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Buch lesen: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2», Seite 7

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VIII

Les séances du concile s’ouvrirent sous la présidence de Reccafred, métropolitain de Séville. Gomez exposa la situation en peignant les suites funestes que pouvait avoir le zèle intempestif de ceux qui insultaient Mahomet, et qui, disait-il, loin d’être des saints, méritaient d’être frappés d’anathème, puisqu’ils exposaient tous leurs coreligionnaires à une terrible persécution. Par conséquent, il pria les évêques de rendre un décret qui improuvât la conduite des soi-disant martyrs et défendît aux fidèles de suivre leur exemple; mais comme, selon toute apparence, cette mesure ne suffirait pas; comme les chefs du parti exalté (parmi lesquels Gomez signalait le prêtre Euloge) pourraient avoir la hardiesse de censurer les actes du concile et d’exciter, en dépit du décret, des personnes simples et crédules à se présenter de nouveau au cadi pour injurier Mahomet – ce qu’il fallait empêcher à tout prix – il pria en outre les évêques de vouloir bien se charger de faire mettre en prison les personnes qu’ils jugeraient dangereuses197.

Alors Saül, évêque de Cordoue, prit la défense des martyrs. Il s’était rangé du parti des exaltés, moins par conviction, que pour faire oublier ses antécédents qui étaient loin d’être purs. Ayant été élu évêque par le clergé de Cordoue, mais ne pouvant obtenir du monarque qu’il donnât son approbation à ce choix, il avait promis quatre cents pièces d’or aux eunuques du palais, au cas où ils parviendraient à lui faire accorder sa demande, et, les eunuques ayant exigé des garanties, il leur avait passé un acte, écrit en arabe, par lequel il s’engageait à leur payer la somme stipulée sur les revenus des biens de l’évêché, au détriment des prêtres qui seuls avaient le droit de jouir de ces revenus. Les eunuques ayant alors réussi à vaincre la résistance du monarque, ce dernier avait approuvé le choix du clergé198; mais depuis lors, Saül, voulant se réhabiliter dans l’opinion des chrétiens rigoureux et austères qui lui reprochaient sans cesse ce marché infâme, avait embrassé avec chaleur les doctrines des enthousiastes. Déjà pendant les funérailles pompeuses de Perfectus, qui avaient donné tant d’ombrage au gouvernement, il n’avait pas craint de marcher à la tête du clergé, et maintenant il se mit à exposer les arguments que la Bible et la Vie des Saints fournissaient aux exaltés pour justifier leurs opinions. Mais les autres évêques ne partageaient pas ses sentiments; au contraire, ils étaient fort disposés à rendre un décret dans le sens indiqué par Gomez. Toutefois ils se trouvaient dans une position assez embarrassante: l’Eglise admettant le suicide et l’ayant canonisé, ils ne pouvaient improuver la conduite des soi-disant martyrs sans condamner en même temps celle des saints des temps primitifs de l’Eglise. N’osant donc pas blâmer en principe cette espèce de suicide, ni même désapprouver la conduite de ceux qui avaient recherché le martyre dans les derniers temps, ils résolurent de défendre aux chrétiens d’aspirer dans la suite à cette mort sacrée. Gomez, qui comprenait leurs scrupules, se contenta de cette décision, d’autant plus que le métropolitain lui promit de prendre des mesures sévères et énergiques contre les agitateurs.

Le décret du concile n’eut pas plus tôt été publié, qu’Euloge et ses amis s’en emparèrent pour le tourner contre ceux qui en étaient les auteurs. «Ce décret, disaient-ils, ne condamne pas les martyrs de cette année; on y lit même que dans la suite il y en aura encore d’autres. Que signifie donc cette défense d’aspirer à la couronne du martyre? Comparée avec le reste du décret, c’est une inconséquence bien singulière, que nous ne pouvons expliquer qu’en la supposant dictée par la peur. Evidemment le concile approuve le martyre, mais sans oser le déclarer ouvertement199

Ainsi ces esprits impétueux et turbulents bravaient avec une arrogance altière l’autorité des évêques. Mais ils n’avaient pas calculé toutes les suites de leur audace, ou bien ils croyaient avoir plus de fermeté et de courage qu’ils n’en avaient réellement; car lorsque le métropolitain Reccafred, fidèle à ses promesses et secondé par le gouvernement, eut ordonné d’emprisonner les chefs du parti, sans en excepter l’évêque de Cordoue, cet ordre causa parmi eux une consternation indicible. Euloge a beau assurer que si lui et ses amis se cachaient, changeaient à chaque instant de demeure, ou prenaient la fuite sous divers déguisements, c’était parce qu’ils ne se sentaient pas encore dignes de mourir en martyrs: le fait est qu’ils tenaient plus à la vie qu’ils ne jugeaient convenable de l’avouer. L’abattement, déjà si grand chez les maîtres, – «une feuille qui tombait nous faisait trembler de crainte,» dit Euloge – était complet chez les disciples. On voyait des laïques et des prêtres, qui auparavant avaient prodigué les louanges aux martyrs, changer de sentiment avec une étonnante rapidité; il y en eut même plusieurs qui abjurèrent le christianisme et se firent musulmans200.

Malgré les précautions qu’ils prirent, l’évêque de Cordoue et plusieurs prêtres de son parti furent découverts et arrêtés201. Euloge eut le même sort. Il travaillait à son Mémorial des Saints, lorsque des agents de police firent irruption dans sa demeure, l’arrêtèrent au milieu de sa famille consternée et le traînèrent en prison202. C’est là qu’il retrouva Flora, et voici de quelle manière elle y était venue:

Dans un cloître près de Cordoue, il y avait une jeune religieuse nommée Marie. Elle était la sœur de l’un des six moines qui s’étaient présentés simultanément devant le cadi pour injurier Mahomet et qui avaient été décapités tous les six. Depuis la mort de ce frère bien-aimé, elle était tombée dans une sombre mélancolie, lorsqu’une autre religieuse lui raconta que ce martyr lui était apparu pour lui adresser ces paroles: «Dites à ma sœur Marie qu’elle cesse de pleurer ma perte, car bientôt elle sera avec moi dans le ciel.» A partir de cet instant, Marie ne pleura plus; son parti était pris: elle voulait mourir comme était mort son frère. S’étant donc acheminée vers Cordoue, elle entra pour prier dans l’église de saint Aciscle, qui se trouvait sur sa route, et s’agenouilla à côté d’une jeune fille qui adressait des prières ferventes aux saints. C’était Flora, qui, dans son exaltation, avait quitté son asile et se préparait, elle aussi, à mourir en martyre. Marie, heureuse d’avoir trouvé une compagne, lui fait connaître son dessein. Les deux jeunes filles s’embrassent, elles jurent de ne plus se quitter et de mourir ensemble. «Je vais rejoindre mon frère!» s’écrie l’une. «Et moi, dit l’autre, je serai heureuse auprès de Jésus!» Pleines d’enthousiasme, elles se remettent en route et se rendent auprès du cadi. «Née d’un père païen, lui dit Flora, j’ai été, il y a longtemps déjà, maltraitée par vous de la manière la plus cruelle, parce que je refusais de renier le Christ. Depuis lors j’ai eu la faiblesse de me cacher, mais aujourd’hui, pleine de confiance dans mon Dieu, je n’ai pas craint de me présenter devant vous. Je déclare, avec la même fermeté qu’auparavant, que le Christ est Dieu; je déclare aussi que votre soi-disant prophète est un adultère, un imposteur, un scélérat.» «Et moi, juge, dit à son tour Marie, moi dont le frère était l’un de ces six hommes magnanimes qui ont péri sur l’échafaud parce qu’ils s’étaient moqués de votre faux prophète, je dis, avec la même audace, que le Christ est Dieu et que votre religion a été inventée par le démon!»

Quoique toutes deux eussent mérité la mort, le cadi, touché peut-être de leur jeunesse et de leur beauté, eut pitié d’elles. Il tâcha de leur faire rétracter ce qu’elles venaient de dire, et même lorsqu’il vit ses efforts inutiles, il se contenta de les faire emprisonner.

Dans la prison elles s’étaient d’abord montrées courageuses et fermes; elles priaient, jeûnaient, chantaient les hymnes de l’Eglise et s’abandonnaient à des méditations ascétiques; mais peu à peu elles s’étaient laissé ébranler par les ennuis d’une longue captivité, par les prières de ceux qui voulaient les sauver, et surtout par les menaces du juge, qui, voyant que la mort les effrayait moins que la honte, leur avait annoncé que si elles ne se rétractaient pas, il les livrerait à la prostitution203. Euloge arriva à temps pour leur servir d’appui. Sa situation était bien pénible; il avait à supporter une rude épreuve. Encourager celle qu’il aimait sans se l’avouer à monter sur l’échafaud, c’était de quoi faire reculer le désintéressement le plus hardi. Et pourtant, loin de chercher à retenir Flora, à la faire hésiter dans son entraînement, à la détourner de son projet, il employa toute sa rhétorique pour raffermir le courage chancelant de la jeune fille. Qu’on blâme ou qu’on plaigne son aveugle fanatisme, si l’on veut, mais qu’on ne se hâte pas de l’accuser de froideur et de sécheresse! Malgré le calme apparent dont il recouvrait les émotions violentes qu’il éprouvait, son cœur était gonflé de tristesse et d’amertume204. Il sentait se ranimer auprès de Flora les impétueuses aspirations d’une âme ardente et impressionnable; l’amour – s’il est permis de donner ce nom à l’alliance immatérielle qu’il avait contractée avec Flora – l’amour luttait chez lui avec la peur de manquer à sa conscience; mais capable de tout sacrifier à la cause dont il s’était fait le champion, il tâchait d’imposer silence aux palpitations de son cœur, et, ne voulant point avouer combien il s’était abusé lui-même sur l’état de ses forces, il cherchait à étourdir sa douleur en se livrant à une activité fébrile. Jour et nuit il lisait et écrivait. Il composa un traité pour persuader à Flora et à sa compagne que rien n’est plus méritoire que d’endurer le martyre205. Il acheva son Mémorial des Saints206, qu’il envoya à Alvaro en le priant de le revoir et de le corriger. Il écrivit une longue lettre à son ami Wiliésind, évêque de Pampelune. Il retrouva même assez de calme et de liberté d’esprit pour composer un traité de métrique. Il le fit parce qu’il voulait réveiller le patriotisme endormi de ses concitoyens en leur inspirant le goût de la littérature ancienne, laquelle, pour la ville qui avait vu naître les deux Sénèque et Lucain, devait être une littérature nationale. Au lieu que les prêtres du temps des Visigoths avaient cru qu’il ne leur était pas permis de cueillir et de respirer des fleurs que l’eau du baptême n’avait pas arrosées207, Euloge croyait avoir trouvé dans la littérature des Romains un puissant contre-poids à celle des Arabes, dont les Cordouans étaient si engoués. Auparavant déjà il avait été fort heureux de pouvoir leur apporter des manuscrits latins qu’il avait su se procurer en Navarre, des manuscrits de Virgile, d’Horace, de Juvénal208, et maintenant, frappé du mépris que les hommes de goût témoignaient pour les vers rhythmiques, il voulait enseigner à ses concitoyens les savantes règles de la prosodie latine, afin qu’ils se missent à composer des vers calqués sur ceux du siècle d’Auguste.

Cependant son éloquence avait porté ses fruits. Grâce à elle, Flora et Marie montrèrent dorénavant une fermeté et un enthousiasme qui étonnaient Euloge lui-même, si habitué qu’il fût à l’exaltation mystique. Toujours avide de diviniser ses admirations, il ne voyait plus dans Flora qu’une sainte entourée d’une auréole lumineuse. Le cadi avait fait appeler la jeune enthousiaste à la prière de son frère; il avait tenté pour la sauver un dernier effort, aussi infructueux que les autres. Quand elle fut de retour dans la prison, Euloge alla la voir. «Je croyais voir un ange, dit-il; une clarté céleste l’environnait; son visage rayonnait de joie; déjà elle semblait goûter les joies de la patrie céleste, et le sourire sur les lèvres, elle me raconta ce que le cadi lui avait demandé et ce qu’elle lui avait répondu. Lorsque j’eus entendu ce récit de sa bouche douce comme miel, je tâchai de la confirmer dans sa résolution en lui montrant la couronne qui l’attendait. Je l’adorai, je me prosternai devant cet ange, je me recommandai à ses prières, et ranimé par ses discours, je rentrai moins triste dans mon sombre cachot.» Le jour où Flora et sa compagne moururent sur l’échafaud (24 novembre 851), fut pour Euloge un jour de triomphe. «Mon frère, écrivit-il à Alvaro, le Seigneur nous a accordé une grande grâce et nous sommes dans une grande allégresse. Nos vierges, instruites par nous, au milieu des larmes, dans le verbe de la vie, viennent d’obtenir la palme du martyre. Après avoir vaincu le prince des ténèbres et foulé aux pieds toutes les affections terrestres, elles sont allées joyeusement au-devant de l’époux qui règne dans les cieux. Invitées aux noces par le Christ, elles sont entrées dans le séjour des bienheureux en chantant un cantique nouveau et en disant: «A toi, Seigneur, notre Dieu, l’honneur et la gloire, car tu nous as arrachées à la puissance de l’enfer; tu nous as rendues dignes de la félicité dont jouissent les saints; tu nous as appelées dans ton royaume éternel.» Toute l’Eglise est joyeuse de la victoire qu’elles ont remportée; mais plus que personne j’ai le droit de m’en réjouir, moi qui les ai raffermies dans leur dessein au moment même où elles allaient y renoncer209

Cinq jours après, Euloge, Saül et les autres prêtres furent remis en liberté. Euloge ne manqua pas d’attribuer sa délivrance à l’intercession des deux saintes, qui, avant de quitter la prison pour monter sur l’échafaud, avaient promis que, dès qu’elles seraient arrivées auprès du Christ, elles lui demanderaient la mise en liberté des prêtres210. Saül se montra dorénavant docile aux ordres de Reccafred; Euloge au contraire, redoubla d’activité afin d’augmenter le nombre des martyrs et n’y réussit que trop. Stimulés par lui, des prêtres, des moines, des chrétiens cachés, des femmes, injurièrent Mahomet et périrent sur l’échafaud211. Les exaltés poussèrent l’audace au point que deux d’entre eux, un vieux moine et un jeune homme, entrèrent dans la grande mosquée en criant: «Le règne des cieux est venu pour les fidèles, et vous, mécréants, l’enfer va vous engloutir!» Ils faillirent être déchirés par le peuple en fureur; mais le cadi interposa son autorité, les envoya en prison, et leur fit couper d’abord les mains et les pieds, puis la tête (16 septembre 852)212.

Six jours plus tard, Abdérame II fut frappé d’une mort subite213. Suivant le récit d’Euloge, le vieux monarque était monté sur la terrasse du palais, lorsque ses regards tombèrent sur les gibets auxquels étaient attachés les cadavres mutilés des derniers martyrs. Il donna l’ordre de les brûler; mais cet ordre à peine donné, il eut une attaque d’apoplexie, et dans la nuit il rendit le dernier soupir214.

Comme Abdérame n’avait jamais prononcé entre ses deux fils, Mohammed et Abdallâh, qui aspiraient l’un et l’autre à lui succéder, et que ces deux princes ignoraient encore la mort de leur père, tout allait dépendre du choix que feraient les eunuques du palais. Ceux d’entre eux qui avaient assisté aux derniers moments d’Abdérame, firent fermer soigneusement les portes du château, afin d’empêcher que la mort du sultan ne vînt à s’ébruiter; puis, ayant réuni tous leurs camarades, un des eunuques les plus considérés prit la parole. «Camarades, dit-il, il est arrivé une chose qui est de la plus grande importance pour nous tous… Notre maître n’est plus»… Et lorsque tous se mirent à pleurer et à gémir: «Ne pleurez pas en ce moment, dit-il; plus tard vous aurez le temps de le faire. Les moments sont précieux. Ayons soin d’abord de nos propres intérêts et de ceux des musulmans en général. A qui destinez-vous le trône? – A notre seigneur, au fils de notre sultane, de notre bienfaitrice,» s’écrièrent tous les autres.

Les intrigues de Taroub allaient donc porter leur fruit. A force d’argent et de promesses, elle avait gagné les eunuques, et grâce à eux, son fils Abdallâh allait monter sur le trône. Mais le choix des eunuques serait-il approuvé par la nation? Il était permis d’en douter, car Abdallâh ne s’était fait remarquer que par ses mœurs relâchées, son orthodoxie était plus que douteuse, et le peuple le haïssait. C’est ce que sentait l’eunuque Abou-’l-Mofrih, pieux musulman qui avait fait le pèlerinage de la Mecque. «L’opinion qui vient d’être émise, demanda-t-il, est-elle celle de vous tous? – Oui, oui,» cria-t-on de toutes parts. «Eh bien, dit-il, c’est aussi la mienne. J’ai même plus de motifs que vous pour me montrer reconnaissant envers la sultane, car elle m’a prodigué plus de bienfaits qu’à aucun de vous. Cependant, c’est une affaire à laquelle il faut réfléchir mûrement; car si nous choisissons Abdallâh, c’en est fait de notre pouvoir en Espagne. Dès qu’un de nous se montrera dans la rue, chacun dira: «Mon Dieu! maudis ces eunuques qui, lorsqu’ils disposaient du trône et qu’ils pouvaient le donner au meilleur prince qu’ils connussent, l’ont donné au plus indigne!» Voilà ce qu’on dira, camarades! Vous connaissez Abdallâh; vous connaissez ceux qui l’entourent; s’il monte sur le trône, à quelles dangereuses innovations les musulmans ne doivent-ils pas s’attendre! Que deviendra la religion? Et sachez bien que non-seulement les hommes, mais que Dieu lui-même vous demandera compte de votre choix!»

Ces paroles, dont nul n’osa contester la vérité, firent une profonde impression sur les eunuques. Déjà à demi convaincus, ils demandèrent à Abou-’l-Mofrih quel était le candidat qu’il proposait. «Je propose Mohammed, répondit-il; c’est un homme pieux et de mœurs irréprochables. – D’accord, dirent les eunuques; mais il est avare et sévère. – Vous le nommez avare, reprit Abou-’l-Mofrih; mais comment aurait-il pu se montrer généreux, lui qui n’avait rien à donner? Quand il régnera et qu’il sera maître du trésor public, il saura bien vous récompenser, n’en doutez pas!»

L’avis d’Abou-’l-Mofrih ayant prévalu, tous jurèrent sur le Coran qu’ils reconnaîtraient Mohammed, et les deux eunuques Sadoun et Câsim, qui, pour plaire à Taroub, avaient été jusque-là les défenseurs les plus ardents de la candidature d’Abdallâh, ne songèrent plus dorénavant qu’à faire leur paix avec son rival. Câsim pria ses camarades de demander pardon pour lui, ce qu’ils lui promirent; Sadoun demanda et obtint qu’on le chargeât d’aller annoncer à Mohammed son élévation au trône.

Comme il faisait encore nuit et que les portes de la ville étaient fermées, Sadoun prit avec lui les clefs de la porte du pont, le palais de Mohammed se trouvant de l’autre côté de la rivière. Pour arriver au pont, il fallait passer par le palais d’Abdallâh, où tout le monde était éveillé, car on y faisait festin comme de coutume; mais comme on ne se doutait de rien, Sadoun n’éprouva point de difficulté à se faire ouvrir les portes de ce palais, après quoi il passa le pont et arriva au palais de Mohammed. Ce prince s’était déjà levé; il était dans le bain, lorsqu’on vint lui annoncer que Sadoun voulait lui parler. Il sortit du bain, s’habilla et donna l’ordre d’introduire l’eunuque. «Quel motif vous amène ici de si bonne heure, Sadoun? lui demanda-t-il. – Je viens, lui répondit Sadoun, pour vous annoncer que nous, les eunuques du palais, nous vous avons choisi pour successeur de votre père. Il vient de mourir, que Dieu ait son âme! Voici sa bague!»

Mohammed ne pouvait croire que Sadoun dît vrai. Il croyait que son frère était déjà sur le trône et qu’il avait envoyé Sadoun auprès de lui pour le tuer. Ne songeant donc qu’à sauver sa vie: «Sadoun, s’écria-t-il, craignez Dieu et épargnez-moi! Je sais que vous êtes mon ennemi, mais pourquoi verser mon sang? S’il le faut, je suis prêt à quitter l’Espagne; la terre est assez grande pour que je puisse vivre loin d’ici sans donner de l’ombrage à mon frère.» Sadoun eut une peine infinie à le rassurer et à lui persuader que ce qu’il venait de dire était l’exacte vérité. A force de protestations et de serments il y réussit à la fin; puis il ajouta: «Vous vous étonnez que ce soit moi qui vous apporte cette nouvelle: c’est que j’ai prié mes camarades de m’envoyer auprès de vous, dans l’espoir que vous me pardonneriez ma conduite passée. – Que Dieu vous pardonne comme moi je vous pardonne! s’écria Mohammed; mais attendons un instant; je ferai venir mon majordome, Mohammed ibn-Mousâ, et nous nous concerterons avec lui sur les mesures à prendre.»

Ce qui dans les circonstances données importait le plus à Mohammed, c’était de prendre possession du palais; cela fait, son frère n’oserait plus contester ses droits au trône et tout le monde le reconnaîtrait; mais comment ferait-on pour passer par le palais d’Abdallâh sans éveiller des soupçons? Là était la difficulté. Si les gardes de ce palais voyaient arriver Mohammed de si bonne heure, ils devineraient peut-être la vérité, et dans ce cas ils ne le laisseraient pas passer. Le majordome, consulté par son maître, proposa de demander l’assistance du préfet Yousof ibn-Basîl, qui avait trois cents agents à ses ordres. Son avis fut agréé; mais Yousof, informé de quoi il s’agissait, jugea prudent de se tenir neutre et refusa de mettre ses agents à la disposition de Mohammed. «On se dispute le trône, dit-il, je ne m’en mêle pas. Nous autres clients, nous obéirons à celui qui sera maître du palais.»

De retour auprès du prince, le majordome lui communiqua la réponse de Yousof; puis il ajouta: «Qui ne risque rien, n’a rien, et voici ce que je propose: Vous savez, seigneur, que votre père envoyait souvent chercher votre fille, et qu’alors je la conduisais au palais. Habillez-vous donc en femme; nous vous ferons passer pour votre fille, et, Dieu aidant, nous arriverons à nos fins.» Ce conseil fut adopté; on monta à cheval; Sadoun allait le premier, le majordome et Mohammed, habillé en femme et la tête couverte d’un grand voile, le suivaient. On arriva ainsi au palais d’Abdallâh, dans lequel on entendait un concert de voix et d’instruments, et Mohammed prononça à voix basse ce vers d’un ancien poète: «Soyez heureux dans ce que vous recherchez, et puissions-nous l’être aussi dans ce que nous recherchons!»

Les gardes, qui se tenaient dans la chambre au-dessus de la porte, buvaient et causaient, lorsqu’ils entendirent arriver la cavalcade. L’un d’entre eux alla ouvrir la porte. «Qui est-ce?» demanda-t-il à Sadoun. «Tais-toi, indiscret, lui répondit l’eunuque, et respecte les femmes!» Le garde n’eut point de soupçons. La cavalcade partie, il referma la porte, et de retour auprès de ses camarades: «La fille de Mohammed, leur dit-il, vient de passer avec le majordome de son père et avec Sadoun.»

Croyant avoir vaincu la difficulté la plus grave, Mohammed dit à son majordome: «Reste ici; bientôt je t’enverrai du secours et alors tu prendras soin que personne ne sorte de ce palais-là;» puis il continua sa route avec Sadoun. Cet eunuque alla frapper à la porte du palais où le vieux monarque venait d’expirer. Le portier vint ouvrir. «Cette femme est-elle la fille de Mohammed?» demanda-t-il d’un air incrédule. «Oui, lui répondit Sadoun, c’est la fille de Mohammed. – C’est étrange, reprit le portier, je l’ai vue souvent quand elle venait au palais, mais elle me semblait alors plus petite que cette personne que voilà. Vous voulez me tromper, Sadoun; mais je le jure, une personne que je ne connais pas, ne passera pas par cette porte. Que cette personne lève son voile ou qu’elle s’en aille! – Quoi! s’écria Sadoun, vous ne respectez pas les princesses? – Je ne sais si cette personne en est une, et je vous le répète: à moins que je ne la voie, elle n’entrera pas.» Voyant que le portier était inébranlable, Mohammed leva le voile qui lui couvrait la figure. «C’est moi, dit-il au portier; je suis venu parce que mon père est mort. – Alors, reprit le portier, le cas est bien plus grave que je ne le pensais. Vous ne passerez pas par cette porte, seigneur, avant que je me sois assuré si votre père est mort ou vivant. – Venez donc avec moi, lui dit Sadoun, et vous serez bientôt convaincu.» Le portier referma la porte, et, laissant Mohammed dehors, il accompagna Sadoun, qui le conduisit auprès du cadavre d’Abdérame II. A cette vue, le portier fondit en pleurs, et se tournant vers Sadoun, il lui dit: «Vous avez dit vrai et je vous obéirai.» Puis il alla ouvrir la porte, et, après avoir baisé la main à Mohammed: «Entrez, mon prince! s’écria-t-il. Que Dieu vous rende heureux, et que par vous les musulmans le soient!»

Mohammed se fit prêter serment par les hauts dignitaires de l’Etat, prit les mesures nécessaires afin de rendre inutile toute opposition de la part de son frère, et lorsque les premiers rayons de l’aurore commençaient à blanchir les sommets de la Sierra-Morena, la capitale apprit qu’elle avait changé de maître215.

197.Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 15; cf. c. 14.
198.Alvaro, Epist. XIII, c. 3.
199.Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 15.
200.Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 14, 15; Epist. IV.
201.Alvaro, Vita Eulogii, c. 4.
202.Euloge, Epist. IV.
203.Voyez Euloge, Docum. martyr., p. 321.
204.Luctum non amitto quotidianum, écrit-il à Alvaro. Epist. I.
205.Ce traité porte le titre de Documentum martyriale.
206.C’est-à-dire, le premier livre et les six premiers chapitres du second.
207.Voyez Isidore de Séville, Sentent., L. III, c. 13.
208.Alvaro, Vita Eulogii, c. 9.
209.Voyez Euloge, Memor. Sanct., p. 266-271; Epist. I, III; Alvaro, Vita Eulogii, c. 4.
210.Memor. Sanct., p. 268; Alvaro, Vita Eulogii, c. 4.
211.Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 9, 10, 11, 12.
212.Memor. Sanct., L. II, c. 13.
213.Ibn-al-Coutîa, fol. 32 r.
214.Memor. Sanct., L. II, c. 16.
215.Ibn-al-Coutîa, fol. 32 r. – 33 v.