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Buch lesen: «Le corricolo», Seite 19

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XXII
Le Miracle

Nous nous trouvions fort heureusement à Naples lors du retour de cette époque solennelle.

Huit jours auparavant, on commença à sentir la ville s'agiter, comme c'est l'habitude à l'approche de quelque grand événement: les lazzaroni criaient plus haut et gesticulaient plus fort; les cochers devenaient insolens, et faisaient leurs conditions au lieu de les recevoir; enfin, les hôtels s'emplissaient d'étrangers, qu'amenaient de Rome les diligences, ou qu'apportaient de Civita-Vecchia et de Palerme les bateaux à vapeur.

Il y avait aussi recrudescence de carillons; tout à coup une cloche se mettait à sonner hors de son heure: on courait à l'église d'où partait ce bruit pour s'informer des motifs de ce concert inattendu; le lazzarone, qui s'ébattait en pendillant au bout de sa corde, vous répondait tout bonnement que la cloche sonnait parce qu'elle était joyeuse.

Le Vésuve, de son côté, lançait une fumée plus noire le jour et plus rouge la nuit; le soir, à la base de cette colonne de vapeur qui montait en tournoyant, et qui s'épanouissait dans le ciel comme la cime d'un pin gigantesque, on voyait surgir des langues de flamme pareilles aux dards d'un serpent. Tout le monde parlait d'une éruption prochaine; et, à force de l'entendre annoncer comme inévitable, nous avions fini par compter dessus, et la classer à son endroit dans le programme de la fête.

La surveille, toutes les populations voisines commencèrent à déborder dans la ville: c'étaient les pêcheurs de Sorrente, de Resina, de Castellamare et de Capri, dans leurs plus beaux costumes; c'étaient les femmes d'Ischia, de Nettuno, de Procida et d'Averse, dans leurs plus riches atours. Au milieu de toute cette foule diaprée, joyeuse, dorée, bruyante, passait de temps en temps une vieille femme, aux cheveux gris épars comme ceux de la sibylle de Cumes, criant plus haut, gesticulant plus fort que tout le monde, fendant la presse sans s'inquiéter des coups qu'elle donnait; entourée au reste par tout son chemin de respect et de vénération: c'était une des nourrices ou des parentes de saint Janvier: toutes les vieilles femmes, de Sainte-Lucie à Mergellina, sont parentes de saint Janvier et descendent de celle que l'aveugle guéri rencontra dans le cirque de Pouzzoles, recueillant dans une fiole le sang du saint.

Toute la nuit les cloches sonnèrent à folles volées: on eût dit qu'un tremblement de terre les mettait en branle, tant elles carillonnaient, isolées les unes des autres et dans une indépendance tout individuelle.

La veille du miracle, nous fûmes réveillés à dix heures du matin par une rumeur effroyable. Nous mîmes le nez à la fenêtre, les rues semblaient des canaux roulant à pleins bords la population de Naples et des environs; toute cette foule se rendait à l'archevêché pour prendre sa place à la procession. Cette procession va de la chapelle au Trésor, domicile habituel de saint Janvier, à la cathédrale de Sainte-Claire, métropole des rois de Naples; et dans laquelle le saint doit accomplir son miracle.

Nous suivîmes la foule, et nous allâmes gagner la maison de Duprez, qui demeurait justement sur le passage de la procession, et qui nous avait offert place à ses fenêtres.

Nous mîmes plus d'une heure à faire cinq cents pas.

Par bonheur, la procession, qui part de l'archevêché avant le jour, n'arrive à la cathédrale qu'à la nuit fermée: il lui faut d'ordinaire quatorze ou quinze heures pour accomplir un trajet d'un kilomètre à peu près.

Elle se compose, comme nous l'avons dit, non seulement de la ville tout entière, mais encore des populations environnantes, divisées par castes et confréries. La noblesse doit marcher la première, puis viennent les corporations. Malheureusement, grâce au caractère parfaitement indépendant de la nation napolitaine, personne ne garde ses rangs; j'étais depuis une heure à la fenêtre, demandant quand viendrait la procession à tous mes voisins, qui, étrangers comme moi, se faisaient les uns aux autres la même question, lorsqu'un Napolitain survint et nous dit que cette foule plus ou moins endimanchée, ces ouvriers poudrés à blanc, habillés de noir, de vert, de rouge, de jaune et de gorge de pigeon, avec leurs culottes courtes de mille couleurs, leurs bas chinés, escarpins à boucles, marchant par groupes de quinze ou vingt, s'arrêtant pour causer avec leurs connaissances, faisant halte pour boire à la porte des cabarets, criant pour qu'on leur apportât des tranches de cocomero et des verres de sambuco, étaient la procession elle-même.

Ce fut un trait de lumière: je regardai plus attentivement, et je vis en effet une double ligne de soldats placée sur toute la longueur de la rue, portant au bras le fusil orné d'un bouquet, et destinée comme une digue à resserrer le torrent dans son lit; mission dont, malgré toute sa bonne volonté et la rigueur de la consigne, elle ne pouvait parvenir à s'acquitter.

La procession, que je reconnaissais maintenant pour telle, s'en allait vagabonde et indépendante, comme la Durance, battant de ses flots les maisons, et de préférence la porte des cabarets; s'arrêtant tout à coup sans qu'il y eût une cause visible à cette station; se remettant en marche sans qu'on pût deviner le motif qui lui rendait le mouvement; pareille, enfin, à ces fleuves aux cours contraires, dont il est, grâce à leur double remou, presque impossible de distinguer la véritable direction.

Au milieu de tout cela, on voyait de temps en temps briller le riche uniforme d'un officier napolitain, marchant nonchalamment, un cierge renversé à la main, et escorté de quatre ou cinq lazzaroni, se heurtant, se culbutant, se renversant, pour recueillir dans un cornet de papier gris la cire tombant de son cierge; tandis que l'officier, la tête haute, sans s'occuper de ce qui se passait à ses pieds, faisait largesse de sa cire, lorgnait les dames amassées aux fenêtres et sur les balcons, lesquelles, tout en ayant l'air de jeter des fleurs sur le chemin de la procession, lui envoyaient leurs bouquets en échange de ses clins d'oeil.

Puis venaient, précédés de la croix et de la bannière, mêlés au peuple, dont le flot les enveloppait sans cesse en les isolant les uns des autres, des moines de tous les ordres et de toutes couleurs: capucins, chartreux, dominicains, camaldules, carmes chaussés et déchaussés; les uns au corps gras, gros, rond, court, avec une tête enluminée posée carrément sur de larges épaules: ceux-là s'en allaient causant, chantant, offrant du tabac aux maris, donnant des consultations aux femmes enceintes, et regardant, peut-être un peu plus charnellement que ne le permettait la règle de leur ordre, les jeunes filles groupées sur les bornes ou appuyées sur l'épaule des soldats pour les voir passer; les autres, maigris par le jeûne, pâlis par l'abstinence, affaiblis par les austérités, levant au ciel leur front jaune, leurs joues livides et leurs yeux caves; marchant sans voir où le flot humain les emportait; fantômes vivans, qui s'étaient fait un enfer de ce monde, dans l'espoir que cet enfer les conduirait droit au paradis, et qui recueillaient en ce moment le fruit de leurs douleurs claustrales, par le respect craintif et religieux dont ils étaient environnés. C'était l'endroit et l'envers de la vie monastique.

De temps en temps, lorsque les stations étaient trop longues, ou lorsque le désordre était trop grand, le ceremoniere lâchait sur les traînards ses estafiers armés d'une longue baguette d'ébène, comme fait le berger en envoyant ses chiens après les moutons récalcitrans; alors, cédant à cette mesure de répression, les buveurs, les causeurs et les priseurs finissaient par reprendre tant bien que mal un rang quelconque, et la procession faisait quelques pas en avant.

Cependant, comme on le comprend bien, cette procession qui n'avait pas encore de queue avait une tête; vers les onze heures du matin cette tête arrivait à la cathédrale, entrait par la porte du milieu, et commençait à déposer ses bouquets et ses cierges devant l'autel où était exposé le buste de saint Janvier; puis, ressortant par les portes latérales, chacun s'en allait à sa besogne: les moines à leurs dîners, les officiers à leurs amours, les corporations à leur sieste, les lazzaroni à de nouveaux cierges.

Et ainsi de suite, au fur et à mesure que les masses se succédaient.

Les masses se succédèrent ainsi jusqu'à six heures du soir; à six heures du soir, la procession commença à prendre une forme un peu plus régulière.

D'abord nous vîmes paraître, précédée par des bouffées d'harmonie qui, entre toutes les rumeurs populaires, étaient déjà venues jusqu'à nous, la musique des gardes royales, exécutant les airs les plus à la mode de Rossini, de Mercadante et de Donizetti; ensuite les séminaristes en surplis, et marchant deux à deux dans le plus grand ordre; puis enfin les soixante-quinze statues d'argent des patrons secondaires de la ville de Naples, lesquels, comme nous l'avons dit, forment la cour de saint Janvier.

A l'approche des ces statues, un autre spectacle nous attendait; on nous l'avait réservé pour le dernier, sans doute parce qu'il était le plus curieux.

Comme nous l'avons dit, les saints qui composent le cortége de saint Janvier ne sont pas choisis dans l'aristocratie du calendrier, mais, au contraire, parmi les parvenus de la finance: il en résulte qu'il y a sur les élus de la Chaussée-d'Antin napolitaine bien des choses à dire et même des cancans de faits; et comme le peuple, ainsi que nous l'avons dit, met saint Janvier au dessus de toute chose, et ne voit rien, ni avant, ni après lui, ces saints, subordonnés à leur bienheureux patron, sont, à mesure qu'ils paraissent, exposés aux quolibets les plus piquans et les plus réitérés; ce qui ne serait pas encore trop grand'chose pour les saints; mais ce qui devient grave pour eux, c'est qu'il n'y a pas une peccadille de la vie publique ou privée ces malheureux élus qui échappe à la censure des spectateurs. On reproche à saint Paul son idolâtrie, à saint Pierre ses trahisons, à saint Augustin ses fredaines, à sainte Thérèse son extase, à saint François Borgia ses principes, à saint Antoine son usurpation, à saint Gaëtan son insouciance; et cela, en des termes, avec des cris, avec des vociférations, avec des gestes qui font le plus grand honneur au bon caractère des saints, et qui prouvent qu'à la tête des vertus qui leur ont ouvert le paradis marchaient la patience et l'humilité.

Chacune de ces statues s'avançait, portée sur les épaules de six fachini et précédée par six prêtres, et chacune d'elles soulevait tout le long de sa route le hourra toujours prolongé et toujours croissant que nous avons dit.

Puis, ainsi apostrophées, les statues arrivent enfin à l'église Sainte-Claire, font humblement la révérence à saint Janvier, qui est exposé sur le côté droit de l'autel, et se retirent.

Après les saints vient l'archevêque, porté dans une riche litière et tenant en main les fioles du sang miraculeux.

L'archevêque dépose ses fioles dans le tabernacle, puis tout est fini pour ce jour-là.

Chacun s'en retourne à ses amours, à ses plaisirs ou à ses affaires; les cloches seules n'ont point de repos et continuent de sonner arec une allégresse qui ressemble au désespoir.

Ce branle universel et continuel dura toute la nuit.

A sept heures du matin nous nous levâmes; Naples se précipitait vers l'église Sainte-Claire: il ne s'agissait, cette fois, ni de demander les chevaux ni d'appeler sa voiture; la circulation de tout véhicule était interdite. Nous descendîmes nos deux étages, nous nous arrêtâmes un instant sur la porte, puis nous nous abandonnâmes à la foule et nous laissâmes emporter par le tourbillon.

Le torrent nous mena droit à l'église de Sainte-Claire. Le vaste édifice était encombré; mais, grâce à l'ambassade française, nous avions eu des billets réservés. A la vue de nos posti distinti, les sentinelles nous firent faire place et nous gagnâmes nos tribunes.

Voici le spectacle que présentait l'église:

Sur le maître-autel étaient: d'un côté, le buste de saint Janvier; de l'autre, la fiole contenant le sang.

Un chanoine était de garde devant l'autel.

A droite et à gauche de l'autel, étaient deux tribunes;

La tribune de gauche, chargée de musiciens attendant, leurs instrumens à la main, que le miracle se fît pour le célébrer;

La tribune de droite, encombrée de vieilles femmes s'intitulant parentes de saint Janvier et se chargeant d'activer le miracle si par hasard le miracle se faisait attendre.

Au bas des marches de l'autel s'étendait une grande balustrade où venaient tour à tour s'agenouiller les fidèles; le chanoine alors prenait la fiole, la leur faisait baiser, leur montrait le sang parfaitement coagulé; puis les fidèles satisfaits se retiraient pour faire place à d'autres, qui venaient baiser la fiole à leur tour, constater de leur côté la coagulation du sang, puis se retiraient encore cédant la place a leurs successeurs, et ainsi de suite.

Les mêmes peuvent revenir trois, quatre, cinq et six fois, tant qu'ils veulent enfin; seulement ils ne peuvent pas rester deux fois de suite: une fois la fiole baisée, une fois la coagulation du sang constatée, il faut qu'ils se retirent.

Le reste de l'église forme une mer de têtes humaines, au dessus de laquelle apparaissent comme des îles chargées de femmes, d'hommes, de plumes, de crachats, de rubans, d'épaulettes et d'écharpes; la tribune des princes, la tribune des ambassadeurs et la tribune dei posti distinti.

Princes, ambassadeurs, posti distinti peuvent descendre de leur échafaudage, aller baiser la fiole, constater la coagulation du sang et revenir à leur place: seulement, pendant ce trajet, ils risquent d'être étouffés comme de simples mortels.

La première chose que nous fîmes fut de nous agenouiller à la balustrade; le chanoine de garde nous présenta la fiole, que nous baisâmes; puis il nous fit voir le sang desséché, qui se tenait collé aux parois.

Nous revîmes prendre noire place: Jadin laissa dans le trajet un pan de son habit, moi un mouchoir de poche.

Puis nous attendîmes.

Les foules se succédèrent ainsi depuis le moment de notre entrée, c'est-à-dire depuis trois heures du matin, jusqu'à huit heures de l'après-midi.

A trois heures de l'après-midi, des murmures commencèrent à se faire entendre, et quelques malintentionnés répandaient le bruit que le miracle ne se ferait pas.

Vers trois heures et demie, les murmures augmentèrent d'une façon effrayante: cela commençait par une espèce de plainte, et cela montait jusqu'aux rugissemens. Les parentes de saint Janvier jetèrent quelques injures au saint qui se faisait ainsi prier.

A quatre heures, il y avait presque émeute: on trépignait, on vociférait, on montrait des poings; le chanoine de garde (on avait renouvelé les chanoines d'heure en heure) s'approcha de la balustrade et dit:

– Il y a sans doute des hérétiques dans l'assemblée. Que les hérétiques sortent, ou le miracle ne se fera pas.

A ces mots, une clameur épouvantable s'éleva de toutes les parties de la cathédrale, hurlant: – Dehors les hérétiques! à bas les hérétiques! à mort les hérétiques!

Une douzaine d'Anglais, qui étaient aux tribunes, descendirent alors de leur échafaudage, au milieux des cris, des huées et des vociférations de la foule; une escouade de fantassins, conduite par un officier, l'épée nue à la main, les enveloppa, afin qu'ils ne fussent pas mis en pièces par le peuple, et les accompagna hors de l'église, où je ne sais pas ce qu'ils devinrent.

Leur expulsion amena un moment de silence, pendant lequel la foule, émue et soulevée, reprit le mouvement qui la reportait vers l'autel pour baiser la fiole, et s'éloignait de l'autel quand la fiole était baisée.

Une heure à peu près s'écoula dans l'attente, et sans que le miracle se fit. Pendant celle heure, la foule fut assez tranquille; mais c'était le calme qui précède l'orage. Bientôt les rumeurs recommencèrent, les grondemens se firent entendre de nouveau, quelques clameurs sauvages et isolées éclatèrent. Enfin, cris tumultueux, vociférations, grondemens, rumeurs, se fondirent dans un rugissement universel dont rien ne peut donner une idée.

Le chanoine demanda une seconde fois s'il y avait des hérétiques dans l'assemblée; mais cette fois personne ne répondit. Si quelque malheureux Anglais, Russe ou Grec se fût dénoncé en répondant à cet appel, il eût été certainement mis en morceaux, sans qu'aucune force militaire, sans qu'aucune protection humaine eût pu le sauver.

Alors les parentes de saint Janvier se mêlèrent à la partie: c'était quelque chose de hideux que ces vingt ou trente mégères arrachant leur bonnet de rage, menaçant saint Janvier du poing, invectivant leur parent de toute la force de leurs poumons, hurlant les injures les plus grossières, vociférant les menaces les plus terribles, insultant le saint sur son autel, comme une populace ivre eût pu faire d'un parricide sur un échafaud.

Au milieu de ce sabbat infernal, tout à coup le prêtre éleva la fiole en l'air, criant: – Gloire à saint Janvier, le miracle est fait!

Aussitôt tout changea.

Chacun se jeta la face contre terre. Aux injures, aux vociférations, aux cris, aux clameurs, aux rugissemens, succédèrent les gémissemens, les plaintes, les pleurs, les sanglots. Toute cette populace, folle de joie, se roulait, se relevait, s'embrassait, criant: – Miracle! miracle! et demandait pardon à saint Janvier, en agitant ses mouchoirs trempés de larmes, des excès auxquels elle venait de se porter à son endroit.

Au même instant, les musiciens commencèrent à jouer et les chantres à chanter le Te Deum, tandis qu'un coup de canon tiré au fort Saint-Elme, et dont le bruit vint retentir jusque dans l'église, annonçait à la ville et au monde, urbi et orbi, que le miracle était fait.

En effet, la foule se précipita vers l'autel, nous comme les autres. Ainsi que la première fois, on nous donna la fiole à baiser; mais, de parfaitement coagulé qu'il était d'abord, le sang était devenu parfaitement liquide.

C'est, comme nous l'avons dit, dans cette liquéfaction que consiste le miracle.

Et il y avait bien véritablement miracle, car c'était toujours la même fiole; le prêtre ne l'avait touchée que pour la prendre sur l'autel et la faire baiser aux assistans, et ceux qui venaient de la baiser ne l'avaient pas un instant perdue de vue.

La liquéfaction s'était faite au moment où la fiole était posée sur l'autel, et où le prêtre, à dix pas de la fiole à peu près, apostrophait les parentes de saint Janvier.

Maintenant, que le doute dresse sa tête pour nier, que la science élève sa voix pour contredire; voilà ce qui est, voilà ce qui se fait, ce qui se fait sans mystère, sans supercherie, sans substitution, ce qui se fait à la vue de tous. La philosophie du dix-huitième siècle et la chimie moderne y ont perdu leur latin: Voltaire et Lavoisier ont voulu mordre à cette fiole, et, comme le serpent de la fable, ils y ont usé leurs dents.

Maintenant, est-ce un secret gardé par les chanoines du Trésor et conservé de génération en génération depuis le quatrième siècle jusqu'à nous?

Cela est possible; mais alors cette fidélité, on en conviendra, est plus miraculeuse encore que le miracle.

J'aime donc mieux croire tout bonnement au miracle; et, pour ma part. je déclare que j'y crois.

Le soir, toute la ville était illuminée et l'on dansait dans les rues.

XXIII
Saint Antoine usurpateur

Maintenant, et après ce que nous venons de dire de la popularité de saint Janvier, croirait-on une chose? C'est que, comme une puissance terrestre, comme un simple roi de chair et d'os, comme un Stuart, ou comme un Bourbon, un jour vint où Saint Janvier fut détrôné.

Il est juste d'ajouter que c'était en 99, époque du détrônement général sur la terre comme au ciel; il est vrai de dire que c'était pendant cette période étrange où Dieu lui-même, chassé de son paradis, eut besoin, pour reparaître en France sous le nom de l'Être-Suprême, d'un laissez-passer de la Convention nationale signé par Maximilien Robespierre.

Ceux qui douteront de la chose pourront, en passant dans le faubourg du Roule, jeter les yeux sur le fronton de l'église Saint-Philippe; ils y liront encore cette inscription, mal effacée:

«Le peuple français reconnaît l'existence de l'Être-Suprème et l'immortalité de l'âme.»

Or, comme nous le disions, ce fut en 1799, dans le seizième siècle du patronat de saint Janvier, MM. Barras, Rewbel, Gohier et autres régnant en France sous le nom de directeurs, que la chose arriva.

Voici à quelle occasion:

Le 23 janvier 1799, après une défense de trois jours, pendant lesquels les lazzaroni, armés de pierres et de bâtons seulement, avaient tenu tête aux meilleures troupes de la république, Naples s'était rendue à Championnet, et, grâce à un discours que le général en chef avait fait aux Napolitains dans leur propre langue, et par lequel il leur avait prouvé que tout ce qui s'était passé était un malentendu, l'armée républicaine avait fait son entrée dans la ville, criant: – Vive saint Janvier! tandis que de leur côté les lazzaroni criaient: – Vivent les Français!

Pendant la nuit, on enterra quatre mille morts, victimes de ce malentendu, et tout fut dit.

Cependant, comme on le pensa bien, cette entrée, toute fraternelle qu'elle était, avait amené un changement notable dans les affaires du gouvernement: le parti républicain l'emportait; il se mit donc à établir une république, laquelle prit le nom de république parthénopéenne.

Le jour où elle fut proclamée, il y eut un grand banquet que le général Championnet donna aux membres du nouveau gouvernement, dans l'ancien palais du roi, devenu palais national.

Ce banquet réjouit beaucoup les lazzaroni, qui virent dîner leurs représentans, et qui s'assurèrent que les libéraux n'étaient point des anthropophages, comme on le leur avait dit.

Le lendemain, le général Championnet, suivi de tout son état-major, se transporta en grande pompe dans la cathédrale de Sainte-Claire, pour rendre grâces à Dieu du rétablissement de la paix, adorer les reliques de saint Janvier, et implorer sa protection pour la ville de Naples, malgré son changement de gouvernement.

Cette cérémonie, à laquelle assista autant de peuple que l'église put en contenir, fut fort agréable aux lazzaroni, qui reconnurent, vu le silence du saint et le recueillement du général et de son état-major, que les Français n'étaient point des hérétiques, comme on le leur avait assuré.

Le surlendemain on planta des arbres de là Liberté sut toutes les places de Naples, au son de la musique militaire française et de la musique civile napolitaine.

Cet essai d'horticulture championnienne mit le comble à l'enthousiasme des lazzaroni, qui aiment la musique et qui adorent l'ombre.

Alors commencèrent ce que l'on appelle les réformes; ce fut la pierre d'achoppement de la nouvelle république.

On abolit les droits sur le vin, et le peuple laissa faire sans rien dire.

On abolit les droits sur le tabac, et le peuple toléra encore cette abolition.

On abolit le droit sur le sel, et le peuple commença à murmurer.

On abolit les droits sur le poisson, et le peuple cria plus fort.

Enfin, on abolit le titre d'excellence, et le peuple se fâcha tout à fait.

Bon et excellent peuple, qui regardait chaque abolition d'impôt comme un outrage fait à ses droits, et qui pourtant ne se révolta réellement que lorsqu'on abolit le titre d'excellence, qui cependant, comme il le disait lui-même, n'avait rien fait au nouveau gouvernement.

Malheureusement, le nouveau gouvernement ne tint aucun compte des réclamations des lazzaroni, et continua ses réformes, fier et fort qu'il était de l'appui de l'armée française.

Mais cet appui, comme on le comprend bien, révéla aux Napolitains qu'il y avait connivence entre l'armée française et le gouvernement qui les opprimait en leur enlevant les uns après les autres leurs impôts les plus anciens et les plus sacrés. Dès lors les Français, d'abord combattus comme des hérétiques, puis accueillis comme des libérateurs, puis fêtés comme des frères, furent regardés comme des ennemis, et le bruit commença à se répandre, du château de l'Oeuf à Capo-di-Monte, et du pont de la Maddalena à la grotte de Pouzzoles, que saint Janvier, pour punir la ville de Naples de la confiance qu'elle avait eue en eux, ne ferait point son miracle le premier dimanche du mois de mai, comme c'est son habitude de le faire depuis quatorze siècles au jour sus-indiqué.

Cette désastreuse nouvelle fit grande sensation; chacun en s'abordant se demandait: – Avez-vous entendu dire que saint Janvier ne fera pas son miracle cette année? On se répondait: – Je l'ai entendu dire; et les interlocuteurs, regardant le ciel en soupirant, secouaient la tête et se quittaient en murmurant:

– C'est la faute de ces gueux de Français!

Bientôt on commença, aux heures de l'appel, à remarquer des absences dans les rangs. Le rapport en fut fait au général Championnet, qui ne douta point un seul instant que les absens n'eussent été jetés à la mer.

Quelques jours avant celui où le miracle devait avoir lieu, on trouva trois soldats inanimés: un dans la rue Porta-Capouana, le second dans la rue Saint-Joseph, le troisième sur la place du Marché-Neuf.

Un d'eux, avait encore dans la poitrine le couteau qui l'avait tué, et au manche du couteau était attachée celle inscription:

«Meurent ainsi tous ces hérétiques de Français, qui sont cause que saint Janvier ne fera pas son miracle!»

Le général Championnet vit alors qu'il était fort important pour son salut et pour le salut de l'armée que le miracle se fit.

Il décida donc que d'une façon ou de l'autre le miracle se ferait.

A mesure que le premier dimanche de mai approchait, les démonstrations devenaient plus hostiles et les menaces plus ouvertes.

La veille du grand jour arriva: la procession eut lieu comme d'habitude; seulement, au lieu de défiler entre deux lignes de soldats napolitains, elle défila entre une haie de grenadiers français et une haie de troupes indigènes.

Toute la nuit les patrouilles furent faites, moitié par les soldats de la république parthénopéenne, et moitié par les soldats de la république française. Il y avait pour les deux nations un même mot d'ordre franco-italien.

La nuit, quelques cloches isolées sonnèrent; mais au lieu de ce joyeux carillon qui leur est habituel, elles ne jetèrent dans l'air que de lugubres volées. Ces tintemens rappelèrent au général Championnet celui des Vêpres Siciliennes et il promit de ne pas se laisser surprendre comme l'avait fait Charles d'Anjou.

Le matin, chacun s'avança vers l'église de Sainte-Claire morne et silencieux. C'était un trop grand contraste avec le caractère napolitain pour qu'il ne fût pas remarqué. Le général, à l'exception des hommes de service, consigna les soldats dans les casernes, en leur donnant l'ordre de se tenir prêts à marcher au premier appel.

La journée s'écoula sous un aspect sombre et menaçant. Cependant, comme le miracle ne s'accomplit d'ordinaire que de trois à six heures du soir, jusque-là il n'y eut encore trop rien à dire; mais cette heure arrivée, les vociférations commencèrent; seulement, cette fois, au lieu de s'adresser au saint, c'était les Français qu'elles attaquaient. Comme le général assistait à la cérémonie avec son état-major et qu'il entendait parfaitement le patois napolitain, il ne perdit pas un mot de toutes les menaces qui lui étaient faites.

A six heures, les vociférations se changèrent en hurlemens, les bras commencèrent à sortir des manteaux et les couteaux à sortir des poches. Bras et couteaux se dirigeaient vers le général et vers son état-major, qui demeuraient aussi impassibles que s'ils n'eussent rien compris ou que si la chose ne les eût point regardés.

A huit heures, c'étaient des rugissemens à ne plus s'entendre, ceux de la rue répondaient à ceux de l'église; les grenadiers regardaient le général pour savoir si eux aussi ne tireraient pas la baïonnette. Le général était impassible.

A huit heures et demie, comme le tumulte redoublait, le général se pencha vers un aide-de-camp et lui dit quelques mois à l'oreille. L'aide-de-camp descendit de l'échafaudage, traversa la double haie de soldats français et napolitains qui conduisait au choeur, se mêla à la foule des fidèles qui se pressaient pour aller baiser la fiole, arriva jusqu'à la balustrade, se mit à genoux et attendit son tour.

Au bout de cinq minutes, le chanoine prit sur l'autel la fiole renfermant le sang parfaitement coagulé; ce qui était, vu l'heure avancée, une grande preuve de la colère de saint Janvier contre les Français; la leva en l'air, pour que personne ne doutât de l'état dans lequel elle était; puis il commença à la faire baiser à la ronde.

Lorsqu'il arriva devant l'aide-de-camp, celui-ci, tout en baisant la fiole, lui prit la main. Le chanoine fit un mouvement.

– Un mot, mon père, dit le jeune officier.

– Que me voulez-vous? demanda le prêtre.

– Je veux vous dire, de la part du général en chef, reprit l'aide-de-camp, que si dans dix minutes le miracle n'est pas fait, dans un quart d'heure vous serez fusillé.

Le chanoine laissa tomber la fiole, que le jeune aide-de-camp rattrapa heureusement avant qu'elle n'eût touché la terre, et qu'il lui rendit aussitôt avec les marques de la plus profonde dévotion; puis il se leva, et revint prendre sa place près du général.

– Eh bien? dit Championnet.

– Eh bien! dit l'aide-de-camp, soyez tranquille, général, dans dix minutes le miracle sera fait.

L'aide-de-camp avait dit la vérité: seulement il s'était trompé de cinq minutes. Au bout de cinq minutes, le chanoine leva la fiole en criant: —Il miracolo e fatto. Le sang était en pleine liquéfaction.

Mais au lieu de cris de joie et de transports d'allégresse qui accueillaient ordinairement cette heure solennelle, toute cette foule, déçue dans son espoir, s'écouta dans un morne silence: la promesse faite au nom de saint Janvier n'avait pas été tenue; malgré la présence des Français, le miracle s'était accompli. Saint Janvier ne les regardait donc pas comme des ennemis; c'était à n'y plus rien comprendre; et comme ni le chanoine ni le général ne révélèrent pour le moment la petite conversation qu'ils avaient eue ensemble par l'organe du jeune aide-de-camp, personne en effet n'y comprit rien.

Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
28 September 2017
Umfang:
750 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain