise.
Ce matin, à neuf heures, une forte pression; dans la soirée, la glace gémit bruyamment aux environs. Le Fram ne se trouve plus, semble-t-il, au centre des convulsions. Probablement le dernier assaut violent a comprimé autour de nous toute la glace en une masse très résistante que le froid a solidifiée, tandis que, plus loin, la banquise, moins compacte, peut s'ouvrir et par suite être soumise à des pressions.
3 décembre.—Dérive au nord-est, terriblement lente. Depuis le 28 novembre, nous avons avancé seulement de cinq milles.
5 décembre.—35°,7, la plus basse température éprouvée jusqu'ici. Nous sommes par 78°50′, à 6 milles plus au nord que le 2; la vitesse de dérive serait de 2 milles par jour.—Dans l'après-midi, magnifique aurore boréale; de l'est à l'ouest, le ciel est illuminé par une arcade flamboyante. Un peu plus tard, le temps devient couvert; une seule étoile est visible, l'étoile du foyer. Comme je l'aime, ce petit point lumineux! Chaque fois que je monte sur le pont, je la cherche, cette étoile, et toujours elle est là brillante dans son impassibilité radieuse. Elle me semble notre protectrice.
8 décembre.—De 7 à 8 heures du matin, encore une pression. L'après-midi je dessinais dans le carré, lorsque subitement un choc violent, suivi d'un craquement formidable, se fait entendre juste au-dessus de ma tête, comme si de gros blocs de glace tombaient de la mâture sur le pont. En un clin d'œil, tous les hommes sont debout; les paresseux qui faisaient la sieste à ce moment passent en hâte un vêtement et accourent dans le carré. Kvik, effrayé par la violence de la détonation, a même quitté ses quartiers d'hiver. Qu'est-ce qui a bien pu se passer? Impossible de découvrir la cause de ce fracas épouvantable. La glace est en mouvement et paraît en train de s'écarter du navire. Ce bruit a été probablement causé par une pression inopinée qui a déterminé le décollement de la glace sur toute la longueur du bâtiment. On n'entend aucun craquement dans les œuvres du navire; le Fram n'a donc pas éprouvé d'avarie. Dehors, il fait très froid, le mieux est de rentrer.
A six heures du soir, nouvelle pression d'une durée de vingt minutes. La banquise grince et détone à l'arrière; dans le carré, le bruit est tel que toute conversation devient impossible à moins de hurler à tue-tête. Pendant ce sabbat, l'orgue fait entendre des phrases de la mélodie de Kjerulf: «Le chant des rossignols m'empêche de dormir.»
10 décembre.—Aujourd'hui, grand événement dans la vie monotone du bord: apparition d'un journal, le Framsjaa, la Vigie du Fram; directeur, notre excellent docteur. Le premier numéro, lu le soir à haute voix dans le carré, excite une gaieté générale. Dans notre situation, l'entrain est un remède préventif contre la maladie; par son amusante initiative, Blessing contribue ainsi à fortifier notre excellent état sanitaire.
13 décembre.—Depuis hier soir, sans une minute de repos, les chiens aboient furieusement. A plusieurs reprises, les hommes de garde ont cherché et exploré les environs; en dépit de leurs recherches, impossible de découvrir la cause de cet émoi. Ce matin, on constate la disparition de trois chiens. Après le déjeuner, Mogstad et Peter vont examiner la neige autour du navire, espérant découvrir les pistes des fugitifs. «Vous feriez bien de prendre un fusil,» leur dit Jacobsen. «Oh! non, nous n'en avons pas besoin,» réplique Peter. En bas de l'échelle, il y a pourtant des traces d'ours et de sang. Nos deux gaillards ne s'acheminent pas moins sur la banquise, armés seulement d'une lanterne et escortés par toute la meute. A quelques centaines de pas du navire, surgit tout à coup de l'obscurité un ours énorme. A cette vue, nos hommes prennent aussitôt leur galop vers le bord. Mogstad, chaussé de légers mocassins, s'esquive rapidement, mais Peter, empêtré dans ses lourdes bottes à semelle en bois, n'avance que très lentement. Notre homme a beau faire diligence, jamais il n'aperçoit le navire. Dans la confusion de la retraite, le malheureux s'est trompé de route! Heureusement l'ours ne le suit plus; le voilà donc tranquille, lorsque, à deux pas de là, le pauvre Peter glisse et roule au milieu des hummocks. Enfin, il arrive sur la glace plate qui entoure le navire; encore quelques pas, et il sera en sûreté quand soudain quelque chose bouge tout près de lui. Un chien, suppose-t-il; avant qu'il ait eu le temps d'élucider la question, l'ours arrive sur lui et le mord au côté. Notre homme empoigne alors sa lanterne et en assène un coup si violent sur le museau de l'animal que le verre se brise bruyamment en mille morceaux. La bête effrayée recule, et, profitant de son effarement, l'ami Pierre a le temps de grimper lestement à bord. A la nouvelle de cette attaque, nous sautons sur nos fusils; quelques minutes après, l'assaillant tombait mort.
Après cet incident, nous partons à la recherche des bêtes disparues, et découvrons bientôt leurs cadavres éventrés. Sans éveiller notre attention, l'ours a pu grimper à bord par l'échelle, enlever les chiens à sa portée et redescendre ensuite aussi tranquillement qu'il était venu.
Kvik met au monde treize enfants, un précieux renfort pour la meute réduite maintenant à un effectif de vingt-six bêtes. Elle ne peut en nourrir que huit, il faut donc nous décider à noyer les autres.
Position d'hier: 79°8′ Lat. N. Un gain de 8 milles en trois jours!

LE PIÈGE A OURS DE SVERDRUP
Depuis le début de notre dérive, pas une chute de neige ne s'est produite. Noël approche pourtant, et il n'y a pas de vrai Noël sans d'épais flocons. Oh! la belle chose que la neige silencieuse, adoucissant de sa nappe virginale tous les contours brusques. Cette banquise de glace vive est comme une vie sans amour; rien ne l'adoucit. L'amour, c'est la neige de la vie. Il ferme les blessures reçues dans le combat de l'existence et resplendit plus pure que la neige. Qu'est-ce qu'une vie sans amour? Elle est pareille à ce champ de glace, une chose froide et rugueuse errant à la dérive des vents, sans rien pour couvrir les gouffres qui la déchirent, pour amortir le choc des collisions et pour arrondir les angles saillants de ses blocs brisés. Oui, une telle vie est semblable à cette glace flottante nue et pleine d'aspérités.
21 décembre.—Le temps passe avec une rapidité extraordinaire. Voici déjà le jour le plus court de l'année, si je puis m'exprimer ainsi, puisque nous n'avons plus de jour. Maintenant nous irons vers le retour du soleil et vers l'été. Aujourd'hui sondage; à 2,100 mètres, pas de fond! Qui aurait pu s'attendre à trouver ici une pareille profondeur?
22 décembre.—Dans la nuit nouvelle visite d'ours. L'animal se dirige d'abord vers le navire, puis, apercevant le piège dressé par Sverdrup et Lars, s'achemine immédiatement vers l'instrument. A cette vue, le cœur bat à notre capitaine; d'une minute à l'autre il s'attend à entendre le bruit produit par le déclenchement de l'appareil. Mais maître Martin est très prudent; il examine soigneusement la machine, et, se levant sur les pattes de derrière, s'appuie juste à côté de la trappe pour contempler un instant le délicieux morceau de graisse qui constitue l'appât; après un moment d'hésitation, il redescend à terre. Évidemment cette grande chose plantée là, au milieu de la glace, ne lui dit rien qui vaille. Il flaire le support, tourne tout autour, et, après avoir de nouveau contemplé le piège, s'en va en hochant la tête. Il semble dire: «Ces mauvais gars ont fort bien arrangé la chose à mon intention, mais je ne suis pas si bête pour m'y laisser prendre.» Décidément, malgré toute l'ingéniosité de Sverdrup, le fusil est encore plus sûr. Arrivé à soixante pas du navire, l'ours, reçu par une salve nourrie, tombe mort. Une seule balle l'avait frappée; comme d'habitude en pareil cas, chacun des quatre tireurs s'attribua l'honneur du coup.
CARICATURES EXTRAITES DU «FRAMSJAA»

Promenade en temps de paix avec les chaussures patentées de Sverdrup.

Les compagnons du Fram sur le sentier de la guerre: différence entre la chaussure Sverdrup et le mocassin lapon.

Les compagnons du Fram sont encore sur le sentier de la guerre.
24 décembre.—Un radieux clair de lune illumine la silencieuse nuit arctique… A l'approche du grand jour de la Noël, notre petit monde est de plus en plus gai. Chacun songe évidemment aux absents, mais personne ne laisse deviner ses soucis.—Le carré et les cabines sont brillamment illuminés et le menu du repas particulièrement soigné. Faire bombance, c'est pour nous la seule manière de fêter les solennités. Le dîner est excellent et le souper non moins exquis. Après cela on sert les gâteaux traditionnels, auxquels Juell travaille depuis des semaines. Le «clou» de la fête est l'arrivée de deux boîtes contenant les cadeaux de Noël, présents de la mère et de la fiancée de Hansen. C'est avec une véritable joie d'enfant que chacun reçoit son petit souvenir: une pipe, un couteau ou une autre bagatelle de ce genre. Il semble que ces caisses soient un message de tous les chers absents. Après cela, une série de toasts et de discours, puis lecture d'un nouveau numéro du Framsjaa accompagné d'un supplément illustré dû au crayon du célèbre artiste polaire Huttetu. Les gravures reproduites à la page précédente, représentant les aventures de Peter avec son ours, donnent une idée de ce talent jusqu'ici méconnu.
25 décembre.—Là-bas, au pays, très certainement ils songent aujourd'hui à nous et s'attristent à la pensée des souffrances que nous devons endurer, supposent-ils, au milieu du grand désert glacé de l'Océan Arctique. Que ne peuvent-ils nous voir gais et bien portants! A coup sûr notre vie n'est pas plus pénible que la leur. Jamais je n'ai mené une existence aussi douce et jamais je n'ai autant redouté l'embonpoint. Voyez, par exemple, le menu du dîner. Pas moins de cinq plats. Une soupe à l'oxtail, un pudding de poisson, un rôti de renne avec des petits pois, des pommes de terre, de la confiture d'airelle, de la confiture de baies de marais13 avec de la crème et des galettes. Tout le monde fait si bien honneur au repas que personne n'a faim au souper. Dans la soirée on sert le café avec accompagnement d'ananas, de macarons, de gâteaux au gingembre et de mendiants. Pour vous donner une idée de notre ordinaire, n'oublions pas le déjeuner composé de café, de pain frais, de langue, de corned beef, de fromage et de marmelade. A l'exception des gâteaux, notre menu quotidien n'est pas différent. Avec cela, nous habitons une bonne et solide maison, bien éclairée par de grandes lampes à pétrole ou par l'électricité; nous avons toute espèce de jeux pour nous distraire et toute une bibliothèque pour nous instruire. Que peut-on demander de plus?
26 décembre.—Aujourd'hui et hier −38°, la plus basse température observée depuis le commencement de l'hivernage. Dans la journée en me promenant sur la banquise, j'arrive sur le bord d'un grand lac, couvert de «jeune glace» coupée par une large crevasse. Les rayons de la lune jouent sur la surface noire de l'eau et cette vue me rappelle soudain les scènes du pays des fjords. A perte de vue, du haut d'un monticule de glace, la nappe d'eau bleue s'étend dans la direction du nord.

LES RAYONS DE LA LUNE JOUENT SUR LA SURFACE DE L'EAU
28 décembre.—En avant du Fram, dans une direction perpendiculaire à celle de son gisement, s'est ouvert un chenal; la glace formée à sa surface la nuit dernière porte des traces de pression. Nous ne prêtons pas la moindre attention à tous ces mouvements de la banquise qui ont causé tant d'émois à nos prédécesseurs. Aucun préparatif n'a été fait à bord en vue d'un accident. Nous n'avons sur le pont ni vivres, ni tente, ni équipement prêts à être débarqués. Et ce n'est pas par négligence; mais nous n'avons pas lieu de craindre les convulsions de la glace. Nous avons pu apprécier la résistance de notre bâtiment, et notre confiance en lui est absolue. Contre sa coque inébranlable, les blocs les plus durs viennent s'aplatir et perdre leur force d'impulsion.
De l'avis de tous les explorateurs, la longue nuit de l'hiver arctique exercerait l'influence la plus pernicieuse sur l'organisme et déterminerait fatalement l'éclosion du scorbut parmi les équipages. Un marin anglais avec lequel je m'entretins de cette question avant mon départ fut particulièrement pessimiste. «Non, jamais, assurait-il, une expédition polaire ne pourrait échapper au scorbut; c'était là un mal inévitable; tous les chefs de mission qui prétendaient en avoir été indemnes, avaient simplement donné un autre nom à la terrible maladie.» Maintenant, je suis en mesure de réfuter cette opinion par notre expérience. La nuit polaire n'a eu aucune influence débilitante ou déprimante sur moi; tout au contraire, pendant cet hivernage, j'ai l'impression de rajeunir. Cette vie régulière me convient parfaitement; jamais je ne me souviens avoir été en meilleure santé. Bien plus, je recommanderai les régions arctiques comme un excellent sanatorium pour les personnes affaiblies ou atteintes d'affections nerveuses.
J'en viens même à avoir honte de nous; ces terribles souffrances de la longue nuit de l'hiver polaire, décrites en termes si dramatiques par nos prédécesseurs, nous n'en éprouvons aucune. Elles sont pourtant bien nécessaires pour donner de l'intérêt à une relation d'expédition arctique! Si cela continue ainsi, qu'aurons-nous à raconter au retour? Tous mes compagnons sont également gros et gras; aucun d'eux n'a la mine pâle et les joues caves traditionnelles des hiverneurs polaires, et chez eux pas trace d'abattement. Écoutez seulement dans le carré l'animation des conversations et les éclats de rire. Cet excellent état sanitaire et moral, nous le devons à la qualité et à la variété de notre ordinaire, à la bonne ventilation du navire, à nos fréquentes promenades en plein air, à l'absence de tout surmenage physique, enfin aux quotidiennes distractions que nous apportent la lecture et les jeux. Notre système de vie en commun, sans aucune inégalité de traitement pour les divers membres de l'expédition, a également exercé la plus heureuse influence.
