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Buch lesen: «Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2», Seite 11

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CHAPITRE X

De l’administration de la justice

L’ADMINISTRATION de la justice contentieuse est le seul article que les sultans aient soustrait au pouvoir exclusif des pachas, soit parce qu’ils ont senti l’énormité des abus qui en résulteraient, soit parce qu’ils ont connu qu’elle exigeait un temps et des connaissances que leurs lieutenants n’auraient pas; ils y ont préposé d’autres officiers qui, par une sage disposition, sont indépendants du pacha; mais comme leur juridiction est fondée sur les mêmes principes que le gouvernement, elle a les mêmes inconvénients.

Tous les magistrats de l’empire appelés qâdis, c’est-à-dire, juges, dépendent d’un chef principal qui réside à Constantinople. Le titre de sa dignité est celui de qâdi-el-askar66, ou juge de l’armée; ce qui indique, ainsi que je l’ai déja dit, que le pouvoir est absolument militaire, et réside entièrement dans l’armée et dans son chef. Ce grand qâdi nomme les juges des villes capitales, telles qu’Alep, Damas, Jérusalem, etc. Ces juges, à leur tour, en nomment d’autres dans les lieux de leurs dépendances. Mais quel est le titre pour être nommé? Toujours l’argent. Tous ces emplois, comme ceux du gouvernement, sont livrés à l’enchère, et sont également affermés pour un an. Qu’arrive-t-il de là? Que les fermiers se hâtent de recouvrer leurs avances, d’obtenir l’intérêt de leur argent, et d’en retirer même un bénéfice. Or, quel peut être l’effet de ces dispositions dans des hommes qui ont en main la balance où les citoyens viennent déposer leurs biens?

Le lieu où ces juges rendent leurs arrêts, s’appelle le mahkamé, ou lieu du jugement: quelquefois c’est leur propre maison; jamais ce n’est un lieu qui réponde à l’idée de l’emploi sacré qui s’y exerce. Dans un appartement nu et en dégât, le qâdi s’assied sur une natte ou sur un mauvais tapis. A ses côtés sont des scribes et quelques domestiques. La porte est ouverte à tout le monde: les parties comparaissent; et là, sans interprètes, sans avocats, sans procureurs, chacun plaide lui-même sa cause: assis sur les talons, les plaideurs énoncent les faits, discutent, répondent, contestent, argumentent tour à tour; quelquefois les débats sont violents; mais les cris des scribes et le bâton du qâdi rétablissent l’ordre et le silence. Fumant gravement sa pipe, et roulant du bout des doigts la pointe de sa barbe, ce juge écoute, interroge, et finit par prononcer un arrêt sans appel, qui n’a que deux mois tout au plus de délai: les parties, toujours peu contentes, se retirent cependant avec respect, et paient un salaire évalué le dixième du fonds, sans réclamer contre la décision, parce qu’elle est toujours motivée sur l’infaillible Qôran.

Cette simplicité de la justice, qui ne consume point en frais provisoires, accessoires, ni subséquents, cette proximité du tribunal souverain qui n’éloigne point le plaideur de son domicile, sont, il faut l’avouer, deux avantages inestimables; mais il faut convenir aussi qu’ils sont trop compensés par d’autres abus. En vain quelques écrivains, pour rendre plus saillants les vices de nos usages, ont vanté l’administration de la justice chez les Turks; ces éloges, fondés sur une simple connaissance de théorie, ne sont point justifiés par l’examen de la pratique. L’expérience journalière constate qu’il n’est point de pays où la justice soit plus corrompue qu’en Égypte, en Syrie, et sans doute dans le reste de la Turkie67. La vénalité n’est nulle part plus hardie, plus impudente: on peut marchander son procès avec le qâdi, comme l’on marchanderait une denrée. Dans la foule, il se trouve des exemples d’équité, de sagacité; mais ils sont rares, par cela même qu’ils sont cités. La corruption est habituelle, générale; et comment ne le serait-elle pas, quand l’intégrité peut devenir onéreuse, et l’improbité lucrative; quand chaque qâdi, arbitre en dernier ressort, ne craint ni révision, ni châtiment; quand enfin le défaut de lois claires et précises offre aux passions mille moyens d’éviter la honte d’une injustice évidente, en ouvrant les sentiers tortueux des interprétations et des commentaires? Tel est l’état de la jurisprudence chez les Turks, qu’il n’existe aucun code public et notoire, où les particuliers puissent apprendre quels sont leurs droits respectifs. La plupart des jugements sont fondés sur des coutumes non écrites, ou sur des décisions de docteurs, souvent contradictoires. Les recueils de ces décisions sont les seuls livres où les juges puissent acquérir quelques notions de leur emploi; et ils n’y trouvent que des cas particuliers, plus propres à confondre leurs idées qu’à les éclaircir. Le droit romain sur beaucoup d’articles a servi de base aux prononcés des docteurs musulmans; mais la grande et inépuisable source à laquelle ils recourent, est le livre très-pur, le dépôt de toute connaissance, le code de toute législation, le Qôran du prophète.

CHAPITRE XI

De l’influence de la religion

SI la religion se proposait chez les Turks le but qu’elle devrait avoir chez tous les peuples; si elle prêchait aux grands la modération dans l’usage du pouvoir, au vulgaire la tolérance dans la diversité des opinions, il serait encore douteux qu’elle pût tempérer les vices dont nous venons de parler, puisque l’expérience de tous les hommes prouve que la morale n’influe sur les actions qu’autant qu’elle est secondée par les lois civiles; mais il s’en faut beaucoup que l’esprit de l’islamisme soit propre à remédier aux abus du gouvernement; l’on peut dire, au contraire, qu’il en est la source originelle. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner le livre qui en est le dépôt. En vain les musulmans avancent-ils que le Qôran contient les germes et même le développement de toutes les connaissances de la législation, de la politique, de la jurisprudence: le préjugé de l’éducation, ou la partialité de quelque intérêt secret, peuvent seuls dicter ou admettre un pareil jugement. Quiconque lira le Qôran, sera forcé d’avouer qu’il ne présente aucune notion ni des devoirs des hommes en société, ni de la formation du corps politique, ni des principes de l’art de gouverner, rien en un mot de ce qui constitue un code législatif. Les seules lois qu’on y trouve se réduisent à quatre ou cinq ordonnances relatives à la polygamie, au divorce, à l’esclavage, à la succession des proches parents; et ces ordonnances, qui ne font point un code de jurisprudence, y sont tellement contradictoires, que les docteurs disputent encore pour les concilier. Le reste n’est qu’un tissu vague de phrases vides de sens; une déclamation emphatique d’attributs de Dieu qui n’apprennent rien à personne; une allégation de contes puérils, de fables ridicules; en total, une composition si plate et si fastidieuse, qu’il n’y a personne capable d’en soutenir la lecture jusqu’au bout, malgré l’élégance de la traduction de Savary. Que si, à travers le désordre d’un délire perpétuel, il perce un esprit général, un sens résumé, c’est celui d’un fanatisme ardent et opiniâtre. L’oreille retentit des mots d’impies, d’incrédules, d’ennemis de Dieu et du prophète, de rebelles à Dieu et au prophète, de dévouement à Dieu et au prophète. Le ciel se présente ouvert à qui combat dans leur cause; les houris y tendent les bras aux martyrs; l’imagination s’embrase; et le prosélyte dit à Mahomet: Oui, tu es l’envoyé de Dieu; ta parole est la sienne; il est infaillible; tu ne peux faillir ni me tromper: marche, je te suis! Voilà l’esprit du Qôran; il s’annonce dès la première ligne. Il n’y a point de doute en ce livre; il guide sans erreur ceux qui croient sans douter, qui croient ce qu’ils ne voient pas. Quelle en est la conséquence, sinon d’établir le despotisme le plus absolu dans celui qui commande, par le dévouement le plus aveugle dans celui qui obéit? Et tel fut le but de Mahomet: il ne voulait pas éclairer, mais régner; il ne cherchait pas des disciples, mais des sujets. Or, dans des sujets, l’on ne demande pas du raisonnement, mais de l’obéissance. C’est pour y amener plus facilement qu’il reporta tout à Dieu. En se faisant son ministre, il écarta le soupçon d’un intérêt personnel; il évita d’alarmer cette vanité ombrageuse que portent tous les hommes; il feignit d’obéir, pour qu’on lui obéit à lui-même; il ne se fit que le premier des serviteurs, sûr que chacun tâcherait d’être le second pour commander à tous les autres. Il amorça par des promesses; il entraîna par des menaces: il a fait plus; comme il y a toujours des opposants à toute nouveauté, en les effrayant par ses anathèmes, il leur a ménagé l’espoir du pardon: de là vient en quelques endroits l’énoncé d’une sorte de tolérance; mais cette tolérance est si dure, qu’elle doit ramener tôt ou tard au dévouement absolu; en sorte que l’esprit fondamental du Qôran revient toujours au pouvoir le plus arbitraire dans l’envoyé de Dieu, et par une conséquence naturelle, dans ceux qui doivent lui succéder. Or, par quels préceptes l’usage de ce pouvoir est-il éclairé? Il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est son prophète: priez cinq fois par jour en vous tournant vers la Mekke. Ne mangez point pendant le jour dans tout le mois de Ramadan. Faites le pèlerinage de la Kiabé, et donnez l’aumône à la veuve et à l’orphelin. Voilà la source profonde d’où doivent découler toutes les sciences, toutes les connaissances politiques et morales. Les Solon, les Numa, les Lycurgue, tous les législateurs de l’antiquité, ont vainement fatigué leur génie à éclaircir les rapports des hommes en société, à fixer les obligations et les droits de chaque classe, de chaque individu: Mahomet, plus habile ou plus profond, résout tout en cinq phrases. Il faut le dire: de tous les hommes qui ont osé donner des lois aux peuples, nul n’a été plus ignorant que Mahomet; de toutes les compositions absurdes de l’esprit humain, nulle n’est plus misérable que son livre. Ce qui se passe en Asie depuis douze cents ans, peut en faire la preuve; car si l’on voulait passer d’un sujet particulier à des considérations générales, il serait aisé de démontrer que les troubles des états, et l’ignorance des peuples dans cette partie du monde, sont des effets plus ou moins immédiats du Qôran et de sa morale: mais il faut nous borner au pays qui nous occupe, et, revenant à la Syrie, exposer au lecteur l’état de ses habitants relativement à la religion.

Le peuple de Syrie est en général, comme je l’ai dit, musulman ou chrétien: cette différence dans le culte a les effets les plus fâcheux dans l’état civil; se traitant mutuellement d’infidèles, de rebelles, d’impies, les partisans de Jésus-Christ et ceux de Mahomet ont les uns pour les autres une aversion qui entretient une sorte de guerre perpétuelle. L’on sent à quels excès les préjugés de l’éducation doivent porter le vulgaire toujours grossier: le gouvernement, loin d’intervenir comme médiateur dans ces troubles, les fomente par sa partialité. Fidèle à l’esprit du Qôran, il traite les chrétiens avec une dureté qui se varie sous mille formes. L’on parle quelquefois de la tolérance des Turks; voici à quel prix elle s’achète.

Toute démonstration publique de culte est interdite aux chrétiens, hors du Kesraouân où l’on n’a pu l’empêcher: ils ne peuvent bâtir de nouvelles églises; et si les anciennes se ruinent, ils ne peuvent les réparer que par des permissions qu’il faut payer chèrement. Un chrétien ne peut frapper un musulman sans risquer sa vie; et si le musulman tue un chrétien, il en est quitte pour une rançon. Les chrétiens ne peuvent monter à cheval dans les villes; il leur est défendu de porter des pantoufles jaunes, des châles blancs, et toute couleur verte. Le rouge pour la chaussure, le bleu pour l’habillement, sont celles qui leur sont assignées. La Porte vient de renouveler ses ordonnances pour qu’ils rétablissent l’ancienne forme de leur turban: il doit être d’une grosse mousseline bleue, avec une seule lisière blanche: s’ils voyagent, on les arrête en mille endroits pour payer des rafars68 ou péages, dont les musulmans sont exempts: en justice le serment de deux chrétiens n’est compté que pour un; et telle est la partialité des qâdis, qu’il est presque impossible qu’un chrétien gagne un procès; enfin, ils sont les seuls à supporter la capitation dite karadj, dont le billet porte ces mots remarquables: djazz-el-râs, c’est-à-dire (rachat) du coupement de la tête, par où l’on voit clairement à quel titre ils sont tolérés et gouvernés.

Ces distinctions, si propres à entretenir les haines et les divisions, passent chez le peuple et se retrouvent dans tous les usages de la vie. Le dernier des musulmans n’accepte d’un chrétien ni ne lui rend le salut de salâm-alai-k69, salut sur toi, à cause de l’affinité du mot salam avec eslâm (islamisme), nom propre de la religion, et avec moslem (musulman), nom de l’homme qui la professe: le salut usité est seulement bon matin, ou bon soir: heureux s’il n’est point accompagné d’un djaour, kafer, kelb, c’est-à-dire, impie, apostat, chien, qui sont les épithètes familières avec les chrétiens. Les Musulmans affectent même, pour les narguer, d’exercer devant eux les pratiques de leur culte; à midi, à trois heures, au coucher du soleil, lorsque du haut des minarets les crieurs annoncent la prière, on les voit se montrer à la porte de leurs maisons, et là, après avoir fait l’ablution, ils étendent gravement un tapis ou une natte, et se tournant vers la Mekke, ils croisent les bras sur la poitrine, les étendent vers les genoux, et commencent neuf prostrations, le front en terre, en récitant la préface du Qôran. Souvent dans la conversation ils s’interrompent par la profession de foi: Il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est son prophète. Sans cesse ils parlent de leur religion, et se traitent de seuls fidèles à Dieu. Pour les démentir, les chrétiens affectent à leur tour une grande dévotion; et de là cette ostentation de piété qui fait un des caractères extérieurs des Orientaux; mais le cœur n’y perd rien, et les chrétiens gardent de tous ces outrages un ressentiment qui n’attend que l’occasion d’éclater. On en a vu des effets du temps de Dâher, lorsque, fiers de la protection de son ministre, ils prirent en divers lieux l’ascendant sur les Musulmans. Les excès qu’ils commirent en ces circonstances sont un avis dont doit profiter toute puissance européenne qui pourrait posséder des pays où il se trouverait des Grecs et des Musulmans.

CHAPITRE XII

De la propriété et des conditions

LES sultans s’étant arrogé, à titre de conquête, la propriété de toutes les terres en Syrie, il n’existe pour les habitants aucun droit de propriété foncière, ni même mobilière; ils ne possèdent qu’en usufruit. Si un père meurt, sa succession appartient au sultan ou à son fermier, et les enfants ne recueillent l’héritage qu’en payant un rachat toujours considérable. De là, pour les possessions en fonds de terre, une insouciance funeste à l’agriculture. Dans les villes, la possession des maisons a quelque chose de moins incertain et de moins onéreux; mais partout l’on préfère les biens en argent, comme étant plus faciles à dérober aux rapines du despote. Dans les pays abonnés, comme ceux des Druzes, des Maronites, de Hasbêya, etc., il existe une propriété réelle, fondée sur des coutumes que les petits princes n’osent violer: aussi les habitants sont-ils tellement attachés à leurs fonds, que l’on n’y voit presque jamais d’aliénation de terre. Il est néanmoins, sous la régie des Turks, un moyen de s’assurer une perpétuité d’usufruit: c’est de faire ce que l’on appelle un ouaqf, c’est-à-dire, une attribution ou fondation d’un bien à une mosquée. Dès lors le propriétaire devient le concierge inamovible de son fonds, sous la condition d’une redevance, et sous la protection des gens de loi; mais cet acte a l’inconvénient que souvent, au lieu de protéger, les gens de loi dévorent: alors auprès de qui réclamer, puisqu’ils sont distributeurs de la justice? Par cette raison, ces gens de loi sont presque les seuls à posséder des biens fonciers; et l’on ne voit point dans les pays turks cette foule de petits propriétaires, qui fait la force et la richesse des pays abonnés.

Ce que j’ai dit des conditions en Égypte convient également à la Syrie: elles s’y réduisent à quatre ou cinq, qui sont les cultivateurs ou paysans, les artisans, les marchands, les gens de guerre et les gens de justice et de loi. Ces diverses classes elles-mêmes peuvent se résumer en deux principales: le peuple, qui comprend les paysans, les artisans, les marchands; et le gouvernement, composé des gens de guerre et des gens de loi et de justice. Dans les principes de la religion, c’est en ce dernier ordre que devrait résider le pouvoir; mais depuis que les kalifes ont été dépossédés par leurs lieutenants, il s’est formé une distinction de puissance spirituelle et de puissance temporelle, qui n’a laissé aux interprètes de la loi qu’une autorité: telle est celle du grand mofti70 qui, chez les Turks, représente le kalife. Le vrai pouvoir est aux mains du sultan, qui représente le lieutenant ou le général de l’armée. Cependant, ce respect d’opinion qu’a le peuple pour les puissances détrônées, conserve encore aux gens de loi un crédit dont ils usent presque toujours pour former un parti d’opposition; le sultan le redoute dans Constantinople, et les pachas n’osent le contrarier trop ouvertement dans leurs provinces. Dans chaque ville, ce parti est présidé par un mofti qui relève de celui de Constantinople; son emploi est héréditaire et non vénal; et c’est la raison qui a conservé dans ce corps plus d’énergie que dans les autres. A raison de leurs priviléges, les familles qui le composent ressemblent assez bien à notre noblesse, quoique son vrai type soit le corps militaire. Elles représentent aussi notre magistrature, notre clergé, et même notre bourgeoisie, puisqu’elles sont les seules à vivre de leurs rentes. D’elles aux paysans, aux artisans et aux marchands, la chute est brusque: cependant, comme l’état de ces trois classes est le vrai thermomètre de la police et de la puissance d’un empire, je vais rassembler les faits les plus propres à en donner de justes notions.

CHAPITRE XIII

État des paysans et de l’agriculture

DANS le Syrie et même dans tout l’empire turk, les paysans sont, comme les autres habitants, censés esclaves du sultan; mais ce terme n’emporte que notre sens de sujets. Quoique maître des biens et de la vie, le sultan ne vend point les hommes; il ne les lie point à un lieu fixe. S’il donne un apanage à quelque grand, l’on ne dit point, comme en Pologne et en Russie, qu’il donne 500 paysans, 1000 paysans: en un mot, les paysans sont opprimés par la tyrannie du gouvernement, mais non dégradés par le servage de la féodalité.

Lorsque le sultan Sélim eut conquis la Syrie, pour rendre plus aisée la perception du revenu, il établit un seul impôt territorial, qui est celui que l’on appelle miri. Il paraît, malgré son caractère farouche, que ce sultan sentit l’importance de ménager le cultivateur; car le miri, comparé à l’étendue des terrains, se trouve dans une proportion infiniment modérée: elle l’est d’autant plus, qu’au temps où il fut réglé, la Syrie était plus peuplée qu’aujourd’hui, et peut-être aussi commerçante, puisque le cap de Bonne-Espérance n’étant pas encore bien fréquenté, elle se trouvait sur la route de l’Inde la plus pratiquée. Pour maintenir l’ordre dans la perception, Sélim fit dresser un deftar ou registre, dans lequel le contingent de chaque village fut exprimé. Enfin, il donna au miri un état invariable, et tel que l’on ne pût l’augmenter ni le diminuer. Modéré comme il était, il ne devait jamais obérer le peuple; mais par les abus inhérents à la constitution, les pachas et leurs agents ont trouvé le secret de le rendre ruineux. N’osant violer la loi établie par le sultan sur l’invariabilité de l’impôt, ils ont introduit une foule de charges qui, sans en avoir le nom, en ont tous les effets. Ainsi, étant les maîtres de la majeure partie des terres, ils ne les concèdent qu’à des conditions onéreuses; ils exigent la moitié et les deux tiers de la récolte; ils accaparent les semences et les bestiaux, en sorte que les cultivateurs sont forcés de les acheter au-dessus de leur valeur. La récolte faite, il chicanent sur les pertes, sur les prétendus vols; et comme ils ont la force en main, ils enlèvent ce qu’ils veulent. Si l’année manque, ils n’en exigent pas moins leurs avances, et ils font vendre, pour se rembourser, tout ce que possède le paysan. Heureusement que sa personne est libre, et que les Turks ignorent l’art d’emprisonner pour dettes l’homme qui n’a plus rien. A ces vexations habituelles se joignent mille avanies accidentelles: tantôt l’on rançonne le village entier pour un délit vrai ou imaginaire; tantôt on introduit une corvée d’un genre nouveau. L’on exige un présent à l’avénement de chaque gouverneur; l’on établit une contribution d’herbe pour ses chevaux, d’orge et de paille pour ses cavaliers: il faut en outre donner l’étape à tous les gens de guerre qui passent ou qui apportent des ordres, et les gouverneurs ont soin de multiplier ces commissions, qui deviennent pour eux une économie, et pour les paysans une source de ruine. Les villages tremblent à chaque laouend qui paraît: c’est un vrai brigand sous le nom de soldat; il arrive en conquérant, il commande en maître: Chiens, canaille, du pain, du café, du tabac; je veux de l’orge, je veux de la viande. S’il voit de la volaille; il la tue; et lorsqu’il part, joignant l’insulte à la tyrannie, il demande ce que l’on appelle keré-el-dars, c’est-à-dire, le louage de sa dent molaire. En vain les paysans crient à l’injustice: le sabre impose silence. La réclamation est lointaine et difficile; elle pourrait devenir dangereuse. Qu’arrive-t-il de toutes ces déprédations? Les moins aisés du village se ruinent, ne peuvent plus payer le miri, deviennent à charge aux autres, ou fuient dans les villes: comme le miri est inaltérable et doit toujours s’acquitter en entier, leur portion se reverse sur le reste des habitants; et le fardeau, qui d’abord était léger, s’appesantit. S’il arrive deux années de disette ou de sécheresse, le village entier est ruiné et se déserte; mais sa quotité se reporte sur les voisins. La même marche a lieu pour le karadj des chrétiens: la somme en ayant été fixée d’après un premier dénombrement, il faut toujours qu’elle se retrouve la même, quoique le nombre des têtes soit diminué. De là, il est arrivé que cette capitation a été portée, de trois, de cinq et de onze piastres où elle était d’abord, à trente-cinq et quarante; ce qui obère absolument les contribuables, et les force de s’expatrier. C’est surtout dans les pays d’apanage et dans ceux qui sont ouverts aux Arabes, que ces fardeaux sont écrasants. Dans les premiers, le titulaire, avide d’augmenter son revenu, donne toute liberté à son fermier d’augmenter les charges, et l’avidité de ces subalternes ne demeure pas en arrière; ce sont eux qui, raffinant sur les moyens de pressurer, ont imaginé d’établir des droits sur les denrées du marché, sur les entrées, sur les transports, et de taxer jusqu’à la charge d’un âne. L’on observe que ces exactions ont fait des progrès rapides, surtout depuis 40 années, et l’on date de cette époque la dégradation des campagnes, la dépopulation des habitants, et la diminution du numéraire, porté à Constantinople. A l’égard des Bedouins, s’ils sont en guerre, ils pillent à titre d’ennemis; s’ils sont en paix, ils dévorent à titre d’hôtes: aussi dit-on en proverbe: Évite le Bedouin comme ami ou comme ennemi. Les moins malheureux des paysans, sont ceux des pays abonnés, tels que le pays des Druzes, le Kesraouân, Nablous, etc. Cependant, là même encore il règne des abus; il en est un entre autres que l’on doit regarder comme le plus grand fléau des campagnes en Syrie: c’est l’usure portée à l’excès le plus criant. Quand les paysans ont besoin d’avances pour acheter des semences, des bestiaux, etc., ils ne trouvent d’argent qu’en vendant en tout ou en partie leur récolte future au prix le plus vil. Le danger de faire paraître de l’argent, resserre la main de quiconque en possède; s’il s’en dessaisit, ce n’est que dans l’espoir d’un gain rapide et exorbitant: l’intérêt le plus modique est de douze pour cent; le plus ordinaire est de vingt, et souvent il monte à trente.

Par toutes ces causes, l’on conçoit combien la condition des paysans doit être misérable. Partout ils sont réduits au petit pain plat d’orge ou de doura, aux ognons, aux lentilles et à l’eau. Leurs organes se connaissent si peu en mets, qu’ils regardent de l’huile forte et de la graisse rance, comme un manger délicieux. Pour ne rien perdre du grain, ils y laissent toutes les graines étrangères, même l’ivraie71, qui donne des vertiges et des éblouissements pendant plusieurs heures, ainsi qu’il m’est arrivé de l’éprouver. Dans les montagnes du Liban et de Nâblous, lorsqu’il y a disette, ils recueillent les glands de chêne, et après les avoir fait bouillir ou cuire sous la cendre, ils les mangent. Le fait m’en a été certifié chez les Druzes par des personnes même qui en ont usé. Ainsi l’on doit disculper les poètes du reproche de l’hyperbole; mais il n’en sera que plus difficile de croire que l’âge d’or fût l’âge de l’abondance.

Par une conséquence naturelle de cette misère, l’art de la culture est dans un état déplorable; faute d’aisance, le laboureur manque d’instruments, ou n’en a que de mauvais; la charrue n’est souvent qu’une branche d’arbre coupée sous une bifurcation, et conduite sans roues. On laboure avec des ânes, des vaches, et rarement avec des bœufs; ils annoncent trop d’aisance; aussi la viande de cet animal est-elle très-rare en Syrie et en Égypte; et elle y est toujours maigre et mauvaise, comme toutes les viandes des pays chauds. Dans les cantons ouverts aux Arabes, tels que la Palestine, il faut semer le fusil à la main. A peine le blé jaunit-il, qu’on le coupe, pour le cacher dans les matmoures ou caveaux souterrains. On en retire le moins que l’on peut pour les semences, parce que l’on ne sème qu’autant qu’il faut pour vivre; en un mot, l’on borne toute l’industrie à satisfaire les premiers besoins. Or, pour avoir un peu de pain, des ognons, une mauvaise chemise bleue, et un pagne de laine, il ne faut pas la porter bien loin. Le paysan vit donc dans la détresse; mais du moins il n’enrichit pas ses tyrans; et l’avarice du despotisme se trouve punie par son propre crime.

66
   Vulgo cadilesquier.


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67
   Voyez à ce sujet les observations de Porter, résident anglais à Constantinople.


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68
   L’R est ici un r grasseyé.


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69
   Ou salam-alaî-kom, salut sur vous. De là notre mot salamalèque.


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70
   Ce terme signifie décideur des cas qui concernent la religion; son vrai nom est chaik-el-eslâm.


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71
   En arabe ziouân.


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