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Buch lesen: «La dégringolade», Seite 34

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Car ses façons étaient plus familières encore que celles de sa mère, et avaient ceci de singulièrement significatif, qu'elles se manifestaient en dehors.

Ses amis étant retournés à Paris, il se prit pour Raymond d'une si belle passion qu'il ne le quittait presque plus.

Tous les jours, après le déjeuner, si détestable que fût le temps, il allait le rejoindre à l'endroit où il poursuivait ses études, et il passait des heures à le regarder opérer, avec toutes les apparences de l'intérêt le plus vif.

Puis, M. de Boursonne aidant, il le débauchait. Il venait le prendre au saut du lit, tantôt pour une partie de chasse avec les jeunes gens des environs, tantôt pour une promenade à Saumur ou à Angers.

Il se montrait avec lui, bras dessus bras dessous, aux Rosiers. Il arrivait à l'improviste partager son dîner du Soleil levant, déclarant, parole d'honneur! que maître Béru était un bien autre artiste que le cuisinier de Maillefert. A plusieurs reprises, il le traîna au Café du commerce pour faire une partie de billard.

Le parti pris de la mère et du fils était trop visible pour que M. de Boursonne ne le constatât pas.

Et la preuve qu'il existait, c'est que jamais Mme de Maillefert n'était avec Raymond aussi familière que les soirs où elle avait des étrangers dans le salon.

Alors, avec la plus adroite maladresse, elle saisissait les occasions bonnes ou mauvaises, de laisser éclater la plus excessive intimité.

Elle disait, par exemple, à Raymond:

– Vous qui êtes presque de la famille…

Lui n'avait pas tardé à reconnaître que M. Philippe et sa mère s'entendaient pour lui ménager des occasions d'entretenir Mlle Simone. A tout instant, sous un prétexte ou sous un autre, on les laissait ensemble.

Le temps était-il assez beau pour permettre une promenade au jardin?

– Offrez donc votre bras à Simone, mon cher Raymond, disait invariablement Mme de Maillefert.

Elle-même prenait le bras de M. de Boursonne, M. Philippe présentait le sien à la duchesse de Maumussy, on sortait.

Et régulièrement, par le plus grand des hasards, Raymond finissait par se trouver seul avec Mlle Simone.

La peur finissait par prendre le pauvre garçon. Car de se fier à ces magnifiques apparences, de s'abandonner aux douceurs d'une situation si étrangement inespérée, il n'avait garde.

– Grand Dieu! disait-il à M. de Boursonne, qu'est-ce que cela signifie?!..

– Hum! rien de bon! répondait le vieil ingénieur.

– C'est trop beau.

– Beaucoup trop pour durer.

– Quel peut être le but de Mme de Maillefert? Qu'espère-t-elle de cette comédie?

Le bonhomme branlait la tête d'un air équivoque.

– Ce qu'ils espèrent, répondait-il, hum!.. peut-être bien que moi… mais non, je ne suis pas assez sûr encore… Ce serait trop odieux.

Et il refusait obstinément de s'expliquer, disant que, s'il ne se trompait pas, les faits ne tarderaient guère à faire éclater la vérité.

Le plus extraordinaire, c'est qu'à mesure que Mme de Maillefert devenait plus ardente et plus expansive, Mlle Simone montrait plus de réserve et de froideur.

Autant sa mère s'ingéniait à lui ménager avec Raymond des heures de tête-à-tête, autant elle mettait à les éviter une ingénieuse obstination.

Nul moyen de lui parler. Toujours maintenant elle traînait après ses jupes miss Lydia Dodge, sa gouvernante anglaise, laquelle, préalablement stylée, se jetait à la traverse de tous les entretiens.

– Elle me hait, pensait Raymond, en proie à un sombre désespoir. Que lui ai-je fait? En quoi ai-je pu lui déplaire?..

Et il s'effrayait de la voir de plus en plus pâle et toujours plus froide et plus triste.

Elle se donnait pourtant beaucoup de mouvement. Elle passait des journées entières dehors, à parcourir ses propriétés, suivie d'une espèce d'homme d'affaires, qui logeait au Soleil levant, et qui, de l'avis de maître Béru, devait être un «marchand de biens».

– Pauvre fille!.. disait M. de Boursonne, ils finiront par la tuer.

Il est sûr que souvent Raymond voyait à Mlle Simone les yeux rouges comme si elle eût beaucoup pleuré, et que souvent il fut sur le point d'enfreindre la défense qu'elle lui avait faite de l'interroger.

Jusqu'à ce qu'enfin, la surprenant un jour en larmes, n'y tenant plus, et oubliant la présence de miss Lydia Dodge:

– Ayez pitié de moi, lui dit-il, bannissez-moi de votre présence ou daignez me permettre de partager votre chagrin…

Elle continuait de pleurer doucement, et sa physionomie avait une si navrante expression de tristesse, que Raymond sentait son cœur se briser.

– Qu'avez-vous, au nom du ciel? insista-t-il.

– Je souffre… murmura la pauvre enfant.

– On vous tourmente?..

– Oh!.. indignement!

Raymond frémit de colère.

– Et vous croyez que je tolérerai cela!.. s'écria-t-il, avec une si terrible expression de menace, que miss Dodge en fit un saut en arrière: vous croyez que, moi vivant, on osera…

D'un geste doux et triste, elle l'interrompit.

– Voulez-vous donc achever de me désespérer? murmura-t-elle. Voulez-vous donc nous perdre?..

Nous! elle avait dit nous!.. Raymond l'avait bien entendu.

– Ne puis-je donc rien? demanda-t-il, de l'accent du dévouement prêt à tout.

– Rien…

Le malheureux se tordait les mains.

– Ah! cette angoisse me tue!.. dit-il. C'est trop souffrir.

Elle le regarda fixement, et d'une voix douce:

– Pensez-vous donc, fit-elle, que je ne souffre pas, moi?

Mais les instances passionnées de Raymond n'arrachèrent pas un mot d'explication à Mlle Simone. A ses ardentes supplications:

– Je ne puis parler, répondait-elle, je ne le puis, je n'en ai pas le droit!..

Entre eux, miss Lydia Dodge, la méthodique gouvernante anglaise, semblait tomber des nues. Elle ne pouvait revenir de voir entre eux cette soudaine entente. La veille encore ils en étaient à hésiter, à rougir et à balbutier avant de s'adresser un mot de politesse banale; et voici que tout à coup ils s'abandonnaient, tant il en est de la douleur comme au péril commun dont la brutale étreinte efface les conventions sociales, supprime les timidités et arrache à la vérité tous ses voiles.

– Ah! vous êtes impitoyable, mademoiselle, prononça enfin Raymond. Me bannir de votre présence serait moins cruel…

D'un geste brusque, Mlle Simone l'arrêta.

– Voulez-vous donc, fit-elle, m'ôter tout mon courage, au moment même où j'en ai le plus besoin!..

Et comme si elle se fût défiée d'elle-même, comme si elle eût craint de se trahir, ou d'en avoir trop dit déjà, elle prit le bras de miss Lydia Dodge et s'éloigna, laissant Raymond éperdu d'angoisses et écrasé sous le sentiment de son impuissance.

Avec l'intensité de la réalité même, son implacable imagination lui représentait la situation de Mlle Simone, cette situation dont le mystère augmentait l'horreur, et il la voyait se débattant sous le filet de quelque abominable intrigue, sans amis, sans conseils, sans soutien…

Il ne fallut rien moins que le bruit d'une chaise bruyamment remuée, pour le rappeler au souvenir de la réalité. Mme de Maumussy venait d'entrer…

Il tressaillit de tout son être, quand il la vit l'observant de son regard tranquille, où il lui semblait lire les plus insultantes ironies.

C'était, depuis la soirée où elle s'était abandonnée à de si inexplicables emportements, la première fois que Raymond se trouvait seul avec elle.

– Qu'avez-vous, monsieur Delorge? demanda-t-elle doucement.

Saisi d'une sorte de vertige qui lui enlevait jusqu'à la faculté de réfléchir, il marcha sur elle, et d'une voix sourde:

– J'ai, répondit-il, que j'aime Mlle Simone de Maillefert, madame la duchesse, plus que la vie, plus que l'honneur, plus que tout le monde, que la voir malheureuse est au-dessus de mes forces, et que je saurai bien faire payer ses larmes aux misérables qui les lui font répandre.

Il la regardait fixement, en parlant ainsi, obstinément, comme s'il eût espéré plonger jusqu'au fond de sa conscience.

Elle ne baissait ni ne détournait les yeux.

– C'est pour moi que vous dites cela? interrogea-t-elle.

– Oui…

La jeune duchesse eut une seconde d'hésitation.

Puis, tout à coup, elle se leva vivement, courut fermer la porte du salon, et revenant prendre sa place en face de Raymond:

– Vous reste-t-il, commença-t-elle, assez de raison pour m'entendre, monsieur Delorge?

– Oh! je suis parfaitement calme, madame…

– Eh bien! voici le conseil que vous donnerait une amie: Quittez Maillefert, non pas dans une heure, mais à l'instant, partez…

Raymond riait d'un rire nerveux.

– Je vous gêne donc beaucoup, madame la duchesse? dit-il.

Elle le toisa d'un coup d'œil superbe, et durement:

– Moi!.. s'écria-t-elle, moi!..

Puis haussant les épaules:

– Laissez-moi continuer, reprit-elle plus doucement. Vous vous croyez aimé de Mlle de Maillefert, et il se peut qu'elle croie vous aimer. Vous vous abusez l'un et l'autre. L'amour vrai ne réfléchit ni ne raisonne, et je vois à Simone l'âme calculatrice d'un procureur. Si elle vous aimait, elle dirait un mot, un seul, et… peut-être serait-elle votre femme. Elle ne le dira pas…

Raymond ricanait toujours.

– Je cherche, madame la duchesse, fit-il, l'intérêt qui vous fait parler ainsi…

Elle tressaillit, un éclair de colère traversa ses yeux noirs, mais elle se contint, et baissant la voix:

– Si vous vous trouviez, reprit-elle, dans une maison qui s'écroule et qu'un passant vous criât: «Sauve-toi!» iriez-vous lui demander quel intérêt il avait à vous empêcher d'être enseveli sous les décombres? Eh bien! moi, je suis ce passant. Trop haut est votre cœur et trop noble votre mépris de l'argent, pour certaines intrigues. Vous ne savez pas, sans doute, jusqu'où peuvent descendre les viles convoitises du luxe, du bien-être et du plaisir. Ne l'apprenez pas à vos dépens. Votre place n'est pas ici. Mieux on vous y accueille et plus vous devez craindre. Ce n'est pas la vie que vous laisseriez…

Ce qu'il y avait de commisération réelle dans l'accent de Mme de Maumussy, Raymond ne le sentit pas.

Il crut à une insulte, et transporté de colère jusqu'à saisir le bras de la jeune femme:

– Que voulez-vous dire? s'écria-t-il, parlez… Vous en avez trop dit maintenant…

Mais elle se dégagea, et toisant Raymond d'un coup d'œil superbe:

– Je pense que vous êtes fou, monsieur Delorge, dit-elle…

Et s'asseyant au piano, elle se mit à jouer avec une sorte de furie le morceau ouvert sur le pupitre…

Sous tant de secousses successives, Raymond sentait vaciller son intelligence. Plus les paroles de la duchesse étaient obscures et mystérieuses, plus en essayant de les interpréter il se sentait assailli de sinistres appréhensions.

Se jouait-elle de lui? Obéissait-elle à cet instinct irraisonné qui fait prendre en pitié toute créature qui souffre? Remplissait-elle simplement un rôle?..

Mais à quoi bon se mettre l'esprit à la torture? Ne valait-il pas mieux pour Raymond essayer de fléchir cette jeune femme qui était là, qui savait la vérité, elle, qui d'un mot pouvait l'éclairer, le sauver et sauver avec lui Mlle de Maillefert!..

– Madame, commença-t-il, madame la duchesse.

Elle ne parut pas l'entendre… Ses doigts couraient sur le clavier avec une merveilleuse agilité… Peut-être, réellement, ne l'entendit-elle pas.

Alors il s'approcha doucement, et de la main effleura l'épaule de la jeune femme.

Sans cesser de jouer, elle se détourna vivement.

– Que me voulez-vous, monsieur? demanda-t-elle.

– Madame, s'il vous reste une ombre de pitié…

– Quoi?

– Daignez-vous expliquer plus clairement…

Elle le regardait d'un air mécontent.

– Je vous ai dit tout ce que j'avais à dire, interrompit-elle, insister est inutile.

Et comme elle voyait Raymond prêt à tomber à ses genoux:

– Ah!.. Je vous cède la place, monsieur, dit-elle.

Sur quoi, s'étant levée, elle sortit, en fredonnant l'air d'opéra qu'elle venait de jouer…

Déjà Raymond s'était redressé et, d'un œil enflammé, il regardait autour de lui, comme s'il eût cherché à qui s'en prendre de tant de misères.

Heureusement, une lueur suprême de raison l'éclaira:

– Je ne m'appartiens plus, pensa-t-il, si je reste, si je me trouve en face de M. Philippe, je me perds, et je perds à tout jamais Simone…

Et il se précipita dehors…

Dans le vestibule, Mme de Maillefert, avec toutes sortes de cérémonies, reconduisait une vieille dame qui était venue lui faire visite.

Apercevant Raymond:

– Comment! vous nous quittez, mon cher Delorge, lui cria-t-elle gaiement.

Il ne répondit pas. D'un seul bond il franchit les dix marches du perron et se lança dans l'avenue.

Il lui semblait que l'existence, comme une planche pourrie jetée sur un abîme, craquait et manquait sous lui, et qu'il roulait jusqu'aux plus sombres profondeurs.

Et pour comble, une voix obstinée et irritante comme le remords s'élevait en lui, qui lui répétait que, si terrible que fût le châtiment, il l'avait mérité, lui le fils du général Delorge, en se mêlant à ce monde qui était celui des assassins de son père.

Des heures s'écoulèrent en alternatives de désespoir et de rage, et il flottait entre mille résolutions contradictoires, quand la porte de sa chambre s'ouvrant M. de Boursonne parut.

– J'arrive de Maillefert, lui dit le vieil ingénieur, j'y ai trouvé tout le monde surpris de votre disparition. Je ne suis pas curieux…

Raymond s'était levé.

– Vous allez tout savoir, monsieur, dit-il.

Et fort exactement quoique d'une voix encore altérée, il raconta son entretien avec Mlle Simone et avec la duchesse de Maillefert…

Encore bien que donnant les signes les plus manifestes d'impatience, M. de Boursonne l'écouta sans mot dire; mais dès qu'il eut achevé:

– La peste étouffe, s'écria-t-il, les amoureux romanesques et nerveux! Quand on est bâti comme cela, sacrebleu! on devrait bien rester chez soi!

– Vous en parlez à votre aise, monsieur, et si vous aviez été à ma place…

– D'abord je ne m'y serais pas mis, à votre place, mon cher. Ensuite, ayant eu cette chance inespérée de surprendre Mme de Maumussy dans un de ses bons moments, je me serais bien gardé de la blesser par mes violences ridicules…

– Cette femme est mon ennemie, monsieur, vous-même me l'avez dit…

– Et je le crois… Seulement la duchesse est Italienne, c'est-à-dire la femme de la sensation présente, qui au lieu d'analyser ses émotions s'y abandonne tout entière, qui veut une chose avec la tête et fait le contraire avec le cœur…

– Enfin que résoudre?.. interrompit Raymond.

Ah! le vieil ingénieur n'hésita pas.

– Plantez là Mlle Simone, dit-il.

– Jamais!..

Le bonhomme haussa les épaules.

– Alors, sacrebleu! fit-il, que voulez-vous que je vous dise! Attendez… le succès est aux temporisateurs. Retournez au château comme si de rien n'était…

Ainsi fit Raymond, et lorsqu'il arriva à Maillefert le lendemain, rien ne lui parut changé. Mlle Simone n'était ni plus ni moins triste, M. Philippe était toujours aussi amusant, Mme de Maumussy avait repris son attitude de sphinx…

Il en était à se demander s'il ne s'était pas épouvanté de chimères, lorsqu'un soir, comme il arrivait au château:

– Est-ce que vous n'avez pas rencontré Philippe? lui dit Mme de Maillefert.

– Non, madame…

– C'est qu'il est au chemin de fer, au-devant de nos amis, qui arrivent par l'express de neuf heures…

– Vous attendez des amis?..

Mme de Maillefert sourit:

– Nous attendons, répondit-elle, le mari de ma chère Clélie, le duc de Maumussy, et avec lui M. Verdale, le fameux architecte, et le comte de Combelaine…

En d'autres temps, Raymond eût été écrasé de ce coup si terriblement inattendu.

Mais il en est de l'âme humaine comme de l'acier, qui plongé rouge dans un torrent glacé acquiert des qualités supérieures de résistance et d'élasticité; l'âme, au contact du malheur, se trempe d'une énergie plus forte et s'endurcit à la souffrance.

Raymond pâlit et ses yeux se voilèrent, mais il ne chancela pas, et si rudement que l'émotion lui serrât la gorge, il eut encore la force de dire:

– Ah!.. vous attendez M. de Maumussy et M. de Combelaine!..

Mme de Maillefert se pencha vers la pendule.

– Quelle heure est-il? fit-elle. Huit heures et demie. Dans trois quarts d'heure ils peuvent être ici.

Et immédiatement elle entama le panégyrique du duc de Maumussy, dont elle ne pouvait assez louer, disait-elle, le caractère chevaleresque, l'esprit délicat et fin et le merveilleux sens politique.

Elle n'admirait pas moins M. de Combelaine, ce dévoué serviteur de l'Empire, cet héroïque soldat toujours prêt à verser son sang, dont la fidélité désintéressée lui rappelait, assurait-elle, ces loyaux chevaliers qui, à leur mort, demandaient à être enterrés aux pieds du suzerain qu'ils avaient servi…

Assez maître de soi pour éviter le scandale d'une brusque retraite, Raymond était allé s'asseoir non loin de la causeuse où chaque soir Mlle Simone venait s'établir devant sa petite table à ouvrage.

Et la duchesse de Maillefert poursuivait.

Avec une non moindre chaleur, elle célébrait les mérites de M. Verdale, cet architecte fameux, ce fils de ses œuvres arrivé à force de talent et de travail à une grande situation et à une fortune immense. Et elle se déclarait ravie qu'un homme de ce mérite eût bien voulu accompagner M. de Combelaine, son ami. Justement elle méditait de grandes réparations à Maillefert. M. Verdale lui donnerait des idées.

A ce mot de réparations, Mlle Simone avait redressé la tête si vivement, que sa mère en parut choquée.

– Oh! vous avez bien entendu, fit-elle d'un ton sec. Cette vieille baraque est inhabitable, et j'ai des raisons de croire que l'année 1870 ne s'écoulera pas sans que Sa Majesté l'Impératrice fasse à notre maison l'honneur de s'arrêter un jour ou deux à Maillefert.

Mais Raymond n'écoutait pas.

Les yeux fixés sur la pendule, il calculait combien de minutes encore il avait à rester à Maillefert…

Il avait pu subir la duchesse de Maumussy; mais le duc, mais M. de Combelaine, l'honneur lui défendait de se trouver sous le même toit qu'eux.

– Savez-vous, demandait Mme de Maillefert à Mme de Maumussy, combien de jours ces messieurs comptent nous donner?..

– Non… Mon mari ne me l'a pas dit.

Raymond n'avait plus que dix minutes à rester…

Et il s'attendrissait en contemplant pour la dernière fois ce petit salon, où, au milieu d'affreux déchirements, il avait eu des heures enchantées par l'espérance.

Il examinait Mlle Simone, qui, inclinée sous une lampe travaillait, non à un délicat et inutile ouvrage de femme, mais à une layette qu'elle avait promise à une pauvre fille séduite, que tout le monde dans le pays repoussait.

Mais neuf heures sonnaient; Raymond se leva.

– Quoi! s'écria Mme de Maillefert, vous n'attendez pas nos amis!..

– Je ne puis…

– Parce que?..

– M. de Boursonne m'attend, madame.

Elle haussa les épaules.

– Allez donc, fit-elle, mais en tout cas, à demain.

Il ne répondit pas. Il s'inclina devant la duchesse de Maumussy, il effleura de ses doigts tremblants la main que lui tendait Mlle Simone, et lentement il sortit.

La nuit était sombre et glaciale, de gros nuages couraient au ciel, un vent furieux secouait les branches dépouillées des arbres…

Que lui importait! Il n'avait plus besoin de se contraindre, maintenant…

Son désespoir et sa fureur s'exhalaient en imprécations et en menaces qu'emportait la tempête, de même que les événements avaient emporté ses espérances et ses projets.

Parvenu au pont suspendu, cependant, il s'arrêta court. Une voiture venait, au grand trot, – malgré les défenses formelles – et dans cette voiture, à la lueur des lanternes, on distinguait quatre hommes: M. Philippe et les amis attendus à Maillefert.

IV

Il était près de minuit lorsque Raymond arriva au Soleil levant. L'auberge était déserte. Seul dans la cuisine, maître Béru mettait au net les comptes de la journée.

En apercevant son hôte:

– Montez vite, monsieur, lui dit-il, chez M. de Boursonne, il vous attend avec une impatience!..

C'était vrai; Raymond trouva le vieil ingénieur en proie à la plus violente agitation, et arpentant à grands pas sa chambre – une chambre immense, la plus belle de l'auberge, qui avait une pendule sur sa cheminée de pierre peinte, et de chaque côté des flambeaux argentés, dont tous les dimanches maîtresse Béru renouvelait les bobèches de papier déchiqueté.

Trop bouleversé pour remarquer le désordre de Raymond:

– Eh bien!.. lui cria M. de Boursonne, nous y voici!.. Au bord du fossé la culbute… il n'y a plus à reculer!..

– Qu'est-ce encore, mon Dieu!..

– Oh!.. c'est grave, cette fois, continua le bonhomme, terriblement grave! Et votre duchesse de Maillefert mériterait… Mais asseyez-vous, nous avons à causer…

Mais c'était un homme prudent. Il commença par s'assurer en ouvrant successivement toutes les portes que personne n'était aux écoutes; après quoi, revenant se camper debout et les bras croisés devant son jeune camarade:

– Vous savez, commença-t-il, non sans une nuance de solennité, que j'ai horreur de me mêler des affaires des autres…

Hélas! bien des fois, jadis, Raymond avait souri de cette étonnante prétention de son vieux chef; mais en ce moment!..

– Pour vous, continuait le bonhomme, je vais manquer aux principes de toute mon existence. C'était écrit. Voici des mois que nous vivons de la même vie, côte à côte, sans jamais nous quitter, et sarpejeu! on est de chair et d'os. Vous voyant bon, généreux, loyal, sincère jusqu'à la naïveté, petit à petit, à mon insu, je me suis… hum… comment dirai-je? habitué? non, intéressé à vous, comme à… ma foi tant pis, je le dis puisque c'est vrai quoique absurde… comme à mon propre fils.

Ces préliminaires dans la bouche de cet homme excellent, mais qui faisait profession d'égoïsme et de brutalité, devaient faire frémir. Ce qu'il avait à dire était donc bien rude, qu'il tergiversait ainsi.

– C'est comme mon père même que je vous écouterai, monsieur, murmura Raymond.

Le bonhomme fit deux ou trois tours encore dans la chambre, puis brusquement:

– C'est de votre honneur qu'il s'agit! prononça-t-il.

– De mon honneur!..

– Oui. Et il n'y a plus à hésiter ni à temporiser, il faut marcher droit au but. Il faut que demain, vous m'entendez bien, demain, vous vous rendiez à Maillefert, et que vous demandiez officiellement à Mme la duchesse de Maillefert la main de Mlle Simone, sa fille…

Une stupeur immense clouait Raymond sur sa chaise.

– Moi, répétait-il, comme s'il eût eu besoin de s'affirmer une proposition inouïe, moi!..

– Il le faut, insista M. de Boursonne, il le faut absolument. C'est l'unique moyen que je voie de ne point laisser quelque lambeau de votre intègre réputation au piège honteux tendu à votre confiante probité.

D'un geste machinal, comme pour en écarter le vertige, Raymond passait et repassait sa main sur son front.

– Je vous entends, monsieur, balbutiait-il, mais… excusez-moi, je ne vous comprends pas…

M. de Boursonne, tristement, hochait la tête.

– Et penser, continuait-il, que c'est moi qui vous ai encouragé à aimer Mlle Simone!.. Ah! vieil enfant en cheveux blancs!.. Mais qui pouvait prévoir!.. Savez-vous ce qui se passe? Il est aujourd'hui avéré dans le pays, aux Rosiers, à Saint-Mathurin, à Saumur, à Angers même, que Mlle Simone de Maillefert est la maîtresse de M. Raymond Delorge…

D'un bond Raymond fut debout:

– Voilà donc, s'écria-t-il d'un accent terrible, voilà le résultat des lâches calomnies de ce misérable Bizet de Chenehutte…

Mais le vieil ingénieur lui coupa la parole.

– Votre Bizet n'est qu'un sot, déclara-t-il, dont les propos d'estaminet n'avaient aucune portée. Si Mlle Simone a été perdue de réputation, c'est par la duchesse de Maillefert elle-même, par sa mère…

– Oh!.. monsieur…

– Par sa mère, oui, je dis bien, qui a déclaré en propres termes, non pas à une personne, mais à plusieurs, qu'elle s'estimerait trop heureuse si elle parvenait à vous déterminer à épouser sa fille, parce que, après l'avoir séduite, vous vous seriez dégoûté d'elle, et que la pauvre fille se trouverait dans une situation à ne plus pouvoir dissimuler sa faute…

Un cri terrible, un cri de douleur et de rage, jaillit de la poitrine de Raymond.

– C'est impossible, s'écria-t-il, impossible!.. Une mère n'a pas pu dire, une mère n'a pas dit cela…

– Elle l'a dit, j'en suis sûr…

– Eh bien!.. ce n'est pas demain que j'irai à Maillefert, ce sera cette nuit, à l'instant!.. Ah! elle a dit cela? Ah! elle s'est servie de mon nom pour déshonorer la plus chaste et la plus noble des créatures!.. Eh bien! moi, je lui arracherai la langue, à cette misérable femme, et je la clouerai à la porte de son château!..

Cette explosion de désespoir, M. de Boursonne l'avait prévue, il l'attendait.

Saisissant donc le bras de son jeune camarade:

– Avant de rien faire, dit-il, vous m'entendrez.

Mais déjà un revirement s'était fait dans les idées de Raymond. Le doute lui venait.

– Si vous vous trompiez, cependant, monsieur! fit-il. Si on avait surpris votre bonne foi!

Autant le vieil ingénieur était brusque d'ordinaire, autant en ces circonstances si pénibles il faisait preuve d'indulgence et de bonté.

– Écoutez et soyez juge, dit-il à Raymond.

Et s'asseyant près de son jeune ami:

– Voici tantôt un mois, commença-t-il, que surpris des avances si extraordinaires de Mme de Maillefert, nous avons soupçonné quelque ténébreuse intrigue… Le but de cette intrigue vous échappait absolument, à vous qui êtes jeune. Plus clairvoyant, grâce à ma triste expérience, j'entrevoyais vaguement quelque chose de si odieux que je me disais, que je vous disais: «Non, ce n'est pas possible…»

– C'est vrai, c'est vrai!..

– Eh bien! mon pauvre ami, depuis cet instant, je puis vous l'avouer, il ne s'est pas écoulé un jour sans que j'aie appliqué tout ce que j'ai de pénétration à déchiffrer le mot de cette énigme. De là vient que tout à coup vous m'avez vu papillonner lourdement autour de Mme de Maumussy, et déployer pour elle mes grâces surannées. Je pensais qu'elle savait la vérité…

– Et elle ne la savait pas?

– Elle l'ignorait, j'en mettrais la main au feu, il y a trois jours. C'est lorsqu'elle l'a connue, que soudainement elle a été tout autre avec vous. Peut-être, sans le vouloir, a-t-elle été complice de Mme de Maillefert. Et c'est alors que révoltée, indignée, elle vous a conseillé de fuir…

C'était une explication plausible, cela.

– Oui, en effet, approuva Raymond.

– Voyant que je ne tirais rien de la jeune duchesse, poursuivait M. de Boursonne, je me mis à chercher d'un autre côté… Mon titre de baron, puisqu'enfin baron il y a, et les vieilles relations de ma famille, m'ouvraient tous les castels des environs. J'en profitai pour me faufiler près de toutes les connaissances de Mme de Maillefert, espérant que de l'ensemble de ces conversations, d'un mot à l'une, d'une phrase à l'autre, j'arriverais à déduire quelque chose de positif…

– Ah! monsieur, murmura Raymond, comment jamais m'acquitter envers vous?..

– En vous laissant guider par moi, mon cher ami. Mais attendez. Je perdais mon temps et mes peines, quand ce soir – hier soir, plutôt, puisqu'il est plus de minuit, – me trouvant chez Mme de Lachère, cette dame, vous savez, dont le mari veut être préfet: – «Il faut convenir, me dit-elle, que votre jeune collègue, M. Delorge, se conduit d'une façon abominable.» Par bonheur, j'eus le pressentiment que j'étais sur la trace de la vérité, et au lieu de m'ébahir: – «Comment cela?» demandai-je avec un sourire équivoque. – «Allons, allons, reprit-elle, ne faites pas le discret avec moi, baron, je sais tout.» Je m'inclinai. – «En ce cas, madame, vous êtes plus avancée que moi.» Elle se mit à rire. – «Mon cher baron, me dit-elle, c'est la duchesse de Maillefert elle-même qui, dans le délire de sa mortelle douleur, m'a confié l'horrible situation de sa fille, et les efforts qu'elle fait pour ramener l'homme qui l'a séduite et qui maintenant refuse de l'épouser…»

– Cette Mme de Larchère a menti! s'écria Raymond.

Le vieil ingénieur secoua la tête.

– Ce fut ma première impression, dit-il, et je ne la lui cachai pas. Alors, elle me déclara qu'elle n'était pas la seule à qui Mme de Maillefert eût fait cette incroyable confidence, et, pour me le prouver, elle appela une de ses amies qui, elle aussi, savait tout, à ce qu'elle me dit, et de la même façon. A votre avis, ces deux affirmations valent-elles une certitude?

Raymond ne répondit pas.

– Moi, je m'obstinais à douter encore, reprit M. de Boursonne; alors Mme de Lachère invoqua le témoignage de son mari, lequel me jura sur l'honneur tenir de la propre bouche de M. Philippe ce que sa femme avait appris de la bouche même de Mme de Maillefert.

Cela, par exemple, c'était le comble.

– Quoi!.. M. Philippe aussi! bégaya Raymond. Son frère!..

Puis se dressant, comme s'il eût été mû par un ressort:

– Mais pourquoi, s'écria-t-il, pourquoi cette infamie, cette abominable calomnie?..

– Eh! pardieu! parce que Mme de Maillefert et son noble fils n'ont pour vivre que les revenus de Mlle Simone. Qu'elle se marie, les voilà sur la paille. Ils veulent qu'elle ne puisse pas se marier…

– Oui, peut-être…

– Et voilà pourquoi, vous, demain, c'est-à-dire aujourd'hui, vous allez officiellement et ouvertement demander la main de Mlle de Maillefert…

Raymond baissait la tête:

– C'est que dans ce moment, dit-il, déchiré par les plus horribles perplexités, je ne suis pas absolument… libre…

Une immense stupeur se peignait sur le visage de M. de Boursonne.

– Vous hésitez!.. fit-il.

Le pauvre garçon se tordait les mains.

– Ah! si vous saviez, monsieur, s'écria-t-il, si vous saviez?..

Et cette fois, emporté par la situation, et se sentant confusément hors d'état de délibérer et d'arrêter un parti, il confia à son vieil ami le secret de son passé.

C'était pour M. de Boursonne comme une révélation.

– Voilà donc, disait-il, les raisons de vos indécisions étranges! Et moi qui vous accusais!..

Puis, après une minute de réflexion:

– Mais n'importe, dit-il, l'honneur commande, obéissez. Il n'est pas de considération au monde qui puisse vous obliger à passer pour un infâme suborneur, qui vous oblige à laisser peser sur la pure et chaste jeune fille que vous aimez une abominable accusation.

Raymond était dans une de ces crises où la volonté éperdue appartient au premier qui s'en empare:

– Qu'il soit fait selon vos conseils, monsieur, dit-il au vieil ingénieur; je m'abandonne à vous…

Le jour commençait à poindre, blafard et morne, lorsque Raymond, qui s'était jeté tout habillé sur son lit, se réveilla, après quelques heures de ce sommeil de plomb qui suit les grandes crises, et qui est comme une dernière faveur de la nature violentée.

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12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
28 September 2017
Umfang:
1030 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain