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Buch lesen: «Histoire de Sibylle», Seite 18

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Et elle se recoucha sur la causeuse.

Gandrax sortit. – Pendant qu'il gagnait la plus proche station du chemin de fer, il s'arrêtait de temps à autre et portait la main à son front, croyant sentir le sol trembler sous ses pieds. Il était onze heures du soir quand il fut rendu chez lui. Il entra dans son laboratoire et se jeta sur une chaise; puis au bout d'un instant, comme si l'immobilité lui eût été insupportable, il se releva et se mit à se promener d'un pas lent et régulier dans la longueur de la vaste pièce. Le martellement précipité de ses tempes sonnait à ses oreilles comme un tocsin. Tous les bruits du chaos remplissaient son cerveau. Dans ce réveil brutal, dans cette chute immense et sans retour des hauteurs de son orgueil, il cherchait confusément quelque soutien auquel il pût se rattacher: il n'en trouvait pas. Sa science, ses livres, sa gloire, sa noble pauvreté même, dépouillés à jamais du charme dont l'amour de Clotilde les avait empreints, lui semblaient choses odieuses. En dehors de lui, aucune force, aucune consolation, aucune espérance, – le vide. Il eût voulu pleurer; mais il ne restait pas dans son âme desséchée une seule des sources d'où peut jaillir une larme. Il continua de marcher ainsi d'un pas de spectre jusqu'aux premières lueurs du jour: quand l'aube blanchissant les fenêtres vint donner à son cauchemar une réalité plus irrécusable et plus poignante, quand il fallut recommencer la vie avec cette honte au front et cette blessure au coeur, il ne le put pas. – L'idée de la folie traversa son cerveau: il s'approcha brusquement d'un des rayons qui garnissaient les murs, saisit une fiole pleine d'une liqueur brune, et la vida d'un trait. – Puis il reprit sa promenade avec une gravité lugubre, son pas s'alourdissant par degrés. Tout à coup il s'arrêta, agita les bras convulsivement, et tomba sur la carreau. Au bruit de sa chute, quelques gens de la maison accoururent: on le porta sur son lit, et un médecin fut mandé. Après deux heures d'un assoupissement mêlé de délire, il se réveilla et eut la force de dicter sa dépêche à Raoul.

Raoul arriva dans la soirée de ce même jour et se fit conduire chez Gandrax en descendant de wagon. Il gravit l'escalier sans avoir trouvé à qui parler. La chambre du savant était une sorte de cellule claustrale; une petite lampe l'éclairait faiblement. Une vieille femme lisait dans un coin. Contre la muraille blanchie à la chaux était appliqué un lit de fer dans lequel Raoul aperçut Gandrax. Ses cheveux noirs étaient repoussés et rejetés en arrière, dégageant son large front couvert d'une pâleur cendrée. Un sourire passa sur ses joues creuses et dans son oeil flamboyant quand il vit entrer Raoul. Il lui tendit la main avec effort:

– Ah! dit-il d'une voix profonde, je suis bien aise de t'avoir revu.

– Mais, grand Dieu! qu'est-ce que c'est donc? Depuis quand es-tu malade?

Gandrax fit un signe à la femme qui le gardait: elle sortit aussitôt. Il désigna alors du doigt à Raoul la fiole vide qui était posée près de la lampe. Raoul l'examina à la hâte: un pli douloureux contracta ses traits; il se rapprocha du lit, et regardant fixement Gandrax:

– Clotilde? dit-il.

– Oui, dit Gandrax.

Et après une pause:

– La première faiblesse de ma vie… et la dernière!

– Ah! malheureux!.. mais si tu as résisté jusqu'ici, on peut espérer… L'opium pardonne… Où est le médecin? Que dit-il?

– Le médecin, c'est moi… Il dit que le système nerveux est détruit, et que je suis perdu… Je ne suis plus qu'une matière qui se transforme.

– Mais tu peux te tromper, s'écria Raoul avec agitation.

Voyons, laisse-moi appeler quelqu'un; qui veux-tu?

– Personne… inutile… ne me trouble pas; assieds-toi.

M. de Chalys se laissa tomber sur une chaise à côté du lit:

– Souffres-tu beaucoup, mon ami?

– Beaucoup… J'ai fait une faute… la dose était trop forte; mais j'étais fou.

Après un moment, un éclair d'ironie glissa sur la bouche amincie de Gandrax:

– Et toi, reprit-il d'une voix sourde, tu sers la messe, dit-on?

– Mon ami, je t'en prie.

Il y eut un long silence, pendant lequel on n'entendait dans la triste chambre que la respiration sifflante du malade et les faibles battements d'une montre posée sur son chevet. L'oeil de Gandrax cependant, attaché avec insistance sur celui de Raoul, paraissait exprimer une sorte d'inquiétude pénible:

– Tu désires quelque chose, Louis? dit Raoul en se penchant vers Gandrax.

– Pourquoi ne pleures-tu pas?

– Mon ami! je fais un rêve affreux; je suis terrifié!

– Il ne pleure pas!.. murmura Gandrax.

Après une nouvelle pause, il éleva plus fortement la voix:

– Quelle heure est-il?

– Bientôt minuit.

– Quel jour?

– Jeudi.

– Donne-moi ta main… donne vite!

Raoul se leva vivement et lui prit la main:

– Louis, dit-il, n'as-tu rien à me recommander? n'as-tu rien qui te tourmente? Es-tu bien maître de ta pensée en ce moment terrible?.. Es-tu sûr?.. Sais-tu bien ce que tu es… où tu vas?

– Où je vais?

Un sourire effrayant retroussa les lèvres de Gandrax: il se dressa à demi sur sa couche, retira brusquement la main que tenait Raoul, et l'abaissant vers le sol par un geste d'une énergie farouche:

– Là! dit-il.

Sa main demeura pendante contre le drap; ses yeux roulèrent dans leurs orbites, et sa tête inerte retomba sur l'oreiller. – Raoul, après une minute de contemplation silencieuse, cacha son front dans ses mains, et des larmes ruisselèrent à travers ses doigts crispés; mais Gandrax ne pouvait plus les voir.

M. de Chalys veilla seul près des restes de son ami. – Le surlendemain, la cérémonie des funérailles eut lieu dans l'église Saint-Sulpice avec un mélange de pompe et d'austérité qui rappelait à la fois les honneurs mérités et la digne pauvreté du jeune savant. En entrant dans l'église, Raoul aperçut dans un des bas côtés une femme vêtue de noir, dont l'air de jeunesse et d'élégance le frappa; il sentit un frisson passer dans ses veines. C'était Clotilde en effet; poussée par ce goût des émotions fortes et dramatiques qui est propre aux femmes de son espèce, ou peut-être par quelque secret sentiment de remords et de piété, elle avait recherché ce spectacle. On l'entendit à plusieurs reprises pleurer sous son voile. Ces pleurs étaient sincères; mais elle pleurait sur elle-même bien plus que sur la victime de son cruel amour. Sa destinée semblait se teindre à ses yeux du jour lugubre et des flammes bleuâtres dont l'église était remplie. Elle s'épouvantait de son avenir. Elle se rappelait aussi avec attendrissement les scènes heureuses de son enfance, les bois et les campagnes de Férias, la paix qu'elle y avait laissée. Parmi ces souvenirs, il y en eut un toutefois qui se dressa soudain devant elle, et qui l'obséda avec une persistance étrange: ce fut la vision du fou Féray couché sur le pavé de la cour de Férias, et soulevant tout à coup les oripeaux ensanglantés dont elle l'avait affublé pour lui adresser de la main, comme une des tragiques prophétesses de Macbeth, une vague menace de royauté et de malheur.

Vers le milieu du jour, le comte de Chalys, après avoir accompli jusqu'au bout son douloureux devoir, rentra à son hôtel. Il s'était retiré dans un grand salon du rez-de-chaussée fermé depuis longtemps, et où la lumière du dehors pénétrait à peine par une fenêtre dont on avait écarté les volets. La porte s'ouvrit tout à coup, et un vieux domestique s'y montra timidement.

– C'est une dame que monsieur le comte attend, dit-il.

Raoul se leva avec impatience.

– Mais je j'attends personne!

Il n'avait pas achevé sa phrase, que madame de Val-Chesnay était dans le salon. Le vieux domestique sortit à la hâte.

Clotilde s'était arrêtée immobile devant Raoul. Son voile était baissé, laissant entrevoir sa pâleur ardente et ses yeux de flamme. Sous ses vêtements de deuil, relevés d'ornements de jais, sa taille superbe, sa grâce sombre, sa fière beauté, resplendissaient d'un éclat saisissant. Raoul la regardait avec un air d'indécision et de colère. Elle repoussa lentement son voile et attacha sur lui un oeil suppliant.

– Que voulez-vous? dit durement le comte.

– Votre pitié, Raoul.

– Je vous la refuse!

Il se détourna et dit quelques pas. Puis, revenant vers elle:

– Savez-vous qu'il s'est tué? reprit-il. Si vous ne le savez pas, je vous l'apprends! Si vous le savez, je vous trouve… hardie de vous présenter ici!

– Je le savais! murmura-t-elle.

Elle se jeta sur un divan, cacha sa tête dans la soie des coussins et sanglota. Raoul marcha quelques minutes à grands pas dans l'obscurité de l'immense salon, et, s'arrêtant en face d'elle brusquement:

– De grâce, madame, reprit-il, finissons! Tout ceci est inutile… et répugnant.

Elle releva le front.

– Mais enfin, dit-elle, savez-vous bien vous-même ce qui s'est passé? Croyez-vous donc être si étranger à ce malheur… à ce crime… que je venais pleurer avec vous? N'est-ce pas vous qui m'avez poussée à ce vertige… dont voici les suites?.. Ne m'avez-vous pas demandé mon amour?.. L'ai-je rêvé, dites?.. Et le jour où il vous a appartenu, ne m'avez-vous pas torturée, humiliée, désespérée… en vous donnant à une autre sous mes yeux? Et vous me refusez aujourd'hui un mot de pitié… un mot de pardon?.. Et qu'avez-vous pourtant à me pardonner… si ce n'est de vous avoir aimé trop fidèlement à travers ce fantôme d'amour que j'avais saisi dans mon désespoir, parce qu'il était encore un souvenir, une ressemblance de vous… parce qu'il me parlait de vous, parce qu'il vous aimait!.. Eh! grand Dieu! c'est ce qui l'a tué, si vous l'ignorez, car le moment est venu où je me suis réveillée de ce songe avec horreur;… je n'ai pu le tromper plus longtemps… le cri de la vérité s'est échappé de mon coeur, et l'a foudroyé!.. Plaignez-le; moi, je l'envie! Il ne souffre plus!

Elle plongea son front pâle dans ses mains et se remit à sangloter avec violence.

– Madame, dit Raoul avec gravité, je ne vous reproche rien, et je me reproche amèrement, à moi, la conduite inconsidérée qui a pu vous préparer de telles fautes et de tels chagrins… Je vous en demande même pardon, si vous le voulez. Maintenant vous devez comprendre que nous sommes séparés par le plus profond des abîmes, et que cette explication ne saurait se renouveler ni même se prolonger entre nous sans prendre une couleur odieuse… Allez, je vous en prie.

M. de Chalys, en terminant ces mots, se laissa tomber sur un fauteuil, comme accablé par les sensations pénibles de cette scène. La jeune femme s'était levée.

– Je m'en vais, murmura-t-elle avec douceur. Ne me donnerez-vous pas votre main, Raoul?

Raoul fit un geste rapide de refus, et se détourna en appuyant son front sur sa main.

– Ah! reprit-elle du même accent suppliant, que vous êtes dur! Je vous demande si peu… moi qui vous avais tant donné! Est-ce que cet amour enfin… l'unique de ma vie!.. ne me vaudra pas à ce dernier moment… une parole de bonté… de compassion?.. Ah! soyez sûr que je respecte tout ce qu'il faut respecter; mais il y a une chose pourtant que je veux vous dire avant de vous quitter… pour toujours sans doute!

Il entendit un bruit de soie froissée: elle s'était mise à genoux et se traînait sur la tapis.

– Raoul, poursuivit-elle, je ne vaux rien, je le sais trop… On m'a perdue dès l'enfance en ne me laissant connaître d'autres lois que mes passions; aussi je n'ai pas un seul mérite au monde, pas une vertu, pas une croyance… Je sais aimer seulement… et je vous aime!.. Vous êtes ma religion;… je vous aime… comme je voudrais aimer Dieu!.. Ah! si vous m'aviez mieux connue, vous n'auriez pas tant dédaigné peut-être une tendresse comme la mienne… car je vous jure qu'il n'y en a pas une semblable sous le ciel!.. Maintenant tout est fini… je le sens… et il y a presque de la démence à espérer que votre coeur s'ouvre jamais pour moi… Sachez bien cependant… voilà ce que je veux vous dire… sachez que je vous reste consacrée et dévouée… et qu'à l'heure où vous le voudrez… sur un mot, sur un signe… je quitterai tout pour vous suivre au bout du monde à deux genoux… comme votre servante et votre esclave!.. Adieu!

Elle saisit une des mains de Raoul, la serra follement sur son sein et la pressa sur ses lèvres. – Raoul se dégagea avec une sorte de violence, releva la jeune femme brusquement, et, se levant lui-même:

– Je vous en supplie! dit-il d'une voix basse et impérieuse.

Elle était debout, toute frissonnante et comme près de défaillir.

– Dites-moi que je vous fais pitié, murmura-t-elle, et je pars!

– Oui, vous me faites grande pitié, Clotilde. Allez.

Elle fixa encore sur lui ses yeux noirs, qui étincelaient sous ses pleurs, soupira longuement et sortit à pas lents.

Le surlendemain, dans la matinée, M. de Chalys remontait en wagon et reprenait le chemin de Férias.

VII
LE CYGNE

Ce n'était pas sans quelque hésitation que le comte de Chalys avait pris le parti de retourner à Férias. Son bref séjour à Paris, et les événements qui l'avaient marqué, semblaient avoir rompu le charme dont la main délicate et pure de Sibylle l'enveloppait depuis quelques mois. Il s'était comme éveillé de ce rêve, et il y voyait une sorte d'enfantillage à demi ridicule auquel il s'étonnait de s'être prêté si longtemps. Cette sombre disposition de son esprit ne fit que s'irriter dans le cours du voyage. Le contact de la vie réelle, de ses tristesses et de ses dépravations avait rejeté sa pensée dans tous les découragements et dans toutes les ironies du scepticisme; la mort sèche et brutale de Gandrax l'avait replongé en pleine matière; son entrevue même avec Clotilde l'avait profondément troublé. Malgré les révoltes de sa conscience, les transports, les ardeurs, les paroles enflammées de la jeune femme avaient fait monter à son cerveau la fumée des amours païennes, et lui laissaient encore dans les veines une ivresse secrète; il la voyait toujours à genoux devant lui, dans le désordre de ses pleurs, de sa beauté et de sa passion. Loin de lui faire un crime de cette passion emportée et prête à tous les sacrifices, il était tenté de l'admirer et de la déifier comme une vertu supérieure à toute autre, et près de laquelle l'amour scrupuleux et timoré de mademoiselle de Férias pâlissait étrangement. Il était parti cependant, peut-être pour épargner à Sibylle un coup trop soudain, peut-être pour se soustraire lui-même à des entraînements dont il sentait l'horreur.

Quand il arriva le soir au presbytère, l'abbé Renaud, à qui il avait écrit la veille pour le préparer à son retour, l'informa que la famille de Férias l'attendait pour dîner. Il retint la voiture qui l'avait amené de la gare, et se fit conduire au château. L'accueil affectueux et presque filial qu'il y reçut ne put vaincre la froideur chagrine qu'il avait dans le coeur, et que son visage et son accent même trahissaient. Les tristes circonstances qui l'avaient appelé à Paris, le deuil qu'il en avait rapporté, expliquaient suffisamment son attitude au marquis et à la marquise de Férias; mais Sibylle parut être plus clairvoyante. Il y avait eu dans son premier regard lorsqu'elle avait tendu la main à M. de Chalys une expression de curiosité inquiète qui le surprit et l'embarrassa. Dans cette nature fine, délicate et sensitive à l'excès, le tact et le pressentiment devaient approcher de la divination. Elle ne cessa de l'observer pendant le dîner avec le même air d'anxiété. Elle remarqua qu'il sortait du salon, contre sa coutume, à l'heure de la prière, comme pour éviter d'y assister. Elle remplit d'ailleurs pendant le reste de la soirée son rôle de maîtresse de maison avec son calme habituel, quoiqu'elle fût fort pâle. Elle se mit un instant au piano, servit le thé, et crayonna sur un bout de table, à l'ombre de ses blonds cheveux, en échangeant avec M. de Chalys quelques paroles indifférentes.

Il était dix heures et demie quand il se retira. En sortant du château, il s'arrêta sur le haut du perron comme frappé du spectacle qui s'étendait sous ses yeux. La soirée, déjà froide, était belle et pure: un mince croissant d'argent glissait dans la profondeur de l'azur, et allait disparaître derrière la cime noire des bois; il répandait encore une aube limpide dans l'enceinte de la cour, et un peu au delà quelques pâles rayons miroitaient faiblement sur le vitrage des serres, dans l'eau des bassins et sur le plumage éclatant d'un cygne immobile. C'était une scène d'une paix et d'un silence comme enchantés. Raoul la contempla un instant et soupira longuement. Un bruit léger le fit retourner: il vit mademoiselle de Férias à deux pas de lui.

– Vous êtes triste, monsieur, lui dit-elle avec cette grave sonorité d'accent qui était la séduction de sa voix.

– Comment ne le serais-je pas, mademoiselle!.. Je viens d'être frappé si cruellement.

– Sans doute… mais il y a quelque chose de plus, n'est-ce pas?.. Soyez vrai!

Il baissa les yeux, hésita, puis, relevant la tête:

– Je voudrais vous parler, mademoiselle Sibylle.

– Maintenant?

– Maintenant.

Elle parut hésiter à son tour; puis tout à coup:

– Attendez-moi.

Elle rentra dans le vestibule et reparut l'instant d'après: elle avait jeté sur ses épaules à demi nues une courte mante blanche bordée de bleu, dont la capuchon retombait sur son front. Elle prit le bras de Raoul: ils descendirent lentement les degrés du perron et traversèrent la cour en silence, se dirigeant vers le parc. Comme ils entraient dans la sombre allée qui s'ouvrait devant la grille, et que rayaient çà et là des bandes de lumière blanchâtres, Raoul éleva enfin la voix, et parlant avec une amertume à peine contenue:

– Mademoiselle, dit-il, je viens de traverser quelques-unes de ces heures rigides qui rappellent un homme à la réalité et à son devoir. Je vous supplie donc de me révéler le secret de votre pensée, je vous supplie de me dire si l'honneur d'obtenir votre main me sera vraiment interdit tant que j'aurai pas reçu d'en haut la grâce, – qui me manque, – et qui, j'en ai peur, me manquera toujours. Dans ce cas, je n'attendrai pas, je vous l'avoue, pour rompre un attachement sans espoir, que j'y aie perdu le peu de courage et de dignité qui me reste.

Sibylle s'était arrêtée brusquement.

– Je sentais cela! dit-elle à voix basse.

Sans paraître l'entendre, il continua avec la même âpreté:

– Oui, dès à présent, je renoncerais à une épreuve que je regarde comme inutile, comme insensée.. Le temps des illusions est passé… Vos croyances ne seront jamais les miennes… Tant que je vivrai, le doute coulera dans mes veines avec mon sang… Voilà la vérité.

– Pardon, monsieur, dit mademoiselle de Férias d'un ton à peine distinct; mais ce langage est si inattendu après celui que vous me teniez il y a bien peu de jours, et à cette heure même, qu'avant d'y répondre j'ai besoin de me recueillir.

Raoul la salua. Elle marcha quelque temps près de lui en silence. Ils arrivèrent à l'extrémité de l'avenue dans le demi-jour lumineux d'une clairière. Sibylle, comme étonnée, leva les yeux vers le firmament semé d'étoiles, et dans ce simple mouvement son visage, se dégageant de l'ombre de sa mante, parut à Raoul éclairé d'une sorte de pâleur et de transparence singulières.

– Vous souffrez? lui demanda-t-il vivement en se rapprochant.

Elle sourit.

– Un peu, dit-elle.

Et montrant le ciel du doigt:

– Je tombe de si haut!

Il crut qu'elle chancelait tout à coup; il fit un mouvement pour la soutenir, elle le repoussa avec sa grâce tranquille.

– Donnez-moi votre bras seulement.

Elle entra dans une allée voisine, et au bout d'un instant:

– Voici ma réponse, dit-elle. Je n'ai pas deux paroles: je ne serai jamais la femme d'un homme qui ne croit pas, qui ne prie pas, qui n'a d'autre dieu que la matière et d'autre espérance que le néant. Je serais coupable si j'acceptais une telle union, puisque je n'y pourrais donner le bonheur, ne l'y trouvant pas. Il faut donc nous séparer;… mais, je vous en prie, monsieur, ne nous séparons pas avec des paroles de colère et d'amertume… Que le souvenir de cette heure suprême nous soit doux à tous deux… Je vous le demande surtout pour moi… Je n'aurai que ce roman dans ma vie… je vous prie que la dernière page n'en soit pas mauvaise! Je suis, je vous assure, une personne courageuse, et, malgré le chagrin que j'éprouve, je suis très-capable de goûter le charme de cet instant qui me reste… quand il serait le dernier de ma vie, comme il est le dernier de notre amitié.

Il ne lui répondit que par une faible pression du bras.

Après quelques minutes d'une marche silencieuse:

– Parlez-moi, mon ami, reprit-elle, parlez-moi comme autrefois, comme si nous devions nous revoir demain et toujours.

– Je ne puis, Sibylle…

– Dites-moi que, malgré tout, mon souvenir vous sera cher…

– Bien cher… oui…

– Le vôtre me sera sacré… Je ne verrai jamais un ciel d'été ni une belle nuit sans penser à vous et sans vous bénir.

– Me bénir!.. dit Raoul amèrement.

– Oui, vous bénir… Vous avez mis dans ma vie quelques heures douloureuses, c'est vrai; mais je vous ai dû aussi les émotions les plus élevées, les joies les plus profondes qui puissent ravir l'âme d'une femme… et d'une chrétienne… Quelle soirée heureuse que celle qui précéda votre triste départ! Quel moment que celui où je sentis votre coeur s'ouvrir et Dieu y descendre!.. Vous me disiez ce soir-là des choses si justes, si nobles, si dignes de vous!.. J'y ai souvent pensé depuis… non pas que j'aie besoin d'aucun argument pour affermir ma foi… je ne comprends pas le doute… Le nom de Dieu est écrit pour moi si visiblement sur chaque brin d'herbe, sur chaque feuille, sur chaque étoile; ce silence même de la solitude, de la nuit et des cieux me laisse entendre sa voix si clairement, que mon coeur croit vraiment comme mes yeux voient et comme mes lèvres respirent… Mais ce que vous disiez me frappa… Que j'aurais aimé à parler souvent avec vous de ces choses élevées!.. Je n'osais pas… Je suis plus femme que vous ne le croyez… je le suis trop peut-être… Je redoutais de vous plaire moins… de perdre à vos yeux un peu de ce prestige qui vous avait touché… de vous sembler une pédante et une prêcheuse… N'est-ce pas que je puis, en ce moment du moins, m'abandonner à cette faiblesse de mon esprit, sans craindre de vous apparaître, quand vous penserez à moi dans l'avenir, sous une forme chagrine et déplaisante?

– Ne le craignez pas…

Ils continuaient, pendant cet étrange dialogue, de s'avancer dans l'intérieur du bois, tantôt perdus dans l'ombre épaisse des futaies, tantôt traversant des éclaircies inondées d'une clarté stellaire. Raoul comprit que leur promenade ne s'égarait pas au hasard, et que Sibylle la dirigeait tour à tour avec une prédilection calculée vers chacun des sites qu'elle avait le plus aimés. Elle semblait d'ailleurs avoir recouvré toutes ses forces: elle marchait sans fatigue et sans hâte de ce pas élégant, souple et glissant, qui était son allure habituelle. Il la regardait cependant par intervalles avec inquiétude, étonné de ne retrouver dans son langage aucune trace de la vivacité et de la fierté fougueuses de son naturel. Sa voix avait un calme et une douceur extraordinaires. Raoul sentait dans cette frêle créature une volonté et une énergie d'un principe supérieur aux passions violentes dont il était agité lui-même, et qui se taisaient maîtrisées. Livré à un désordre d'esprit indicible, il se laissait conduire, comme en rêve, par la main de cette enfant, sans résolution, sans force, presque sans pensée.

– Vous rappelez-vous vos paroles, mon ami? poursuivit-elle… Il y a, disiez-vous, des êtres et des coeurs qu'il est impossible, qu'il semble monstrueux de vouer au néant!.. Cela paraît si vrai, si éblouissant de vérité! Puisque nos corps, quand la mort les prend, ne font que changer de forme, puisque la matière est immortelle, et que ce qu'il y a en nous de plus fragile et de plus misérable doit vivre éternellement, comment concevoir que nos pensées les plus hautes et nos sentiments les plus sublimes, que nos dévouements, notre charité, notre foi, nos élans vers Dieu, nos amours, nos souffrances, nos larmes, que tout cela doive périr avec nous sans laisser de traces… sans trouver un avenir, un refuge, une justice!.. Ainsi tout survivrait, excepté ce qui est pur!.. tout serait éternel, excepté ce qu'il y a en nous de bon et de grand… excepté tout ce qui honore la vie, tout ce qui décore la terre, tout ce qui plaît au ciel! Oh! non!.. il y a, c'est vous encore qui le disiez, il y a une source pure d'où nos âmes descendent et où elles remontent, comme les anges dans la vision biblique… J'aime cette image… Il est doux d'entourer la mort de ces prestiges souriants, surtout quand on a perdu des êtres bien-aimés. – Vous avez perdu votre mère toute jeune, n'est-ce pas, mon ami?

– Toute jeune, oui.

Sibylle cessa de parler. Elle s'était arrêtée sur un plateau découvert, devant lequel s'étendait un horizon de collines étagées et de ravins sinueux qui allaient en s'abaissant au loin vers la mer. Au fond des vallées marécageuses et sur les flancs entre-croisés des coteaux flottaient ces vapeurs diaphanes de l'automne qu'on appelle poétiquement dans le pays les dames blanches. Pénétrées par les lueurs sidérales, elles répandaient sur les contours indécis de ce vaste paysage un vague aérien et une sérénité lactée qui ne semblaient pas être de la terre. Mademoiselle de Férias, appuyée sur le bras de Raoul, contempla longtemps ce spectacle avec une attention profonde. Elle parut se réveiller tout à coup, et reprenant sa marche:

– Allons! dit-elle.

Ils entrèrent alors dans une des parties les plus ombragées du bois. Sibylle avait accéléré son pas. Ils descendirent un sentier rapide, et se trouvèrent soudain sur le terre-plein d'une étroite clairière que dominait la silhouette sombre d'une roche élevée et abrupte, pareille à un fragment de muraille ruinée. Raoul tressaillit. Il reconnut la Roche-à-la-Fée, la petite fontaine qui en recevait les filtrations et la vallée sauvage où roulait le ruisseau de Férias, dont une brume épaisse marquait au loin les méandres. Quelques feux brisés d'étoiles, perçant à travers la feuillée, scintillaient doucement dans l'onde du bassin, et les gouttes d'eau qui y tombaient coup sur coup faisaient entendre un bruit clair et triste qui semblait ajouter encore au silence de cette solitude.

Sibylle promena longuement son regard autour d'elle:

– C'est là, dit-elle ensuite à demi-voix, que j'ai voulu vous dire adieu… Raoul. Vous me pardonnerez encore cette faiblesse, n'est-ce pas? Je suis si enfant avec toute ma raison… Quand je vous ai vu là pour la première fois, vous souvenez-vous?.. c'était au printemps et par un soleil charmant… Maintenant… c'est l'automne et la nuit!..

Elle prononça ces mots avec une sorte d'égarement, et s'interrompit tout à coup; puis elle se détourna, se jeta la face contre le rocher, et, plongeant sa tête dans les lierres et dans la mousse humide qui en couvraient les parois, elle sanglota amèrement.

Raoul, immobile et comme anéanti, regardait ce gracieux fantôme qui pleurait dans l'ombre, et qui plus que jamais semblait être le génie mélancolique de ce lieu solitaire; puis il s'avança lentement, et debout, à deux pas de la jeune fille:

– Sibylle! lui dit-il d'une voix basse et pénétrée; ah! quel jeu barbare vous jouez avec moi… et avec vous-même! quel crime vous commettez au nom de votre Dieu et de vos vertus!.. Nous nous aimons comme jamais deux créatures sur terre ne se sont aimées… Vous pleurez, et j'ai le coeur déchiré… Nous sommes libres… tout nous donne l'un à l'autre… le bonheur est là dans nos mains… et vous le repoussez… vous n'en voulez pas!.. Pourquoi?.. Vous le savez à peine vous-même, malheureuse enfant!

– Raoul, dit-elle, en retrouvant soudain la fière énergie de son accent, je repousse ce bonheur, parce qu'il serait un mensonge, parce que nous ne serions pas vraiment unis… parce que je veux être aimée comme j'aime, et que rien ne dure que ce qui s'appuie là!

Elle montra le ciel.

– Ah! je sais, reprit-elle avec plus de douceur, je sais que vous souffrez, et je voudrais me mettre à genoux pour vous demander pardon de la peine que je vous fais;… mais vous voyez que je souffre bien aussi… moins que vous pourtant, je le crois… car moi, j'espère vous retrouver… Oui, je l'espère fermement, Raoul… j'en suis certaine!.. Adieu!

Raoul laissa tomber sa main dans la main qu'elle lui tendait, et elle s'éloigna à la hâte.

Au bout de quelques pas, il la vit s'arrêter, s'appuyer contre un des arbres qui bordaient le sentier, et il l'entendit murmurer:

– Je ne vois plus!

Il courut à elle:

– Prenez mon bras!.. Ne craignez rien de moi… pas un mot de plus, pas une prière… mais il faut que vous retourniez, et vous ne pouvez retourner seule!..

Il sentit qu'elle tremblait sous sa mante, qui était imprégnée de l'humidité de la nuit. Elle ne dit rien, se suspendit à son bras, et gravit péniblement la rampe qui tournait autour du rocher. Peu à peu son pas se raffermit, mais elle demeurait la tête penchée, comme étrangère à tout, s'abandonnant au bras qui la guidait.

Après un quart d'heure de marche, une halte soudaine que fit Raoul la tira de sa stupeur. Elle jeta autour d'elle un regard étonné.

– Mon Dieu! dit-elle… mais je ne reconnais rien, je ne vois pas, je ne me retrouve pas!.. Ce brouillard cache tout… Etes-vous sûr d'être dans le vrai chemin?

– Jusqu'ici, je l'ai pensé; mais en ce moment je suis troublé, je vous l'avoue… On ne distingue rien à deux pas!

Comme il arrive souvent en effet, vers le milieu de la nuit, sous ce climat et dans cette saison, les vapeurs humides des marais environnants s'étaient élevées subitement. Elles s'étaient enroulées d'abord, comme des flocons de givre, autour des branches et des buissons, puis elles avaient gagné tout l'intérieur du bois. Elles prêtaient aux taillis les plus clair-semés des aspects fantastiques, et semblaient dresser, sous le couvert des fourrés et dans l'ombre des hautes futaies, une muraille de ténèbres impénétrable.

Mademoiselle de Férias parut recouvrer tout son sang-froid sous cette impression de la vie réelle. Elle interrogea Raoul sur la direction qu'il avait suivie, hésita et se recueillit, puis poursuivit la même route avec agitation. Elle crut s'apercevoir, au bout de peu d'instants, qu'ils s'égaraient de plus en plus. Elle pensa alors que le meilleur parti était de chercher à regagner la Roche-à-la-Fée, espérant qu'une fois maîtresse de ce point de départ elle pourrait s'orienter avec plus de précision. Ils essayèrent donc de retourner sur leurs pas, et achevèrent de se perdre. Ils avaient dans l'esprit ce vertige étrange qui nous saisit quand tous nos guides ordinaires nous font défaut. Sibylle crut bientôt reconnaître, à quelques vagues indices, qu'ils avaient dépassé la limite des bois contigus au parc, et qu'ils étaient entrés dans la forêt qui en était le prolongement, et dont les dernières cimes couronnaient de hautes falaises à deux lieues du château.