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Buch lesen: «La fille Elisa», Seite 6

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XXIX

En ce temps de guerre, de guerre heureuse pour la France, à cette heure, où le dernier de nos pousse-cailloux avait la crânerie, le port conquérant, la belle insolence que donne la Victoire, le plus grand nombre des femmes habitant l'avenue de Suffren y étaient attirées par le prestige du fier uniforme, de cet habit de gloire, qu'il porte des épaulettes de laine ou d'or. Mais cette magie de l'habit militaire sur la femme n'était pas tout là, et le goût de la prostituée à l'endroit du soldat, – goût qui s'atténue cependant aux époques de paix et de défaite, – s'explique, en tout temps, par un certain nombre de causes se résumant en une seule: pour le soldat la prostituée reste une femme.

Avec le tact des choses d'amour que possèdent les natures les plus grossières, dans le soldat qui vient s'attabler au café, la prostituée perçoit un homme venu là pour elle, pour ce qu'elle garde de la créature d'amour dans sa dégradation. Elle est pour cet homme l'intérêt passionnant, la séduction captivante du lieu, et non, ainsi que pour les casquettes et les chapeaux mous, l'assaisonnement polisson d'une soirée de loupe.

Le soldat l'aime avec jalousie. Le soldat partage avec elle son sou de l'État. Le soldat la promène avec orgueil. Le soldat lui écrit… Dans la démolition d'une maison de la Cité, un paquet de lettres, trouvé dans les décombres, me fut apporté. Toutes les lettres étaient des lettres de soldats.

Il est peut-être parfois brutal le soldat, ses caresses ressemblent à la large tape dont il flatte les flancs de sa jument. Ses fureurs amoureuses rappellent souvent les violences du rapprochement de certains animaux. Tout dans les manifestations de son être est brusque, tempétueux, exaspéré. Mais le soldat n'apporte pas, dans ses amours, l'ironie de l'ouvrier ou du petit bourgeois vicieux: un certain rire gouailleur appartenant en toute propriété aux civils.

Dans ses rapports avec le soldat, la fille se sent presque une maîtresse, avec les autres, elle n'est qu'une mécanique d'amour, sur laquelle c'est souvent un plaisir de crachotter.

Le soldat dans sa vie de discipline, d'obéissance, de foi au commandement, et sans lectures, et sans l'exercice des facultés critiques de la raison, demeure plus homme de la nature que dans l'existence ouvrière des capitales; ses passions sont plus franches, plus physiques, plus droitement aimantes. Puis on n'a pas remarqué que le soldat a très-peu de contact avec la femme. Il n'est pas marié le soldat, il n'a pas de famille le soldat. Il n'a autour de lui, ni une mère, ni une soeur, ni un jupon et l'attrait pur de ce jupon; la douce mêlée de l'autre sexe, répandu dans tous les intérieurs, n'existe pas pour le soldat. Son existence de caserne est la seule existence, où l'homme qui n'est pas un prêtre, vit toujours avec l'homme, rien qu'avec l'homme. De là, par le fait de cette absence, pendant son temps de service, de tout élément féminin, la puissance et la prise sur le soldat de la femme, vers laquelle se portent, à la fois, la furie d'appétits sensuels et une masculine tendresse qui n'a pas d'issue. De là aussi, parmi les femmes, l'ascendant de la prostituée. Car il faut bien le dire, pour ces paysans, sur le corps desquels la tunique a remplacé la blouse, ces créatures avec le linge fin qu'elles ont au dos, avec leurs cheveux qui sentent le jasmin, avec le rose de leurs ongles au bout de mains qui ne travaillent pas, avec l'enlacement de leurs gestes, avec la douceur chatte de leurs paroles, avec ce fondant de volupté qu'on ne trouve pas au village, ces créatures entrevues dans le feu du gaz et des glaces, et comme servies par l'établissement dans une espèce d'apothéose, ont la fascination des grandes courtisanes et des comédiennes sur les autres hommes. Le soldat, le marin les emportent au fond de leur pensée, et dans les rêveries silencieuses des nuits du désert, des nuits de l'Océan, dans le recueillement concentré des heures de souffrance et de misère, la vision de ces femmes lumineuses leur revient. Ils les revoient embellies par une imagination qui fermente. Le délire de leur tête fabrique la petite chapelle où s'installe, dans tout cerveau humain, l'image d'amour ou de religion. Puis, quand ils les retrouvent, un peu de l'idéal et du mensonge du rêve est attaché à ces filles, et leur profite auprès de ces hommes.

N'y aurait-il point encore entre la fille et le soldat les obscures ententes et les mystérieuses chaînes, qui se nouent entre les races de parias?

Et toutes les propensions, entraînant le soldat à aimer la prostituée, sollicitent la prostituée à rendre au soldat amour pour amour.

XXX

Chaque lendemain du jour de la sortie d'une fille avec son amant était rempli, toute la journée, des récits interminables de la partie de la veille, écoutés avec des remuements sur les chaises, comme si les camarades se payaient un avant-goût du plaisir qu'elles prendraient la quinzaine suivante. Pendant l'hiver, l'histoire était presque toujours la même, l'histoire d'une soirée au Bal des deux Éléphants, un bal du boulevard Montparnasse, qui avait la spécialité de donner à danser aux femmes des maisons mal famées. Mais, l'été venu, il fallait entendre la fille, grisée de sa journée passée au grand air, raconter son amusement de la veille chez Bélisaire, Au Grand Peuplier, à l'île Saint-Germain.

Un coin de Seine, à la berge couverte de la tripaille pourrissante des barbillons; sous un rond de grands noyers, un cabaret de plâtre aux volets peints en ocre; tout autour un grouillement d'animalité; à droite et à gauche, dans l'enchevêtrement noir de vieux sureaux, des bosquets pleins de batteries; çà là, et partout, l'aubergiste de la clientèle, le terrible Bélisaire; pour servir le monde des quarteyeux– les mariniers rameurs touchant le quart du coup de filet; – au beau milieu de l'herbe foulée, une mécanique étrange: sur un tronc d'arbre coupé à hauteur d'homme, posées l'une sur l'autre et se croisant à angles droits, deux poutres à peine équarries, ayant, à chacun de leurs bouts, une tige de fer rondissant en forme de dossier; un engin barbare à la tournure d'un instrument de supplice primitif.

Ce cabaret, la fille le peignait à ses compagnes avec des mots à elle, où il y avait encore du gaudissement intérieur, apporté au fond de son être par cette campagne violente. Ses paroles aussi exprimaient tumultueusement un sentiment de délivrance, la délivrance de cette main policière, éternellement suspendue sur les femmes de son espèce, délivrance qu'elle ne sentait que là, seulement là, sur ce morceau de terre, entouré d'eau de toutes parts, et où les gendarmes n'aimaient pas à se risquer. Elle disait le bonheur fou, qu'elle éprouvait à demi ivre, assise à cru sur le tape-cul-balançoire, et en danger de se tuer à tout moment, d'être emportée dans une rapidité qui donnait le vertige à son ivresse. Elle énumérait les poules, les canards, le mouton, le cochon, le chien de berger dressé à sauter du peuplier dans l'eau. Elle n'en finissait pas sur sa bataille, à coups d'ombrelle, avec le grand dindon, l'ennemi des femmes, qui, gloussant furibondement, et la crête sanguinolente, passait tout le jour à les poursuivre de son bec puissant, – le grand dindon blanc, nommé Charles X.

Toutes les femmes la laissaient parler, souriant déjà à la pensée d'être prochainement «avec leur soldat» chez Bélisaire, de se faire poursuivre par Charles X. Seule Élisa ne témoignait ni désir ni curiosité de connaître le Bal des deux Éléphants, de connaître le cabaret du Grand Peuplier. Et il y avait un sujet d'étonnement pour toutes les filles de la maison, dans les habitudes casanières de cette compagne, amusée de coiffer Alexandrine tous les jours, ne prenant jamais de sortie, n'ayant pas donné jusque-là à un homme le droit de passer devant la glace: une expression qui désigne l'entrée de faveur accordée, par la maîtresse d'une maison, à l'amant d'une fille.

XXXI

L'amour chez Élisa n'avait guère été qu'un travail, un travail sans beaucoup plus d'attraits que les gagne-pain, avec lesquels la pauvreté de la femme conquiert le boire et le manger. Depuis quelques années, à travers des malaises bizarres, ce travail, où les sens d'Élisa ne prirent jamais qu'une part assez froide, commençait à lui coûter un peu, un peu plus tous les jours. Élisa n'était point ce qu'on appelle malade, non! mais son corps, à l'improviste, appartenait, tout à coup, à des sensations instantanées et fugaces, dont elle n'était pas la maîtresse. Subitement, des frémissements se mettaient à s'émouvoir en elle, la renversant, avec des doigts qui se crispaient, quelques secondes, sur le dossier de sa chaise, la laissant, après leur passage et leur fourmillement long à mourir, dans une langueur brisée, dans l'énervement d'une fatigue qui ne pouvait se tenir tranquille. Parfois le trouble produit par ces sortes d'ondes, de courants, qui lui paraissaient bouillonner en elle, était si grand qu'on aurait dit la vie un moment suspendue chez Élisa… Elle était prise d'envies de pleurer qui n'avaient pas de motifs, elle se surprenait à pousser subitement de longs soupirs qui se terminaient par un petit cri; parfois même, elle éprouvait un resserrement douloureux du gosier, qui lui faisait, une minute, l'effet de se durcir dans son cou. Elle avait enfin des répulsions singulières. En ses rares sorties, quand elle se trouvait avoir à passer devant la boutique d'un épicier, soudain, elle descendait du trottoir et traversait de l'autre côté de la rue; un jour qu'elle mangeait d'un entremets où se trouvait de la cannelle, elle avait une indigestion avec des espèces de convulsions. C'était, continuellement, une succession de petites agitations, de petites inquiétudes, qui ne lui paraissaient pas toujours absolument et tout à fait être des souffrances dans son corps, mais parfois lui semblaient les vertiges d'une tête en tourment: des souffrances dont l'étrangeté apportait un peu d'effroi à la femme du peuple, troublée d'éprouver des choses qu'elle n'avait jamais ressenties ou vues dans ses maladies, dans les maladies des autres. Aussi était-elle chagrine, et, quand elle n'était pas très-triste, elle ne pouvait toutefois se débarrasser d'un certain mécontentement de tout et de l'anxiété d'imaginations absurdes. Élisa ne se disait pas malade, elle se disait ennuyée: se servant de ce terme indéfini, qui, dans le peuple, ne signifie pas le léger ennui du monde, mais indique, chez l'être qui l'emploie, un état vague de souffrance, de trouble occulte de l'organisation, de tristesse morale, – une disposition hypocondriaque de l'âme blessée à voir la vie en noir. Chez la fille d'amour, atteinte, sans qu'elle le sût, aux endroits secrets de son sexe, il y avait certains jours, où, en dépit de sa volonté et de la violence qu'elle se faisait, il y avait, de la part de son corps, une répugnance insurmontable et comme un soulèvement de dégoût et d'horreur pour sa tâche amoureuse dans la maison.

Chose rare, dans une telle profession! Élisa, surtout depuis sa fréquentation avec Alexandrine, était devenue un sujet, en lequel avait lieu une série de phénomènes hystériques, appartenant à cet état maladif de la femme qui n'a pas encore de nom, mais qu'on pourrait appeler: «l'horreur physique de l'homme.» Dans la lutte douloureuse et journalière des exigences de sa vie, avec le rébellionnement de ses os, de sa chair, il venait vaguement à la prostituée l'idée de quitter le métier, et peut-être l'eût-elle déjà fait, sans cette dette, sans cette chaîne, au moyen de laquelle les maîtresses de maisons ont l'art de retenir à tout jamais dans la prostitution les femmes tentées de l'abandonner.

XXXII

Élisa vivait donc ainsi, souffrant tout ce que pouvait faire souffrir un pareil état physique dans une semblable profession, lorsqu'un soir, un soldat de ligne monta dans sa chambre. Il revint, et souvent, et chaque fois qu'il revenait, il apportait à Élisa un bouquet d'un sou. Un bouquet à une prostituée comme elle… des fleurs, des fleurs, quel homme avait jamais songé à lui en offrir… et là où elle était!..

Pourquoi et comment, du don de ces méchants petits bouquets, l'amour naquit-il chez cette femme qui n'avait jamais aimé? Cela fut cependant, et quand Élisa se mit à aimer, elle aima avec la passion que les filles mettent dans l'amour.

XXXIII

Elle aima avec les tendresses amassées dans un vieux coeur, qui n'a point encore aimé.

Elle aima avec l'aliénation d'un cerveau, comme frappé d'une folie de bonheur.

Elle aima avec des délicatesses, qu'on ne suppose pas exister chez ces créatures.

Elle aima avec les douleurs révélées dans cette phrase d'une fille à un inspecteur de police: «M'attacher à un homme, moi… jamais, il me semble que le contact de ma peau le souillerait.» Car chez cette femme ayant, par moments, le vomissement de l'amour physique, c'était un supplice de se livrer «au petit homme chéri,» ainsi qu'aux passants auxquels elle se vendait, de lui apporter dans l'acte charnel les restes de tous, de le salir enfin, comme disait cette autre, de la publicité de son contact.

Elle eût voulu l'aimer, être aimée de lui, rien qu'avec des lèvres qui embrasseraient toujours.

Et continuellement sa tête, dans l'élancement pur d'un rêve chaste, forgeait, entre elle et le lignard aux fleurs, des amours avec des tendresses ignorantes, avec des caresses ingénues, avec des baisers innocents et doux, baisers qu'elle se rappelait avoir reçus autrefois, toute petite fille, d'un amoureux de son âge.

Elle avait honte vraiment de dire cela à un soldat. Mais bien souvent la révolte secrète de son corps, se dérobant aux ardeurs amoureuses de son amant, se traduisait en des résistances emportées, rageuses, toutes voisines des coups, et qui paraissaient singulières à cet homme, venant de la part de cette femme, qu'il savait, qu'il sentait l'adorer.

XXXIV

Dès lors, il n'y eut plus dans la pensée d'Élisa que l'attente de son jour de sortie avec son soldat.

Pendant des heures, avant l'une de ces sorties, Élisa parlait à ses compagnes, avec une effusion fiévreuse et bavarde, du plaisir qu'elle allait avoir à passer toute une journée avec «son petit homme chéri,» de la fête qu'elle se faisait de se promener avec lui dans la campagne, bien loin dans la campagne. Il y avait un vieux baromètre chez Madame; la veille elle montait deux ou trois fois dans sa chambre, pour voir si le capucin se décidait à ôter son capuchon. Le matin elle s'habillait longuement, et cependant se trouvait prête, longtemps avant que son amant arrivât.

Elle partait enfin sous les regards de toutes les femmes de la maison, la suivant de l'oeil, derrière les persiennes fermées. Une main, la paume appuyée à plat sur sa hanche droite et les cinq doigts enserrant la moitié de sa taille mince, Élisa marchait avec un coquet hanchement à gauche, une ondulation des reins qui, à chaque pas, laissait apercevoir un rien de la ceinture rouge, attachant en dessous sa jupe lâche. Elle trottinait ainsi, un peu en avant de l'homme, la bouche et le regard soulevés, retournés vers son visage.

Elle était nu-tête, le chignon serré dans un filet que traversaient les petites boules d'un grand peigne noir, tandis que le reste de ses cheveux, laborieusement frisés et hérissés, lui retombait sur le front comme une touffe d'herbes. Elle avait un caraco de laine noire avec une bordure d'astracan à l'entournure des manches, et sa jupe de couleur balayait la poussière de grands effilés, appliqués sur l'étoffe, ainsi que des volants. Un petit châle d'enfant, de laine blanche aux mailles tricotées, se croisait autour de son cou, attaché par une broche d'argent où l'on voyait une pensée en émail. Et elle tenait de sa main restée libre, par une habitude particulière aux femmes de maison, un petit panier de paille noire.

Dans cette toilette, malgré les taches de rousseur, si pressées sur son blanc visage, qu'elles le tachaient comme des maculatures d'un fruit pierreux, Élisa semblait cependant jolie, d'une beauté où se mêlaient au rude charme canaille de la barrière la mignonnesse de son nez et de sa bouche, le blond soyeusement ardent de ses cheveux, le bleu de ses yeux restés, comme aux jours de son enfance, angéliquement clairs.

* * * * *

Le soir, quand Élisa rentrait, à la nuit tombée, elle se glissait dans la cuisine. Elle se sentait froid, et demandait, – la journée avait été cependant très-chaude, – qu'on lui allumât un cotret. Elle restait silencieuse, les mains tendues vers la flambée qui les faisait transparentes. Marie Coup-de-Sabre, descendue, dans le moment, chercher une cafetière d'eau chaude, regardant par hasard les mains d'Élisa, remarquait que, sous les ongles, il y avait une petite ligne rouge, comme aux ongles des femmes qui ont fait des confitures de groseille dans la journée (Déposition du témoin).

LIVRE DEUXIÈME

XXXV

Au milieu d'hommes, de femmes, d'enfants, d'une foule amassée, en une minute, dans la gare, un garde municipal avait fait monter la fille Élisa dans un wagon portant: Service des Prisons. Cette foule, un petit oiseau envolé à tire-d'ailes, du toit du wagon, à l'ouverture de la portière, les yeux de la condamnée voyaient cela vaguement, et aussi les barreaux peints en imitation sur la voiture…

* * * * *

«Elle était, là bien vraiment, graciée pour de bon. La guillotine ne lui couperait pas le cou. Son corps, en deux morceaux, ne serait pas couché dans la froide terre, qu'elle voyait couverte de neige… Demain, avant le jour, les curieux battant la semelle sur la place de la Roquette, en attendant son exécution, ne la réveilleraient plus… Elle vivrait!..

«Oui le train était parti… Elle s'éloignait de la place de la mort… On ne voulait pas décidément la faire mourir. Au fait, qu'est-ce qu'on lui avait dit là-bas… elle n'avait compris qu'une chose, c'est qu'elle ne mourrait pas… Ah! maintenant elle se rappelait. Une cloche, qu'on avait baptisée, dans une paroisse, le curé qui avait demandé sa grâce… Elle vivrait! Ah! ah! elle vivrait.» Et elle partit d'un éclat de rire strident.

Toute honteuse, aussitôt, elle fouillait de ses regards l'ombre autour d'elle. En montant, elle n'avait pas fait attention s'il y avait d'autres voyageuses. Elle était seule. Alors elle se remettait à rire nerveusement, par deux ou trois fois, secouée par une hilarité farouche qu'elle ne pouvait arrêter, et qui repartait malgré elle.

La condamnée redevenait sérieuse, et au bout de quelques instants s'échappait de ses lèvres soupirantes: «C'est pas de moi qu'on peut dire que j'ai eu une bien belle marraine!»

Le train marchait à toute vitesse avec un fort mouvement de lacet. Élisa était tombée dans une absorption, où ses pensées emportées, dans la nuit du wagon, par la vitesse tressautante du chemin de fer, avaient quelque chose du noir cauchemar d'un vivant, que roulerait en talonnant, sous l'eau d'un océan, un bâtiment sombré.

Un coup de sifflet, le nom d'une station appelé par un employé, des pas lourds sur le sable à côté d'elle, réveillèrent la sombre songeuse.

La curiosité de voir tout à coup prenait Élisa. Sous le banc en face d'elle, tout en bas, dans le bois travaillé par la gelée et le dégel, une petite fente laissait passer une filtrée de jour. Elle se jetait à plat ventre, collait son oeil à la fissure. Un homme et une femme, dans le sautillement d'enfants entre leurs jambes, allaient, par un petit chemin de campagne, vers une maison dont la cheminée fumait. Le ménage marchait heureux, avec la hâte des gens, qui, après une courte absence, sont pressés de retrouver le coin du feu de la famille.

Et le voyage continuait, commençant à paraître éternel à Élisa, semblant ne devoir jamais toucher à son terme, quoiqu'elle sentît bien qu'il n'y avait pas très-longtemps qu'elle avait quitté la gare.

Avec le brusque mouvement d'une mémoire qui se rappelle une chose oubliée, subitement, elle tirait du milieu du linge, qui remplissait un petit panier de paille noir, un morceau de papier graisseux qu'elle glissait dans ses cheveux, le dissimulant sous l'épaisseur de son chignon.

Les coups de sifflet, les appels des stations, les descentes des voyageurs se succédaient. Mais à mesure que la condamnée approchait du lieu de sa détention, le désir d'arriver, elle ne l'avait plus, et une espèce d'épouvante irraisonnée de l'inconnu qui l'attendait lui faisait battre le coeur, comme le coeur de ces tremblants oiseaux, qu'on tient dans sa main.

«Était-ce là?» Elle croyait avoir entendu crier le nom de l'endroit qu'on lui avait nommé à Paris. Instinctivement elle se rencogna dans sa place, avec le pelotonnement d'une enfant, se faisant toute petite, sous la menace d'une chose qui lui fait peur. «Non, ce n'était pas encore là, tout le monde était descendu!.. on n'était pas venu la chercher.»

La portière s'ouvrit brusquement. Une voix dure lui dit de descendre.

Elle se levait, mais ses yeux déshabitués de la lumière, ne voyant, depuis plusieurs jours, que les ténèbres de la chambre du condamné à mort, eurent, un moment, un éblouissement de l'aveuglant soleil d'hiver, qui éclairait le dehors, et comme son pied hésitant tâtonnait les marches pour descendre, l'homme à la voix dure la poussa assez rudement.

Elle avait eu, à Paris, une terreur de la foule amassée autour d'elle, aux cris de: l'assassine, v'là l'assassine! elle redoutait cette foule à la gare de la ville, où se trouvait la prison. Personne n'était plus là. On avait attendu, pour son transfèrement, que la station fût vide.

Élisa cherchait de l'oeil la voiture qui devait la conduire à la prison, quand deux hommes vêtus de bleu s'approchèrent de chaque côté d'elle et la firent marcher entre eux. L'administration faisait l'économie d'un omnibus, quand le service des prisons ne lui amenait qu'une ou deux condamnées.

Elle côtoyait, entre ses deux gardiens silencieux, des maisons de faubourg. Les rares passants qui la croisaient ne levaient pas même la tête. Il y avait une telle habitude à Noirlieu de voir tous les jours passer des prisonnières.

Elle prenait une rue montante, entre des jardins, dont les arbres se penchaient au-dessus des murs. Du givre était tombé la nuit. Il avait gelé le matin. Le soleil brillait alors. Les arbres qui avaient conservé leurs feuilles paraissaient avoir des feuilles de cristal, et les enveloppes glacées de ces feuilles tombaient, à tout moment, faisant dans la rue, autour d'elle, sur le pavé, le bruit léger de verre cassé.

Elle croyait passer sous une ancienne porte de ville, où, dans la vieille pierre, avait pris racine un grand arbre.

Elle était comme mal éveillée, et ses pieds la portaient sans qu'elle se sentît marcher.

À un détour, elle se trouva inopinément en face d'une grille peinte en rouge toute grande ouverte. Elle gravissait alors, avec un pas qui se raidissait dans la résolution d'en finir, une ruelle resserrée entre des clôtures de jardinets, aux grands rosiers échevelés, dont l'un la faisait tressaillir, en lui égratignant le cou.

De loin, devant elle, elle pouvait lire, en lettres noires, sur le plâtre blanc d'une grande porte cochère: MAISON CENTRALE DE FORCE ET CORRECTIONNELLE.

La porte cochère s'ouvrait. Elle se figurait déjà enfermée entre quatre murs. Quand elle voyait encore du ciel au-dessus de sa tête, elle respirait longuement, presque bruyamment. Elle était dans une cour, aux angles de laquelle s'élevaient quatre bâtiments neufs, bâtis d'une brique à la couleur gaie. Dans cette cour balayaient des femmes en cornettes rouges, en casaquins bleus, en sabots, – des femmes, dont les regards en dessous avaient une expression qu'elle n'avait point encore rencontrée dans les yeux de créatures en liberté.

Les deux gardiens, entre lesquels elle marchait toujours, la firent se diriger vers un perron s'avançant au bas d'une manière de donjon, encastré dans les constructions modernes.

Elle entrait dans un vestibule, où elle apercevait un petit poêle, un bureau couvert de gros registres dans le renfoncement d'une fenêtre, et, par la porte d'un cabinet entr'ouvert, le pied d'un lit de sangle.

L'homme du guichet lui demandait son argent, ses bijoux.

Elle retirait de sa poche son porte-monnaie, ôtait de son cou une petite médaille, détachait de ses oreilles de grosses pendeloques.

L'homme lui faisait remarquer qu'elle avait encore une bague à un doigt.

C'était une pauvre bague en argent avec un coeur sur un morceau de verre bleu.

Elle l'enlevait de son doigt, comme à regret, tout en regardant, sans que ses yeux pussent s'en détourner, la barrière séparant la pièce en deux: une barrière en gros pieux équarris, comme elle se rappelait en avoir vu une, autour des éléphants, un jour qu'elle avait été au Jardin des Plantes.

Fixant la fermeture, la porte de fer, avec des narines qui se gonflaient et le hérissement d'un animal sauvage, qui flaire la cage où il va être encagé, elle s'oubliait à donner sa bague, qui lui fut prise des mains.

Le guichetier avait fini de copier sur un registre un papier que lui avait remis l'un des conducteurs, quand l'autre, au grand étonnement d'Élisa, lui faisant tourner le dos à la porte intérieure de la prison, la mena par un passage, entre de hauts murs, à une petite maison dans un jardin. Après la visite, le gardien la reprenant au seuil de l'infirmerie, la ramenant près de la grande porte cochère de l'entrée, lui faisait gravir un escalier en bois, où montaient des odeurs de lessive et de pain chaud.

Elle était à peine entrée dans une grande pièce, dont les deux fenêtres sur une cour étroite lui montraient, séchant sur des cordes, des centaines de chemises de femmes, qu'une soeur à la robe grise, au visage sévère, lui commanda de se déshabiller.

Elle commençait à se dévêtir avec des pauses, des arrêts, des mains ennuyées de dénouer des cordons, des gestes suspendus, une lenteur désireuse de retenir sur son corps, quelques instants de plus, les vêtements de sa vie libre.

Elle voyait, pendant qu'elle éparpillait autour d'elle les pièces de sa pauvre toilette, une condamnée prendre sur les rayons un madras à raies bleues, une robe de droguet, un jupon, une chemise de grosse toile pareille à celles qui séchaient dans la petite cour, un mouchoir, des bas de laine, des chaussons, des sabots baptisés, dans le langage de la prison, du nom «d'escarpins en cuir de brouette.»

Élisa était enfin habillée en détenue, avec sur le bras le double numéro de son écrou et de son linge, le double numéro sous lequel – sans nom désormais – elle allait vivre son existence d'expiation.

La soeur examinait, de la tête aux pieds, la nouvelle habillée, disait un mot à la condamnée de service qui s'approchait d'Élisa, portait les mains à sa cornette. Il y avait, dans le haut du corps de la prisonnière, l'ébauche violente d'un mouvement de résistance qui tombait, aussitôt qu'elle sentait les mains touchant à sa coiffure se contenter de rentrer sous son madras les deux couettes de cheveux de ses tempes.

Cela fait, la condamnée de service ramassait par terre les vêtements d'Élisa, les empaquetait dans une serviette, à laquelle elle faisait un noeud. La soeur avait griffonné des chiffres sur un morceau de peau, que l'autre attachait, sur le paquet, avec une aiguillée de fil.

Puis les deux femmes portaient le paquet dans la pièce voisine.