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La vie de Rossini, tome I

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CHAPITRE XVIII
OTELLO

Rossini comme Walter Scott, ne sait pas faire parler l'amour; et quand on ne connaît que par les livres l'amour passion (celui de Julie d'Étanges ou de Werther), il est bien difficile de se tirer de la peinture de la jalousie. Il faut aimer comme la Religieuse portugaise, et avec cette âme de feu dont elle nous a laissé une si vive empreinte dans ses lettres immortelles, ou bien l'on est tout à fait incapable d'éprouver cette sorte de jalousie qui peut être touchante au théâtre. Dans la tragédie de Shakspeare, on sent qu'aussitôt qu'Othello aura tué Desdemona, il ne pourra plus vivre. En supposant qu'un accident de la guerre eût fait périr le sombre Jago en même temps que sa victime, et qu'à tout jamais Othello eût cru Desdemona coupable, la vie n'aurait plus eu de saveur à ses yeux, si j'ose hasarder ce néologisme italien; il n'aurait plus valu pour lui la peine de vivre après la mort de Desdemona.

J'espère que vous conviendrez avec moi, ô mon lecteur, que pour que la jalousie soit touchante dans les imitations des beaux-arts, il faut qu'elle prenne naissance dans une âme possédée de l'amour à la Werther, j'entends de cet amour qui peut être sanctifié par le suicide. L'amour qui ne s'élève pas au moins jusqu'à ce degré d'énergie, n'est pas digne, à mes yeux, d'avoir de la jalousie; ce sentiment n'est qu'une insolence avec un cœur vulgaire.

L'amour-goût ne donne pour les arts que des inspirations de gaieté et de vivacité. La jalousie qui peut naître de cet amour d'un genre subalterne, est, à la vérité, féroce comme l'autre jalousie, mais elle ne saurait être touchante. Ce n'est qu'une jalousie de vanité; elle est toujours ridicule (comme l'amour des vieillards dans la comédie), à moins que l'être qui l'éprouve ne soit tout puissant par son rang, auquel cas la jalousie veut du sang, et en obtient bien vite. Mais rien de plus abominable au monde et de plus dégoûtant que le sang versé par vanité; cela nous rappelle sur-le-champ les exploits des Néron, des Philippe II et de tous les monstres couronnés.

Pour que le malheur d'Othello puisse nous toucher, pour que nous le trouvions digne de tuer Desdemona, il faut que si le spectateur vient à y songer, il ne fasse pas le moindre doute que, seul dans la vie après la mort de son amie, Othello ne tardera pas à se percer du même poignard. Si je ne trouve pas cette certitude au fond de mon cœur, je ne puis voir dans Othello qu'un Henri VIII, qui, après avoir fait couper le cou à l'une de ses femmes par quelque jugement bien juste des cours de justice de son temps, n'en est que plus allègre: c'est comme le fat de nos jours qui s'amuse à faire mourir de chagrin une femme qui l'aime.

Cette grande condition morale de l'intérêt, la vue de la mort certaine d'Othello dans le lointain, manque entièrement à l'Otello de Rossini. Cet Otello n'est point assez tendre pour que je voie bien clairement que ce n'est pas la vanité qui lui met le poignard à la main. Dès lors ce sujet, le plus fécond en pensées touchantes de tous ceux que peut donner l'histoire de l'amour, peut tomber rapidement jusqu'à ce point de trivialité, de n'être plus qu'un conte de Barbe-Bleue.

Je m'imagine que les considérations précédentes auraient semblé bien ridicules au pauvre homme qui a fait le libretto italien; son office était de nous donner sept à huit situations extraites de la tragédie de Shakspeare, et de les expliquer bien clairement au public. De ces huit situations, deux ou trois seulement devaient être de fureur: car la musique n'a pas le pouvoir d'exprimer longtemps la fureur sans tomber dans le genre ennuyeux. La première scène de l'Othello anglais nous montre Jago qui, suivi de Roderigo, l'amant méprisé de Desdemona, va réveiller le sénateur Barbarigo, et l'avertir qu'Othello a enlevé sa fille. Voilà le sujet d'un chœur.

La seconde situation, c'est Othello qui, pour justifier sa passion aux yeux de son vieux camarade Jago, va jusqu'à lui en laisser voir toute la folie. Il lui avoue que sa jeune maîtresse lui a fait oublier la guerre et la gloire. Voilà un air pour Othello.

La troisième situation nous montre Othello faisant l'histoire de son amour devant le sénat de Venise assemblé pour le juger, adresse admirable du poëte d'avoir su rendre nécessaire un récit aussi délicat et si facilement ridicule. On accuse Othello de magie; son origine africaine, la couleur sombre de ses traits, les croyances du XVIe siècle, tout tend à rendre plausible l'accusation portée par le vieux sénateur Barbarigo, père de Desdemona. Othello raconte, pour se justifier, la manière simple dont il a su gagner le cœur de sa jeune épouse; il lui a fait l'histoire de sa vie, remplie d'événements étranges et de périls extrêmes. Un sénateur s'écrie: «Je ne voudrais pas que ma fille eût entendu les récits d'Othello.» Desdemona arrive réclamée par son père; et devant cette auguste assemblée, cette jeune fille timide, méconnaissant la voix de l'auteur de ses jours, se jette dans les bras d'Othello, auquel le vieux sénateur irrité crie: «Maure, rappellent toi qu'elle a trahi son père, elle pourra bien un jour trahir son époux.» Voilà, ce me semble, un quintetto admirable, car il y a de l'amour tendre, de la fureur, de la vengeance, une progression marquée, un chœur de sénateurs vivement touchés de l'étrange scène qui vient troubler leurs délibérations au milieu de la nuit; et le spectateur comprend bien clairement tout cela.

Voilà trois scènes de suite qui nous montrent Othello amoureux à la folie, et qui de plus nous intéressent à son amour, en nous faisant connaître en détail comment, malgré la couleur cuivrée de son teint, il a pu gagner le cœur de Desdemona, chose fort nécessaire; car nous ne pouvons plus voir de défauts physiques dans un amant préféré. Si jamais un tel homme tue sa maîtresse, ce ne sera pas par vanité, cette idée affreuse est à jamais écartée. Par quoi le faiseur de libretto italien a-t-il remplacé cette situation parfaite d'Othello racontant devant nous l'histoire de ses amours? Par une entrée triomphale d'un général vainqueur, moyen heureux et neuf, qui depuis cent cinquante ans fait la fortune du grand Opéra français, et paraît sublime au provincial étonné.

Cette entrée triomphale est suivie d'un récitatif et d'un grand air,

 
Ah! si per voi gia sento,
 

qui ne manquent pas de nous montrer d'abord Othello à travers son orgueil, et ses mépris superbes pour l'ennemi qu'il a vaincu. Or l'orgueil dans le cœur d'Othello était précisément la chose au monde dont il fallait le plus écarter toute idée.

Après cette cruelle ineptie d'être allé choisir un lieu commun qui fait contre-sens, il n'y a plus rien à dire du libretto. Il fallait que le génie de Rossini sauvât l'opéra, non pas malgré la sottise des paroles, rien de plus commun, mais malgré le contre-sens des situations, ce qui est bien autrement difficile.

Pour opérer un tel miracle, il fallait à Rossini un genre de mérite que peut-être il n'a pas. J'avoue que je le soupçonne violemment de n'avoir jamais aimé jusqu'au point d'en être ridicule. Depuis que la grande passion est en faveur dans la haute société107, tout le monde voulant être comme la haute société, j'ai le malheur de ne pouvoir croire à l'amour-passion qu'autant qu'il se trahit par des effets ridicules.

Le pauvre Mozart, par exemple, a été toute sa vie bien près de ce ridicule; il est vrai que cette vie s'est terminée avant trente-six ans. Dans le plus gai des sujets, les Noces de Figaro, il ne peut s'empêcher de faire de la jalousie sombre et touchante: rappelez-vous l'air

 
Vedro mentr'io sospiro
Felice un servo mio!
 

et le duetto

 
Crudel perchè finora?
 

Le spectateur voit à l'instant que quand cette jalousie-là conduirait à un crime, il faudrait en accuser le délire d'un cœur torturé par la plus affreuse douleur dont l'âme humaine soit susceptible, et non par la vanité blessée. Rien de pareil dans tout l'opéra de Rossini; nous trouverons toujours de la colère au lieu du profond malheur; nous verrons toujours la vanité blessée d'un être tout puissant sur le sort de sa victime, au lieu de la douleur horrible et digne de pitié de l'amour-passion trahi par ce qu'il aime.

Il fallait deux duetti avec Jago: le premier, dans lequelle monstre donne à Othello les premiers germes de jalousie. Othello aurait répondu aux perfides insinuations de Jago par des transports d'amour et des louanges de Desdemona.

La fureur aurait été réservée pour le second duetto au second acte, et même dans ce duetto il y aurait eu deux ou trois retours de tendresse. Mais l'auteur du libretto était un littérateur trop instruit pour imiter un barbare tel que Shakspeare, il a bravement volé la lettre sans adresse qui fait le dénouement des tragédies de Voltaire; et un moyen qui chez nous ne tromperait pas un joueur à la rente pour une affaire de deux cents louis, abuse sans difficulté des hommes tels qu'Orosmane, Tancrède, Othello. Par je ne sais quel patriotisme d'antichambre, dont on lui sut fort bon gré à Naples, le poëte voulut en revenir à l'antique légende italienne108 qui a fourni à Shakspeare les incidents de sa tragédie. Il est vrai que ménageant mal les moyens qu'il pille, il ne met pas même d'incertitude et de retour à l'amour expirant dans le cœur d'Othello: on peut dire que de toutes les niaiseries du libretto, celle-ci est la plus plaisante. Le moindre roman copié de la nature eût appris au littérateur estimable que je prends la liberté de critiquer, que le cœur humain rend plus d'un combat, est agité par plus d'un doute, avant de renoncer pour toujours au bonheur suprême et le plus grand qui existe sur cette terre, de ne voir que des perfections dans l'objet aimé. Ce qui sauve l'Otello de Rossini, c'est le souvenir de celui de Shakspeare. Ce grand poëte a fait d'Othello un personnage aussi historique et aussi réel pour nous que César ou Thémistocle. Le nom d'Othello est synonyme de jalousie passionnée, comme le nom d'Alexandre de courage indompté; et l'on ferait fuir Alexandre sur la scène, qu'il ne nous paraîtrait pas un lâche pour cela; nous dirions: C'est le poëte qui ne sait pas son métier. Comme la musique d'Otello est admirable sous tous les rapports autres que celui de l'expression, nous nous faisons une illusion facile sur le mérite qui lui manque; car rien ne dispose mieux à imaginer un mérite qui n'existe pas, que l'admiration soudaine; c'est le secret connu des improvisateurs italiens. Nous sommes si étonnés de voir faire aussi vite que la parole des vers, chose fort difficile à nos yeux, que presque toujours ces vers nous semblent admirables le soir, sauf à les trouver fort plats le lendemain, si quelque indiscret commet la double trahison de les écrire et de nous les montrer.

 

Dans Otello, électrisés par des chants magnifiques, transportés par la beauté incomparable du sujet, nous faisons nous-mêmes le libretto.

Les acteurs d'Italie, entraînés par la magie que Shakspeare a attachée à ce nom fatal d'Othello, ne peuvent s'empêcher de dire le récitatif avec une nuance de sensibilité vraie et simple qui manque trop souvent aux morceaux de musique écrits par Rossini. Les acteurs qui représentent Othello à Paris ont trop de talent pour que je puisse les citer en exemple de cet effet, en quelque sorte involontaire, que produit le grand nom d'Othello; mais je puis assurer que je n'ai jamais vu chanter d'une manière insignifiante les récitatifs de Desdemona. Tout Paris connaît l'entrée de madame Pasta, et la manière simple et sombre dont elle dit:

 
Mura infelici ogni di m'aggiro!
 

Avec de tels talents, toute illusion devient facile, et nous parvenons bien vite à trouver pleine de sensibilité et de cette empreinte fatale qui fait dire à Virgile que Didon est pâle de sa mort future109, une partition, d'ailleurs écrite avec beaucoup de feu, et qui est un chef-d'œuvre dans le style magnifique110.

Si l'on veut absolument trouver de l'amour dans les œuvres de Rossini, il faut avoir recours à son premier ouvrage, Demetrio e Polibio(1809); dans Otello(1816), il n'a deviné les accents du cœur que dans le rôle de Desdemona, et particulièrement dans le charmant duetto:

 
Vorrei che il tuo pensiero;
 

car, dussé-je vous impatienter et tomber tout à fait dans le paradoxe à vos yeux, la romance est triste et non pas tendre. Demandez aux femmes coquettes combien l'un de ces tons est plus facile à trouver que l'autre.

M. Caraffa, compositeur qui n est pas au rang de Rossini, a un air d'adieu (à la fin du premier acte des Titans de Vigano111) qui donne sur-le-champ l'idée de l'extrême tendresse. Qu'Othello chante un tel duetto au premier acte, en quittant Desdemona, à la suite d'un rendez-vous périlleux, il y aura des larmes dans tous les yeux, et cette tendresse sera d'autant plus touchante que le spectateur sait bien quel genre de mort est réservé à Desdemona, Je ne vois que de la colère dans les cris d'Othello, et, ce qui est bien pis, de la colère provenant de vanité offensée.

Le principal motif et le crescendo de l'ouverture sont plus éclatants que tragiques; l'allégro est fort gai.

J'approuve beaucoup cette idée au commencement d'un drame aussi sombre; car ce qui m'intéresse, c'est le changement qui a lieu dans l'âme d'Othello, si heureux au moment où je le vois enlever sa maîtresse, et digne d'être cité en exemple des misères humaines lorsqu'il la tue au dernier acte. Mais, je le répète, pour que ce contraste sublime, parce qu'il est dans la nature des choses, et que tout amant passionné peut craindre un sort semblable, se retrouve dans l'opéra, il faut qu'il commence par une peinture vive et fortement colorée du bonheur d'Othello, et de son amour tendre et dévoué. Dans ce système, l'expression de la fureur serait réservée pour la fin du second acte; au troisième, c'est un parti pris, Othello accomplit un sacrifice112.

CHAPITRE XIX
SUITE D'OTELLO

Le solo de clarinette, dans l'ouverture, inspire des idées touchantes, mais non pas touchantes par suite de malheurs vulgaires (effet ordinaire de nos romances qui ont de l'effet). Il y a une grâce noble.

Je trouve plus de grâce et de légèreté que de majesté et de grandiose dans le premier chœur:

 
Viva Otello, viva il prode!
 

ce chœur est écrit avec infiniment d'esprit.

Le récitatif d'Othello qui s'avance:

 
Vincemmo, o padri!
 

est entremêlé de teintes de tristesse dans l'accompagnement. Au moment où le chant d'Othello triomphe, l'accompagnement dit: Tu mourras.

Rossini s'étant une fois résigné à suivre les contre-sens du libretto, il a dû renoncer à peindre le bonheur d'Othello, et placer des teintes de mélancolie dès son premier air:

 
Ah! si per voi gia sento.
 

Nozzari, qui chanta le rôle d'Othello que Rossini avait écrit pour Garcia, exprimait avec un rare bonheur les nuances de tristesse placées sur ces paroles:

 
Deh! amor dirada il nembo
Cagion di tanti affanni!
 

Sa superbe figure, qui a quelque chose d'imposant et de mélancolique, l'aidait beaucoup à rendre sensibles au spectateur certains effets auxquels le faiseur du libretto n'avait probablement pas songé. Je me souviens que les Napolitains virent avec étonnement la beauté des gestes et la grâce toute nouvelle que Nozzari trouvait pour le rôle d'Othello; il n'était pas coutumier du fait. Peut-être tous les rôles qui présentent les extrêmes des passions sont-ils assez faciles à jouer. J'ai toujours vu essayer avec succès le rôle du père dans l'Agnese (opéra de M. Paër); nous avons à Paris sept ou huit bons acteurs, MM. Perlet, Lepeintre, Samson, Monrose, Bernard-Léon, etc., etc. Remarquez qu'ils brillent tous dans des rôles chargés, tandis que je ne vois pas au théâtre un seul amoureux passable. Peu de personnes ont vu les extrêmes des grandes passions ou des ridicules; nous rencontrons tous les jours des amoureux.

Il y a beaucoup de feu dans le duetto entre le sombre Jago et le jeune fat Roderigo:

 
No, non temer: serena il mesto ciglio,
Fidati all'amistà, scorda il periglio.
 

Je ne doute pas que l'un des grands secrets du maestro qui est destiné à faire oublier Rossini, ne soit de revenir entièrement, et de bonne foi, au genre simple. Si l'on met une si grande force et un tel tapage d'orchestre dans un simple duetto entre deux personnages secondaires, et qui de plus sont d'accord entre eux, que nous restera-t-il pour les fureurs d'Othello et pour ses duetti avec Jago?

La grande louange que mérite cette partition de Rossini, son chef-d'œuvre dans le style fort et allemand, c'est qu'elle est pleine de feu: c'est un volcan, disait-on à San-Carlo. Mais aussi cette force est toujours la même; il n'y a point de nuances; nous ne passons jamais du grave au doux, du plaisant au sévère; nous sommes sans cesse dans les trombones. Ce qui ajoute encore à cette monotonie de la force, qui est le sublime aux yeux des gens peu doués pour les arts, c'est l'absence des récitatifs ordinaires. Les récitatifs d'Otello sont toujours obligés comme ceux du grand opéra français. Il fallait réserver cette ressource pour le dernier acte. Vigano montra bien plus de génie dans son ballet d'Otello, qu'il eut la hardiesse de commencer par une fourlane113.

Dans le second acte, Vigano eut encore le bon esprit de placer une grande scène dans le genre noble et doux: c'est une fête de nuit qu'Othello donne dans ses jardins; c'est au milieu de cette fête qu'il devient jaloux. Aussi, en arrivant au dernier acte du ballet de Vigano, nous n'éprouvions pas la satiété du terrible et du fort; et bientôt les larmes étaient dans tous les yeux. J'ai très rarement vu pleurer à l'Otello de Rossini.

Dans l'Otello tel qu'on l'a arrangé pour Paris, le superbe récitatif de madame Pasta

 
Mura infelici ogni di m'aggiro,
 

compense en partie les inepties du libretto et de la fausse route dans laquelle il a contribué à entraîner Rossini. Mais le mérite en est uniquement à madame Pasta; ce récitatif, dit par une grande cantatrice du Nord, par madame Mainvielle, par exemple, ne serait nullement remarqué, et ne donnerait plus cette belle teinte de douce mélancolie dont je sens si cruellement l'absence dans la partition de Rossini. Madame Pasta y place des agréments que l'on peut dire sublimes; aussi le public l'applaudit-il encore plus dans le récitatif que dans l'air

 
O quante lagrime
Finor versai,
 

qu'on a pris dans la Donna del Lago de Rossini, et qui fut écrit par ce grand maître pour la superbe voix de contre-alto de mademoiselle Pisaroni. Je ne puis trouver de louanges assez frappantes pour la manière dont madame Pasta dit ces mots:

 
 
Ogn'altro oggetto
È a me funesto,
Tutto è imperfetto,
Tutto detesto114.
 

Heureuse et belle langue italienne, dans laquelle on peut écrire de telles choses sans paraître exagéré et sans encourir le ridicule! Et pourtant ces paroles peignent sans nulle exagération, et avec une naïveté parfaite, une manière de sentir, une époque de sentiment, si j'ose parler ainsi, qui se rencontre toujours dans l'amour-passion. Cet air est magnifique, mais je le trouve d'une tristesse trop profonde et surtout trop sérieuse. L'effet général de l'opéra aurait gagné à ce que le choix de madame Pasta tombât sur un air d'amour tendre, écrit dans un style doux et touchant. Mais peut-être a-t-on redouté le reproche d'uniformité, le caractère que je viens d'indiquer étant précisément celui que Rossini a donné à l'admirable duetto

 
Vorrei che il tuo pensiero,
 

qui commence avec tant de génie sans être précédé d'aucune ritournelle. Ce duetto, quand il a le rare bonheur d'être bien chanté, m'a toujours semblé le chef-d'œuvre de la pièce. Il rappelle la pureté et la simplicité de style de l'auteur de Tancrède, et il a plus de feu et de hardiesse dans la cantilène. Je n'ai jamais rencontré ce duetto au théâtre tel qu'il peut être dit. En revanche, il y a un salon à Paris où j'ai eu le bonheur de l'entendre chanter cet hiver d'une manière sublime, et par deux voix françaises: je trouvais la perfection de madame Barilli réunie à une chaleur de sentiment que cette grande cantatrice laissait quelquefois désirer.

Il y a encore de bien beaux souvenirs des idées fraîches et jeunes de Tancrède dans le chœur

 
Santo imen, te guidi amore!
 

C'est toute la suavité de la jeunesse du génie unie à une vigueur que le jeune maestro n'osait pas encore se permettre dans Tancrède et dans Demetrio e Polibio. Ce chœur, bien chanté, est l'un des plus beaux morceaux que l'on puisse placer dans un concert. C'est encore un exemple de la perfection de l'union de l'harmonie allemande avec la mélodie de la belle Parthénope115.

Le finale qui suit,

 
Nel cuor d'un padre amante,
 

passe en général pour un des chefs-d'œuvre de Rossini. On peut dire avec vérité qu'aucun des rivaux de ce grand maître n'a pu s'élever à un morceau semblable. On ne l'a jamais entendu à Paris tel qu'il était à Naples. Nous avions à San-Carlo, Davide pour le rôle de Roderigo, et Benedetti, une excellente voix de basse, pour le rôle du père de Desdemona. Ce n'est pas qu'à Paris la voix de M. Levasseur ne soit magnifique, mais cet acteur est timide.

Davide était au-dessus de tout éloge dans

 
Confusa è l'alma mia,
 

et dans toute la suite du finale116. Quelle que soit la niaiserie des paroles, Davide était divin dans

 
Ti parli l'amore,
Non essermi infida.
 

Ce terzetto entre mademoiselle Colbrand, Davide et Benedetti, était ce que l'amateur le plus difficile peut désirer de plus parfait. Il se passe quelquefois des années, dans les théâtres les plus célèbres, sans que l'on rencontre un morceau chanté comme le fut celui-ci. A Paris, par exemple, où nous avons eu Galli et madame Pasta, ces grands artistes ne se sont fait entendre ensemble que dans la Camilla de M. Paër.

L'entrée d'Otello est superbe. Voici enfin une de ces situations que réclame la musique, et il faut convenir que Rossini l'a traitée avec tout le feu possible. C'est là que les richesses du style et de l'harmonie à la Mozart sont bien placées. Mais, suivant ma manière particulière de sentir, ici seulement elles devraient paraître pour la première fois. Garcia s'acquitte fort bien à Paris du rôle d'Othello; il le joue avec feu et fureur; c'est le véritable Maure.

La lutte des deux ténors Nozzari et Davide était au-dessus de toute louange dans ce dialogue:

 
Roderigo. – E qual diritto mai,
 
 
Per renderlo infedel?
Otello. – Virtù, costanza, amore.
 

Dans la cantilène de ces trois mots, Rossini a été l'égal de Mozart, c'est-à-dire qu'il a su se placer au niveau de ce grand homme, dans le genre où Mozart a le plus approché de la perfection. Il est impossible de rien écrire de plus beau comme musique et en même temps de plus vrai, de plus fidèle au véritable accent de la passion, et de plus éminemment dramatique; mais il faut absolument Davide et Nozzari luttant ensemble de perfection, et animés par l'émulation la plus vive. Quant à la partie de Desdemona, madame Pasta la chante et surtout la joue vingt fois mieux que mademoiselle Colbrand. Elle dit d'une manière sublime

 
È ver: giurai.
 

Tout le monde connaît

 
Impia, ti maledico117.
 

Voilà l'effet le plus fort que la musique puisse produire. Haydn n'a rien de mieux. Rossini vola ce passage dans l'Adelina de Generali.

Le chœur qui suit est superbe:

 
Ah! che giorno d'orror!
 

Si l'auteur du libretto n'était pas le dernier des hommes comme poëte, la musique de

 
Impia, ti maledico
 

aurait dû exprimer ces paroles d'Othello,

 
Va, je ne t'aime plus,
 

qu'Othello hors de lui aurait adressées à Desdemona en lui montrant le mouchoir fatal qu'elle vient de donner à son rival Roderigo.

Qu'avons-nous à faire, dans un tel sujet, du sénateur Elmiro, père de Desdemona, et de sa colère d'orgueil? Il s'agit d'un spectacle bien autrement touchant, bien autrement près de tous les cœurs, un amant passionné qui maudit la femme qu'il adore et qui va lui donner la mort.

Il n'est point d'amour véritable, quel que soit son bonheur actuel, qui ne puisse redouter cette catastrophe, l'apercevoir en quelque sorte dans le lointain; et toutes les grandes passions sont craintives et superstitieuses. Voilà l'aperçu sublime qu'on a sacrifié à la colère d'orgueil d'un vieux sénateur plus ou moins Cassandre, et qui ne veut pas de mésalliance dans sa famille. Mes regrets sont si profonds, que j'espère que quelque âme charitable refera des paroles qui aient le sens commun pour la musique de Rossini.

 
Incerta l'anima
 

exprime, avec un rare bonheur, le premier moment de repos par fatigue, par impossibilité de continuer à être ému à ce point, qui succède dans le cœur humain à une impression horrible. C'est ici que le feu du génie de Rossini le sert admirablement. Mozart est sujet à manquer un peu de vivacité et de rapidité dans des moments semblables.

 
Smanio, deliro e tremo,
 

de Desdemona, termine dignement ce magnifique finale. Je m'arrête et cesse de louer, de peur de paraître exagéré. Telle est la beauté de ce morceau, qu'on ne sait comment en faire l'éloge ou la description. Je rappelle seulement que, quel que soit le succès de ce finale à Louvois, nous n'en avons ici que la copie, et une copie décolorée. Il faut un Davide pour le rôle de Roderigo, et un père qui chante sa partie avec l'abandon que Galli portait dans le second acte de la Gazza ladra, lorsqu'il paraît devant le tribunal118.

SECOND ACTE

Le manque d'un grand chanteur pour le rôle de Roderigo, fait que l'on passe, à Paris, l'air

 
Che ascolto! ohimè! che dici?
 

C'est une esquisse brillante de la situation que Corneille a rendue avec tant de force dans Polyeucte, la douleur d'un amant qui, au plus fort de sa passion, apprend que la femme qu'il aime est mariée à un autre. Ici Roderigo reçoit cette déclaration fatale de la bouche de Desdemona.

Dans le grand duetto entre Othello et Jago,

 
Non m'inganno, al mio rivale,
 

le cruel auteur du libretto a enfin consenti à nous laisser jouir d'une des situations de ce beau sujet. Voici enfin Jago entraînant dans le précipice le malheureux Othello. La musique est fort bien. Il y a une grande expression et beaucoup de vérité dramatique dans ce dialogue:

 
Jago. – Nel suo ciglio il cor li vedo.
Otello. —Ti son fida… Ahimè! che vedo?
Jago. – Quanta gioja io sento al cor.
 

A la représentation d'hier (26 juillet 1823), une des plus sublimes que madame Pasta ait jamais données, ce rôle de Jago a enfin été bien joué par un débutant digne des encouragements du public119; il a fort bien dit cette cantilène si vraie:

 
Già la fiera gelosia.
 

En revanche, où trouver des paroles pour exprimer l'accident fâcheux arrivé au terzetto

 
Ah vieni, nel tuo sangue,
 

si divinement chanté à Naples par Davide et Nozzari? Madame Pasta seule est au niveau de la musique dans la fin de ce beau terzetto

 
Tra tante smanie e tante.
 

La manière dont elle s'évanouit est sublime de simplicité et de naturel. Elle parvient à rendre intéressant un accident trivial à la scène, un accident qui peut-être est du nombre de ces effets de la nature qui, déshonorés par l'ironie moderne, ne sont touchants que dans la réalité, et doivent être abandonnés par l'imitation dramatique.

Il y a un fort beau passage d'orchestre, agitato, dans l'air de Desdemona au moment de l'arrivée de ses femmes:

 
Qual nuova a me recate?
 

On remarque dans cet air un moment de joie qui produit un bel effet, surtout à cause du contraste avec l'expression sombre et terrible de tout le second acte:

 
Salvo del suo periglio?
Altro non chiede il cor.
 

Rossini s'élève de nouveau à toute la hauteur de la situation, dans le passage si célèbre à Paris, grâce à madame Pasta,

 
Se il padre m'abbandona.
 

C'est un des moments où j'ai senti avec le plus d'évidence la supériorité de cette grande actrice sur mademoiselle Colbrand.

Si nous n'étions pas accoutumés à l'esprit de l'auteur du libretto, nous lui dirions encore ici: Qu'avons-nous à faire de la douleur d'un père? Apprenez que le cœur humain n'est susceptible que d'une grande passion à la fois, et que c'est à son amant, furieux de jalousie, et non à son père, que Desdemona, abandonnée par sa famille et perdue de réputation, doit dire:

 
Se Otello m'abbandona
Da chi sperar pietà?
 

Le troisième acte est beaucoup mieux en situation que les deux autres. L'enchaînement des douleurs de la pauvre Desdemona est ménagé avec assez d'art. Elle paraît dans sa chambre à une heure avancée de la nuit; elle avoue à son amie les sombres pensées où la plonge la nouvelle de l'exil d'Othello son époux, que le conseil des Dix vient de bannir des pays vénitiens: on entend un gondolier qui, en passant sur la lagune, chante ces beaux vers du Dante:

 
Nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria120.
 

La pauvre Desdemona, hors d'elle-même, s'approche de la fenêtre en s'écriant: Qui es-tu, toi qui chantes ainsi? C'est alors que son amie lui fait cette réponse touchante:

 
È il gondoliere che cantando inganna
Il cammin sulla placida laguna
Pensando ai figli, mentre il ciel s'inbruna.
 

Il y a du bonheur dans la manière dont est écrit ce petit morceau de récitatif obligé. Le chant du gondolier rappelle à la jeune Vénitienne le sort de l'esclave fidèle qui, achetée en Afrique, éleva son enfance et mourut loin de sa patrie. Desdemona, en parcourant sa chambre à pas précipités, se trouve auprès de sa harpe, qui, dans les grands théâtres d'Italie, reste immobile au côté gauche de la scène. Le lit fatal est au milieu. Desdemona cède à la tentation de s'arrêter près de sa harpe; elle chante la romance de l'esclave africaine sa nourrice:

 
Assisa al piè d'un salice.
 

Il était difficile de mieux amener ce chant, il faut le dire à la gloire de l'auteur du libretto (M. le marquis Berio, aussi aimable comme homme de société qu'il était privé de talents comme poëte). Il y a peu à dire à la gloire de Rossini. Cette romance est bien écrite, elle est d'un style sage, et voilà tout. Elle doit son grand effet à la situation, et, à Paris, à la manière admirable dont madame Pasta la joue.

Au milieu de la romance, la pauvre Desdemona, égarée par sa douleur, oublie le chant de sa nourrice. A ce moment, un coup de vent violent vient briser un panneau de vitrage de la croisée gothique de sa chambre; ce simple accident paraît un présage du plus sinistre augure à la pauvre affligée121. Elle reprend un instant sa romance, mais les larmes l'empêchent de continuer. Elle se hâte de quitter la harpe et de congédier son amie. Il est impossible, dans une telle situation, de ne pas se rappeler Mozart, et ici un souvenir est un regret profond122.

107L'abbé Girard, observateur ingénieux, écrivait en 1746: «L'usage, qui permet la galanterie aux femmes mariées leur défend la passion; elle serait ridicule chez elles.» (Synonymes, article Amour.)
108Cento novelle di G. B. Giraldi Cinthio, partie 1, décade 3, nouvelle 7, pag. 313-321, édition de Venise, 1608.
109Pallida morte futurâ.
110Les tableaux de Paul Véronèse, Venise triomphante, par exemple, sont aussi des chef-d'œuvre dans le style magnifique; ce style est beaucoup plus généralement goûté que celui de Raphaël; mais enfin, pour la juste expression des passions, il faut en revenir aux chambres du Vatican.
111Cet air appartient à la Gabrielle de Vergy, l'un des chefs-d'œuvre de M. Caraffa. C'est le duetto, Oh istante felice
112Voir la manière admirable dont M. Kean joue ce dernier acte, et l'enthousiasme de tendresse avec lequel, entendant la prière de Desdemona, il s'écrie: Amen! amen! With all my soul! Je ne trouve rien de comparable à l'Angleterre pour la déclamation et les jardins.
113Sorte de danse fort vive, nationale dans le Frioul; la seconde partie est toute mélancolique. Vigano est un homme de génie, connu seulement en Lombardie, où il est mort en 1821, après avoir donné les ballets d'Otello, de Myrrha, de la Vestale, de Prométhée, etc., etc.
114«Toute autre vue est funeste pour mol; tout m'importune, tout me semble odieux.» Il y a un feu et une force contenue admirable dans la manière dont madame Pasta dit ce mot, detesto, tout à fait dans le bas de sa superbe voix. Ce son retentit dans tous les cœurs.
115… Tenet nunc,Partenope. (Virgile).
116Il ne faut qu'un petit accident dans la santé de cet aimable artiste pour rendre extrêmement déplacées toutes ces louanges. Je parle du Davide de 1816 et 1817. Je prie le lecteur de placer ce correctif à côté de tous les jugements que l'on porte des voix des chanteurs dans le courant de cette biographie.
117Va, malheureuse! je te maudis.
118Les savants disent que le trio du finale du premier acte d'Otello rappelle un trio de Don Juan; l'accompagnement de clarinette est le même. L'accompagnement de l'orchestre pendant qu'Othello lit le billet fatal que Jago lui a remis (duetto du second acte) est à ce qu'on assure, un fragment d'une symphonie de Haydn, en mi bémol.
119M. Giovanela de Lodi. Il m'a un peu rappelé l'inimitable Bocci, qui faisait Jago dans le ballet de Vigano.
120Il n'est pas de plus grande douleur que de se souvenir des temps heureux au sein de la misère.
121Il était d'un grand effet à Naples, où l'on croît à la jettatura.
122Chant de la statue dans Don Juan; désespoir de D. Anna quand elle aperçoit le cadavre de son père.