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Buch lesen: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1», Seite 4

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CHAPITRE VI.
1644-1648

Pourquoi la vie de madame de Sévigné se trouve mêlée à celle des principaux personnages et aux principaux événements de son siècle.—Des adorateurs et des alcovistes de madame de Sévigné pendant sa jeunesse.—Portrait de madame de Sévigné par madame de La Fayette.—Justification d'une expression de précieuse qu'elle emploie.—Suite du portrait.—Ménage donne des leçons à mademoiselle Chantal.—Il en devient amoureux.—Trait satirique de Boileau contre Ménage.—Conduite de Marie Chantal envers Ménage.—Lettre qu'elle lui écrit.—Réponse de celui-ci.—Seconde lettre de mademoiselle Chantal à Ménage.—Comment elle se comporte avec lui après son mariage.—Diverses anecdotes relatives à la liaison de Ménage avec madame de Sévigné.—Caractère de Ménage.—Ridicule qu'il se donne.—Estimé et chéri de madame de Sévigné.—De Chapelain.—Portrait du chevalier de Méré.—Il fait sa cour à madame de Sévigné, et lui déplaît.—Portrait de l'abbé de Montreuil.—Sa liaison avec madame de Sévigné.—Liaison de madame de Sévigné avec Marigny, Saint-Pavin, Segrais.

Revenons à madame de Sévigné. L'hôtel de Rambouillet et les révolutions opérées dans nos mœurs et notre littérature durant l'époque de sa jeunesse nous ont distraits d'elle pendant quelques instants, mais ne nous en ont point écartés. C'est une étrange destinée que la sienne: son sort fut prospère, sa vie uniforme, sans aucune aventure extraordinaire, sans aucun incident remarquable, sans aucun changement de fortune; et cependant, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, son souvenir se rattache à celui des plus illustres personnages et des plus grands événements de son siècle. Elle en a été l'historien sans le savoir, une des gloires sans s'en douter. Elle ne s'occupa que d'elle-même, de ses enfants, de ses parents, de ses amis; et pourtant, par la part qu'elle nous y fait prendre, elle se trouve mêlée à toutes les intrigues et à toutes les cabales de cette époque. Enfin, pour dernière singularité, jamais elle n'écrivit une seule page pour le public, jamais elle ne songea à faire un ouvrage; et elle est devenue, sans l'avoir prévu, un auteur classique du premier ordre.

Ses attraits, son amabilité et son esprit attirèrent auprès d'elle, dès son entrée dans le monde, plusieurs adorateurs déclarés, et un grand nombre d'alcovistes assidus. Quelques-uns ne faisaient qu'user du privilége de l'usage, si cher surtout aux gens de lettres, de s'inscrire fictivement et poétiquement au nombre de ses amants, sans ressentir pour elle une passion plus prononcée que pour les autres dames qui agréaient de même leurs assiduités; mais il y en eut auxquels elle inspira un amour véritable, que la différence des rangs et de la fortune, qui exerçait alors une plus grande influence qu'aujourd'hui sur les sentiments du cœur, ne leur permettait guère d'espérer de faire partager. De tous ceux qui composaient sa petite cour, les plus dangereux étaient les hommes qui, dans une classe égale ou supérieure à la sienne, furent épris de ses attraits au point d'employer auprès d'elle tous les moyens de séduction, de concevoir l'espérance de s'en faire aimer et de la faire manquer à ses devoirs. Ce n'était pas, dans ce siècle d'intrigues amoureuses, une chose dont on se fît scrupule, à moins qu'on ne fût dévôt; et les personnages de la haute noblesse ne le devenaient ordinairement que dans un âge avancé. Lorsque, dans la jeunesse, leurs inclinations se tournaient vers la piété, ils se faisaient prêtres. Les dignités et les richesses ne manquaient pas à ceux d'entre eux qui avaient cette vocation, et elles n'attiraient que trop souvent ceux qui ne l'avaient pas. Autrement le goût de la galanterie et le talent de séduire les femmes étaient considérés comme des qualités inséparables de ce qu'on appelait alors un honnête homme: expression d'un sens très-flexible, et dont il est difficile de bien faire connaître aujourd'hui les diverses acceptions, puisqu'elle était souvent synonyme de galant83 ou homme à bonnes fortunes; qu'elle signifiait quelquefois un homme du monde, ou un homme bien élevé et de la haute société; et aussi un homme d'honneur. Un secret, que la prudence de madame de Sévigné parvint pendant quelque temps à dérober aux yeux intéressés et clairvoyants des séducteurs qui l'entouraient, fut bientôt connu d'eux tous, et les rendit plus ardents dans leurs poursuites. Les nombreuses et éclatantes infidélités du marquis de Sévigné apprirent bientôt à tout le monde qu'il n'avait pour la plus aimable des femmes que de la tiédeur et de l'indifférence, l'on sut que, sans aucun égard pour sa vertu, il la blessait au cœur et humiliait sans cesse son juste orgueil, en ne se donnant aucun soin pour cacher le scandale de sa conduite, et en prenant souvent (non par calcul, mais par ignorance) ceux dont elle était aimée pour premiers confidents de ses inclinations vagabondes.

Pour se faire une idée de l'empressement que madame de Sévigné, négligée et délaissée par son mari, devait exciter autour d'elle, il faut connaître comment elle était appréciée par la société d'hommes et de femmes aimables qui l'entouraient; et rien ne peut mieux nous l'apprendre que madame de La Fayette, dans le portrait qu'elle a tracé de son amie, quelques années après l'époque dont nous nous occupons. Ce portrait est sous la forme d'une allocution qu'un inconnu est supposé adresser à madame de Sévigné elle-même, selon la mode de ce temps, très-accréditée parmi les habitués de l'hôtel de Rambouillet. On sait que par ces sortes de jeux d'esprit, tout en voulant flatter la personne qu'on prétendait peindre, on ambitionnait cependant le mérite de la ressemblance; on atténuait les défauts, mais on ne les passait pas sous silence; on exagérait les louanges, mais on n'en donnait point de fausses. Pour madame de Sévigné, les témoignages contemporains les moins contestables et les plus irrécusables attestent la parfaite exactitude et la précision des traits du portrait que madame de La Fayette en a fait. Nous ne citerons ici que les passages qui se rapportent à l'objet qui nous occupe.

«Sachez donc, madame (dit l'inconnu à madame de Sévigné), si par hasard vous ne le savez pas, que votre esprit pare et embellit si fort votre personne, qu'il n'y en a point sur la terre d'aussi charmante lorsque vous êtes animée par une conversation dont la contrainte est bannie. Le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que, quoiqu'il semble que l'esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux84

Cette expression d'un esprit qui éblouit les yeux a été blâmée, comme étant du style de précieuse; et il est certain qu'elle en a le caractère. C'est peut-être même une de celles que Molière, s'il l'avait connue, eût signalée pour la ridiculiser. Boileau l'a cependant employée depuis, et quoique ce soit d'une manière moins hardie, il a été critiqué sur ce point par le poëte le Brun85. Nous avons en vain cherché une expression qui peignit d'une manière aussi vraie, aussi énergique, l'effet produit par une jolie femme encore dans tout l'éclat et toute la fraîcheur du bel âge, qui, s'animant par l'action d'une conversation enjouée ou passionnée, électrise les âmes de ceux qui l'écoutent, et par ses gestes, ses paroles, ses regards, les plonge dans un enivrement dont ils ne peuvent se défendre. N'est-il pas vrai que cette femme, dont il y a peu d'instants on se contentait de louer froidement la beauté, brille alors d'attraits si variés, d'un effet si prompt, si puissant, si inattendu, que sa vue nous émeut encore plus que ses paroles? Le jeune homme ardent et sensible qui, dans l'âge fougueux des passions et dans de telles circonstances, éprouva plus d'une fois, en regardant une femme, de véritables éblouissements, n'ira pas chercher d'autre expression que celle dont madame de La Fayette s'est servie pour rendre l'effet magique produit par madame de Sévigné, quand, avec cet abandon, cette grâce, cet entraînement, cette éloquence qui lui étaient naturels, elle parlait avec feu d'un sujet qui lui plaisait, au milieu d'un cercle d'où, comme le dit madame de La Fayette, la contrainte était bannie. Autrement, selon une tradition qui est venue jusqu'à nous86, elle portait dans le monde une telle habitude de sécurité, d'insouciance, qu'en certains moments elle se faisait oublier, et paraissait presque nulle.

Mais continuons de citer madame de La Fayette, et n'oublions pas de remarquer que, dans ce portrait, c'est un homme qui est censé parler:

«Votre âme est grande et noble; vous êtes sensible à la gloire et à l'ambition, et vous ne l'êtes pas moins aux plaisirs; vous paraissez née pour eux, et il semble qu'ils soient faits pour vous. Votre présence augmente les divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté lorsqu'ils vous environnent. Enfin, la joie est l'état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à qui que ce soit. Vous êtes naturellement tendre et passionnée; mais, à la honte de notre sexe, votre tendresse vous a été inutile, et vous l'avez renfermée dans le vôtre. Votre cœur, madame, est sans doute un bien qui ne peut se mériter; jamais il n'y en eut un si généreux, si bien fait, si fidèle. Il y a des gens qui vous soupçonnent de ne pas le montrer toujours tel qu'il est; mais, au contraire, vous êtes si accoutumée à n'y rien sentir qui ne vous soit honorable, que vous y laissez voir ce que la prudence vous obligerait à cacher. Vous êtes la plus civile et la plus obligeante personne qui ait jamais été, et, par un air libre et doux qui est dans toutes vos actions, les plus simples compliments de bienséance paraissent en votre bouche des protestations d'amitié; et tous les gens qui sortent d'auprès de vous s'en vont persuadés de votre estime et de votre bienveillance, sans qu'ils puissent se dire quelle marque vous leur avez donnée de l'une et de l'autre.»

C'est surtout par ce dernier trait du caractère de madame de Sévigné, où la coquetterie naturelle à son sexe avait bien quelque part, qu'on comprend combien il était difficile à celui qu'elle avait enchaîné à son char, de pouvoir s'en détacher.

Ménage ne l'éprouva que trop. Ce littérateur eut de son vivant une prodigieuse célébrité, et est un des érudits de son siècle le plus souvent cité par ceux du nôtre; ce qu'il doit plutôt à la variété qu'à la perfection de ses travaux, qui sont cependant très-recommandables. Ménage était bien fait, et d'une figure agréable; il réunissait au goût des lettres une forte inclination pour les femmes. Aussi ce penchant le porta-t-il toute sa vie à faire des vers pour elles, dans toutes les langues qu'il savait, c'est-à-dire en grec, en latin, en espagnol, en italien, en français; et il les faisait aussi bien qu'on peut les faire lorsqu'on n'est pas né poëte. Le jeune Boileau, qui sentait sa force et sa vocation, et appréciait à leur juste valeur les vers si vantés de Ménage, peut-être en secret jaloux de la réputation qu'il s'était acquise et de ses succès auprès des dames, avait cherché, dans une de ses premières satires, à le ridiculiser, et avait dit:

 
Si je pense parler d'un galant de notre âge,
Ma plume pour rimer rencontrera Ménage87.
 

Mais trouvant que Ménage, qui joignait à beaucoup d'amabilité dans la société un mérite réel, ne prêterait pas facilement au ridicule, Boileau, lorsqu'il livra cette satire à l'impression, changea ces vers, et à Ménage substitua l'abbé de Pure88.

L'abbé Ménage (car il était aussi abbé, et, comme bien d'autres, pour posséder des bénéfices, mais non pour exercer les fonctions ecclésiastiques) pouvait avoir trente-deux ou trente-trois ans lorsqu'il connut Marie de Rabutin-Chantal, et qu'il consentit à lui donner des leçons. Il n'avait encore rien publié, mais il était en grande réputation parmi les savants, tant français qu'étrangers, et en correspondance régulière avec les plus renommés d'entre eux89. Ménage ne put donner ses soins à l'instruction de Marie Chantal sans en devenir amoureux; et il jouissait délicieusement des marques d'amitié qu'elle lui donnait, et du succès de ses leçons, lorsque les dispositions faites pour le mariage de sa jeune élève avec le marquis de Sévigné vinrent contrister son cœur. Il est présumable que Marie Chantal, alors fortement préoccupée de son changement d'état, oublia trop alors le pauvre Ménage, ou que lui-même s'aperçut, quoiqu'un peu tard, qu'il devait chercher par l'absence un remède à une passion sans espoir. Il voulut donc rompre avec elle, et prit pour prétexte, réel ou supposé, quelque marque d'inattention qui lui faisait penser que ses soins ne lui étaient plus aussi agréables que par le passé. L'amour malheureux éprouve une sorte de soulagement à rejeter sur l'objet aimé le tort des peines qu'il éprouve: c'est encore un moyen de l'occuper de soi et d'avoir avec lui quelque chose de commun; c'est une sorte de compensation et de vengeance que de lui faire partager les tourments dont il est la cause. Ce projet de rupture de Ménage donna lieu à une correspondance entre lui et son élève, dont il ne nous reste que deux lettres; mais elles suffisent pour nous montrer que Marie Chantal, toute jeune qu'elle était, avait compris que l'amour de Ménage était pour elle sans conséquence, et ne la forçait point à se priver des assiduités d'un homme dont la société était agréable et instructive, et pour lequel elle avait une véritable amitié. L'adresse qu'elle met à le retenir se manifeste assez dans la lettre suivante, et prouve que dès son plus jeune âge madame de Sévigné n'était point étrangère à l'art des coquettes, et que si sa vertu ne lui permettait pas de l'employer pour conquérir des amants, elle savait en user pour conserver ses amis et en augmenter le nombre.

LETTRE DE MARIE DE RABUTIN-CHANTAL A MÉNAGE

«Je vous dis, encore une fois, que nous ne nous entendons pas; et vous êtes bien heureux d'être éloquent, car sans cela tout ce que vous m'avez mandé ne vaudrait guère, quoique cela soit merveilleusement bien arrangé. Je n'en suis pourtant pas effrayée; et je sens ma conscience si nette de ce que vous me dites, que je ne perds pas l'espérance de vous faire connaître sa pureté. C'est pourtant chose impossible, si vous ne m'accordez une visite d'une demi-heure; et je ne comprends pas par quel motif vous me la refusez si opiniâtrément. Je vous conjure, encore une fois, de venir ici; et puisque vous ne voulez pas que ce soit aujourd'hui, je vous supplie que ce soit demain. Si vous n'y venez pas, peut-être ne me fermerez-vous pas votre porte; et je vous poursuivrai de si près, que vous serez contraint d'avouer que vous avez un peu tort. Vous me voulez cependant faire passer pour ridicule, en me disant que vous n'êtes brouillé avec moi qu'à cause que vous êtes fâché de mon départ. Si cela était ainsi, je mériterais les Petites-Maisons, et non pas votre haine; mais il y a toute différence, et j'ai seulement peine à comprendre que quand on aime une personne et qu'on la regrette, il faille, à cause de cela, lui faire froid au dernier point les dernières fois qu'on la voit. Cela est une façon d'agir tout extraordinaire; et comme je n'y étais pas accoutumée, vous devez excuser ma surprise. Cependant je vous conjure de croire qu'il n'y a pas un de ces anciens et nouveaux amis dont vous me parlez que j'estime ni que j'aime tant que vous; c'est pourquoi, devant que de vous perdre, donnez-moi la consolation de vous mettre dans votre tort, et de dire que c'est vous qui ne m'aimez plus90. CHANTAL.»

N'est-il pas charmant de la voir consentir à une séparation à condition qu'il lui donnera la consolation de le mettre dans son tort, et cela par un aveu qu'elle sait être impossible? Quoi de plus piquant et en même temps de plus aimable qu'une telle lettre; et où est le moyen d'y résister quand on aime? Ménage ne le put; il chicana, il s'excusa, il ergota sur l'expression de défunte amitié qu'elle avait employée dans une de ses lettres, et il revint, en esclave soumis, se remettre à la chaîne. Elle le prit au mot, et lui répondit ainsi:

LETTRE DE MARIE CHANTAL A MÉNAGE

«C'est vous qui m'avez appris à parler de votre amitié comme d'une pauvre défunte; car, pour moi, je ne m'en serais jamais avisée, en vous aimant comme je fais. Prenez-vous-en donc à vous de cette vilaine parole qui vous a déplu, et croyez que je ne puis avoir plus de joie que de savoir que vous conservez pour moi l'amitié que vous m'avez promise, et qu'elle est ressuscitée glorieusement. Adieu91.

«CHANTAL.»

Le plus récent des commentateurs de madame de Sévigné92 a cru voir dans ces lettres le trouble d'une âme innocente et les agitations d'un cœur novice; et rien assurément ne prouve mieux qu'une telle assertion combien l'histoire des époques les plus rapprochées de nous sont mal connues et mal comprises, lorsque de longues et grandes révolutions ont brisé la chaîne des habitudes, oblitéré les traditions et changé les préjugés. Pour se méprendre ainsi sur les intentions qui ont dicté les lettres de Marie Chantal à Ménage, il a fallu ignorer entièrement tout ce que, dans le siècle où elle écrivait, la différence du rang et de la naissance imposait de respect et de timidité d'une part, et donnait d'assurance et de liberté de l'autre. Mais, sans cette considération, il suffit de faire attention aux expressions dont se sert Marie Chantal, pour ne pas méconnaître la nature de ses sentiments. Si ce qu'on suppose eût été vrai, elle n'aurait pas si souvent rappelé à Ménage son amitié; elle ne se serait pas si souvent servie pour elle-même du mot aimer; elle n'aurait pas sollicité avec prière une entrevue. Il n'est pas de fillette de quinze ans, quelque inexpérimentée qu'elle soit, à qui, lorsqu'elle aime, l'instinct de la pudeur n'apprenne à mettre dans ses aveux plus de réserve. Marie Chantal avait dix-huit ans, et connaissait déjà le monde, sa politique et ses usages. Les lettres que nous venons de citer suffiraient seules pour le prouver; toutes celles qu'elle a écrites depuis à Ménage en différents temps, et toute sa conduite envers lui, confirment l'interprétation que nous leur avons donnée93.

Un jour madame de Sévigné promit d'aller prendre Ménage dans sa voiture, pour aller respirer l'air avec lui au Cours. On sait que cette promenade, formée par quatre rangées d'arbres à la suite des Tuileries, hors de l'enceinte de la ville, le long de la Seine, était le rendez-vous du beau monde dans la belle saison94. Madame de Sévigné ne put tenir sa promesse; et ce jour elle fut forcée, par une cause quelconque et par le mauvais temps, de rester chez elle. Elle chargea Montreuil de prévenir Ménage de ce contre-temps. Celui-ci oublia la commission. Aussitôt madame de Sévigné, craignant que Ménage ne lui supposât un tort qu'elle n'avait pas, se hâta de s'excuser par la lettre qui suit:

LETTRE DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MÉNAGE

«Si Montreuil n'était point douze fois plus étourdi qu'un hanneton, vous verriez bien que je ne vous ai fait aucune malice; car il se chargea de vous faire savoir que je ne pouvais vous aller prendre, et me le promit si sérieusement, que, croyant ce qu'il me disait, qu'il n'était plus si fou qu'il avait été, je m'en fiai à lui; et c'est la faute que je fis. Outre cela, le temps épouvantable qu'il fit vous devait assez dire que je n'irais point au Cours. Tout cela vous fait voir que je n'ai aucun tort; c'est pourquoi je vous conseille, puisque vous êtes revenu de Pontoise, de n'y point retourner pour vous pendre; cela n'en vaut pas la peine, et vous y serez toujours reçu quand vous voudrez bien. Mon cher, croyez que je ne suis point irrégulière pour vous, et que je vous aime très-fort95

Dans un autre billet, qui porte pour suscription A l'ami Ménage, elle répond à une lettre qu'il lui avait écrite pour lui demander la permission de s'éloigner d'elle, et pour se plaindre de quelque refroidissement dans sa correspondance et ses procédés envers lui.

LETTRE DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MÉNAGE

«Vous demandez congé de si bonne grâce, qu'il est difficile de vous refuser. Il y a bien de la différence de cette fois-ci à l'autre dont vous parlez, et de cette lettre à l'autre dont vous parlez encore: j'ai fait mon possible pour y pouvoir revenir, mais il m'a été impossible, et je ne sais comment elle m'est échappée; le principal est que le fonds y est toujours, et ce qui me la fit écrire n'est en rien diminué. Je vous ordonne de le croire, et de vous occuper un peu, pendant votre voyage, à songer et à dire du bien de moi; j'en ferai de même pour vous, et je vous attendrai le lendemain de votre retour à dîner ici. Adieu, l'ami; de tous les amis, le meilleur96

Ménage, bien loin d'être satisfait d'expressions aussi tendres, y voyait l'intention de badiner avec une passion qu'on ne redoutait point. Aussi nous verrons pur la suite qu'il s'éloigna souvent de madame de Sévigné, et qu'a chaque marque de retour elle a grand soin, pour le rattacher, de lui témoigner sa reconnaissance en termes affectueux. Le malin Bussy, auquel ce jeu de coquetterie de sa cousine envers Ménage n'avait point échappé, rapporte une anecdote piquante dont Ménage lui-même confirme la vérité, en reprochant, sans trop d'aigreur, à Bussy de l'avoir divulguée97. Ménage était chez madame de Sévigné un jour qu'elle voulait sortir pour aller faire quelques emplettes; sa demoiselle, comme on disait alors, c'est-à-dire sa femme de chambre, ne se trouvait point en état de la suivre. Madame de Sévigné dit à Ménage de monter avec elle dans son carrosse. Le savant, cachant sous un air badin le dépit qu'il éprouvait d'être traité sans façon, lui dit qu'il était bien rude pour lui que, non contente des rigueurs dont elle le rendait l'objet, elle parût si peu le craindre et si peu redouter la médisance: «Mettez-vous, dit-elle, dans mon carrosse; et si vous me fâchez, je vous irai voir chez vous98

Elle n'y manqua pas. Un jour qu'elle partait pour la campagne, elle vint lui dire adieu; puis, à son retour, elle se plaignit à lui de ce qu'il ne lui avait point écrit: «Je vous ai écrit, lui dit-il; mais après avoir relu ma lettre, je la trouvai trop passionnée, et je ne jugeai pas à propos de vous l'envoyer99

Les tête-à-tête de madame de Sévigné avec Ménage étaient d'autant plus dangereux pour lui, qu'elle était bien loin d'imiter la roideur de certaines précieuses. Elle ne repoussait pas de légères privautés, et se laissait facilement baiser les bras et les mains. Ce que Bussy dit à cet égard100 est confirmé par une petite anecdote que Ménage rapporte lui-même: «Je tenais, dit-il, une des mains de madame de Sévigné dans les miennes; lorsqu'elle l'eut retirée, M. Peletier me dit: «Voilà le plus bel ouvrage qui soit sorti de vos mains101

La passion bien connue de Ménage pour madame de Sévigné et ses manières avec elle lui valurent une petite leçon, qui lui fut donnée par la marquise de Lavardin, dans le carrosse de laquelle il voyageait. Tous deux se rendaient en Bretagne, pour aller voir madame de Sévigné. Ménage, qui se trouvait seul avec la marquise de Lavardin, se mit à faire le galant, et lui prenait les mains pour les baiser: «Monsieur Ménage, lui dit en riant madame de Lavardin, vous vous recordez pour madame de Sévigné102

Un jour, madame de Sévigné embrassa Ménage avec familiarité, et comme elle aurait pu faire avec un frère. S'apercevant de l'étonnement de plusieurs des hommes présents, dont quelques-uns lui faisaient la cour, elle se retourna vers eux en riant, et leur dit: «C'est ainsi qu'on baisait dans la primitive Église.»

Madame de Sévigné eut toujours dans Ménage une grande confiance, et elle lui faisait confidence de ses affaires les plus secrètes. Après un entretien de ce genre, il lui dit un jour: «Je suis actuellement votre confesseur, et j'ai été votre martyr!»—«Et moi votre vierge, répliqua-t-elle gaiement103.

Elle avait pour son savoir cette estime et cette déférence que l'on conserve toujours pour un maître; toutefois, cela ne la rendait pas plus soumise à ses décisions sur la langue lorsqu'elles n'étaient pas de son goût. Tout le monde sait qu'ayant demandé à Ménage des nouvelles de sa santé, il lui répondit: «Madame, je suis enrhumé.»—«Je la suis aussi,» dit madame de Sévigné. Ménage, fidèle à ses anciennes habitudes à l'égard de son écolière, lui fit observer, avec raison, que, selon les règles de la langue, elle devait dire, Je le suis.—«Vous direz comme il vous plaira, reprit-elle avec vivacité; mais, moi, si je disais ainsi, je croirais avoir de la barbe au menton.»

Chapelain avait contribué plus encore que Ménage à l'éducation de madame de Sévigné; mais il avait près de cinquante ans lorsque son élève se maria, et par son âge comme par son caractère il se trouvait à l'abri de toute séduction: cependant il est inscrit dans le dictionnaire de Somaize, ainsi que Ménage, au nombre de ceux qui se montraient les plus assidus aux cercles et dans la ruelle de la jeune marquise de Sévigné104.

Le chevalier de Méré, qui dans le monde prenait rang entre les courtisans et les auteurs, et qui était lorsque Ménage vint à Paris un des hommes les plus à la mode, se mit aussi au nombre des poursuivants de madame de Sévigné. Ses succès dans les ruelles lui faisaient penser qu'il était le cavalier le plus accompli de son temps. Pour l'esprit, il se croyait supérieur à Voiture, parce qu'il avait fait quelques critiques assez justes de son style. Une légère teinture des sciences l'avait mis en rapport avec les Pascal et les Huyghens, et d'autres grands physiciens de cette époque; et, prenant au pied de la lettre les éloges qu'ils lui donnaient, il se croyait leur égal pour le génie105. Il accueillit Ménage, qui lui fut présenté par Balzac, et loua ses écrits. Ménage, dont la réputation était naissante, ne se montra point ingrat; il vanta partout le chevalier de Méré, et même le présenta chez plusieurs dames qui aimèrent à le recevoir, et particulièrement chez la duchesse de Lesdiguières, dont Méré devint l'ami, et à laquelle il a adressé le plus grand nombre des lettres qui nous restent de lui. Il est probable que ce fut aussi à Ménage que le chevalier de Méré dut la connaissance de madame de Sévigné; et par là Ménage se donna un nouveau rival, sinon très-redoutable, du moins très-assidu106. Ce fut au chevalier de Méré que Ménage dédia ses Observations sur la Langue Française; et dans l'épître dédicatoire il lui dit: «Je vous prie de vous souvenir que lorsque nous faisions notre cour ensemble à une dame de grande qualité et de grand mérite, quelque passion que j'eusse pour cette illustre personne, je souffrais volontiers qu'elle vous aimât plus que moi, parce que je vous aimais aussi plus que moi-même107.» Ce n'est là qu'une de ces insipides phrases de dédicace comme on en faisait alors, sans sincérité, sans vérité.

Madame de Sévigné appréciait beaucoup dans Ménage les qualités solides de l'ami, l'érudition de l'homme de lettres. Elle était flattée de ses hommages, heureuse de ses conseils, et aurait regretté d'en être privée; mais elle n'avait, au contraire, que des répugnances pour la fatuité et le pédantisme du chevalier de Méré. Elle parle, dans une de ses lettres, avec beaucoup de dédain, de son chien de style, et de la ridicule critique qu'il fait, en collet monté de l'esprit libre, badin et charmant de Voiture108.

Méré, qui dans le commencement de la faveur de madame de Maintenon s'attribuait sans façon l'honneur de l'avoir formée, parce qu'il lui avait été de quelque utilité dans sa jeunesse, et qui, en lui proposant de l'épouser, lui avait écrit109: «Je ne sache point de galant homme aussi digne de vous que moi»; Méré n'était pas de l'espèce de ceux que préférait madame de Sévigné: mais elle le supportait, et même le traitait avec les égards que lui paraissait exiger la réputation que certaines ruelles lui avaient faite110. Une telle conduite ne doit point être taxée de fausseté, et montre, au contraire, une sagesse digne de louange. Il serait trop long, trop ennuyeux, et aussi trop dangereux, d'être continuellement en discussion avec le monde au milieu duquel on vit. C'est ce qui arriverait à tout homme judicieux, s'il s'obstinait à ne vouloir prendre les choses que pour ce qu'elles sont réellement, et s'il refusait toujours de consentir à les admettre pour ce qu'elles sont réputées être.

Avec moins de savoir, moins d'importance et de vanité, mais avec plus d'esprit et d'amabilité, le jeune abbé de Montreuil, ami et depuis secrétaire de Cosnac, évêque de Valence, contribua beaucoup plus que le chevalier de Méré à l'agrément de la société que réunissait madame de Sévigné. Jovial, étourdi; montrant souvent ses belles dents; d'une humeur libre, paresseuse; dissipant en voyages, en plaisir, les revenus d'assez gros bénéfices; parlant un peu l'italien et l'espagnol, et faisant négligemment et facilement des madrigaux et des chansons pour les femmes auxquelles il aimait à plaire, tel était Montreuil111. On sait que le soin qu'il prit d'envoyer ses vers à tous les faiseurs de recueils lui a valu l'honneur de fournir une rime à Boileau112. Il ne sut point mauvais gré à ce poëte d'un léger trait de satire qui a transmis son nom à la postérité plus sûrement que les deux éditions de ses ouvrages qu'il a lui-même publiées. Outre le joli madrigal qu'il a composé pour madame de Sévigné, et que nous avons rapporté dans le chapitre précédent113, son recueil contient encore deux lettres qu'il lui a adressées, et que les éditeurs de madame de Sévigné n'ont point reproduites. Nous aurons occasion d'en faire mention à leur date.

Dans la même classe que Montreuil était Marigny. Quoique ayant la prétention d'être noble d'ancienne date, il était fils d'un marchand de fer possesseur de la seigneurie de Marigny, dans le Nivernais. Parmi tous les cavaliers qui formaient son galant cortége, madame de Sévigné n'en comptait pas de plus gai, de plus spirituel, de plus réjouissant que ce chansonnier de la Fronde, gros, court, rebondi, au teint fleuri; il avait fait un voyage en Suède, et passait pour avoir obtenu les bonnes grâces de la reine Christine114. Il était attaché au coadjuteur depuis cardinal de Retz, et presque un des familiers du marquis de Sévigné lorsque celui-ci épousa Marie de Chantal; mais à cette époque son âge, déjà mûr, et son goût pour le vin et la bonne chère, le rendaient pour notre jeune marquise un séducteur peu dangereux: toutefois, elle goûtait beaucoup son intarissable gaieté, la facilité, la grâce et la finesse mordante de son esprit115.

83.Lois de la Galanterie, dans le Recueil des pièces en prose, 1658, p. 51.
84.Lettres de madame de Sévigné, t. I, p. LXXII.
85.BOILEAU, épître IX, édit. de Berriat Saint-Prix, t. II, p. 108.—AUGER, Mercure de France, mars 1808, p. 601.
86.L'abbé DE VAUXELLES, Réflexions sur les lettres de madame de Sévigné, t. I, p. LXXI.
87.Recueil de vers choisis, 1665, in-12.
88.Ibid.—BOILEAU, Satire II, t. I, p. 44 de l'édit. de Saint-Marc.—TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. IV, p. 126, in-8o.
89.Mémoires pour servir à la vie de Ménage, dans le Ménagiana, t. I, édit. de 1715.—TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. IV, p. 137, ou t. VII, p. 39-66, article Ménage.
90.Lettre de Marie de Rabutin-Chantal à Ménage, t. I, p. 1, édit. de Monmerqué, 1820, in-8o.
91.Lettre de Marie Chantal à Ménage, t. I, p. 3, édit. de M.; ou t. I, p. 4, de l'édit. de G. de S.-G.
92.GAULT DE SAINT-GERMAIN, Lettres de Sévigné, t. I, p. 1.
93.SÉVIGNÉ, Lettres, t. I, p. 39, édit. de Monmerqué; t. I, p. 39 de l'édit. de Gault de Saint-Germain.—Mém. de Coulanges, p. 323; Lettres, t. I, p. 16, en date du 12 janvier.
94.LE MAIRE, Paris ancien et moderne, 1685, t. III, p. 386.
95.SÉVIGNÉ, Lettres, édit. de Monmerqué, lettre 25, t. I, p. 47; édit. de G. de S.-G., lettre 26, t. I, p. 58. Rien n'indique l'année où cette lettre a été écrite, quoique les éditeurs la placent sous l'année 1656.
96.SÉVIGNÉ, Lettres inédites, dans les Mémoires de M. de Coulanges, publiés par M. Monmerqué, p. 324, in-8o.
97.Ménagiana, t. IV, p. 215.
98.BUSSY, Histoire amoureuse des Gaules, édit. de Liége, p. 32; édit. 1754, t. I, p. 250.
99.Ménagiana.
100.BUSSY, Histoire amoureuse des Gaules; Liége, in-12, p. 45.
101.Ménagiana, t. I, p. 167.
102.Ibid., t. III, p. 233.
103.TALLEMANT DES RÉAUX, Mémoires manuscrits, in-folio, 566 à 568.
104.SOMAIZE, le Grand Dictionnaire historique des Précieuses, seconde partie, p. 151.
105.DE MÉRÉ, Œuvres, lettre 19 à Pascal, t. II, p. 60 à 63.
106.Ménagiana, t. II, p. 363.—DE MÉRÉ, Œuvres, t. II, p. 5, 54, 56, 97, 116, 149, 175.
107.MÉNAGE, Observations sur la Langue Française, 1672, in-folio.
108.SÉVIGNÉ, lettre du 24 novembre 1679, t. VI, p. 31.
109.MÉRÉ, Œuvres, lettre 43, t. II, p. 122, 124, édit. d'Amsterdam, 1692.
110.MONMERQUÉ, article MÉRÉ, dans la Biographie universelle.
111.TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. IV, p. 64.
112.BOILEAU, Satire VII, vers 83, t. I, p. 114 de l'édition de Saint-Marc, 1747; ou t. I, p. 178, édition de Saint-Surin, 1821, in-8o.
113.Voyez ci-dessus, chapitre V, p. 50.
114.TALLEMANT DES RÉAUX, t. IV, p. 263, in-8o, ou t. VII, p. 179, et la correspondance de Chanut, mss., t. I, Bib. Roy.
115.Lettre de M. DE MARIGNY, la Haye, 1658, in-12 de 84 pages.—Œuvres de M. DE MARIGNY, en vers et en prose, 1674, in-12 de 162 pages.—Fr. NÉE DE LA ROCHELLE, Mémoires pour servir à l'histoire politique et littéraire du département de la Nièvre, 1827, in-8o, t. III, p. 152-156.