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Buch lesen: «La dégringolade», Seite 46

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– Et vous l'épousez!

– Oui!..

Éperdu d'horreur, Raymond demeura un moment comme anéanti, puis brusquement revenant à la duchesse:

– Et vous, madame, fit-il, vous donnez votre fille à un tel homme!

La duchesse eut une seconde d'hésitation. Puis:

– Dans les maisons comme les nôtres, prononça-t-elle, il est des nécessités, des… raisons d'état qui priment tout. Ma fille a pu vous apprendre que c'est librement qu'elle se dévoue…

– Librement!.. interrompit Raymond, librement…

D'un geste, Mme de Maillefert l'arrêta, et d'un accent dont la sincérité le frappa, malgré le désordre de son esprit:

– Je vous affirme, déclara-t-elle, que s'il était en mon pouvoir de rompre ce mariage, il serait rompu à l'instant!

– En votre pouvoir!.. répéta Raymond…

Et s'adressant à M. Philippe:

– Mais, ce que ne peut madame la duchesse, vous le pouvez, vous, monsieur le duc, vous le chef de la glorieuse maison de Maillefert, le dépositaire de l'honneur intact de vingt générations…

– Vous avez entendu ma mère, monsieur…

– Madame la duchesse est femme, monsieur, tandis que vous… L'épée que vous ont léguée vos aïeux est-elle donc à ce point rouillée au fourreau, qu'il vous faille accepter cette humiliation!..

M. Philippe était devenu cramoisi.

– Monsieur!.. s'écria-t-il, monsieur!..

– Philippe!.. intervint la duchesse effrayée, mon fils!

– Il est vrai, poursuivait Raymond, avec un redoublement d'ironie, que le comte de Combelaine passe pour fort redoutable sur le terrain. Il vivait autrefois de son habileté aux armes…

Le duc de Maillefert eut un si terrible geste, que son lorgnon s'échappa de son œil.

– Voilà une phrase dont vous me rendrez raison, monsieur, s'écria-t-il.

Mais Mlle Simone s'était redressée, et s'avançant telle qu'un spectre entre les deux jeunes gens frémissants de colère:

– Plus un mot! Philippe, prononça-t-elle.

– Quoi!.. lorsque je viens d'être outragé chez moi…

– Je le veux… et je paye assez cher le droit de vouloir. Et vous, Raymond, il serait maintenant indigne de vous de provoquer un homme qui ne vous répondra pas…

Raymond se tut. Il commençait à remarquer la patience extraordinaire de la duchesse et à s'en étonner.

– Il ne serait pas généreux, monsieur, prononça-t-elle doucement, d'ajouter à nos épreuves… Votre douleur, je la comprends et je l'excuse si bien, que je ne vous ai pas demandé compte de votre présence ici… Croyez que nous ne souffrons pas moins que vous. Mais la vie a des nécessités inexorables. Dussions-nous en mourir tous, il faut que ce mariage se fasse…

– Il se fera, appuya M. Philippe.

Lentement, à deux ou trois reprises, Raymond secoua la tête, et d'un ton glacé, qui contrastait étrangement avec sa violence de tout à l'heure:

– Et moi, prononça-t-il, par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, par la mémoire de mon père assassiné, je vous jure qu'il ne se fera pas…

– Qu'espérez-vous donc?..

– C'est mon secret… Seulement, ce serment que je viens de jurer, vous pouvez le répéter à M. de Combelaine… Peut-être le fera-t-il réfléchir.

Ayant dit, il alla s'agenouiller devant Mlle Simone, qui gisait inanimée sur son fauteuil, il lui embrassa doucement les mains, et après quelques mots inintelligibles, se redressant, il sortit.

VI

Il fallait qu'il y eût en jeu un intérêt bien puissant pour que la duchesse de Maillefert, cette femme si hautaine et si violente, se contraignit comme elle le faisait depuis vingt minutes. Elle devait suer dans sa robe, tout en se faisant un visage impassible. Telle était d'ailleurs la tension de son esprit qu'elle ne se préoccupait ni de miss Lydia, ni de Mlle Simone qui, brisée par cette dernière crise, venait de se trouver mal.

– Eh bien? fit M. Philippe, après que le bruit des pas de Raymond se fut perdu dans l'escalier, eh bien!..

– Eh bien! répondit la duchesse, ne fallait-il pas que cette scène eût lieu?.. ne vous l'avais-je pas annoncée? ne l'attendiez-vous pas?..

– Si. Et j'ai été outragé chez moi, par un homme auquel je ne pouvais m'empêcher de donner raison… Ah! ma mère, pourquoi vous ai-je écoutée!..

Mme de Maillefert eut un geste équivoque.

– C'est vrai, murmura-t-elle, nous sommes joués indignement. Mais qui se serait attendu à tant d'impudence!.. Qu'il prenne garde, pourtant, je n'ai pas dit mon dernier mot.

M. Philippe tressaillit.

– Vrai, fit-il, vous avez quelque raison d'espérer?

– Je vous répondrai dans trois ou quatre jours, quand j'aurai vu une personne…

Le jeune duc se permit un petit sifflotement fort irrévérencieux.

– Connu! dit-il. Et d'ici là, M. Delorge finira de tout brouiller. Combelaine est capable de croire que c'est nous qui le lui dépêchons…

– M. Delorge n'exécutera pas ses menaces.

– Erreur, ma mère. Je l'ai toisé, moi, ce garçon, il est naïf, c'est vrai, sentimental en diable, mais rageur… excessivement rageur…

Les mouvements de miss Dodge s'empressant autour de Mlle Simone rappelèrent la duchesse à la circonspection.

– Chut!.. fit-elle vivement en baissant le ton. Simone conjurera ce péril.

– Oui, comptez là-dessus.

– J'y compte. Son empire sur M. Delorge est absolu. Elle saura, si je l'en prie, obtenir de lui qu'il quitte Paris. Elle lui écrira, elle lui donnera un rendez-vous s'il le faut.

– Et si Delorge va trouver Combelaine ce soir?

– Il n'ira pas… Cependant laissez-moi, je vais parler à Simone…

Eh bien! la duchesse se trompait.

Raymond, en sortant de l'hôtel de Maillefert, était un autre homme. Il comprenait maintenant que M. de Combelaine et les Maillefert s'exécraient, comme il arrive toujours aux complices, d'accord tant qu'il est question de dépouiller leur victime, et qui en viennent aux coups de couteau dès qu'il s'agit de partager le butin.

Et là-dessus il bâtissait le plan le plus simple, un plan qu'il était bien résolu à exécuter avec cet effrayant sang-froid de l'homme pour qui la vie n'a plus aucune valeur.

Il allait droit au comte de Combelaine, et il lui disait simplement:

– J'aime Mlle de Maillefert, et elle vous est fort indifférente. Je suis aimé d'elle, vous en êtes haï. C'est sa fortune que vous convoitez? Prenez-la. Quant à l'épouser, n'y songez plus, ou vous me forcerez de vous brûler la cervelle.

– Et je la lui brûlerai, pensait-il, comme à un chien enragé, à bout portant!

Ainsi réfléchissant, il avait gagné les Champs-Élysées. Il prit la rue du Cirque, et bientôt arriva à ce charmant hôtel que M. de Combelaine devait à la munificence impériale.

Raymond sonna, et un domestique en habit noir à la française étant venu lui ouvrir:

– M. de Combelaine? demanda-t-il.

– Monsieur le comte n'est pas à la maison, répondit le domestique.

– Ce n'est pas pour une affaire ordinaire que je viens, il faut que je le voie, il y va d'un intérêt pressant…

Le domestique n'eut pas le temps de répondre. Un coupé fort élégant, attelé d'un magnifique cheval, s'arrêtait devant la grille.

Une femme en descendit qui, franchissant lestement le trottoir, s'avança pour entrer comme chez elle.

Seulement, le domestique, respectueusement, mais non moins fermement, lui barra le passage en disant:

– Monsieur le comte est absent, madame.

De son air le plus hautain, elle le toisa, et d'un ton méchant:

– Vous êtes nouveau dans la maison, mon cher, vous ne savez sans doute pas qui je suis…

– Que madame m'excuse, je le sais très bien.

– Alors, rangez-vous que je passe.

– Je ne le puis, madame, ayant l'ordre de monsieur le comte…

Cette visiteuse était placée de telle façon que la lumière des lanternes de la grille tombait d'aplomb sur son visage et l'éclairait comme le plein jour.

C'était une de ces femmes, comme il ne s'en trouve guère qu'à Paris, dans ce monde qu'on appelle «un certain monde» et qui doivent à une hygiène savante, à des soins incessants et à de mystérieuses pratiques de toilette, le privilège de prolonger leur été bien au delà de l'automne.

On voyait bien que celle-ci avait dépassé la trentaine. Mais de combien? De cinq, de dix, de quinze ans? C'est ce qu'il eût été difficile de décider…

Et plus Raymond l'observait, plus il lui semblait retrouver cette physionomie au fond de ses souvenirs.

– Appelez Léonard, commanda-t-elle.

C'était le valet de chambre, l'intime confident de M. de Combelaine.

– M. Léonard ne fait plus partie de la maison de monsieur le comte, répondit le domestique.

– Comment!.. Léonard…

– A quitté monsieur pour entrer au service d'un Anglais qui lui donne des gages énormes…

De rage, la visiteuse déchirait ses gants en lambeaux.

– Alors, reprit-elle, allez dire au comte que je suis ici, moi, à sa porte, attendant.

– Mais il est sorti, madame, je vous le jure, répondit le domestique. Lorsque vous êtes arrivée, j'étais en train de le dire à monsieur…

– Il montrait Raymond, tout en parlant. La dame se détourna et, l'apercevant, ne put retenir un léger cri.

– Je reviendrai, fit-elle.

Et s'adressant à Raymond:

– Et vous, monsieur, voulez-vous bien m'aider à monter en voiture?

Raymond obéit. Et quand elle eut pris place sur les coussins de son coupé:

– Un mot, monsieur, fit-elle, assez bas pour n'être entendue que de Raymond. Je ne me trompe pas, vous êtes bien M. Delorge?..

– En effet, madame.

– Le fils du général?

– Oui.

Elle eut une seconde d'indécision, puis vivement:

– Eh bien! reprit-elle, dites à mon cocher de rentrer par les Champs-Elysées, et montez près de moi.

Celui-là devient un joueur terrible, qui n'a plus rien à perdre. La situation de Raymond était à ce point désespérée, qu'il pouvait tout tenter sans craindre de l'empirer. Il fût monté sans sourciller dans le carrosse du diable.

Il fit donc ce que lui demandait cette femme, et lorsqu'il fut assis près d'elle, que la portière fut refermée et que le coupé roula:

– Décidément, commença-t-elle, vous ne me remettez pas, monsieur Delorge?..

– Je suis sûr que vous ne m'êtes pas inconnue, madame.

Il est positif que depuis deux minutes il se mettait l'esprit à la torture pour associer la physionomie de cette femme à un des événements de sa vie.

– Je vois bien, reprit-elle après une courte pause, qu'il faut que je vous mette sur la voie. Oh! il y a bien quinze ou dix-huit ans de cela. Comme le temps passe!.. J'étais une toute jeune fille mais vous étiez un enfant, vous. Il a été trop souvent question de moi chez votre mère pour que vous m'ayez oubliée.

– Je n'y suis pas du tout, murmurait Raymond.

– En ce temps-là, vos amis, Me Roberjot surtout, croyaient que je pouvais vous être d'un grand secours… Y êtes-vous?.. Pas encore. Voyons, est-ce que la mère de vos camarades n'avait pas une sœur?..

Si haut et si brusquement tressauta Raymond, que son chapeau s'écrasa à demi contre le fond du coupé.

– Flora Misri!.. s'écria-t-il.

La dame tressaillit comme si une épingle l'eût piquée.

– On m'appelait effectivement ainsi, autrefois, dit-elle d'un ton pincé, mais maintenant et depuis si longtemps je suis pour mes amis Mme Misri.

Tant bien que mal Raymond essayait de s'excuser, elle l'interrompit vite.

– Il suffit, dit-elle. Si je vous ai prié de monter dans ma voiture, c'est que j'ai à vous entretenir de choses qui vous intéressent au plus haut point…

– Madame…

– Oh! ne vous étonnez pas. Sans que vous vous en doutiez, mes intérêts et les vôtres sont les mêmes, en ce moment. Tenez, causons: vous avez failli vous marier, il y a trois mois?..

Positivement, depuis quelques minutes, Raymond attendait une question de ce genre. Il était sur ses gardes. C'est donc d'un ton raisonnablement froid qu'il répondit:

– Oh!.. failli!.. C'est peut-être beaucoup dire…

Mme Misri eut un mouvement d'impatience.

– Ne chicanons pas sur les mots, fit-elle. Il a été question pour vous d'un mariage…

Quel intérêt avait-il à nier? Aucun.

– C'est la vérité, répondit-il.

– Avec une jeune fille très riche, dit-on?

– Immensément riche.

– Avec Mlle de Maillefert enfin…

Ce qui augmentait cruellement l'embarras de Raymond, c'était de ne pas voir le visage de Mme Misri. Il n'y a rien de perfide comme une conversation dans l'obscurité. Les interlocuteurs ressemblent à des duellistes qui se battraient à l'épée les yeux bandés.

Autant qu'il en pouvait juger à son accent, elle devait être en proie à une colère d'autant plus violente qu'elle s'efforçait de la contenir.

Il sentait, en tout cas, la gravité de la situation, que la fortune lui revenait peut-être, que tout dépendait de sa prudence et de son habileté. Et, mesurant la portée de chacune de ses paroles:

– J'ai pu espérer, en effet, dit-il, que Mlle de Maillefert serait ma femme.

– Vous aime-t-elle?

– Je le crois.

– Et sa famille vous la refuse?

– Formellement.

– Pour la donner à un homme qu'elle doit haïr?

– Je le crains.

Mme Misri, elle aussi, eût bien voulu pouvoir surprendre sur la figure de Raymond le secret de ses impressions. Ne le pouvant, elle eut une idée qui jamais ne serait venue à un homme, elle lui prit la main, et brusquement:

– Connaissez-vous l'homme qui vous enlève la femme que vous aimez?..

– Non, répondit-il effrontément.

Mais un tressaillement plus fort que sa volonté l'avait trahi.

– Pourquoi mentir? fit Mme Misri. Vous savez aussi bien que moi que votre rival est M. de Combelaine.

Et Raymond ne répondant pas:

– Qu'alliez-vous faire chez lui? insista-t-elle.

Il garda le silence. Il lui semblait voir poindre à l'horizon comme une lueur d'espérance.

– Vous alliez le provoquer? dit Mme Misri.

Elle se frappa le front.

– C'est vrai, fit-elle, je me souviens qu'une fois déjà vous lui avez envoyé des témoins, et qu'il a refusé obstinément de vous suivre sur le terrain.

– Vous voyez…

– Oui. Vous devez le haïr effroyablement.

– Comment ne pas haïr celui qui m'enlève la jeune fille que j'aime?..

Mme Misri hochait la tête.

– Oh! ce n'est pas tout, dit-elle.

– Quoi donc?

– On prétend que ce n'est pas en duel qu'il a tué le général Delorge.

Raymond sentait la sueur de l'angoisse perler à ses tempes.

– Et a-t-on tort de le prétendre? demanda-t-il d'une voix altérée…

Ce fut au tour de Mme Misri à se taire, puis au bout d'un moment, au lieu de répondre:

– Que feriez-vous bien, dit-elle, pour vous venger de cet homme?

Grâce à une toute-puissante projection de volonté, Raymond étouffa l'exclamation de joie qui lui montait aux lèvres.

Cette femme, qui d'une voix frémissante lui parlait de vengeance, qui semblait lui offrir à signer un pacte de haine, c'était Flora Misri, l'âme damnée du comte de Combelaine.

Pour que le misérable fût perdu, cette femme, pensait Raymond, n'avait qu'à le vouloir.

Seulement… était-elle de bonne foi?

– Je ne songe nullement à me venger, prononça-t-il froidement.

Le coupé venait d'atteindre l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile, c'est-à-dire le sommet de la pente, et le cocher lançait son cheval au grand trot dans l'avenue de la Reine-Hortense.

Brusquement Mme Misri rabattit une des glaces de devant de la voiture.

– Retournez, cria-t-elle à son cocher, prenez l'avenue de l'Impératrice et marchez au pas.

Puis, revenant à Raymond dès qu'elle se vit obéie:

– Vous vous défiez de moi, monsieur Delorge, reprit-elle.

– Je vous assure…

– Ne vous défendez pas, ne niez pas, je suis bien informée. Vous vous défiez de moi parce que vous me savez depuis vingt ans l'amie de M. de Combelaine.

Raymond ne répliqua pas.

– Eh bien! c'est pour cela justement, continua Mme Misri, que je hais cet homme plus que vous ne le haïssez vous-même.

– Oh!

– Oui, mille fois plus, car j'ai plus de raison que vous de le haïr. Il m'a trompée, il s'est joué de moi ignoblement. Tenez, savez-vous son passé, à ce misérable, et ce qu'ont été nos relations? J'étais une enfant quand je l'ai connu, il traînait sur le pavé de Paris une existence misérable et méprisée, vivant d'expédients, de trafics abjects, de son épée et du jeu. Tel quel, il me plut. Son impudence m'éblouit, son cynisme m'effraya, je tombai en admiration devant ses vices. En moins de rien, j'en vins à ne penser et à n'agir plus que par lui. Quel temps!.. Une à une toutes ses ressources étaient épuisées, et c'est à moi qu'il imposait la tâche de le faire vivre. Il lui fallait de l'argent pour ses cigares, pour son café, pour son jeu; à moi d'en trouver; si je n'en trouvais pas, indignement, lâchement, il me battait. Comment ne l'ai-je pas quitté!.. C'était plus fort que moi. Je ne l'aimais plus, je le méprisais comme la boue, je souhaitais sa mort… et je restais.

Mais n'était-ce point pour donner plus de confiance à Raymond, que Mme Misri se roulait ainsi dans sa honte?

– Non, pensait-il, elle est sincère, elle ne me trompe pas…

Et s'animant de plus en plus, elle poursuivait:

– Alors, arrivèrent les événements de Décembre, et tout à coup Combelaine se trouva un gros personnage. Comment ne rompit-il pas avec moi? Je lui sus gré de rester mon ami. Bête que j'étais! S'il me restait, c'est qu'il avait calculé que c'était son intérêt. Oh! ce n'est pas la prévoyance qui lui manque, et il se connaît. Il pensait que cette prospérité inouïe dont il était confondu ne durerait pas, et que de mauvais jours reviendraient peut-être où Flora lui serait encore utile. Certainement il eût pu se mettre de côté des fortunes indépendantes. Ah bien! oui! C'est un gouffre, cet homme-là, un gouffre sans fond. Avec les revenus de la France, il trouverait encore le moyen d'être gêné et de faire des dettes. C'est par centaines de mille francs que se chiffrent les pots-de-vin qu'il a reçus, les commissions qu'il extorquait, les primes et enfin tous ses bénéfices. Autant en emportaient le jeu, les femmes, les chevaux. Ses amis disaient qu'il finirait à l'hôpital. Moi, j'ai toujours pensé qu'il finirait en cour d'assises, sachant qu'il lui faut de l'argent, toujours, absolument, quand même, et lorsqu'il n'en a pas, il n'y a pas d'abomination dont il ne soit capable pour s'en procurer…

De plus en plus, Raymond se pénétrait de la sincérité de Mme Misri.

La cause de sa haine, ne la voyait-il pas venir?..

– A cette époque, disait-elle encore, j'ai tenté l'impossible pour le modérer. Il m'envoyait promener ou me répondait par des plaisanteries. Il me disait: «Baste! pendant que je me ruine, enrichis-toi, et quand tu seras millionnaire, je t'épouserai.» Si bien que cette idée finit par m'entrer dans la tête pour n'en plus sortir. Être madame la comtesse pour de bon, après avoir été… ce que j'ai été, cela me séduisait. C'est pourquoi, moi, l'insouciance même jusqu'à ce moment, j'appris à compter, et je devins avare. Ah! tant pis pour qui me tombait sous la main. Mon bonheur c'était de me répéter, en regardant Combelaine s'enfoncer de plus en plus: «Va, mon bonhomme, va, dépense, joue, achète des chevaux, endette-toi, mon magot grossit, mon secrétaire s'emplit d'actions, d'obligations ou de titres de rentes: le jour n'est pas loin où tu viendras me supplier à genoux de devenir ta femme…»

Une à une, les défiances de Raymond s'envolaient…

Il n'est pas d'art au monde capable de peindre l'accent de Mme Misri, ni les tressaillements de colère qui la secouaient.

– Des années s'écoulèrent, monsieur Delorge, reprit-elle, avant qu'il me fût donné d'apprécier la justesse de mes calculs. M'étais-je donc trompée? Non. Un jour vint où M. de Combelaine se trouva à bout de ressources et d'expédients. Alors, il songea à moi, et je le vis arriver, blême et les yeux injectés de sang, ce qui est chez lui le signe d'une émotion extraordinaire.

« – Tu dois être riche, Flora, me dit-il.

« – J'ai un million, répondis-je.

«Il fit deux ou trois tours dans la chambre, puis tout à coup venant se planter devant moi:

« – Eh bien! moi, me dit-il, je me noie, j'en suis à la dernière gorgée… la moitié de ce que tu as me sauverait.

«A mon tour, je le regardai dans le blanc des yeux, et froidement:

« – En sortant de la mairie, dis-je, tout ce que j'ai sera à toi…

«Dame! il fit un saut de trois pieds.

« – C'est sérieux? interrogea-t-il.

« – Tout ce qu'il y a plus sérieux.

« – Tu veux que je t'épouse?

« – Oui.

«Il faut vous dire, monsieur Delorge, que je ne m'étais jamais abusée. Je savais qu'au dernier moment, quand il faudrait franchir le fossé, mon homme se cabrerait.

«C'est ce qui ne manqua pas d'arriver.

« – Une femme comme toi!.. s'écria-t-il.

« – Quel homme donc es-tu! répondis-je.

«Autrefois, quand j'osais lui tenir tête, monsieur me rouait de coups, me prouvant ainsi qu'il avait raison et que j'avais tort. Mais depuis que j'avais de l'argent, il ravalait sa rage.

« – Eh! ma pauvre fille, me dit-il, t'épouser, ce serait te créer une existence abominable.

« – Pourquoi?..

« – Parce que chaque jour t'amènerait une déception et une avanie. Tu aurais beau mettre sur tes cartes de visite: Madame la comtesse de Combelaine, tu n'en serais ni plus ni moins Flora Misri et, pour Flora Misri, toutes les portes seraient fermées…

«J'avais prévu toutes ces objections.

« – Mon cher, lui dis-je, je ne te demanderai jamais l'impossible. Ce que tu as fait pour toi, tu le feras pour moi, voilà tout. Oui ou non, es-tu déconsidéré, méprisé, taré? Oui! S'est-il jamais trouvé quelqu'un pour te le dire en face? Non! Sur le terrain, tu n'as jamais manqué ton homme, on le sait, et on te salue bien bas. Pour la même raison, on saluera ta femme, quelle qu'elle soit, et on la recevra…

« – C'est ton dernier mot? interrompit-il.

« – Oui. Pas de mariage, pas d'argent.

«Il sortit là-dessus, calme en apparence, mais si furieux au fond, qu'il m'eût très volontiers étranglée. J'étais quasi inquiète de l'issue de l'affaire, lorsque son valet de chambre, Léonard, me fit demander à me parler.

«Ce garçon, qui n'a pas son pareil pour l'intelligence la finesse, et sachant son maître et moi en grande conférence, était venu coller son oreille à la serrure de la porte, et n'avait pas perdu un mot de la scène.

« – Bravo! ma petite, me dit-il, bien joué. Votre homme est chambré, serrez le nœud coulant pendant que vous le tenez, et il est à vous.

«Je devinai ce que voulait Léonard.

« – Dix mille francs pour toi! lui dis-je, le jour où je serai comtesse de Combelaine.

« – Alors, c'est fait, ma fille, me dit-il, apprêtez la monnaie.

«Pendant toute la semaine, Victor – Victor, c'est M. de Combelaine – vint passer les soirées avec moi, et travaillé par moi d'un côté, et par Léonard de l'autre, petit à petit, il s'habituait à la chose.

« – Eh bien! je ne dis pas non, me répondait-il à la fin. Seulement, pour le public, nous nous marierons séparés de biens; car pour ce qui est de payer mes créanciers avec ton argent, jamais de la vie, ce serait trop bête.

«Je touchais au but.

«Pour mettre Victor en goût, et aussi pour lui épargner bien des soucis qui le rendaient maussade, je lui avais avancé vingt mille francs… J'avais déjà commandé mes robes de noce à ma couturière… Autant de perdu.

«Un matin, je reçois une enveloppe volumineuse, je l'ouvre… Qu'est-ce que j'y trouve? Vingt billets de mille francs avec un petit mot de Victor, où il me disait qu'il me remerciait beaucoup, mais que la fortune lui souriant de nouveau, décidément il restait garçon. C'était au moment de la guerre du Mexique. Le soir même, je vis Léonard, qui me dit:

« – Pour cette fois, ma petite, nous sommes refaits. Le patron vient de palper huit cent mille livres, dont trois cents comptant et cinq cents en valeurs à six mois. Les créanciers qui ont eu vent de la chose nous offrent des crédits illimités… Mais ce n'est que partie remise.

«Si j'enrageais, il n'est pas besoin de le dire. Je pensai en faire une maladie.

«Et cependant, j'étais de l'avis de Léonard, que ce n'était que partie remise, et que Victor me reviendrait.

«Je n'eus donc plus qu'une idée, doubler ma fortune pendant qu'il mangerait la sienne. Et ce ne devait pas m'être difficile, ayant au nombre de mes amis Coutanceau, le banquier, qui me faisait jouer à la Bourse à coup sûr, et le baron Verdale, qui spéculait pour moi sur les terrains.

Autant Raymond avait maudit d'abord l'obscurité, autant il la bénissait, à cette heure.

Il n'avait du moins pas à laisser paraître sur son visage l'expression d'insurmontable dégoût que lui inspirait cette nauséabonde photographie d'intérieur.

Il n'avait pas à dissimuler l'épouvantable colère dont il était transporté en songeant que ce misérable, dont l'abjection lui était révélée, osait prétendre à la possession de Mlle de Maillefert, de sa Simone bien-aimée.

Arrivé à l'extrémité de l'avenue de l'Impératrice, et ne recevant pas d'ordres, le cocher avait tourné bride, et revenait au pas vers Paris; mais Mme Misri ne s'en apercevait pas.

Avec une véhémence toujours croissante, elle poursuivait:

– En fait d'argent, les premiers cent mille francs seuls sont difficiles à mettre de côté. Gagner un million quand on en a déjà un est une véritable plaisanterie. En moins de dix-huit mois, j'avais la paire. D'un seul coup de filet, sur des maisons situées près du Théâtre-Français, le baron Verdale m'avait fait rafler quatre cent mille francs. C'est un bon homme que ce gros réjoui-là, toujours prêt à obliger ses amis… Bref, j'avais mes cent mille livres de rentes, quand, au commencement de 1869, un soir, je vis reparaitre mon Victor, pâle, maigre, piteux, penaud, rafalé, décavé…

« – Plus le sou, me dit-il en se laissant tomber sur un fauteuil, plus de crédit, plus rien!..

«Il y avait près d'un an qu'il n'était pas venu me voir, le brigand; mais Léonard m'avait toujours tenue au courant de ses faits et gestes.

«Je savais que ses huit cent mille francs avaient fondu entre ses mains comme une poignée de neige, et qu'il lui avait fallu promptement se remettre à vivre d'industrie et d'expédients.

«Les huissiers le traquaient, son hôtel était saisi, un à un ses tableaux avaient pris le chemin de l'hôtel des Ventes.

«S'il gardait encore quelques vestiges de splendeur, il le devait à Léonard, qui avait pris à son nom les chevaux et les voitures, et à moi, qui de temps à autre lui faisais secrètement avancer cent louis, parce qu'il n'entrait pas dans mes vues qu'il tombât au-dessous d'un certain cran.

«En le voyant chez moi, je fus un peu émue.

«Mais depuis deux ans que je rageais, j'avais eu le temps de me préparer à cette revanche, et c'est de mon plus grand air que je lui dis:

« – Ah! vous êtes ruiné!.. Eh bien! allez vous plaindre à ceux qui vous ont donné les huit cent mille francs qui vous ont décidé à rester garçon…

«On lui eût versé une carafe frappée dans le dos qu'il n'eût pas fait une pire grimace.

« – Et toi aussi, me dit-il, parce que je suis malheureux, tu m'abandonnes!..

«Et là-dessus, le voilà à s'accuser et à s'excuser, à me dire que c'est vrai, qu'il s'est conduit comme le dernier des gueux, mais qu'il m'aime tout de même, qu'il n'a jamais aimé que moi…

«Il croyait que j'allais me pâmer d'aise. Plus souvent!

«Je partis d'un grand éclat de rire, et, faisant une pirouette:

« – Trop tard, mon bonhomme! lui dis-je.

«Et tandis qu'il me regardait d'un air hébété, je me mis à lui expliquer gaiement que j'avais réfléchi, que je tenais à mon indépendance, que si je venais à être reprise de mes lubies de mariage, je choisirais entre cinq ou six hommes bien autrement posés que lui, qui m'offraient leur nom, que ma fortune valait bien un titre de duchesse, puisque, grâce à mon économie et à mon habile administration, je possédais, non plus un million, mais deux.

« – Deux millions! s'écria-t-il, en levant les bras au ciel, tu possèdes deux millions!..

«Mâtin!.. il me toisait avec des yeux si luisants que j'aurais eu peur si je n'avais pas su que je n'avais qu'à tirer ma sonnette pour faire monter mes domestiques.

« – Et tu ne m'aimes plus, répétait-il, tu ne m'aimes plus!..

«Je ne répondis pas. Je ne voulais pas le décourager tout à fait. Il comprit que mon dernier mot n'était pas dit, et avec un art que seul il possède, il entreprit de me conquérir. Ah! c'est le dernier des derniers, mais pour connaître les femmes, oui, il les connaît. Ce n'est pas un naïf d'honnête homme qui saurait jouer la comédie que ce monstre-là m'a jouée pendant un mois. Je savais qu'il mentait, j'en étais sûre! Eh bien! parole d'honneur, il y avait des moments où je me laissais presque prendre.

«Du reste, ma résolution étant arrêtée de céder à ses instances, je cédai, notre mariage fut décidé.

«Le pressé, alors, c'était lui, et c'est lui qui, pour préparer l'opinion, comme il disait, fit annoncer dans les journaux que M. de Combelaine épousait Mme Misri.

«Moi, de mon côté, pour qu'il pût retourner à son cercle, je lui donnai de quoi payer ses dettes de jeu, une soixantaine de mille francs, et je distribuai plus du double à ses créanciers, qui auraient pu le mener en police correctionnelle…

«Tout était si bien convenu que je ne m'inquiétais aucunement lorsque, dans le courant de novembre, Victor me demanda de retarder notre mariage en se disant certain de déterminer une très grande dame à y assister… Au mois de décembre, je le vis faire un voyage avec son ami Maumussy et le papa Verdale, sans en prendre le moindre ombrage…

«J'avais un bandeau sur les yeux, quoi! lorsqu'un matin on me remit une lettre anonyme où on me disait:

«Tu n'es qu'une bête, ma petite Flora. Avec l'argent que tu lui donnes, ton Victor fait sa cour… Avant un mois, il aura épousé une héritière aussi jeune que tu es vieille, aussi noble que tu l'es peu, adorablement jolie et quatre fois riche comme toi… Mlle Simone de Maillefert, enfin.»

Après des semaines, en parlant de cette lettre anonyme, Mme Misri tressaillait encore et sa voix se troublait.

– Ma première idée, continuait-elle, fut qu'un mauvais plaisant voulait se moquer de moi. Comment imaginer, en effet, qu'une grande famille pût consentir jamais à donner son héritière, une jeune fille, belle, sage et riche à millions, à un homme tel que Combelaine, ruiné d'honneur et d'argent, perdu de dettes, méprisé, taré, fini?..

«Ce n'est qu'après que des doutes me vinrent.

«Je songeai à l'étonnante habileté de Victor, à son hypocrisie savante, à l'art merveilleux qu'il possède de se transformer.

«Je réfléchis que c'est un homme très fort, après tout, intrigant comme pas un, à qui ses pires ennemis même reconnaissent une forte tête, le génie de la duplicité et un toupet infernal.

«Je me rappelais que, lors du voyage de Combelaine en Anjou, c'était au château de Maillefert qu'il avait passé trois jours.

«Donc, je résolus d'en avoir le cœur net.

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12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
28 September 2017
Umfang:
1030 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain